La limitation de l’immigration étrangère

À la Société d’économie politique, en juin 1888, la question de l’immigration étrangère en France produit, de manière assez rare, une parfaite unanimité. Tous les orateurs se prononcent en faveur de l’immigration libre, remarquant que l’immigrant apporte un capital et un savoir-faire et qu’il s’emploie dans des métiers rejetés par les nationaux. Deux précautions semblent toutefois devoir être prises, disent les orateurs : l’une, par le contrôle du casier judiciaire, qui permette d’éviter l’afflux d’une immigration de délinquants ; l’autre, par la domiciliation des secours, pour éviter que les étrangers ne viennent émarger en trop grand nombre au budget de la charité publique.


La limitation de l’immigration étrangère

SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE

UNION DU 5 JUIN 1888.

… La réunion adopte ensuite comme sujet de discussion la question suivante, formulée par M. le secrétaire perpétuel :

DES RÉSULTATS ÉCONOMIQUES DE LA TAXE PROPOSÉE SUR LES ÉTRANGERS EN FRANCE.

M. Courtois prend la parole pour l’exposé du sujet :

Cette question, dit-il, passionne tout particulièrement une certaine partie de la population : les ouvriers voient dans les travailleurs étrangers des concurrents fâcheux qui poussent à la diminution de leurs salaires actuels quand ils ne les leur prennent pas en entier ; dans leur ignorance des lois économiques, ils ne demanderaient pas mieux que de faire décréter l’expulsion de ces rivaux, et ils voudraient qu’à l’avenir, on les empêchât d’entrer dans le pays.

Cette tendance est naturelle : l’ouvrier a moins de moyens que le patron pour se défendre contre les crises. Ce dernier voit, dans ces circonstances, son capital diminuer ; son honneur commercial peut même se trouver atteint ; mais, quelque graves que soient ces pertes, le temps peut les réparer ; tandis que, pour l’ouvrier l’effet de la menace est immédiat: la crise s’attaque à son salaire qui, généralement et faute d’épargnes antérieures, est son pain du jour même, souvent celui de toute sa famille.

Les économistes doivent-ils se laisser attendrir par cette situation intéressante ? Sans aucun doute. Leurs conclusions doivent-elles s’en ressentir ? Nullement.

Un chirurgien doit être insensible aux cris, aux larmes, au sang répandu des malheureux qu’il tient sous son bistouri. L’économiste doit de même se posséder, ne raisonner qu’avec son esprit, laissant de côté les impressions de son cœur ; il ne doit céder à sa sensibilité que pour s’occuper des créations particulières qui ont pour objet d’aider l’ouvrier à traverser les crises avec le moins de souffrances possible.

Quelle est la machine ayant fait progresser l’humanité, accru le bien-être de tous et surtout des classes peu aisées, qui, à l’origine n’a pas broyé quelques existences, économiquement parlant ? Qui oserait pourtant regretter actuellement l’imprimerie, les chemins de fer, les métiers perfectionnés ?

C’est dans cet ordre d’idées que se place M. Courtois. L’ouvrier, dit-il, rêve donc l’expulsion de l’étranger; les représentants plus ou moins autorisés des ouvriers sont plus adroits, plus prudents. Ils visent le même but, mais, pour y arriver plus sûrement, ils prennent des détours, espérant ainsi tromper l’attention de l’économiste désintéressé.

Pour mieux atteindre leur but, ils commencent par réduire le champ de l’activité économique de l’ouvrier, réduisant ainsi d’une manière absolue mais non proportionnelle la concurrence de l’étranger ; d’abord, ils demandent la limitation des heures et des jours de travail. — « Neuf heures par jour et six jours par semaine : l’ouvrier fera ainsi plus et mieux, affirment-ils, qu’avec un nombre d’heures hebdomadaires plus considérable. » Est-ce bien sûr ? Cela n’est pas impossible sans doute et même cela est probable dans beaucoup de cas ; mais que de fois il en sera autrement ! Et d’abord que fera l’ouvrier de son temps libre ? S’il l’emploie à mésuser de son activité, il verra diminuer ses moyens de production, force et adresse, loin de les accroître. Est-ce qu’avec une application forte et persévérante, on ne s’endurcit pas d’ailleurs au travail de façon à travailler avec égalité plus longtemps et mieux que les natures indolentes ?

