Nicolas Dubois, dans cet article, a le mérite d’affronter simultanément deux problème souvent tabous : 1° l’échec des libéraux et ses causes, 2° la réponse apportée par l’un des penseurs les plus connus de l’école libérale française, Gustave de Molinari. Ce texte ouvre des perspectives de recherche, il ne laissera pas indifférent, quel que soit le jugement qu’on lui porte.
Par Nicolas Dubois*
Les libéraux ne sont pas réalistes. Ils veulent réduire la taille, les inefficiences et les intrusions de l’État en lançant une attaque idéologique frontale contre : 1) les politiciens et les hauts fonctionnaires qui bénéficient directement et personnellement des largesses de l’État ; et 2) les 40% (environ) des électeurs qui veulent à tout prix être gouvernés par un État fort, paternaliste et omnipotent, soit de gauche, soit de droite.
C’est l’équivalent idéologique du Paraguay déclarant la guerre simultanément à ses deux puissants voisins, le Brésil et l’Argentine, en 1864… Le Paraguay perdit 90% de sa population masculine et 90% de son territoire.
La bonne méthode n’est pas d’engager une bataille idéologique frontale, mais de changer les règles du jeu afin que le sommet de l’État et la frange étatiste de l’électorat deviennent au mieux alliés, au pire neutres. Seulement personne n’y pense.
Ce n’est pas seulement l’erreur des libéraux français : les libéraux de tous les autres pays démocratiques développés se fourvoient de la même manière. Ce n’est pas seulement l’erreur des libéraux modernes : elle a été commise par toutes les générations de libéraux depuis le XIXème siècle. L’histoire du XIXème et du XXème siècles n’est rien d’autre que l’histoire des batailles politiques, sociales et idéologiques perdues, l’une après l’autre, par les libéraux, soit contre les nationalistes, soit contre les socialistes, jusqu’à la situation actuelle, où il reste très peu de libéraux survivants, encore moins de combattants intellectuels, et pratiquement plus de munitions non usagées.
La définition de la folie est de faire la même chose encore et encore en espérant un résultat différent. Albert Einstein
Ce qu’il faut donc, très simplement, c’est tourner les tables de manière que ce soient les politiciens et les hauts fonctionnaires eux-mêmes qui réduisent la taille et les inefficiences de l’État, et que la fraction ultra-étatiste de l’électorat laisse les autres tranquilles. Tout cela de manière démocratique. C’est possible, et c’est un libéral de l’école française du XIXème siècle, Gustave de Molinari, successeur désigné de Frédéric Bastiat, et rédacteur en chef du Journal des Économistes, qui a trouvé comment le faire.
Il suffit de propager son idée, une idée toute simple et (a posteriori) assez évidente. Une idée consensuelle qui bénéficie à tout le monde, même à ceux qui ne sont pas libéraux. Seulement voilà, c’est une idée qui n’a jamais été testée en pratique, une idée qui peut faire peur aux gens qui ne sont pas ouverts d’esprit, une idée révolutionnaire en quelque sorte. Avant de la décrire, il est important de considérer l’alternative.
TRILEMME
Si on veut instaurer un ordre libéral dans la société, il n’existe que deux méthodes : celle de Molinari, qui n’a jamais été testée, et celle qui a été réalisée en pratique par les hommes suivants :
1. Le Roi Louis XVIII a nommé le gouvernement le plus libéral de l’histoire de France, celui du général Dessolles, qui gouverna de 1818 à 1819.
2. Le généralissime Chiang Kaï-chek et son fils Chiang Ching-kuo, leaders du Kuomingtang (parti unique), ont mis Taiwan sur la voie du développement économique de 1949 à 1988. Le revenu moyen par habitant de Taiwan est aujourd’hui supérieur à celui de la France.
3. Lee Kuan Yew et son fils aîné Lee Hsien Loong ont transformé Singapour, qui en 1965 n’était qu’une ville fragile expulsée manu militari de la fédération de Malaisie, en l’un des trois pays les plus riches du monde (selon le Fonds Monétaire International).
