« La pensée monétaire de Frédéric Passy »
par Me Nguyen & Benoît Malbranque
issu de Frédéric Passy : Économiste français, premier Prix Nobel de la Paix, à paraître
Frédéric Passy est un économiste français du XIXe siècle qui est resté célèbre pour sa défense de la liberté et de la paix, qui lui valut de recevoir le tout premier prix Nobel de la paix de l’histoire, en 1901. Issu d’une famille orléaniste déjà auréolée d’une grande gloire dans la science de l’économie politique, grâce notamment à son oncle Hippolyte, Frédéric Passy donna des cours et conférences d’économie politique dans plusieurs universités françaises, comme Bordeaux ou Montpellier. Contributeur fidèle du Journal des Economistes, il fut l’un des piliers de l’école libérale en économie politique, de ses premières contributions en 1857, jusqu’à sa mort en 1912, à l’âge de 90 ans.
Dans ses cours, donnés entre 1860 et 1865, Frédéric Passy accorda aux questions monétaires une place enviable. Dans le plan des cours dispensés à Montpellier, pas moins de trois leçons, sur un total de vingt-huit, couvrent le thème de la monnaie, du crédit et du papier monnaie. En 1909, aux dernières heures de sa vie si prolifique, Frédéric Passy prit le soin d’exposer une dernière fois sa position sur cette question importante, dans un court ouvrage au titre énigmatique d’Histoire d’une pièce de cinq francs et d’une feuille de papier [disponible en ebook sur notre site]. Entre les deux époques, une même constance, un même engagement, dont nous essaierons de préciser les grandes lignes.
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Si chez cet économiste de premier plan le problème monétaire joua toujours un rôle moindre que celui de la paix, l’attention qu’il y a prêtée mérite tout de même une évaluation rétrospective. Cette attention était née de la reconnaissance par Passy du grand nombre de conceptions fausses qui prévalaient encore à son époque, malgré le témoignage inlassable de l’histoire, et les admonestations, non moins inlassables, des économistes.
Il est vrai que même si le sujet de la monnaie a intéressé toutes les nations depuis la naissance de la civilisation, sa compréhension pouvait paraître bien imparfaite. On ne comptait plus les guerres, les désolations, ou les attaques de la puissance publique contre les droits individuels, causées par des erreurs commises au sujet de la nature et de l’utilité de la monnaie. Louis Wolowski, économiste d’origine polonaise mais établi à Paris, et avec qui Passy avait des relations de famille[1], écrivit bien ce fait : « Hostilités permanentes des nations, conflits commerciaux, altération des espèces, banqueroutes déguisées, assignats, papier-monnaie, haine du capital, plans chimériques de rénovation financière et sociale, telle est, la triste postérité d’une idée fausse au sujet de la monnaie ». [2]
Si au fil du temps, indique Frédéric Passy, des idées fausses se sont développées sur la question monétaire, la raison en est qu’il s’agit là un sujet difficile et obscur. Ce fut le mérite de Frédéric Bastiat, l’un des maîtres de notre futur Prix Nobel, que de consacrer une partie de son talent et de sa verve littéraire pour éclairer ses contemporains, avec Maudit Argent, publié en 1849. Mais malgré ce « charmant pamphlet », estimera le futur Prix Nobel, un très large travail de pédagogie avait encore besoin d’être fait au tout début du vingtième siècle, et ce fut la raison de l’ouvrage de Passy.
La naissance de la monnaie
Afin d’éclairer les concepts sur ce fameux sujet, Passy commence par expliquer comment naît l’échange, et pourquoi, à partir de l’échange, le besoin d’une monnaie apparaît. Selon lui, l’homme est avant tout « un animal qui échange » : il échange en fonction de ses besoins, afin d’obtenir ce dont il manque, en cédant des ressources qu’il possède suffisamment. Dans ses Cours de 1862 et à nouveau dans son ouvrage de 1907, Passy emprunte un extrait de l’une des fables de Florian, « L’aveugle et le paralytique », afin de rendre plus clair l’échange entre les hommes. L’aveugle a des jambes et le paralytique possède des yeux : l’aveugle sera le guide du paralytique et à l’inverse le paralytique sera le guide de l’aveugle. Ainsi échangent-ils leurs « biens » pour améliorer tous les deux leur situation. Cette fable illustre le fait que par l’échange, l’homme pourra garantir sa survie contre les difficultés.
