Par Guido Hülsmann, professeur à l’université d’Angers
Extrait de Histoire de la pensée économique : les grands auteurs et leurs doctrines, chapitre 12.
L’étude de l’histoire des idées présente quatre enjeux principaux :
• Premièrement, elle permet aux chercheurs contemporains de se situer par rapport à la division du travail qui se fait entre les générations. Pourquoi étudions-nous aujourd’hui tel ou tel problème avec telles ou telles méthodes ? Pour répondre à cette question, il faut remonter dans le temps.
• Deuxièmement, elle nous permet de relativiser nos préoccupations actuelles. Lire un ouvrage publié dans un passé plus ou moins lointain est souvent comme une bouffée d’air frais qui nous fait sortir des sentiers battus.
• Troisièmement, elle peut nous éviter de la peine en nous rendant conscients des erreurs typiques et récurrentes.
• Quatrièmement, l’histoire de la pensée ne s’étudie pas sans lire les textes des grands auteurs ; et ceci est une manière d’apprendre la science elle-même, peut-être même la meilleure manière. En effet, les grands textes ont souvent une rigueur et une cohérence logique qu’on trouve dans peu de manuels de micro et de macroéconomie actuels, dans lesquels des modèles, parfois sans rapport ou contradictoires, se juxtaposent. Ils invitent à la réflexion sur les questions de principe qui se sont posées de leur temps tout comme aujourd’hui. Le jargon des économistes est en mutation permanente, et il y a de ce fait un risque de ne plus comprendre les anciens. En revanche, le fond des problèmes ne change ni souvent ni beaucoup.
L’histoire de la pensée — quelle que soit d’ailleurs la discipline — n’est pas un processus linéaire par lequel la qualité des idées augmente sans cesse, sans jamais diminuer. Il n’est pas toujours vrai que les théories les plus récentes « incorporent » toute la sagesse des anciens, et soient, de ce fait, supérieures aux précédentes. Bien au contraire, il y a des périodes de progrès et des périodes de régression. Il arrive assez fréquemment que les acquis intellectuels se perdent, qu’une génération oublie les leçons apprises par les générations antérieures et qu’elle doive réapprendre avant de continuer à bâtir.
NICOLAS D’ORESME
(1325-1382)
Le mal de l’inflation
L’étude systématique des lois économiques commence au Haut Moyen Âge ; les premiers économistes sont les théologiens scolastiques de l’école de Paris. Le premier d’entre eux qui écrit un traité scientifique entièrement consacré â un sujet économique s’appelle Nicolas d’Oresme. Vers 1360, il rédige son Traité sur l’origine, la nature, le droit et les mutations des monnaies qui résume et développe les idées des scolastiques de son temps. C’est la naissance de la science économique.
Au cœur de son analyse monétaire se trouve le problème des « mutations » de la monnaie, c’est-à-dire des altérations du contenu métallique des pièces et de leur dénomination. Ces altérations ont lieu depuis l’aube des temps et sont bien documentées pour l’Antiquité et le Moyen Âge. Leur effet le plus visible est de changer le pouvoir d’achat de l’unité monétaire, en particulier de le diminuer — il s’agit alors d’une forme primitive d’inflation. Tandis que le Traité concerne uniquement cette forme primitive, nombre de ses thèses peuvent être généralisées et s’appliquent également aux Temps modernes.
Oresme soulève d’emblée une question centrale : l’inflation est-elle utile pour la communauté ? Il répond par la négative, soutenant que l’inflation ne rend la monnaie ni plus ni moins utile pour les échanges. L’économie peut bien fonctionner quel que soit le niveau des prix, et donc quelle que soit la masse monétaire nominale.