D’ailleurs toutes les industries ne se prêteraient pas à cette limitation, qui, non plus, ne pourrait convenir à toutes les époques. Il y a des moments de presse et des moments de calme dans l’industrie:la durée hebdomadaire du travail doit forcément savoir se plier à ces exigences professionnelles.

Ils demandent ensuite l’abolition du marchandage. Or le tâcheron, comme on l’appelle, est un ouvrier intelligent qui s’est élevé d’un ou de plusieurs crans au-dessus de ses camarades. Son activité ne peut se borner à un travail trop étroitement hiérarchisé. Il aime mieux accepter la responsabilité mais avoir droit d’initiative, et il propose à l’entrepreneur, soumissionnaire ou autre, de prendre à forfait une partie spéciale d’un travail, se chargeant de réunir les ouvriers nécessaires pour l’exécuter, de les diriger, de leur commander.

À l’état libre, ces intermédiaires ont leur raison d’être. Ils permettent à l’ouvrier de faire mieux et plus avec moins d’efforts et de matière première. L’entrepreneur trouve avantage à sous-traiter avec eux, s’assurant ainsi contre les éventualités d’un travail à faire. Tout le monde y gagne et le bénéfice du tâcheron est légitime et pleinement justifié.

La limitation du nombre d’ouvriers étrangers à embaucher par un entrepreneur de travaux publics en rapport avec la Ville de Paris est un moyen plus direct, d’intention au moins, poursuivi par les prétendus amis des ouvriers. On regarde communément l’ouvrier étranger comme un concurrent direct de l’ouvrier français : rien de plus erroné. Il le complète généralement sans le remplacer. L’ouvrier étranger a le plus souvent une spécialité que ne veut pas aborder l’ouvrier français et à laquelle il s’adonne parce que ce dernier refuse de s’y livrer.

De par son éducation et ses habitudes d’enfance, le Piémontais a une adresse gymnastique qui le rend apte à entreprendre des ouvrages auxquels le Français, tout courageux qu’il soit, ne peut se résoudre. La démolition des ruines du théâtre de l’Opéra-Comique en fournit une démonstration toute récente. Les entrepreneurs de démolitions ne purent déterminer des ouvriers français à affronter à des hauteurs vertigineuses des travaux périlleux dont, au contraire, des ouvriers piémontais n’hésitèrent pas à se charger. Les balayeurs de nos rues sont en général des Luxembourgeois. Les Belges, plus tenaces que les ouvriers français, font des ouvrages qui exigent six à huit heures de travail continu sans pouvoir être interrompus, ce qui gâcherait la besogne. L’ouvrier français, moins lourd, sans doute, mais aussi d’humeur plus papillonne, ne peut s’accommoderd’une discipline presque mécanique. Les Allemands acceptent des besognes jugées trop répugnantes par les ouvriers de notre pays. Il faut que ceux-ci en prennent leur parti : ils sont artistes, intelligents, comprennent vivement, ont l’esprit littéraire. Les œuvres de goût sont leur spécialité : ils se sont fait en ce genre une réputation universelle qui leur assure une prépondérance qui doit leur suffire. Qu’ils ne torturent pas la nature leurs efforts seraient vains et les épuiseraient en les appauvrissant.

Certaines personnes, plus timides sans doute, mais voulant faire quelque chose pour contenter ce grand enfant qui s’appelle l’ouvrier français, s’arrêtent à une taxe sur les étrangers.