4. Le général Augusto Pinochet, assisté des économistes américains de l’école de Chicago, a mis le Chili sur la voie économique libérale de 1973 à 1990, notamment en convertissant le système de retraite par répartition en un système de retraite par capitalisation.
5. Deng Xiaoping a pris le contrôle du Parti Communiste Chinois en 1978 et a aussitôt lancé la Chine sur la voie du développement économique en réhabilitant la propriété privée avec son fameux slogan : « Peu importe la couleur du chat, tant qu’il attrape la souris. »
6. Vladimir Putin a mis en place un taux d’imposition unique de 13% pour tous les Russes, du plus pauvre au plus riche, peu de temps après son accession au pouvoir.
7. Selon le Prince du Liechtenstein Hans-Adam II, un taux d’imposition de 6% suffit à financer les services publics, et dépasser ce chiffre est « tyrannique ».
Monarques, dictateurs de gauche ou dictateurs de droite, tous ces hommes ont réduit la taille de l’État, augmenté son efficacité et défendu les droits de propriété. Si vous voulez des exemples de politiques libérales qui ont déjà fait leurs preuves, regardez du côté des autocrates.
On peut exprimer ceci sous la forme d’un « trilemme ». Un trilemme exige de choisir au maximum deux de trois options. Une option doit donc être sacrifiée. Une vielle plaisanterie soviétique (pré-1989) illustre le trilemme: vous pouviez être membre du Parti Communiste, ou intelligent, ou honnête, mais pas les trois à la fois ! Dans notre cas, le trilemme libéral est le suivant :
1) Avoir un projet libéral qui a été testé grandeur nature
2) Avoir une stratégie gagnante
3) Rester dans le cadre démocratique
On peut avoir deux de ces trois qualités, mais pas les trois à la fois. Il faut en sacrifier une. Les libéraux français ont, jusqu’ici, sacrifié le 2), c’est-à-dire qu’ils ont adopté une stratégie perdante ; les sept autocrates énumérés ci-dessus on sacrifié le 3), c’est-à-dire les institutions démocratiques ; je propose de sacrifier le 1), c’est-à-dire d’essayer une idée nouvelle (celle de Molinari) qui peut réussir tout en restant dans le cadre démocratique.
Avant de présenter cette idée, il faut analyser le jeu démocratique actuel afin de bien comprendre quels en sont les principaux défauts.
LA DÉMOCRATIE AUJOURD’HUI
Le problème dans la démocratie telle qu’elle a été pratiquée jusqu’à maintenant est que les principaux acteurs sont incités à agir contre le bien commun. Selon les libéraux les plus naïvement idéalistes, tout le monde « devrait » agir pour le bien commun, mais en pratique l’incitation personnelle de chaque agent va dans une autre direction. L’individualisme méthodologique, une des pierres de touche de la théorie économique libérale, prédit que, les hommes n’étant pas des saints, ils vont priviliégier leur intérêt personnel à chaque fois que celui-ci diverge de l’intérêt commun. C’est pour ne pas avoir su apprécier la contradiction entre leur vision angélique de la démocratie et les fondements mêmes de leur théorie économique que les libéraux ont perdu un siècle et demi. La contradiction tue.
Considérons d’abord l’électeur, qui est le socle sur lequel repose tout l’édifice. En théorie, il « devrait » voter pour le meilleur candidat, mais en pratique comment savoir lequel c’est ? Il faut lire les programmes, écouter attentivement les discours des uns et des autres, discerner les intentions réelles cachées derrière les belles phrases, se demander ce qui est le mieux pour soi, pour la Nation, pour le court terme, pour le long terme… Il faut acquérir des rudiments de Science Politique, d’Économie et d’Histoire. Tout cela a un coût en temps, qui est une ressource rare et précieuse. Et pour quoi faire ? Pour choisir soigneusement un bulletin de vote dont la probabilité qu’il soit le bulletin qui fait basculer l’élection est infinitésimale (moins d’une chance sur un million). Alors à quoi bon ? L’ignorance en matière de politique est donc parfaitement rationnelle. Les électeurs qui se donnent quand même la peine d’aller voter choisissent leur candidat pour les raisons les plus superficielles : un tel est beau, une telle parle bien, j’aime bien sa coupe de cheveux, etc. L’agrégation de toutes ces décisions mal réfléchies ne donne pas un vainqueur bien choisi.