Mais si tel est le cas, une autre question se pose évidemment : pourquoi les altérations de la monnaie existent-elles ? Et en particulier, pourquoi chercher à augmenter la masse monétaire ? Oresme répond que ces altérations n’ont pas les mêmes conséquences pour les différents membres de la communauté. Elles profitent à certaines personnes au détriment d’autres. Les gagnants prospectifs des altérations de la monnaie ont un intérêt matériel à les mettre en place. En règle générale, ces gagnants sont les gouvernements. Oresme dit : Il me semble que la cause première et dernière pour laquelle le prince veut s’emparer du pouvoir de muer les monnaies, c’est le gain ou profit qu’il peut en avoir, car autrement, c’est sans raison qu’il ferait des mutations si nombreuses et si considérables. » Puis il rajoute encore ces précisions :
« Tout ce que le prince en retire de gain, c’est nécessairement aux dépens de la communauté. Or, tout ce qu’un prince fait aux dépens de la communauté est une injustice et le fait, non d’un roi, mais d’un tyran, comme dit Aristote… Si le prince peut, â bon droit, faire une mutation simple de la monnaie et en retirer quelque gain, il peut, pour une raison analogue, faire une plus grande mutation et en retirer plus de gain… Ainsi le prince pourrait enfin attirer â lui presque tout l’argent ou les richesses de ses sujets et les réduire â la servitude, ce qui serait faire entièrement preuve de tyrannie et méme d’une vraie et parfaite tyrannie, comme il ressort des philosophes et des histoires des anciens. »
Oresme souligne que les altérations de la monnaie ne sont pas simplement un jeu de redistribution en faveur du gouvernement au détriment du reste de la communauté. Elles entraînent des pertes globales — le jeu est à somme négative. Une monnaie en altération fréquente perturbe le commerce, surtout le commerce international, et elle invite les faux-monnayeurs à profiter de la confusion générale. De plus, si deux monnaies différentes profitent du cours légal, les agents vont thésauriser celle qui vaut plus, de manière que seule la monnaie inférieure demeure en circulation. (Oresme anticipe ici la fameuse ~t loi de Gresham » : la mauvaise monnaie chasse la bonne dans un régime de cours légal.) Il conclut que les manipulations de la monnaie sont pires que l’usure et que, probablement, elles ont été une cause importante du déclin de l’Empire romain.
JUAN DE MARIANA
(1536-1624)
La valeur est subjective
Oresme avait résumé et développé les travaux des premiers scolastiques sur la monnaie. Deux siècles plus tard, le jésuite espagnol Juan de Mariana fait un travail analogue, proposant une synthèse des travaux de l’école de Salamanque sur le même sujet. Cette école regroupe des théologiens jésuites et dominicains qui, au cours des 16c et 17e siècles, créent une analyse morale des métiers et des firmes en essor à cette époque. Définir une éthique des banques et du commerce de gros présuppose qu’on comprenne leur fonctionnement, ainsi que les mécanismes d’une économie monétaire en pleine mutation (exploitation des mines d’or et d’argent en Amérique latine à partir des années 1520).
À un moment caractérisé par le désarroi complet des finances de la couronne d’Espagne et par l’hyperinflation (1598-1600), Mariana analyse ces problèmes dans son ouvrage De la mutation des monnaies, publié en 1605. Il traite des altérations de la monnaie, examinant leur légitimité en tant qu’outil des finances publiques, et leurs conséquences économiques.
Mariana souligne qu’une altération de la monnaie fonctionne comme un impôt supplémentaire qui est payé par toute personne ayant été propriétaire de monnaie avant que l’altération fasse monter les prix. Aussi les altérations doivent-elles sans exception être approuvées par la communauté, car les biens des citoyens n’appartiennent pas au roi et leurs encaisses monétaires ne font pas exception. Mariana rejette d’ailleurs la justification de l’impôt d’inflation par la nécessité des activités de l’État, préconisant une rédaction radicale des dépenses publiques.