C’est flatter une erreur, sous prétexte de faire la part du feu. Et d’abord, pourquoi une taxe spéciale sur les étrangers ? Pour leur faire payer la sécurité dont ils jouissent sur notre sol ? Mais ils la payent, cette sécurité, par l’impôt auquel ils sont soumis au même titre que les Français. Il n’est pas une contribution qui n’atteigne aussi bien l’étranger résidant en France que le Français lui-même. Veut-on lui faire payer sa non-participation au service militaire ? C’est, en vérité, rabaisser singulièrement cette dernière obligation que de la compenser par une taxe, surtout dans un pays où le remplacement n’est pas admis, où l’on ne vend ni n’achète plus des hommes.

Cette taxe, si elle est élevée, devient prohibitive pour les ouvriers étrangers, et mieux vaut alors décréter franchement l’expulsion : on en sentira mieux les conséquences économiques, sans parler des autres. Si elle est faible, elle couvrira à peine les frais de perception et indisposera sans utilité ceux qu’elle frappera. Et puis où s’arrêtera-t-elle ? Comprendra-t-elle tous les étrangers, même ceux qui sont aisés ? En ce cas, rien de plus impolitique que de frapper d’une taxe susceptible de les éloigner des clients de nos industries, qui viennent manger leur revenu en France.

On semble croire que la présence de l’ouvrier étranger sur notre sol est un mal qui appelle un remède : on se trompe. Déjà on a vu combien peu il fait concurrence à l’ouvrier français. Mais cette concurrence existerait-elle, qu’il faudrait prendre la chose à un point de vue plus général. L’ouvrier étranger, si on lui paye un salaire, nous donne par compensation un travail utile ; à l’état libre, l’un vaut l’autre. Il ne nous inonde pas, sans doute, de son travail : il nous le vend, mais à prix débattu librement, donc réel. S’il fait concurrence à l’ouvrier français, il amène celui-ci à faire mieux comme qualité et comme quantité, et le résultat final est un progrès pour le pays, un bénéfice pour tout le monde. Sans concurrence, il y a inévitablement relâchement et, par conséquent, décadence. Pour l’ouvrier comme pour le patron, il faut cet aiguillon pour amener le premier à se mettre au niveau des étrangers, si ce n’est à les surpasser.

La question du service militaire rappelle, on ne peut le nier, des faits regrettables. Des étrangers fuient leur pays pour se soustraire à ce service ; leur conduite est peu digne, sans doute, mais on n’y peut rien, les traités internationaux ayant toujours refusé l’extradition pour les déserteurs ou réfractaires.

En tout cas, une taxe atteignant tous les étrangers ou même, pour limiter la question, tous les ouvriers étrangers, frapperait aussi bien ceux qui ont satisfait aux lois militaires de leur pays que les réfractaires.

La seule mesure possible serait peut-être d’exiger des étrangers certaines déclarations périodiques et renouvelables pouvant remplacer l’état-civil absent ou difficile et long à produire quand il s’agit d’un étranger; encore faudrait-il prendre garde de verser dans des exigences administratives trop méticuleuses et frisant la prohibition. Cependant, si l’étranger contrevient sciemment à nos lois de police, une expulsion rapide deviendrait alors, dit M. Courtois, une mesure naturelle et légitime.

En somme, laissons l’étranger libre d’apporter son travail et de l’offrir sur nos marchés ; laissons l’employeur libre d’accepter ce travail aux conditions offertes si son intérêt le pousse à le faire. Ici, comme toujours, la liberté a en elle-même son remède, qui exige du temps parfois pour agir, mais qui opère toujours infailliblement.

M. Arthur Raffalovich est d’avis, lui aussi, qu’un pays ne peut que profiter de voir, par l’application de la grande loi de la division du travail, les tâches se répartir entre ceux qui sont plus spécialement propres à les remplir.

Il cite quelques faits montrant les inconvénients de la proscription de certaines catégories de travailleurs venus du dehors. Il rappelle, par exemple, comment M. de Bismarck a agi dans la Prusse polonaise lorsqu’il en a expulsé les Russes. Cette mesure a atteint de nombreux Israélites employés dans les maisons de commerce de Koenigsberg, de Stettin, où ils s’occupaient de la correspondance, etc. Les affaires s’en sont immédiatement ressenties, et les relations commerciales de ces places avec le dehors ont gravement souffert de cette mesure violente.