Une fois élu, ce vainqueur lui-même n’a aucune incitation à penser à l’avenir de la nation. Il n’est que locataire pendant un terme électoral fixé à l’avance, et son objectif est de maximiser les bénéfices qu’il retire de son passage au pouvoir. Ce ne sont pas forcément des bénéfices pécuniaires, cela peut être des voyages à l’étranger, des coups d’éclat médiatiques, des prébendes pour son entourage. Mais les décisions difficiles qu’il faudrait prendre aujourd’hui pour préparer un futur meilleur sont toujours remises aux calendes grecques.
Quant au haut fonctionnaire qui, lui, a plus de longévité que son ministre, il détient un monopole territorial de la production des services publics. Sans compétition aucune, il n’a aucune incitation à produire le meilleur service public au plus bas prix. Au contraire, son objectif est de maximiser l’empire sur lequel il règne en accroissant son budget et/ou le nombre de ses subordonnés. La satisfaction des besoins du public qu’il devrait servir n’est que toute relative, puisque c’est lui-même qui décide quels sont les besoins supposés du public qu’il va satisfaire.
Ajoutons à cela le progrès inexorable de la technique, qui s’applique à tous les domaines. En particulier, gouverner est maintenant une technique, et c’est bien pour cela qu’on appelle le haut fonctionnaire – à juste titre, d’ailleurs – un technocrate. Le technocrate va donner à son ministre, censé incarner la volonté populaire parce qu’il a gagné les élections, le choix entre deux options qui sont extrêmement proches l’une de l’autre. À l’ère de la technocratie, la marge de manœuvre du politique se réduit comme une peau de chagrin. Les gouvernements qui se succèdent, de quelque bord qu’ils soient, se ressemblent énormément dans leurs actions, même si leurs rhétoriques sont diamétralement opposées. Plus le champ de ce dont on peut discuter se rétrécit (c’est le fameux « blanc bonnet et bonnet blanc »), plus les orateurs compensent en haussant le ton afin de préserver l’illusion d’un débat démocratique vigoureux. Ils en viennent à se battre comme des chiffonniers pour des broutilles devant les caméras de télévision, alors que les grandes orientations ne sont jamais discutées.
Les techniques de la propagande et de la désinformation font aussi beaucoup de progrès. Elles deviennent plus subtiles, et il est impossible d’échapper complètement à leur emprise, même quand on est un citoyen averti.
Le résultat de tous ces dysfonctionnements systémiques qui sont inhérents à la démocratie telle qu’elle a été pratiquée jusqu’à maintenant est que le pays se traîne de crise en crise. Chaque crise donne une nouvelle gifle aux administrés, mais ne menace pas la structure du pouvoir en place, qui au contraire se renforce à chaque fois. Le conseiller en chef du président américain a eu cette phrase remarquable : « On ne doit jamais gâcher une bonne crise. »
En résumé, des technocrates en situation de monopole décident pour le peuple ce qui est bon pour lui, pendant que des pantins politiques interchangeables amusent la galerie, et que les électeurs eux-mêmes n’ont plus l’énergie de se demander à quelle sauce ils seront mangés. La promesse de la démocratie n’est pas réalisée.
Il n’y a pas de porte de sortie à l’intérieur du système. C’est comme ça que des civilisations entières peuvent péricliter brutalement. L’historien Niall Ferguson est parvenu à la conclusion que les démocraties actuelles étaient, tout autant que les empires ou les dictatures d’antan, des systèmes hautement instables et chaotiques, susceptibles d’imploser à n’importe quel moment sous l’effet d’un choc imprévisible.