Même si la communauté donne son accord à la mutation de la monnaie, cela n’empêchera pas que des effets néfastes se manifestent. Mariana fait valoir en particulier que le niveau des prix augmente dans la même proportion que la valeur de la monnaie chute. Il se fonde sur la théorie quantitative de la monnaie formulée par Martin Azpilcueta Navarro (1493-1587), un autre membre de l’école de Salamanque. Celui-ci écrit en 1556 :
« Comme on voit par expérience, en France, où il y a moins de monnaie qu’en Espagne, le pain, le vin, les vêtements et le travail salarié content bien moins ; et même en Espagne, aux temps où il y avait moins de monnaie, les choses â vendre et le travail salarié ont été cédés pour bien moins qu’après que la découverte de l’Inde la comblait d’or et d’argent. C’est parce que la monnaie vaut plus la où elle manque que là où elle se trouve en abondance. »
Selon Mariana, l’expérience prouve qu’il est impossible pour le gouvernement d’empêcher cette augmentation des prix lorsque la masse monétaire est en croissance. L’imposition de prix- plafonds est inefficace.
Mais il existe une conséquence encore plus grave : l’inflation fait dévier les prix par rapport â l’« estimation commune », qui est la véritable source des valeurs monétaires. Cette source de valeur est subjective. Mariana s’appuie ici sur une théorie élaborée par d’autres membres de l’école de Salamanque : « La valeur d’un article ne dépend pas de sa nature essentielle, mais de l’estimation subjective par les hommes, même si cette estimation est malavisée » (Diego de Covarrubias y Leyva). La valeur monétaire d’une marchandise et son juste prix en particulier n’ont rien à voir avec « le travail, les coûts et le risque assumés par la personne trafiquant cette marchandise… On trouve le juste prix, non pas par la comptabilité des coûts, mais par estimation commune » (Luis Saravia de la Calle).
RICHARD CANTILLON
(1680-1734)
L’économie est un circuit
À partir de la seconde moitié du 17e siècle, la technique de l’altération des pièces monétaires pour remplir le trésor de l’État tombe en désuétude avec la montée irrésistible de la création monétaire par les banques. La nouvelle donne nécessite alors une modification des anciennes théories monétaires. Ce travail, commencé par les scolastiques de l’école de Salamanque, est également avancé par des auteurs laïcs, notamment par des praticiens de la banque tels que John Law et Richard Cantillon.
Ce dernier écrit vers 1730 un traité sur La Nature du commerce en général, dans lequel il aborde l’analyse monétaire et bancaire à partir d’une étude préalable des forces économiques qui façonnent la taille de la population et sa distribution dans l’espace. Publié vingt ans après la mort de son auteur, l’ouvrage est le premier traité d’économie générale. Il fait apparaître les contours d’une nouvelle science transversale des richesses.
Cent ans après la découverte de la circulation sanguine, Cantillon démontre que tous les secteurs de l’économie sont similairement liés — par les flux monétaires. Il y a un véritable circuit de dépenses et de recettes :
« La circulation de cet argent se fait en ce que les propriétaires dépensent en détail, dans la ville, les rentes que les fermiers leur ont payées en gros articles, et que les entrepreneurs des villes, comme les bouchers, les boulangers, les brasseurs, etc., ramassent peu à peu ce même argent, pour acheter des fermiers, en gros articles, les bœufs, le blé, l’orge, etc. Ainsi toutes les grosses sommes sont distribuées par petites sommes, et toutes les petites sommes sont ensuite ramassées pour faire des paiements de grosses sommes aux fermiers, directement ou indirectement, et cet argent passe toujours engage tant en gros qu’en détail. »
Les agents décisifs de l’économie sont, d’un côté, les propriétaires fonciers et, de l’autre, les entrepreneurs. Les premiers décident de la manière dont les terres sont utilisées et donc du nombre de travailleurs qui trouvent subsistance dans le pays, les seconds ajustent la production à la demande, tout en assumant l’incertitude de l’avenir.
Dans son analyse monétaire, Cantillon affirme que toute variation de la masse monétaire entraîne une variation du niveau des prix et par conséquent du niveau des dépenses. Il insiste cependant sur le fait que cela ne veut pas dire que tous les prix seront également affectés. En général, c’est même l’inverse qui sera le cas, précisément parce que les dépenses se succèdent dans le circuit monétaire. Toute variation de la masse monétaire fait alors augmenter les prix de différentes marchandises à différents points dans le temps et à différents degrés. Ce sont là les « effets Cantillon » des variations de la masse monétaire.