C’est surtout sur la question des indigents étrangers que M. Raffalovich voudrait insister. Notre assistance publique se voit obligée de prendre à sa charge un grand nombre de ces étrangers et n’a plus que des secours insuffisants à distribuer à nos nationaux. Aussi M. Raffalovich voudrait-il voir adopter des mesures déjà en vigueur en Belgique et en Allemagne relativement au domicile de secours.

M. René Stourm prend ensuite la parole.

C’est, dit-il, le mot taxe qui m’engage à entrer dans le débat. Je voudrais d’abord examiner si la taxe proposée est conforme aux principes fiscaux, puis si l’économie politique peut l’approuver, bien sûr d’avance qu’à ces deux points de vue, fiscal et économique, les solutions se trouveront d’accord.

La taxe dont il s’agit tend à frapper une catégorie déterminée de personnes. Or l’impôt doit éviter de frapper les personnes et surtout s’abstenir absolument de frapper une classe particulière de personnes.

D’une manière générale, l’impôt sur les personnes, c’est-à-dire la capitation, est condamnée par tous les économistes: elle disparaît, du reste, de tous les pays, et la Russie, qui en conservait les derniers vestiges, vient de l’abolir à dater de 1887. L’impôt régulier atteint les valeurs, les valeurs en capital ou en revenu, proportionnellement à leur quotité : il s’adapte à des choses réelles, tangibles, susceptibles d’évaluation et il leur demande une part proportionnelle à cette valeur.

L’impôt, lorsqu’il s’écarte de ces règles générales en taxant les personnes et, bien plus, une classe déterminée de personnes, ne repose plus, évidemment, sur la base fiscale. Dans sa conception régulière, il doit avoir pour unique objet de procurer au Trésor l’argent nécessaire aux dépenses publiques. Or, dans le cas présent, il poursuit incontestablement un autre but, avec une partialité regrettable. On veut en faire l’instrument de combinaisons d’un autre ordre, combinaisons que, dès à présent, chacun de nous doit entrevoir avec méfiance, puisqu’elles n’osent pas affronter le grand jour et qu’elles empruntent le manteau de l’impôt pour se rendre acceptables.

On veut, en effet, exclure du territoire, proscrire une classe déterminée de personnes, les étrangers. Eh bien ! au point de vue économique, cette proposition est aussi irrégulière qu’au point de vue fiscal.

Pourquoi, en effet, ces étrangers sont-ils venus chez nous ? Uniquement pour remplir nos vides, pour combler nos lacunes. Il en existe chez tous les peuples. Mais, si notre population était absolument compacte, elle se serait, d’elle-même, opposée à la pénétration des étrangers.

Or notre population n’est rien moins que compacte. Dans son total, d’abord, elle demeure stationnaire. La natalité va en diminuant et parvient à peine à compenser les décès. Sans l’afflux des étrangers, nous aurions vu le nombre de nos habitants se réduire de recensement en recensement. Il n’est donc pas étonnant déjà que le déficit général de notre population ait provoqué une certaine invasion d’étrangers, que nous ayons cédé sous la pression de nos voisins, faute de leur opposer une suffisante résistance numérique.

Mais il ne faut pas seulement parler du nombre. Les étrangers viennent encore combler des lacunes d’un autre ordre. Beaucoup parmi eux possèdent certaines supériorités d’art, d’habileté manuelle ou de force physique. Ainsi, par exemple, lorsqu’il s’agit de descendre sous l’eau en scaphandre, ou de monter sur des échafaudages élevés, même de balayer les rues au petit jour, il paraît que nos nationaux ne contestent guère la préférence accordée aux étrangers. Dans certains arts de moulage, de peinture, de travaux en plâtre ou en albâtre, de taille des pierres, etc., la prééminence des étrangers soulève encore généralement peu de discussions.

De même, lorsque, au moment des moissons, les ouvriers agricoles de la Belgique arrivent, la faux sur le dos, nous prêter leur concours, personne ne songe à s’opposer à l’invasion de ces étrangers qui suppléent si opportunément au manque de bras dans nos campagnes.