L’IDÉE DE MOLINARI
La solution proposée par Gustave de Molinari en 1849 dans son livre Les Soirées de la Rue Saint-Lazare (plus précisément la Onzième Soirée), et son article « De la production de la sécurité » publié dans le Journal des Économistes du 15 février 1849 (tome 22, no. 95, pages 277-290) est à la fois très simple, très démocratique et très surprenante.
Il s’agit de donner le droit à chaque citoyen de choisir par quel gouvernement il sera administré. Molinari appelle cela « la liberté de gouvernement ». Plusieurs gouvernements coexisteraient donc sur le même territoire géographique. Mon frère pourrait dépendre d’un gouvernement A, et en même temps ma cousine pourrait dépendre d’un autre gouvernement B. Le domaine de souveraineté d’un gouvernement donné ne s’étendrait donc pas sur un territoire mais sur des personnes… Précisément les personnes qui ont choisi de se soumettre à ce gouvernment.
Du point de vue pratique, il semble qu’un petit nombre de gouvernements, de 2 à 6, serait amplement suffisant. Chaque contribuable paiera ses impôts directement au gouvernement dont il dépend. Il sera assujetti aux lois de ce gouvernement, donc il pourra être soumis à des lois différentes de celles de son voisin. Nul ne doit pouvoir échapper à l’obligation de choisir un gouvernement, sous peine de se voir de facto (et/ou de jure ?) exclu de la société humaine. On ne doit pas pouvoir changer de gouvernement comme on change de chemise : cela doit être comme changer l’école de ses enfants, comme changer d’employeur, ou comme changer de police d’assurance. Avant de prendre un nouveau gouvernement, il faudra présenter un « bon de sortie » issu par le précédent gouvernement certifiant qu’on est à jour, et qu’on a rempli toutes les obligations dues.
Les principaux avantages de la liberté de gouvernement sont :
1) Différents citoyens ont des préférences différentes en matière de politique. Et pourtant, aujourd’hui, tout le monde est logé à la même enseigne. En permettant à chaque segment de la population d’être gouverné comme il le désire, la liberté de gouvernement maximise le bien-être social.
2) Chaque politicien et chaque haut fonctionnaire sera incité par la pression compétitive à rendre son gouvernement aussi efficace que possible. En effet, les citoyens vont vite se détourner des gouvernements mal gérés pour graviter vers ceux qui produisent les meilleurs services publics au plus bas coût. Ainsi, la liberté de gouvernement incite les hauts responsables politiques et administratifs à améliorer la performance de leurs gouvernements respectifs.
3) Les citoyens qui veulent des gouvernements forts, paternalistes et coûteux (qu’ils soient de gauche ou de droite) peuvent les avoir sans les imposer à tout le monde. Il ne sert donc à rien de convaincre ces gens-là qu’ils ont tort et d’essayer de les transformer en libéraux – ce qui est d’ailleurs impossible. La liberté de gouvernement neutralise cette source d’opposition massive en lui donnant exactement ce qu’elle veut.
4) La liberté de gouvernement est parfaitement démocratique, puisque chaque citoyen a un mot à dire dans la manière dont il est gouverné.
5) Avec la liberté de gouvernement, chaque citoyen va prendre très au sérieux le choix de son gouvernement, et peser soigneusement le pour et le contre, parce qu’il sait qu’il s’engage pour un certain temps, et qu’il subira personnellement les conséquences – bonnes ou mauvaises – de son choix. La liberté de gouvernement stimulera donc un intérêt renouvelé et moins superficiel pour la chose politique parmi la population.
6) Chaque gouvernement sera obligé de penser au long terme, s’il veut survivre. Par exemple, toutes choses égales par ailleurs, les citoyens préfèreront un gouvernement sans dettes qu’un gouvernement avec dettes, parce qu’ils ne veulent pas que leurs impôts servent à rembourser le coût de services publics qui ont été consommés par leurs prédécesseurs. La seule exception est quand les dettes ont servi à investir dans une infrastructure permettant de produire des services publics de qualité supérieure conférant un avantage comparatif au gouvernement endetté. Ainsi, emprunter pour investir dans des projets bénéfiques à long terme sera encouragé par la liberté de gouvernement, mais emprunter pour distribuer « du pain et des jeux » sera sévèrement puni.
