En 1887, la Société d’économie politique examine la question de la liberté du métier d’avocat, pour savoir s’il relève d’une activité économique comprise dans la sphère privée, ou si c’est un ministère tenant de si près à la magistrature, que des règles spéciales doivent impérativement l’encadrer. Selon certains membres, comme Alphonse Courtois ou Frédéric Passy, les justifiables auraient tout avantage à tirer parti de la liberté du métier d’avocat ; d’autres membres, cependant, tiennent pour le maintien des règles, qui permettent, disent-ils, d’éviter qu’un avocat libre, sans mœurs ni savoir, ne vienne perturber le fonctionnement de la justice, bien public par excellence.
La profession d’avocat est-elle constituée en France en conformité des principes de l’économie politique ?
Société d’Économie Politique, réunion du 5 mai 1887.
L’assemblée adopte comme sujet de discussion la question suivante, proposée par MM. A. Courtois et Th. Ducrocq :
LA PROFESSION D’AVOCAT EST-ELLE CONSTITUÉE EN FRANCE EN CONFORMITÉ DES PRINCIPES DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE ?
M. Alph. Courtois prend la parole pour exposer le sujet.
Suivant lui, le nœud de la question, c’est de savoir si les avocats font partie du groupe d’individualités qui, sous l’étiquette de l’État, coopèrent, à des titres divers, à la production de la sécurité, ou s’ils sont des industriels ordinaires, le mot industriels étant pris dans son sens économique et signifiant tout producteur, depuis l’homme de lettres le plus distingué, l’artiste le plus éminent, jusqu’au simple manœuvre.L’avocat doit être ceci, ou cela, et non l’un et l’autre, vu l’antagonisme des lois économiques qui régissent ces deux ordres de producteurs.
L’État, en effet, veut le monopole et non la liberté ; il emploie la contrainte au lieu de la persuasion ; il voit la consommation de ses produits se faire, non comme pour les produits ordinaires, en raison des moyens et des appétits du consommateur, mais sur le pied de l’égalité comme droit et sans limitation de quantité pour chacun; c’est le régime égalitaire en droit, puisque tous, sans acception de condition, sont soumis au même code et ressortissent aux mêmes tribunaux ; sans limite comme quantité, le consommateur n’étant jamais rassasié de sécurité, ne se trouvant jamais trop sérieusement garanti au point de vue du respect de ses droits et de sa personne. En outre, pendant que, dans l’industrie ordinaire, la loi de l’offre et de la demande fixe le prix des choses, dans l’industrie de l’État, le prix des services est établi par le producteur lui-même ; celui-ci, il est vrai, doit, d’une part, proportionner ce prix aux ressources des contribuables, et, d’autre part, le limiter au prix de revient, l’État ne faisant pas de profits.
On comprend, en présence de dissemblances si fortement accentuées, qu’il faut forcément ranger l’avocat d’un côté ou de l’autre. M. Courtois n’hésite pas à le classer parmi les producteurs ordinaires.
L’avocat, en effet, représente un intérêt particulier, quand le magistrat sert l’intérêt général. Il est tenu au secret professionnel, son devoir lui interdisant de révéler des vérités contraires aux intérêts de son client ; tandis que le magistrat cherche la vérité abstraite, sans réticences comme sans préoccupation d’intérêts individuels. Ses services sont rémunérés, signe caractéristique, d’après la loi de l’offre et de la demande, ses bénéfices croissant avec son mérite, son savoir, sa réputation, tandis que le magistrat a une situation financière immuable, sauf les avancements qui ne dépendent pas du public consommateur, mais des supérieurs hiérarchiques.
Il est vrai que la loi, les règlements, les usages, sont en contradiction avec ces principes. Pour eux, l’avocat est un être supérieur, étranger aux faiblesses humaines, ne travaillant que pour l’art, sans préoccupations sociales, sans souci des besoins de la vie, défendant la veuve et l’orphelin (que dire alors de la partie adverse !) et ne devant rien réclamer pour ses services. Les règlements de son ordre, en effet, ne lui permettent pas de poursuivre en justice pour le paiement de ses honoraires. Le lui permettraient-ils, dit M. Courtois, qu’il serait douteux que les tribunaux accueillissent sa requête. Honoraires ! Je me rappelle, continue l’orateur, qu’étant jeune, aux débuts de ma carrière, j’eus besoin, pour défendre les intérêts d’une collectivité que je représentais, d’un avocat ; en ayant trouvé un, distingué par son talent et recommandable par son honorabilité, je lui proposai pour rémunération une somme qu’il jugea, peut-être avec raison, inférieure à son mérite. Il me le fit sentir en me disant : « Je ne me regarderais pas comme suffisamment honoré par une telle somme. »Cette réponse m’étonna profondément par sa forme, dit M. Courtois. Eh quoi ! les avocats se regardent-ils d’autant plus honorés qu’on les paye davantage ? Singulière manière d’entendre l’honneur et l’argent.