L’échange entre deux hommes commence par les trocs de produits basiques, que l’un souhaite acquérir, et que l’autre souhaite céder. On peut parler de simple troc en nature. Mais cet échange n’est pas tout à fait parfait ; parfois, entre deux hommes, les besoins ne sont pas les mêmes. Il faut dans ce cas une tierce personne qui puisse leur donner ce qu’ils désirent, en servant d’intermédiaire ; il s’agit alors d’un troc circulaire. Mais comment ce type d’échange pourra-t-il intervenir lorsque de la distance ou du temps séparent les co-échangeurs ? La solution, indique bien Passy, est dans le recours à « une sorte d’équivalent, reconnu pour tel par tout le monde », une marchandise spéciale qui est la monnaie.
Reste à savoir quelle marchandise employer pour cet usage. Pour le savoir, on peut se fier aux histoires de la monnaie, dont la meilleure, à l’époque où Passy écrivait, était celle de Germain Garnier. [3] Selon ces récits, il semble que le tabac et le blé ont été les marchandises les plus employées dans la plupart des pays du monde. Le tabac est une denrée présente dans de nombreux pays. En Amérique, comme par exemple dans l’Etat de Virginie, ainsi que l’a confirmé Édouard Laboulaye, homme politique français et aussi ami proche de Frédéric Passy, le tabac était utilisé comme principal moyen d’échange. Non loin de là, dans l’État du Massachusetts, c’est le blé qui fut choisi comme étalon monétaire.
Pour un partisan de la monnaie marchandise comme Passy, ces faits sont d’importants signaux de ce que lorsque les hommes ont vu émerger le besoin de monnaie, ce fut toujours des marchandises, et d’abord les plus communes.
Ce rappel historique, première étape de chacun des exposés monétaires de Frédéric Passy, est du plus grand intérêt pour notre économiste. Il est en effet important pour lui, comme pour tout théoricien, de faire reposer ses idées sur la base des réalités historiques.
Lui, le défenseur des monnaies marchandises, souligne donc cet usage général, mais ce n’est pas pour les présenter sous un jour entièrement favorable. Ces monnaies marchandises, qui ne sont pas encore des métaux précieux, ont de nombreux défauts. Elles sont fragiles, encombrantes à transporter, et difficile à conserver sans risque de détérioration.
Or il s’avère justement que les métaux précieux, par leurs caractéristiques naturelles, disposent de ces avantages que les simples marchandises n’ont pas : d’où leur emploi progressif comme monnaie. Les métaux précieux, or ou argent, sont faciles à conserver sans risque, de par leur solidité ; ils sont aisément transformables en petites unités ; ils sont tout aussi aisément reconnaissables car de qualité uniforme ; enfin, de très petits et très légers morceaux de ces métaux renferment une grande valeur. Cette valeur, ils l’ont surtout de manière objective, et non pas légale : les métaux ont toujours une vraie valeur, puisque les hommes les désirent et en font usage.
