Ernest Martineau, « La logique des protectionnistes »
[Revue économique de Bordeaux, juillet 1892 (t. IV, p. 127-128).]
LA LOGIQUE DES PROTECTIONNISTES
Un journal périodique, fondé récemment par M. J. Domergue, le lieutenant en premier de M. Méline, la Réforme économique, dans son numéro du 15 mai dernier, reproche amèrement aux défenseurs de la liberté du commerce de manquer de logique et de ne pas raisonner comme tout le monde.
C’est dans un article intitulé les Recettes de douanes, signé des initiales M. D.-B., qu’est formulé ce grave reproche.
Pour prêcher d’exemple et nous donner des leçons de logique et d’argumentation serrées, voici comment raisonnent les meneurs du protectionnisme :
L’auteur de cet article — les Recettes de douanes — écrit textuellement ceci :
« L’espoir du parti, que vous flétrissez en la personne de ce pauvre M. Méline, n’est pas de faire payer par les douanes une grande partie de nos impôts. Nous voulons affranchir le pays des importations étrangères que les produits français doivent remplacer sur notre marché ; si nous réussissons, il est bien évident que les recettes des douanes baisseront. »
Voilà, certes, une déclaration des plus claires, et nous remercions M. Domergue de cet aveu dépouillé d’artifices. C’est, sous une autre forme, la reproduction de cette phrase du livre de la Révolution économique, œuvre du même M. Domergue : « Les droits de douane protecteurs ont été institués dans l’intérêt du producteur national. »
Donc, il ne s’agit pas du Trésor public dans cette affaire, mais du trésor particulier de vos protégés.
Mais, alors, que signifie, dans le numéro de la Réforme économique du 5 mai dernier, le passage suivant :
« Est-ce que le dégrèvement si important de la grande vitesse aurait été possible, si les recettes de douane ne nous avaient pas donné des ressources suffisantes pour l’accomplir ? Aujourd’hui, chaque voyageur qui prend un billet de chemin de fer bénéficie des tarifs sans s’en douter. »
Qui parle ainsi ? Le leader du protectionnisme, M. Méline lui-même, ce pauvre M. Méline que les libre-échangistes se permettent d’attaquer, le chef de ce parti dont l’espoir n’est pas de faire payer par les douanes une grande partie de nos impôts ; de ce parti qui veut, au contraire, repousser les importations du dehors et, par là, faire baisser les recettes de douanes !
C’est M. Méline qui, dans un discours prononcé, il y a un mois à peine, au Val-d’Ajol, dans les Vosges, exposait devant ses auditeurs enthousiasmés les conséquences heureuses des nouveaux tarifs.
D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que les meneurs du protectionnisme tiennent un pareil langage ; suivant les traditions de M. Pouyer-Quertier, M. Méline vantait naguère les effets merveilleux de ce régime protectionniste qui avait permis aux États-Unis de faire payer leurs dettes par les étrangers !!
Ceci se passe de commentaires.
Il est permis de se demander, toutefois, si cette comédie grossière n’a pas assez duré, et si ce peuple français, qui a sa réputation d’intelligence et de fierté à sauvegarder devant l’Europe et devant le monde, se résignera longtemps encore à être le jouet de ces audacieux sophistes !
Un représentant du Brésil adressait naguère à M. Blaine, le secrétaire d’État protectionniste des États-Unis, qui proposait aux États de l’Amérique du Sud une Union douanière en vue de chasser les produits européens du marché des Amériques, pour en réserver le monopole aux manufacturiers des États-Unis :
« Est-ce que, Monsieur le Secrétaire d’État, vous nous prenez pour des imbéciles ? »
L’apostrophe était brutale, mais juste, et le projet d’union douanière a misérablement échoué.
Les meneurs du protectionnisme en France feront bien de refréner leur audace, s’ils ne veulent pas se voir jeter à la face une pareille apostrophe, qu’ils ne méritent que trop.
E. MARTINEAU.
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