Enfin beaucoup d’ouvriers étrangers apportent en France une supériorité de force physique ou de sobriété qui leur permet de travailler plus longtemps pour le même prix ou même pour un salaire moindre. C’est à l’encontre de ces derniers que les colères s’éveillent et que l’antagonisme surgit. Ils viennent, en effet, concurrencer l’ouvrier français dans son propre domaine et lui causer des souffrances que nous sommes tous d’accord pour déplorer. Mais, au fond, de quoi s’agit-il ? De l’introduction en France d’une force qui travaille longtemps et à bon marché, qui tend à réduire la hausse exagérée des salaires et qui, par conséquent, tend à compenser encore une de nos infériorités sociales.

À quelque point de vue que nous considérions les étrangers en France, nous reconnaîtrons toujours qu’ils y ont été attirés par nos lacunes et nos insuffisances, qu’ils ont pénétré dans nos vides et dans nos anfractuosités. La loi naturelle de l’équilibre le veut ainsi.

S’ils comblent nos vides, s’ils remplissent nos lacunes, ils sont donc pour nous un renfort nécessaire et, par conséquent, nous n’avons pas intérêt à les repousser.

À la fin du XVIIIsiècle, lorsque la France, sous l’inspiration des disciples de Turgot, s’apprêtait à conclure le traité de commerce de 1786, tout l’effort de nos gouvernants tendait à recruter des ouvriers étrangers, à les embaucher pour la France et à les y retenir. M. de Vergennes écrivait à notre ambassadeur à Londres de s’employer dans ce but.

Inversement, une association de fabricants anglais s’était formée pour rapatrier leurs nationaux. Les archives des affaires étrangères contiennent une liasse de correspondance diplomatique relative à l’action de cette association sur des ouvriers anglais employés à la cristallerie de Saint-Cloud. Ceux-ci, rappelés à prix d’argent dans leur pays, voulurent quitter l’établissement français où ils s’étaient engagés. La police française les rechercha, les força de continuer leur travail, malgré les réclamations du secrétaire de l’ambassade anglaise. Le roi Louis XVI dut juger lui-même l’affaire. On considérait ainsi officiellement, à cette fin du XVIsiècle, la présence des étrangers comme un avantage pour le pays.

Du reste, peu de temps après, un vote de l’Assemblée constituante confirma ces idées, en y ajoutant l’expression des sentiments de fraternité auxquels personne ne saurait demeurer indifférent. Il s’agissait d’abolir d’une manière complète et définitive les droits d’aubaine, établis contre les étrangers et déjà partiellement supprimés par différents traités. Les considérants du décret proclament « que ce droit d’aubaine est contraire aux principes de fraternité qui doivent lier tous les hommes, quels que soient leur pays et leur gouvernement …. et que la France libre doit ouvrir son sein à tous les peuples de la terre, en les invitant à jouir, sous un gouvernement libre, des droits sacrés et inaliénables de l’humanité ! » (Décret adopté à l’unanimité le 6 août 1790).

Combien les mesures projetées aujourd’hui contre les étrangers paraissent mesquines en présence des grands sentiments si bien exprimés par l’Assemblée constituante de 1790 !

Au point de vue économique et social, les seuls que nous voulions considérer ici, conclut M. Stourm, ces mesures constituent une violation des principes et deviendraient dès lors, par une conséquence nécessaire de leur irrégularité, dommageables pour le pays.

M. Frédéric Passy, s’en tenant exclusivement à ce qui concerne les ouvriers étrangers, fait remarquer d’abord combien, au point de vue supérieur de la morale, de la philosophie et du droit, au point de vue de ces sentiments de respect mutuel, de solidarité et de fraternité humaine qui ont été l’honneur des hommes de 1789 et, avant eux, de nos pères les économistes, ces mesures restrictives de la liberté naturelle sont rétrogrades et inconciliables avec cette Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont on a la prétention de célébrer demain le centenaire.