Telles sont les raisons pour lesquels, selon Passy, les métaux précieux représentent parfaitement aux conditions pour constituer la monnaie. Rappelant les exigences que doit remplir une marchandise pour devenir une monnaie, notre auteur indique :
« Il faut que ce soit un objet qui, par lui-même et à part toute intervention de la puissance publique, par sa nature propre, et par elle seule, c’est-à-dire par l’utilité réelle dont il est pour les hommes, par le sérieux et par la généralité des besoins auxquels il répond, soit accepté spontanément de tous comme ayant une valeur intrinsèque et indestructible. Il faut que ce soit une marchandise qui vaille comme monnaie sans doute, mais qui vaille d’abord comme marchandise, indépendamment de sa fonction monétaire. Il faut qu’avant d’être façonnée en pièces destinées à circuler, cette matière circule déjà en raison de cette valeur propre et reconnue. Et il faut que, le lendemain du jour où elle aura été transformée en disques monétaires, elle puisse, sans rien perdre de plus que le prix de la façon qui aura servi à la transformer de nouveau, être remise dans le commerce sous sa forme primitive, à l’état de matière brute, de pure marchandise, conservant encore, dans cet état, ses mérites et ses qualités essentielles d’équivalent. Eh bien ! les métaux, les métaux précieux, chacun doit le comprendre sans plus d’explication, répondent excellemment à cette condition. Et c’est ce que l’illustre Turgot exprimait en ces deux lignes d’une netteté achevée : Toute marchandise est monnaie et toute monnaie est d’abord marchandise. » [4]
En d’autres termes, la monnaie doit d’abord et avant tout être une marchandise, et une marchandise que ses qualités intrinsèques en tant que marchandise rendent estimables aux yeux des hommes. Cependant, si la nature même de la monnaie et ses fonctions exigent que ce soient des marchandises qui soient utilisées, quel rôle reste-t-il pour la puissance publique ? Le choix d’une unité monétaire se fait-il sans lui, par le choix du marché seul ?
Le rôle de l’Etat
Dans ces conditions, quel doit donc être le rôle de l’État au sujet de la monnaie ? Selon Passy, le seul rôle que doit conserver la puissance publique, c’est « un rôle de protection et de sauvegarde, un rôle d’honnêteté, un rôle de police ». La définition de ce rôle est tirée de la reconnaissance de la fonction qu’a assumée l’État dans le processus de formation de la monnaie, ou plutôt dans celle qu’il n’a pas assumé : car si l’État peut confirmer la valeur de la monnaie, il ne peut pas faire cette valeur, et nulle part il ne l’a fait. L’État ne peut pas donner une valeur à une chose qui n’en a pas, et, en peu de mots, l’État ne crée pas la monnaie, il la constate.
« L’État ne fait pas la monnaie ; l’État n’institue pas la monnaie ; l’État ne donne pas à la mon-naie sa force et sa valeur, non : l’État représente la foi publique, témoin et sanction de la foi privée. Il reconnaît, après vérification, que tel morceau de tel métal précieux pèse tant, est au titre de tant ; et, en vertu de cette constatation régulièrement faite, il appose sur ce disque une empreinte, qui est en quelque sorte l’attestation collective de la société. C’est le passeport de la monnaie, et, pour parler comme Rossi, son certificat de bonne vie et mœurs : certificat qui, pour plus de commodité et de sûreté, fait corps avec elle et sans lequel elle n’est reçue nulle part. » [5]
Ce rôle, qui consiste pour l’Etat à garantir la valeur de la monnaie, qui a émergé de manière spontanée, par le marché, et sans son intervention, est en phase avec l’enseignement de l’histoire, mais aussi avec celle des maîtres en économie politique. Aussi loin que l’on peut remonter, le français Nicole Oresme disait déjà « le prince ne fait que signer de l’impression honnête. »
Cette considération, bien que conforme aux idées des autres économistes, est néanmoins d’importance, car au lieu de placer uniquement leur marque sur les monnaies, les rois ont de tout temps abusé de leur pouvoir, et ont notoirement altéré la valeur de ces monnaies. Dès que les rois avaient des difficultés financières, ils diminuaient la valeur de la monnaie. La première conséquence, la plus grave, fut un appauvrissement général du peuple, de par le renchérissement de la masse des denrées. Une seconde conséquence fut l’incapacité à reconnaître la véritable valeur de la monnaie. De cela découla un moindre empressement à investir et à se lancer dans des opérations commerciales, la base sur laquelle elles porteraient étant sans cesse mouvement. De cela découla également la naissance des premières banques, qui débutèrent dans le but d’offrir une monnaie qui ne changerait pas de valeur, et qu’on appelait l’argent de banque.
L’intervention néfaste de l’État dans le domaine de la monnaie se poursuivit encore par la suite avec la découverte de l’Amérique, la découverte de ce nouveau continent ayant entrainé le développement de la doctrine erronée de la balance du commerce, aussi connue sous le nom de système mercantile ou mercantilisme.