Cantillon anticipe sur les économistes classiques en mettant en garde contre des conceptions qui attribuent à la masse monétaire un pouvoir créateur de richesses. En particulier, il nie que les augmentations de la masse monétaire entraînent nécessairement une diminution des taux d’intérêt et par conséquent une stimulation de la production. De toute manière, les augmentations artificielles de la masse monétaire ne peuvent pas durer car elles provoquent une augmentation des prix, entraînant une diminution des exportations par rapport aux importations. La circulation monétaire artificielle sera vite réexportée. Pour des raisons analogues, Cantillon relativise les effets bénéfiques du papier-monnaie et du crédit bancaire. Leur avantage « est bien moins considérable et moins solide qu’on ne pense généralement ».
ÉTIENNE BONNOT DE CONDILLAC
(1714-1780)
La logique de l’économie
L’an 1776 voit la publication de deux ouvrages magistraux. Adam Smith et Étienne de Condillac synthétisent un siècle de réflexion à propos des politiques économiques et arrivent essentiellement aux mêmes conclusions. Leurs centres d’intérêt divergent cependant. Pour Adam Smith, c’est l’analyse des mécanismes de la croissance qui est prépondérante ; pour Condillac, c’est la cohérence logique du raisonnement économique.
Philosophe célèbre, Condillac ne publie qu’un seul ouvrage d’économie : Le Commerce et le Gouvernement, considérés relativement l’un à l’autre. Il se propose notamment de faire de l’analyse économique une véritable science :
Chaque science demande une langue particulière, parce que chaque science a des idées qui lui sont propres. Il semble qu’on devrait commencer parfaire cette langue ; mais on commence par parler et par écrire, et la langue reste à faire. Voila où en est la science économique, dont l’objet est celui de cet ouvrage même. C’est, entre autres choses, à quoi on se propose de suppléer. »
Condillac présente la science économique de manière axiomatico-déductive, en partant des phénomènes les plus fondamentaux pour après considérer des questions de plus en plus spécifiques. Il commence par une discussion de la valeur, puis se tourne vers les prix, ensuite vers les marchés organisés, et finalement vers d’autres sujets. Dans sa théorie de la valeur, il développe la conception de l’école de Salamanque, insistant sur le fait que la valeur subjective ou estimée d’une chose est « fondée » sur son utilité — sa capacité objective à servir « à quelques-uns de nos besoins ». Or, le fait crucial est que cette utilité d’une chose dépend de sa quantité :
« Dans un lieu aride [l’eau] a une grande valeur ; et on l’estime en raison de l’éloignement et de la difficulté de s’en procurer. En pareil cas un voyageur altéré donnerait cent louis d’un verre d’eau, et ce verre d’eau vaudrait cent louis ; car la valeur est moins dans la chose que dans l’estime que nous en faisons, et cette estime est relative â notre besoin ; elle croit et diminue, comme notre besoin croit et diminue lui-même. »
Appliquant cette conception à l’analyse des échanges, Condillac souligne que les biens échangés n’ont pas de valeur égale. Chacun cède un bien qui, pour lui, a une moindre valeur pour obtenir un bien qui, pour lui, a une valeur plus élevée. L’échange est toujours bénéfique pour chacune des parties concernées.
Après l’analyse du commerce tel qu’il se présenterait dans un marché libre, Condillac se met à étudier les effets des interventions politiques. Il appelle ces interventions des « atteintes portées au commerce ». Son analyse comparative entre commerce et gouvernement cherche â dégager un point fondamental de logique, à savoir le caractère nuisible des guerres, des droits de douane et des quotas, des impôts sur la production et la consommation, des privilèges légaux pour certains agents, des altérations de la monnaie et des dettes publiques.
L’interventionnisme n’est pas toujours motivé par les projets propres du gouvernement. Parfois ce sont des groupes extérieurs, notamment des groupes de commerçants, qui pressent l’État d’intervenir en leur faveur. Mais peu importe l’origine des interventions, celles-ci engendrent une dynamique perverse car le gouvernement est tenté de poursuivre des interventions de plus en plus amples, dans le vain espoir de rectifier les échecs de ses interventions précédentes.