Il est vrai que, si la loi ne donne pas, contre un client de mauvaise foi, d’action à l’avocat, ce dernier a comme ressource de faire à l’avance déposer les honoraires convenus.
« Il manque une pièce au dossier », disait une fois, en pareil cas, un avocat qui a pourtant laissé un nom au barreau, M. Philippe Dupin. Cette coutume cependant, si elle n’est pas rigoureusement interdite, n’est pas non plus absolument autorisée, et beaucoup d’avocats, qu’ils en usent ou qu’ils n’en usent pas, se défendent de la pratiquer. Mais certaines notabilités, alliant la franchise au savoir, conviennent de la généralité du fait, de sa nécessité même, et confessent ainsi le désaccord flagrant des usages, si ce n’est de la loi, avec les principes économiques qui gouvernent la profession. Impossible de mieux avouer que l’avocat est un industriel et non un homme de justice.
M. Courtois n’a nullement la prétention de vouloir épuiser un sujet qui, d’ailleurs, exigerait, pour être traité à fond, la pratique des questions juridiques ; il se contente de conclure qu’il serait plus conforme aux principes économiques que, devant toutes les juridictions, chacun pût être défendu par celui qui, à tort ou à raison, aurait la confiance du plaideur et serait de son choix ; à plus forte raison, le plaideur devrait-il pouvoir soutenir lui-même ses intérêts à sa guise et sans être forcé d’employer de coûteux intermédiaires.
M. Th. Ducrocq ne fait aucune difficulté de reconnaître que la profession d’avocat n’est pas entièrement soumise à la loi économique de la liberté du travail, contraire à toute réglementation. La profession d’avocat ne constitue ni un privilège ni un monopole, mais une profession réglementée. C’est une exception aux lois économiques ; mais c’est avec raison, ajoute M. Ducrocq, que la loi positive relative à l’organisation du barreau déroge sur ce point, par une réglementation précise, aux lois économiques. Il doit en être ainsi, parce que la profession d’avocat présente un caractère exceptionnel qui lui est propre ; elle est un complément nécessaire de l’organisation de la justice dans le pays en même temps qu’une profession.
Sans doute, l’avocat n’est pas et ne doit pas être un agent de l’État. Rien ne serait plus contraire aux intérêts de la justice et des justiciables. Librement choisi par le client, l’avocat a droit à une rémunération, à l’honoraire ; ainsi appelé d’après une longue tradition, parce qu’il est inférieur au service rendu. Son droit d’action en justice à cet égard n’est pas douteux. Ce sont les avocats qui s’en interdisent à eux-mêmes l’exercice, par une autre tradition qui ne supprime pas le droit. Tout ceci se rattache au côté purement professionnel du rôle de l’avocat et la loi économique de l’offre et de la demande y exerce incontestablement son influence inéluctable.
Mais c’est en ce qui concerne l’autre grande loi économique de la liberté du travail que la profession d’avocat, au lieu d’en relever absolument, exclusivement, comme la généralité des professions, ne peut, en raison de son autre caractère, être conciliée avec cette loi naturelle que dans la mesure compatible avec la nécessité de l’administration de la justice.
C’est cet autre aspect de la profession d’avocat qui justifie sa réglementation, c’est-à-dire l’exception au droit commun des professions. À ce point de vue, en effet, l’organisation du barreau se rattache à l’organisation judiciaire ; elle en est le complément indispensable, avant d’être une question de liberté du travail.
Sans doute, il faut y tenir compte de cette grande loi économique, et c’est ce qui a lieu. Mais elle ne peut être appliquée entièrement, par l’accès de la barre au premier venu, sans garantie de capacité, de probité, de délicatesse. Cela ne doit pas être dans l’intérêt même de la justice, c’est-à-dire de la sécurité et de la liberté de tous et de chacun.