C’est pour autant au XVIIIème siècle que les manipulations monétaires furent le plus désastreuses. Les métaux précieux étant devenus très rares, et le recours à l’altération délibérée des monnaies très impopulaire, c’est l’utilisation du papier-monnaie qui fut regardé comme une divine échappatoire. En mars 1716, John Law, Écossais, arriva à convaincre le régent Philippe d’Orléans de développer l’utilisation du papier-monnaie au lieu des métaux précieux. Selon Law, la monnaie est « le moteur de l’économie ». Or les métaux précieux sont rares et peu maniables. Par conséquent, mieux vaut utiliser du papier-monnaie, dont le volume peut être réglé sur les besoins de l’économie nationale. Son plan économique et financier, qui avait pour but de faire sortir la France d’une période difficile, ne dura que quatre ans. En 1720, la banque de Law subissait une banqueroute suite à une crise de confiance et à une panique des actionnaires, qui demandèrent à convertir leurs billets.
Que penser du papier monnaie ?
En rappelant ces évènements avec quelques détails, Passy n’ignorait certainement pas que tant en 1856 qu’en 1907, beaucoup d’économistes étaient vivement opposés au papier-monnaie. « Tout papier-monnaie est une orgie du despotisme en délire ! » avait affirmé Mirabeau dans une envolée bien digne de lui. Et effectivement, Frédéric Passy n’est pas un grand partisan du papier monnaie.
Il n’a aucun mal à reconnaître, cependant, que l’emploi du papier monnaie en lieu et place des métaux précieux, pouvait rendre la circulation plus aisée et moins coûteuse. Ces maigres qualités ne permettent pas de mettre en balance les avantages incontestables des métaux précieux. Ceux-ci rendent plus difficile, quoique bien sûr non impossible, la falsification et l’altération de la monnaie, qui constitue selon Passy « une violation flagrante de la foi publique ». Le papier-monnaie est également davantage une monnaie politique que ne le sont les monnaies métalliques.
La reconnaissance de ces avantages n’est pas pour Passy une base sur laquelle ériger une loi obligatoire. Il est conscient des avantages pratiques du papier monnaie, et n’entends pas l’interdire. Ce qu’il critique, cependant, c’est la tendance qu’ont eu les gouvernements à instituer des monnaies papier obligatoires en remplacement des monnaies métalliques, en commençant ainsi par « nier la monnaie au lieu de s’appuyer sur elle. »
Le bon crédit et le mauvais crédit
Le crédit provient de et se matérialise par une relation financière entre le prêteur et l’emprunteur, relation qui suppose l’existence d’un objet demandé. Cet objet constitue d’une part la confiance du prêteur sur la personne qui est capable de rembourser la somme du prêt, et de l’autre le travail productif que l’emprunteur compte utiliser pour rembourser au prêteur.
Cette relation de crédit est à l’origine d’une création très réelle de richesse. Il est peut-être utile ici de citer les mots de Passy, tant cette notion de la productivité du crédit peut parfois paraître difficile à accepter, car difficile à comprendre.
« Le crédit peut beaucoup, et il fait une grande chose, une chose dont il est pour ainsi dire impossible de mesurer l’influence. Il met aux mains qui en ont le plus besoin et aux mains qui sont les plus aptes à les employer utilement les divers agents de la production et du travail. Il rapproche le grain de la main qui sait le semer, la farine de la main qui sait la pétrir, le lin de la main qui sait le tisser. » [6]
Grâce au progrès du crédit, tous les besoins trouvent une réponse. On donne aux personnes actives les moyens de se lancer dans des opérations industrielles ou commerciales, ce qui les pousse à devenir utiles et profitables pour la collectivité.
Mais ce phénomène bienfaisant, ce « bon crédit », n’est pourtant possible, souligne Passy, que si le crédit est autre chose que du simple papier, sans quoi il n’est ni transfert ni création de richesse.
Monométallisme ou bimétallisme
Au cours de son existence, Passy a eu l’occasion de défendre de manière assez précise le système monétaire qui était selon lui le plus conforme aux principes de la science économique. Bien entendu, il s’agissait d’un système reposant sur une monnaie métallique, mais des précisions supplémentaires méritent d’être fournies. Passy les donna notamment lors d’un Congrès monétaire international organisé en septembre 1889. Ce sont ces idées que nous détaillerons ici.