Au point de vue politique, elles ne lui paraissent pas moins fâcheuses et condamnables. À supposer, ce qui semble contestable, qu’elles ne soient pas interdites par le droit des gens et par les traités qui lient les unes à l’égard des autres la plupart des nations civilisées, il est manifeste que ces mesures, quelque forme qu’elles affectent, ne peuvent être que des causes d’irritation et d’animosité de nature à troubler les bonnes relations des gouvernements. Dans l’état où se trouve déjà l’Europe, la prudence la plus vulgaire commande à cet égard la plus grande circonspection.

Au point de vue économique proprement dit, c’est-à-dire au point de vue industriel et commercial, au point de vue du travail intérieur lui-même et des salaires, les inconvénients ne sont pas moindres. S’il y a beaucoup d’étrangers en France, il y a des Français à l’étranger. Frapper les uns, c’est s’exposer par réciprocité, c’est-à-dire par représailles, à voir frapper les autres. Or, s’ils sont moins nombreux, si, au lieu de 1 100 000ou 1 200 000, on n’en compte que 400 000ou 500 000 peut-être, l’intérêt n’est pas pour cela moins sérieux et moins considérable : tel ingénieur, tel grand industriel, tel notable commerçant établi hors de France, représente à lui seul une valeur productive ou une valeur morale, une somme d’influence équivalente à celle de plusieurs centaines de terrassiers ou de moissonneurs et entretient par les relations dont il est le centre et par les opérations qu’il dirige, un courant d’affaires qui fournit à des milliers de ses concitoyens l’aliment principal de leur activité. Il est, de plus, un des agents de la conservation ou du développement de cette influence de la patrie au dehors qui n’est pas seulement un honneur mais une force et qu’à ce double titre, nous ne saurions nous exposer à voir amoindrir.

En outre, ne doit-on pas craindre de contrarier cette division naturelle du travail qui, en répartissant les tâches suivant les aptitudes, tend à mettre les diverses catégories de travailleurs à leur véritable place et à proportionner les rétributions aux services ? Il s’opère dans le monde économique, sous l’empire de la liberté, mais sous l’empire de la liberté seule, un mouvement d’appel de proche en proche, qui, à mesure que certaines situations sont désertées comme insuffisantes par ceux qui les occupaient, les fait remplir par de nouveaux venus pour lesquels elles constituent une amélioration. Lorsque, sous le prétexte de protéger le travail national contre la concurrence étrangère on décrète l’exclusion soit des ouvriers, soit des matériaux ou des produits du dehors, on décrète du même coup, si cette exclusion a quelque efficacité, le renchérissement des opérations auxquelles elle s’applique et l’on frappe les nationaux soit comme consommateurs dans leurs dépenses privées, soit comme contribuables dans les dépenses publiques. On fait retomber ainsi sur eux la taxe que l’on a cru frapper sur les autres.

Dans un mémoire lu à la section économique du Congrès des Sociétés savantes par l’un des délégués de Marseille et relatif à l’influence des ouvriers étrangers sur les industries de cette grande ville, l’auteur établissait à l’évidence que, bien loin d’être pour ces industries et pour les ouvriers français qu’elles emploient un inconvénient ou un danger, la présence de ces auxiliaires étrangers est au contraire, dans la grande majorité des cas, un secours et parfois une nécessité. Il faisait toutefois, et avec raison, à ce qu’il semble, quelques réserves au point de vue de la police et de l’assistance, estimant que, sans manquer de libéralisme et sans encourir le reproche de repousser du marché du travail les bras qui s’y présentent, on pourrait, en se renseignant plus exactement sur les antécédents et la moralité de ces immigrants, en les astreignant, comme les indigènes d’ailleurs, à établir leur état-civil et, au besoin, leur casier judiciaire, éviter, en partie au moins, de faire de nos grandes villes le refuge des malfaiteurs et des indigents de profession qui en troublent sans compensation la tranquillité et en épuisent les finances. Sur ce point, assurément il y a quelques précautions à prendre.