C’est à ce point de vue que l’intérêt général, qu’un intérêt d’État exige la réglementation de la profession d’avocat.
Pour justifier cette proposition, il suffit de se rendre un compte exact du rôle du barreau. Sans doute, il convient de distinguer ce qui est éventuel et ce qui est normal dans la fonction de l’avocat ; ce qui peut varier avec les lois d’organisation judiciaire, et ce qui est inhérent à son ministère ; mais, à quelque point de vue qu’on se place, l’avocat apparaît comme jouant un rôle considérable dans l’administration de la justice.
Trois règles se dégagent du droit actuel :
1° Le juge sort du barreau. Il doit, en principe, sauf exception rare, justifier de deux années de stage d’avocat.
2° L’avocat est le suppléant éventuel des magistrats du siège et du parquet. Le plus ancien avocat présent à la barre est appelé à compléter le tribunal.
Cette fonction de l’avocat est accidentelle. Ces points peuvent être modifiés par les lois positives sans atteinte à la constitution du barreau. Mais il ne serait pas facile, avec sa suppression, d’y pourvoir, sans interrompre ou compromettre le cours de la justice.
Sous ces deux premiers rapports, nous n’en avons pas moins déjà la preuve du rôle du barreau dans la justice du pays ; même en l’envisageant sous ses aspects secondaires, on voit que la loi positive doit exiger des garanties spéciales de l’avocat comme du juge.
Il en est de même de la fonction normale et constitutionnelle, pour ainsi dire, de l’avocat. Il l’a indiquée la dernière, dit l’orateur, parce qu’elle seule doit nous occuper désormais et par-dessus tout.
3° L’avocat, à la barre, à sa place ordinaire, est l’auxiliaire indispensable, le collaborateur incessant du juge.
C’est pourquoi un corps régulier d’avocats est nécessaire au bon fonctionnement des cours et tribunaux. Sans l’intervention de la défense, la justice ne peut être ni éclairée ni bien rendue. Si la loi n’exige pas du défenseur des conditions particulières de capacité, de probité, de discipline, ce n’est pas seulement l’intérêt d’un plaideur qui est servi par de mauvais moyens ou compromis, parce qu’il aura fait un mauvais choix, comme pour la généralité des professions, c’est la justice du pays qui est compromise, c’est-à-dire un des principaux éléments de sécurité, d’ordre, de liberté au sein de la société.
Cette vérité essentielle, que nulle loi d’organisation de la magistrature ne peut faire disparaître, était exprimée, le 23 décembre 1868, en termes saisissants, par un illustre bâtonnier : « Point de justice sans défense ; point de défense sans avocat ; j’ajoute point d’avocat sans l’existence de l’ordre, qui seul peut assurer les garanties que le défenseur doit donner et celles qu’il doit avoir. Supprimez par la pensée l’institution ; livrez la barre à tout venant ; qui empêchera l’incapacité de déshonorer l’audience et de compromettre le bon droit, l’improbité d’abuser des pièces remises et des secrets confiés, la dépendance ou la vénalité de déserter la défense ou de la trahir ? »
Ces éloquentes paroles réfutent en même temps l’assertion, produite ailleurs, que l’existence du barreau ne serait pas en harmonie avec les principes de la Révolution française et de la démocratie, puisqu’elles émanent du représentant le plus qualifié de ces principes et du premier magistrat de la République.
Mais en quoi consiste la réglementation de la profession d’avocat ? Est-ce qu’elle excède ce qui est nécessaire pour garantir la capacité, la probité, la délicatesse, l’indépendance, indispensables à la participation quotidienne de l’avocat à l’œuvre de la justice ?
M. Ducrocq examine alors, à ce point de vue et successivement, les conditions de capacité (diplôme de licencié en droit et stage de trois années) et les garanties de probité et de délicatesse (serment professionnel, inscription au tableau, discipline) imposées à l’avocat.
Parlant des pouvoirs, paternellement exercés, du bâtonnier et du conseil de l’ordre, il les montre sortant du suffrage universel de l’ordre.
La moindre peine disciplinaire est grave pour l’avocat, dit M. Ducrocq, même l’avertissement d’être plus circonspect à l’avenir.
Mais l’on a parlé ailleurs de « l’expropriation » arbitraire du titre d’avocat ; il faut bien remarquer que la radiation du tableau et même l’interdiction temporaire, prononcée par le conseil de l’ordre, ouvrent à l’avocat le droit d’appel à la cour du ressort.