7) Le système politique sera plus stable parce qu’il y aura plus de diversité dans l’offre gouvernementale. À l’heure actuelle, un gouvernement qui récolte 51% des suffrages doit faire des compromis de manière à ne pas trop irriter les autres 49%. Avec la liberté de gouvernement, il n’aura qu’à satisfaire les gens qui pensent comme lui, sans négocier avec les autres, qui auront leurs propres gouvernements. Qui dit plus de diversité dit plus de staibilité. À chaque fois qu’un gouvernement plus visionnaire que les autres découvrira quelque chose qui marche, les citoyens se repositionneront, et les autres gouvernements s’empresseront d’intégrer l’innovation à leur programme.
La liberté de gouvernement n’est pas vraiment une idée libérale au sens classique du terme. La preuve en est que, lorsque Gustave de Molinari défendit l’idée selon laquelle « le gouvernement peut être soumis au principe de la libre concurrence » devant la Société des Économistes le 10 octobre 1849, tous les grands libéraux classiques qui étaient présents : Frédéric Bastiat, Charles Coquelin et Charles Dunoyer, pour ne citer que les plus connus, tombèrent d’accord pour rejeter catégoriquement cette idée.
La liberté de gouvernement n’est pas plus libérale qu’elle n’est « socialiste » ou « de droite », puisqu’elle permet en même temps aux libéraux d’être sous un gouvernement libéral, aux socialistes d’être sous un gouvernement socialiste, et aux gens de droite d’être sous un gouvernement de droite. Elle est au-dessus. Elle est « libérale », si l’on veut, au sens où la citation de Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayiez le droit de le dire », était libérale. En effet, la liberté de gouvernement dit : « Je ne suis pas d’accord avec la manière dont vous voulez être gouverné, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous puissiez être gouverné ainsi. » C’est presque la même chose. La célèbre citation de Voltaire n’est plus vraiment associée au libéralisme tel qu’on l’entend actuellement, parce qu’elle a été intégrée à l’acquis démocratique de base auquel tous les citoyens souscrivent, indépendamment de leur orientation politique. Par extension, la liberté de gouvernement est une idée fondamentalement consensuelle, contrairement aux idées libérales classiques. Ce qui lui donne une portée et un potentiel énormes.
Dans le cadre de la liberté de gouvernement, on peut même réduire la pensée libérale classique à une assertion, qui est : « Entre les 3, 4 ou 5 gouvernements qui seront en compétition, c’est le gouvernement le plus libéral qui attirera le plus de monde. » Peut-être… Peut-être pas ? Les gens acceptent souvent des impôts élevés quand les services publics qu’ils reçoivent en retour sont à la hauteur. Quoi qu’il en soit, c’est mettre la charrue avant les bœufs que de se préoccuper de ces choses-là. Il faut d’abord conquérir la liberté de gouvernement afin de lancer la compétition, avant de songer à la meilleure manière de gérer un gouvernement soumis à une pression compétitive.
OBJECTIONS
Une objection courante contre la liberté de gouvernement est que l’idée d’avoir deux voisins soumis à des lois différentes est répugnante et impraticable. Or rien n’est plus faux. C’était l’état normal des choses en Europe entre l’effondrement de l’Empire Romain et le traité de Westphalie (1648) qui instaura l’État-Nation. Coïncidence ou causalité, c’est aussi la période où la civilisation européenne rattrapa et dépassa la civilisation chinoise, qui était pourtant bien plus avancée au départ. Il n’était pas rare pendant cette période de voir cinq hommes marchant côte à côte dans la rue, ou discutant ensemble, chacun soumis à une loi différente. Cela ne posait strictement aucun problème, ni légal, ni pratique. On voit quelques reliquats de ce système de loi personnelle dans notre monde actuel, où les ambassadeurs bénéficient de l’extra-territorialité, mais néanmoins arrivent à régler leurs différends avec les autorités locales et les citoyens du pays d’accueil de manière ordonnée et pacifique.