Il semble aussi, et à cet égard M. Passy avoue qu’il reste quelques doutes dans son esprit, qu’il y ait quelque chose de fondé dans les réclamations relatives à l’inégalité de situation provenant de l’absence de service militaire et que quelques compensations puissent être à chercher pour faire disparaître ou réduire cette inégalité.

Sauf ces réserves. M. Passy, comme ses collègues, se prononce donc sans hésitation contre toute idée d’écarter artificiellement l’immigration des étrangers. Il reconnaît cependant que les réclamations des ouvriers qui demandent une protection en faveur de leurs salaires peuvent paraître jusqu’à un certain point justifiées par toutes les mesures protectionnistes dont ils voient profiter tant de branches de notre industrie.

M. Fr. Passy rappelle enfin comment, autrefois, on défendait d’exporter les produits et les hommes, considérant comme perdu pour la nation tout ce qui sortait de ses frontières. Aujourd’hui, on s’ingénie à provoquer par tous les moyens possibles et à quelque prix que ce soit la sortie des produits et l’expatriation des hommes. Autrefois, l’on considérait comme un gain toute augmentation de population industrieuse, de quelque région qu’elle vînt. Et non seulement l’on appelait par des primes et des faveurs les ouvriers étrangers, mais on les retenait au besoin de force, comme le prouve une lettre de Colbert à l’archevêque de Lyon, par laquelle il lui enjoint de faire arrêter et enfermer à Pierre-Encize jusqu’à nouvel ordre des ouvriers vénitiens qui, venus en France sur la foi d’un engagement officiel, croyaient, leur temps accompli et leurs obligations remplies, pouvoir s’en retourner librement dans leur pays. Ni l’une ni l’autre de ces doctrines, dit M. Passy, n’est avouable ni au point de vue moral, ni au point de vue politique, ni au point de vue économique. Il n’est pas plus sage ni plus permis de susciter artificiellement, aux frais du public, des immigrations d’ouvriers étrangers dans le but de déprimer les salaires et de faciliter aux chefs d’industrie le recrutement de leur personnel, que de mettre des obstacles à l’emploi des ouvriers étrangers dans le but de contrarier l’offre de travail et de favoriser artificiellement le maintien ou l’élévation des salaires.

M. Turquan présente une observation au sujet de l’importance attribuée par quelques personnes à l’immigration étrangère au point de vue de l’augmentation de notre population.

M. Turquan pense que, si la natalité française, déjà très faible, tend à diminuer encore, il est excessif de dire que l’augmentation de la population n’est désormais due qu’à l’immigration étrangère. Pendant la période qui a séparé les deux derniers dénombrements, on a constaté un accroissement de 550 000 habitants, sur lesquels 375 000 proviennent de l’excédent des naissances sur les décès ; le reste, soit 170 000 habitants, est venu de l’étranger.

D’autre part, le nombre des naturalisés s’accroît sans cesse : c’est ainsi que l’on compte, en 1872, 15 000 naturalisés, puis 35 000 en 1876, 77 000 en 1881 et 104 000 en 1886.

Il faut s’applaudir d’une pareille constatation, qui indique une tendance qu’on ne saurait trop encourager. Le moment est donc mal choisi pour parler d’une taxe à imposer aux étrangers ; il faudrait au contraire faciliter le plus possible la naturalisation et, pour y arriver, accueillir à bras ouverts les étrangers, les encourager à se fixer chez nous.

Les étrangers domiciliés depuis longtemps en France, et surtout ceux qui sont nés chez nous, sont très nombreux : ils ne sont pas moins de 500 000, et, dans certains départements du Nord et de l’Est, la proportion des étrangers nés en France varie, par rapport à leur total, entre 30 et 60%. Il y a donc là un indice de fixité qui serait de bon augure pour une naturalisation éventuelle, pour une assimilation complète.