Ailleurs aussi on a parlé de corporation fermée, même pour cause politique. Mais on n’a pas cité d’exemple, ou pour en citer un sans preuve, on a dû remonter au temps lointain où les procureurs généraux nommaient les bâtonniers et les conseils de l’ordre.
La profession n’est fermée qu’à tout ce qui n’est pas d’une délicatesse scrupuleuse, et à d’autres professions incompatibles, ou parce qu’elles sont étrangères à la défense des parties, ou parce qu’elles reposent sur d’autres règles, celles de la postulation, de l’agence d’affaires, du mandat contraire à l’indépendance de l’avocat.
En voulant réunir l’avocat, l’avoué, l’agent d’affaires, dans une même personne, on aboutit infailliblement à l’absorption des deux premiers au profit du troisième ; on méconnaît la loi économique de la division du travail, dont le barreau dans son état actuel offre une application ; on le détruit en réalité, en anéantissant son indépendance et en dénaturant sa mission.
Le résultat d’une telle tentative ne serait pas sensiblement différent de celui des propositions qui tendent à la suppression pure et simple de l’ordre, en admettant « toute partie à plaider par elle-même ou par mandataire ».
Pour admettre la partie à plaider sa propre cause, il n’y a pas à changer la loi. L’article 85 du code de procédure civile permet aux parties de se défendre elles-mêmes. L’article 95 du Code d’instruction criminelle admet même l’accusé à prendre pour conseil un de ses parents ou amis avec la permission du président de la Cour d’assises.
Quant à la défense par mandataire, elle serait effectivement la suppression de l’ordre des avocats, sans être pour cela, ce qu’on se plaît à appeler par un étrange abus de mots, la liberté de la défense en justice.
Nous n’avons pas besoin de rechercher en dehors de notre propre histoire les résultats certains de cette prétendue liberté résultant de la défense par mandataire. L’expérience en est faite chez nous-mêmes. Elle est double. Cette conception a produit en France, dans un cas, un monopole de fait, dans un autre l’anarchie.
Un monopole de fait est sorti, devant quelques tribunaux consulaires, malgré la volonté et les prévisions du législateur, de l’article 627 du Code de commerce, qui consacre la faculté de la défense par tout mandataire. Cette situation a été le résultat de l’anarchie.
Une anarchie complète de la barre fut aussi, après 1790 et surtout après 1793, la conséquence de la substitution des défenseurs officieux ou prétendus hommes de loi au barreau régulier. La barre « ouverte à tout venant » par l’erreur générale, mais fatale, des 215 avocats de l’Assemblée constituante et de leurs collègues, eut pour conséquence : 1° dans les rapports des défenseurs et du juge, de mettre la défiance là où la confiance est nécessaire ; 2° dans les rapports des défenseurs et des clients, de rendre ceux-ci victimes de l’inexpérience et de l’ignorance et de tromperies, d’exactions, de trahisons ; les plus honteux marchés déshonoraient aussi la barre et la justice, comme ceux de défenseurs attitrés de bandes de voleurs et d’escrocs ; 3° dans les rapports des défenseurs entre eux, l’absence forcée, entre ces défenseurs qui n’étaient plus des confrères, des relations professionnelles les plus nécessaires à la recherche de la vérité et à la loyauté du débat judiciaire, telle que la communication des pièces.
Au lieu de la lumière et de la vérité, la défense dans de telles conditions accumule pour la conscience du juge les causes de trouble, d’obscurité, et avec elles les lenteurs et les erreurs judiciaires, au détriment de tous les citoyens et de tous les intérêts.
Aussi les plaintes des magistrats se joignirent-elles à celles des justiciables sous ce régime des défenseurs officieux de 1790 à 1810.
Une circulaire de la Convention parle de « la horde avide et crapuleuse des soi-disant défenseurs ».
Sous la Constitution de l’an III, le Directoire, au rapport de Merlin, ministre de la justice, dut prescrire une enquête « sur les actes de concussion commis dans l’exercice de leur ministère par les soi-disant hommes d’affaires ».
Aussi ce fut sous la pression de l’opinion publique que la promesse de rétablissement du barreau, écrite dès 1804, dans la loi du 22 ventôse de l’an XII sur les facultés de droit, fut réalisée seulement en 1810. L’empereur Napoléon Ier n’aimait pas plus les avocats que les économistes, et il fallut un sentiment bien général et bien profond de la nécessité du barreau pour triompher de son éloignement pour des gens auxquels il eût voulu, dit-on, couper la langue.