Un débat assez vif était né entre les partisans du monométallisme et ceux du bimétallisme. Les bimétallistes affirmaient que pour les besoins de la circulation, il était nécessaire d’introduire un second métal ou d’en développer l’usage. Ils demandaient en outre que la puissance publique établisse un rapport fixe entre les deux métaux. Les monométallistes, dont était Frédéric Passy, luttaient vigoureusement contre ces conceptions.
Selon Passy, le monométallisme n’était ni conforme aux principes de la science économique ni aux leçons de l’histoire. L’idée que l’Etat puisse fixer une parité entre deux métaux, surtout, le révoltait. C’était souscrire au principe de la monnaie comme pur signe, qui avait provoqué tant de malheurs avec la Banque de Law ou les Assignats. C’était en outre vouloir réfuter ou corriger l’histoire des faits économiques, puisque les différents métaux ont connu de grandes mutations dans leur valeur, et qu’il était donc illusoire de vouloir les fixer dans une règle arbitraire, en leur fournissant une stabilité qui n’est pas dans leur nature.
Les deux camps réclamaient pour eux l’avis des grands maîtres de la science, les Newton, Locke, Smith ou Say, et jusqu’à leurs disciples d’alors. Cela n’empêchait pas le débat de se poursuivre avec une véritable intensité. Dans ce débat, Passy se positionna clairement. Il présentera ses idées lors de ce Congrès monétaire international auquel nous avons fait référence précédemment, et eut ces mots :
« Je suis en effet, messieurs, du nombre de ces obstinés, de ces incorrigibles que l’on combat ici avec tant de véhémence, avec tant de talent et d’érudition aussi, je me plais à le reconnaître, sous le nom de monométallistes, mais qui protestent contre cette appellation. Des monométallistes, c’est-à-dire des gens qui ne voudraient admettre dans la circulation monétaire qu’un seul métal, je n’en connais pas et je ne crois pas que personne en ait jamais rencontré, par une excellente raison, c’et qu’il ne peut pas y en avoir. Mais il y a, et j’en suis, des gens qui, en admettant l’emploi simultané de deux ou de plusieurs métaux, se refusent à admettre que deux de ces métaux puissent jouer à la fois le rôle d’étalon, et protestent contre la prétention de maintenir arbitrairement par la loi un rapport de valeur fixe entre ces deux métaux. » [7]
Cet exposé nous éclaire sur le sens de l’opposition de Passy aux bimétallistes, opposition qui se retrouve en parfait accord avec ses principes tels qu’exposés précédemment. Passy n’est pas opposé à l’emploi de plusieurs métaux, et d’ailleurs il indique même que le nickel est une matière très propre à constituer une seconde unité monétaire.
Ce à quoi Passy s’oppose, et s’oppose vigoureusement, c’est la prétention de faire intervenir l’Etat pour fixer et maintenir une parité entre deux métaux. La valeur de toutes les marchandises est variable par essence ; il est par conséquent impossible pour l’Etat d’assumer un tel rôle. C’est, selon les mots de l’économiste français, « vouloir faire violence à la nature ». [8]
Au fond, la politique des monométallistes, c’est la politique de la déception : car l’Etat est incapable de rendre invariables des valeurs qui sont par essence variables, et d’organiser le monde économique comme s’il n’y avait pas de lois naturelles guidant les phénomènes économiques, ou comme si celles-ci ne s’appliquaient pas si par un décret on se croyait capable d’en suspendre l’application.
Pour finir, citons les mots de Passy, qui affirme bien les périls qui attendent les économistes s’ils prétendent confier à la puissance publique la mission de diriger les faits économiques. C’est sur cette prétention, et sa clarification par Passy, que nous achèverons cette présentation de la pensée monétaire de cet économiste.