Enfin, dit M. Turquan, il faut considérer que les étrangers qui ne sont pas nés en France et qui sont plus nombreux encore arrivent chez nous à l’état d’adultes, avec un métier dans la main ou avec des capitaux à dépenser. S’ils sont riches, ils consomment beaucoup ; s’ils sont pauvres, ils travaillent et produisent plus qu’ils ne consomment. Arrivant à l’âge adulte, ces étrangers représentent, au point de vue économique, un capital social fort appréciable, puisque leur enfance, période de dépenses improductives, s’est passée au dehors. Il y a donc double avantage à accepter cette immigration et à l’encourager.

M. Cheysson ne croit pas avoir à revenir sur l’avantage de pratiquer la politique ouverte vis-à-vis des étrangers ; il voudrait seulement montrer en quelques mots ce qu’il y a de fondé ou de spécieux dans la thèse si bien et si justement combattue par les orateurs précédents.

L’argument le plus sonore que puissent employer à l’appui de la taxe sur les étrangers, les avocats des revendications populaires, c’est celui qu’ont exploité avec tant de succès les défenseurs bruyants de l’agriculture : l’égalité dans la protection. La main-d’œuvre réclame les mêmes faveurs que le capital. De quel droit les lui refuser ? Comment faire subir à l’ouvrier, comme consommateur, les charges de la protection, et lui en dénier le bénéfice, comme producteur de travail et de travail national » ? L’argument est sans réplique, adressé aux protectionnistes ; mais il n’embarrasse pas les économistes, qui, à la devise : l’égalité dans la protection, opposent celle de l’égalité dans la liberté.

Pour justifier la taxe, on allègue encore que, si l’étranger domicilié en France supporte nos impôts, il échappe au plus lourd de tous : l’impôt du sang, et l’on insiste sur le spectacle en effet choquant de ces jeunes gens de toutes classes qui jouissent des bienfaits de notre hospitalité et se prévalent de leur nationalité pour se soustraire vis-à-vis de nous à leur devoir militaire, sans l’accomplir davantage vis-à-vis de leur pays d’origine. Le grief est fondé et appelle des mesures pour corriger ces inégalités de situation et mettre un terme à ces calculs d’un patriotisme peu raffiné.

Il n’est pas plus admissible que nous entretenions aux frais du contribuable français l’indigent dont nos voisins se déchargent à notre détriment. À Paris, par exemple, plus de 10 000 indigents étrangers, dont le tiers au moins d’Allemands, sont inscrits au budget de l’Assistance publique. Il y a des précautions à prendre contre ces parasites, qui ne nous apportent que leur misère.

Enfin, à l’appui des mesures d’ostracisme contre les étrangers, on peut encore invoquer le souci de garder intact le génie de la race, que menacerait d’altérer gravement un afflux trop abondant d’éléments étrangers. L’Australie, les États-Unis se défendent non seulement contre l’invasion chinoise, mais même contre l’immigration européenne, qui a fait en partie leur prospérité. L’immigrant est mal accueilli aux États-Unis à l’heure actuelle et souvent rapatrié aux frais des compagnies de transports : on cherche à détourner ce courant qu’on appelait autrefois. La Russie expulse les Allemands ; ceux-ci veulent germaniser la Pologne, et, hélas ! l’Alsace-Lorraine, par des mesures semblables. Partout, les peuples s’enferment chez eux avec un soin jaloux et se réservent leur propre territoire, croyant ainsi renforcer leur nationalité. En France, le pays hospitalier par excellence, l’élément étranger s’accroît treize fois plus vite que l’élément national, si bien qu’au train dont vont les choses, dans un demi siècle, sur 50 millions d’habitants, la France compterait 10 millions d’étrangers. Pourrait-elle subir une telle juxtaposition sans dommage pour son goût, son caractère, son génie propre ? Le remède à ce danger, c’est d’ouvrir la porte toute grande à la naturalisation, au lieu de l’entrebâiller avec mauvaise grâce ; c’est d’abolir les formalités gênantes, les taxes fiscales, qui refroidissent les bons vouloirs : après un siècle, cet élément étranger sera noyé dans la masse générale et la patrie ne distinguera plus entre ses enfants d’origines différentes, désormais confondus dans un même patriotisme.

La séance est levée à onze heures.

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