La vérité d’ailleurs, n’est-elle pas que le barreau a toujours été en France le noble refuge de tous les partis vaincus ; que toutes les opinions s’y pressent des divers points de l’horizon et y fraternisent ; que la concurrence, chère aux économistes, y est aussi grande que dans les professions les mieux pourvues, et qu’on ne s’est jamais plaint du trop petit nombre des avocats ?
Le barreau est donc, malgré sa réglementation nécessaire, et grâce à sa réglementation, une grande institution d’égalité, d’indépendance et de liberté, auxiliaire indispensable de la justice, sans se confondre avec elle, mais qui est la représentation vivante, la plus complète et la plus parfaite, du grand principe social de la liberté de la défense.
Qu’on n’oublie pas, enfin, avec quel désintéressement absolu le barreau pourvoit aux besoins de la défense d’office et de l’assistance judiciaire. Les pauvres ne perdraient pas moins que tous les autres citoyens, la justice et le pays tout entier, s’il pouvait être réservé à notre temps de voir, malgré l’expérience, renouveler l’erreur jadis commise.
M. Colmet-Daage proteste avec vivacité contre une assertion de M. Courtois tendant à faire croire, dit-il, que la généralité des avocats se font payer d’avance leurs honoraires. Si le fait s’est produit, et il a peine à le croire, il ne s’agit certainement que de faits tout à fait individuels et exceptionnels.
M. Boucherot insiste sur un point spécial : C’est l’indépendance assurée à l’avocat par l’interdiction absolue d’accepter aucun mandat.
M. Limousin s’élève contre la thèse soutenue par M. Ducrocq ; il est, lui, partisan absolu de la liberté pour les plaideurs. Pourquoi recherche-t-on un avocat lorsque l’on a des intérêts à faire défendre ? C’est pour trouver un homme ayant la compétence nécessaire ; or, la compétence n’exige nullement l’existence d’un ordre spécial plus ou moins réglementé, ni d’un corps constitué. Il cite les médecins, les pharmaciens, dont la compétence et le savoir sont certifiés par des diplômes ; mais on a peine à se figurer ces professions organisées en ordres analogues à celui des avocats.
Quant au certificat d’aptitude, M. Limousin l’admet parfaitement. En Suisse, ajoute-t-il, dans le canton de Genève, il n’y a pas d’avocats, et les plaideurs trouvent parfaitement des défenseurs.
M. Frédéric Passy, sans reprendre point par point l’argumentation de M. Ducrocq, fait cependant remarquer ceci : la magistrature se recrute actuellement parmi les avocats ; mais que deviendrait cet argument si l’on modifiait le mode de recrutement de ladite magistrature ?
M. Fréd. Passy admettrait parfaitement un ordre des avocats, mais un ordre libre, se constituant comme société, comme la Société d’économie politique, par exemple, ou telle autre analogue, à laquelle personne ne serait forcé de s’affilier. Pour les plaideurs, sans doute, la qualité de membre de cette société serait une recommandation. Mais on pourrait s’adresser ailleurs. Tandis qu’aujourd’hui, malgré les exceptions et les tolérances citées par M. Ducrocq, il est, en fait, à peu près impossible de se passer devant les tribunaux du ministère d’un avocat ayant toutes les capacités et qualités réglementaires. Il y a là, sans qu’il soit possible de le nier, une infraction à la liberté des professions, une limitation notoire du droit des parties de se faire défendre par qui leur plaît. Et dans maintes circonstances ces personnes confieraient leur cause à des gens ayant vu de près l’affaire dont s’agit, et la connaissant mieux mille fois que l’avocat le plus habile.
Autre inconvénient : certains hommes de valeur, qui, dans d’autres pays ont exercé avec distinction, sous le régime de liberté, la profession d’avocat, se verraient interdire chez nous par les règlements l’accès du barreau. Du reste, pour des raisons analogues,le célèbre Stephenson, dans notre pays, serait resté toute sa vie conducteur des ponts et chaussées, si même il avait pu s’élever jusque-là.