« Cette prétention, messieurs, je vous demande pardon d’y revenir, mais c’est une considération qui à mon avis domine tout le débat, cette prétention, c’est la doctrine de la toute-puissance de l’Etat. C’est cette idée que le monde économique est dans la main des gouvernements, et que les choses n’ont pas de lois naturelles. […]
Ce qui s’est passé, ce qui se passe encore tous les jours dans l’ordre des sciences physiques, se passe également dans l’ordre des sciences économiques. On voit les hommes se tromper, ou l’on croit qu’ils se trompent ; et l’on conclut qu’il est nécessaire de les mettre à l’abri de leurs erreurs et de leurs fautes en leur donnant des lisières et en leur traçant leur voie. On imagine que des législateurs, des administrateurs, des savants, qui ont plus de lumières et qui sont, à ce qu’ils croient, plus désintéressés dans ces questions que le vulgaire, sauront mieux que les individus qui composent ce vulgaire, comment ils doivent exercer leurs professions, sur quel marché ils ont intérêt à vendre ou à acheter, à quel taux ils peuvent ou ne peuvent pas raisonnablement emprunter, quels engagements ils doivent souscrire ou s’interdire, en quelle estime enfin ils doivent tenir l’or ou l’argent, et sur quel pied il leur est utile de les échanger. Mais les faits mieux observés viennent démentir ces inductions téméraires et rabattre cette présomptueuse confiance. Ils montrent que, si les individus se trompent en détail, les prétendus sages, qui ne craignent pas de se substituer à eux, se trompent en gros, et que n’étant pas, comme les intéressés directs, personnellement responsables des conséquences de leurs erreurs, n’étant pas, comme ceux-ci, visiblement récompensés ou punis par le bon ou par le mauvais succès de leurs actes, ils ne sont pas comme eux et au même degré à cette école quotidienne de l’expérience dont les leçons coûtent mais profitent.
Et cela étant, la science à mesure qu’elle avance, la vraie science, prenant peu à peu la place de la fausse science, écarte les illusions, dissipe les préventions et dit aux administrations, aux gouvernements, tentés de substituer leur sagesse à celle des intéressés, dans l’ordre des intérêts privés : N’y touchez pas ; car chaque fois que vous y touchez, vous risquez de faire une faute et vous faites certainement une injustice. Vous commettez de plus une imprudence, et une imprudence qui peut vous être fatale à vous-mêmes, en vous faisant assumer une responsabilité qui ne vous incombe pas.
Vous voulez vous faire bénir comme une providence, vous risquez de vous faire maudire comme une puissance malfaisante. C’est toujours l’histoire du curé dont parle Bastiat. Il avait persuadé à ses paroissiens que ses prières avaient la vertu de préserver leurs vignes de la grêle. Tout alla pour le mieux tant que les vignes furent en effet épargnées, mais au premier orage les paysans lui tombèrent dessus à coups de bâtons en lui disant que c’était sa faute. Combien de révolutions, messieurs, n’ont pas d’autre explication. Sans aller si loin et sans vouloir menacer les bimétallistes d’une guerre sociale, qu’ils me permettent de leur dire en terminant : Prenez garde, vous promettez la stabilité monétaire ; si vous ne l’obtenez pas, c’est à vous qu’on s’en prendra. Et vous ne l’obtiendrez pas, car vous lui tournez le dos. » [9]
Me Nguyen & Benoît Malbranque
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[1] Françoise-Marie-Catherine Wolowska, la fille de Louis Wolowski, épousa Louis-Paulin Passy, cousin de notre économiste.
[2] Louis Wolowski, introduction au Traité de la première invention des monnaies de Nicole Oresme, Paris, Guillaumin, 1864, p.xxxvi
[3] Germain Garnier, Histoire De La Monnaie, Depuis Les Temps De La Plus Haute Antiquité Jusqu’au Règne De Charlemagne, 2 volumes, Paris, 1819
[4] Frédéric Passy, Histoire d’une pièce de cinq francs et d’une feuille de papier, Paris, Institut Coppet, 2012, p.15
[5]Ibid., p.20
[6]Ibid., p.52
[7]Congrès monétaire international tenu à Paris, les 11, 12, 13 et 14 septembre 1889. Compte rendu in extenso et documents, Bibliothèque des Annales économiques, Paris, 1890, p.182
[8]Ibid., p.184
[9]Ibid., pp.197-198