La pittoresque Amérique vue par Gustave de Molinari en 1876
(Préface à la réédition par l’Institut Coppet des Lettres sur les États-Unis et le Canada)
Le récit de voyage de trois mois passés en Amérique, à l’été 1876, par l’un des plus grands représentants du libéralisme français, se présente avant tout pour nous comme un document historique. Dans des mots d’autrefois, l’auteur nous parlera d’un ailleurs, d’un avant ; mais nul n’écrit jamais sans courir le risque de faire des prophéties, et en effet Gustave de Molinari nous a livré un compte-rendu aux accents modernes. Songez à l’actuelle cancel culture, et voyez-le évoquer les plaies de la guerre civile américaine, notant que « cette abondance de monuments, ici en l’honneur des héroïques défenseurs de l’Union, là en mémoire des non moins héroïques soldats de la Confédération, ne me paraît pas précisément propre à effacer les âcres et douloureux souvenirs de la guerre civile ». Lisez encore ses pages sur la question controversée de l’immigration ; sur les grandes usines d’abattage de bétail à Chicago, cette « vilaine besogne assez vilainement faite » ; ou sur la déforestation au Québec, où l’auteur trouve « peu d’arbres ; on déboise beaucoup, on déboise trop ». Voyez-le même si besoin être abordé par le médecin de la quarantaine, pour le contrôle sanitaire obligatoire : vous sentirez qu’il est plus votre contemporain qu’il le semblait d’abord.
En 1876, l’Amérique devait apparaître, au libéral radical qu’était Gustave de Molinari, comme un exemple, presque comme un modèle. Effectivement la pleine concurrence des entreprises de transport, ou de moyens de communication comme la télégraphie, le séduit et il en parle avec éloges. Cependant c’est pour lui un voyage plein de surprises. La modernité, d’abord, le frappe d’emblée en plein visage. L’abondance des encarts publicitaires, par exemple, paraît l’ébahir. « À mon arrivée à New York, dit-il, le premier mot que j’avais lu à l’embarcadère, c’était Sozodont. » Cette marque de poudre dentifrice s’affiche partout, jusque sur les rochers les plus inaccessibles, le long des voies de chemins de fer. « C’est agaçant à la fin, Sozodont. Sozodont ! que me veux-tu ? » écrit-il, désabusé. Ce sont des aspects du progrès qui l’étonnent et peut-être le chagrinent, à l’image de la déforestation entrevue au Québec, ou de toutes ces allées « qu’on a eu la fâcheuse idée de couvrir d’asphalte », à Philadelphie. Les tramways de cette dernière ville lui font passer une expérience également curieuse. « Rien de plus commode, note-il, et il y a toujours de la place, pourvu, bien entendu, qu’on n’ait point emporté d’Europe la manie surannée de vouloir absolument être assis et pas plus de quatorze dans une voiture où l’on peut, avec de la bonne volonté et de l’élasticité, se mettre quarante. »
Les surprises découlent aussi de la différence des mœurs, comme pour le respect très attentif du repos dominical. Un soir, lors d’une réception, où l’on danse d’ailleurs sans gants, tout à coup l’orchestre disparaît. Il est minuit. L’explication est simple. « Nous sommes au samedi, et l’on ne danse pas le dimanche ». Il faut aussi compter sur le faible intérêt manifesté par les Américains pour les choses de l’art et pour tout ce qui « ne paie pas ». Aux dires de Molinari, la littérature américaine est « pauvre à l’excès », et les produits de l’industrie manquent de fini et d’élégance. « De bonnes écoles de dessin industriel ne seraient pas inutiles aux États-Unis », note-t-il sévèrement. L’architecture même est à blâmer. Le plan quadrillé des villes et la similarité des procédés de construction est d’un ennui mortel, surtout pour les touristes, car « qui a vu une rue et une maison les a vues toutes ». De même, les édifices publics les plus prestigieux, d’inspiration gréco-latine, et sans sens des proportions, manquent d’élégance et de faste, et Molinari va jusqu’à écrire que « la Maison-Blanche, malgré son portique grec, ressemble à une sous-préfecture de second ordre. »
Plus prégnante, et plus dangereuse pour l’avenir, figure encore la grande question du racisme. La ségrégation entre les races atteint, pour l’observateur européen peu préparé, un niveau inouï. Charleston, décrit notre auteur, « possède une police noire et une police blanche, des pompiers noirs et des pompiers blancs, une milice blanche et une milice de couleur. » Même dans les prisons et dans les cimetières, le mélange des races ne se fait pas, et l’on s’exclue et se combat, comme au temps de la persécution religieuse entre catholiques et protestants. « J’ai quitté l’intolérance dans l’ancien monde, note Molinari, je la retrouve dans le nouveau. »
L’auteur donne la parole aux uns et aux autres, et au terme du dialogue, sa position n’est pas sans nuances.
Les institutions qui font mouvoir la grande société américaine, il est loin de les admirer toutes. « S’il y a beaucoup à admirer et même à emprunter aux États-Unis, il y a aussi quelque chose à laisser », écrit-il quelque part dans sa conclusion. La direction des affaires a été confiée à des hommes incapables au-dessous de leur tâche, et ils se renouvellent désormais au cours d’élections qui ont pris l’apparence d’un « immense carnaval », présentant ainsi de la démocratie illimitée une image assez peu flatteuse. Auparavant, les États-Unis brillaient comme une lumière de liberté. Ils accueillaient librement l’émigration du monde entier ; ils s’en méfient aujourd’hui, et font monter le médecin de la quarantaine sur les bateaux qui débarquent. Ils donnaient au monde l’exemple du libre-échange intégral ; désormais, note Molinari, « nous sommes dans un pays protectionniste à outrance ». Depuis le milieu du XIXe siècle, il semble qu’aucune grande question n’ait été bien résolue. « Au lieu de se perfectionner, le gouvernement de la grande république va, depuis une trentaine d’années surtout, se dégradant et se corrompant, et l’on ne pourrait pas citer, à dater de la guerre de la sécession, une seule question politique, économique, administrative ou financière, à laquelle les Américains n’aient donné la solution la plus mauvaise qu’elle pût comporter. » Sur certains sujets, Molinari paraît confiant, comptant sur l’amour de la liberté, qui anime le peuple américain ; cependant il n’ose aucune prédiction, quant à savoir si cette force sera suffisante. Bien lui en a pris.
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