On a parlé beaucoup de l’honorabilité professionnelle des avocats. Certes, M. Passy ne fait pas difficulté d’admettre que c’est la règle ; mais qu’un avocat, par exemple, tout délicat, tout attentif et tout soigneux qu’il soit, égare quelqu’une des pièces qu’on lui aura confiées, comme les avocats se refusent à donner des reçus, le client se trouve privé de toute espèce de recours ; même si cette perte est de nature à entraîner sa ruine, il est dépourvu de tout moyen de réclamation. Et ce n’est pas là une hypothèse gratuite : M. Fréd. Passy a été par deux fois victime de négligences de ce genre, contre lesquelles il s’est trouvé complètement désarmé. Que de fois encore, ayant abandonné forcément à son avocat la direction d’une affaire sans pouvoir en réalité lui donner des indications quelquefois utiles même pour lui, on assiste, sans recours, à la perte de son procès avec la meilleure des causes !
Au moins, dit M. Passy, le jour où l’on aurait le droit de s’adresser à n’importe quel défenseur de son choix, on ne saurait se plaindre que de soi-même.
Bien d’autres raisons encore seraient à invoquer dans le même sens. Que ne pourrait-on dire, par exemple, des relations mêmes qui s’établissent entre les avocats et les membres des tribunaux ? Et ce droit monstrueux que s’arrogent les avocats, si souvent, de fouiller dans la vie de la partie adverse, de la salir de toutes façons, souvent même sans que l’intérêt même de la cause soit en jeu, etc. Avec la liberté, on pourrait au moins poursuivre ces hommes qui abusent aujourd’hui trop souvent, et impunément, du privilège de leur ordre, et obtenir réparation de leurs outrages.
On craint qu’avec la liberté, ces abus ne se multiplient ; au contraire, M. Passy pense justement que, sous le régime du droit commun, il se ferait bien vite une bienfaisante et efficace épuration.
M. Droz déclare que l’économie politique la plus orthodoxe n’a rien à reprendre aux conditions dans lesquelles s’exerce en France la profession d’avocat. Les fonctions publiques, depuis celle du ministre jusqu’à celle du garde champêtre, échappent à la loi de la concurrence, de l’adjudication au rabais ; et le ministère de l’avocat tient dans une certaine mesure de la fonction publique.
L’avocat n’est pas un simple marchand de paroles et d’arguments ; il est par essence l’auxiliaire et le collaborateur du juge. C’est à lui qu’il appartient de faire l’analyse, le blutage des éléments divers dont se compose un procès ; sans doute, il peut se placer à un point de vue inexact, produire des motifs erronés, mais il a en face de lui un contradicteur, et c’est seulement quand une cause a été explorée dans tous les sens, tournée et retournée sous ses divers aspects, en un mot plaidée, que le juge peut se faire une opinion éclairée.
Si l’avocat n’avait affaire qu’à un client, il y aurait encore lieu de lui demander des garanties comme on les demande au médecin ; car il n’est pas de profession où il soit plus aisé de duper le monde, surtout le pauvre monde presque toujours peu éclairé. Mais l’avocat a affaire aux tiers et il a affaire à la justice de son pays, c’est-à-dire à la société. Or, les tiers pris individuellement et la société ont droit à des garanties. Enfin, quand l’avocat se fait communiquer les pièces de son adversaire, se met en possession de ses secrets, discute et conteste ses prétentions, l’adversaire a le droit d’exiger que la lutte soit loyale. Or, comment avoir cette exigence vis-à-vis du premier venu, lequel échapperait à toute surveillance disciplinaire ? Le juge doit, en outre, exiger qu’on n’abuse ni de son temps ni de sa crédulité ; il doit être assuré que, si on lui cite une date, si on allègue un fait, si on lit un document, la parole de l’avocat est sincère ; il ne peut vérifier chacune des assertions produites ; il doit donner une partie de sa confiance à celui qui plaide devant lui. C’est ce qui permet l’institution d’un corps ayant des mœurs et des habitudes professionnelles, ce qui serait incompatible avec l’accès de tous à la barre. Supprimez l’ordre des avocats, et ceux qui plaident deviendront fatalement dépendants de la magistrature et du parquet. Le contrôle étant nécessaire, c’est le parquet qui l’exercera. La conséquence sera qu’à la liberté de la défense, se modérant et se surveillant elle-même, succédera l’asservissement de la défense. On compromettra ainsi l’une des plus belles conquêtes réalisées dans les temps modernes en matière d’institutions publiques.
Laisser un commentaire