En ce sens, l’équation « un territoire = une loi », si familière qu’il paraît presque impossible d’imaginer une alternative, n’est que le plus grand succès des monarchies, celui qu’elles ont arraché au sommet de leur gloire, au prix de 30 ans de guerre, de sang et de feu (1618-1648). Cet héritage que les monarques nous ont laissé, juste avant d’être balayés par les droits de l’homme et le suffrage universel, est un héritage empoisonné. Pourquoi la Révolution Française ne l’a-t-elle pas renié comme elle a renié tant d’autres héritages ? Par manque d’imagination, ou pour d’autres motifs peut-être moins avouables ? Toujours est-il qu’il incombe à notre génération de mener la révolution démocratique à son terme.
Une autre objection contre la liberté de gouvernement est que les gouvernements ne collaboreraient pas entre eux. Or ça sera exactement comme dans le monde actuel. Les gouvernements collaborent toujours entre eux quand ça les arrange. Ils échangent des informations policières (Interpol), forment des coalitions militaires pour libérer un pays injustement envahi (guerre du Koweït), ou mettent en commun leurs ressources financières pour financer des projets éducatifs, scientifiques et culturels (UNESCO). Le même degré de coopération inter-gouvernementale prévaudra quand la liberté de gouvernement aura été instaurée.
La plus grande objection, c’est celle qui a été fusé de tous côtés en 1849 :
– « M. de Molinari s’est laissé égarer par des illusions de logique »
– « Votre logique vous conduit à des rêves dignes de Charenton [asile des fous]. »
– « Conclusions utopiques… »
– « Voilà, en vérité, une solution bien singulière du problème du gouvernement ! »
Cette objection est que la liberté de gouvernement n’a jamais été testée, va a l’encontre du sens commun, et ouvre une boîte de Pandore de difficultés qui paraissent a priori insurmontables. Or il faut se défier de telles réactions épidermiques. Elles tétanisent de peur. Elles paralysent la réflexion. Elles empêchent d’aller de l’avant.
Elles produisent des rationalisations a posteriori qui font défendre mordicus la position antagoniste, non parce qu’on a pesé calmement, posément et logiquement le pour et le contre, mais parce qu’on veut gagner à tout prix le débat afin de faire taire cette incertitude existentielle qui taraude. Eh bien je dis : embrassez vos incertitudes ! Qu’elles vous donnent la volonté et l’énergie d’aller plus loin ! Osez rêver, imaginer et réfléchir ! Inventez le monde nouveau – votre monde. Vous n’avez pas été destinés par la Nature à rester des moutons toute votre vie. Vous n’obéissez pas servilement aux schémas sclérosés qu’on vous a ressassés depuis votre plus tendre enfance.
Demandez-vous si la liberté de gouvernement est conforme, ou compatible, avec votre idéal personnel. Ne vous demandez pas comment faire la transition. Ne vous demandez pas comment ça fonctionnera une fois que ça sera en place. Mais : « est-ce un bon objectif ? » Un objectif plus attractif que les autres.
Quelqu’un, un jour, inventera une théorie de la transition. Et d’autres, plus tard, le feront fonctionner en pratique. Il y a tellement de paramètres, la société humaine est une entité tellement complexe, qu’on ne peut pas, et on ne doit pas, répondre à toutes ces questions trop tôt. Il faut laisser l’humanité libre écrire sa propre histoire. Mais on peut – et on doit – lui montrer l’image d’un monde meilleur : ce monde où les gouvernements sont libres.
CONCLUSION
Ceux qui sont intéressés par la liberté de gouvernement doivent en parler autour d’eux. Quand ils auront su trouver les mots qui touchent leurs proches, qu’ils partagent leur expérience avec le reste de la communauté. Les moyens technologiques modernes permettent à de tels échanges de prendre place beaucoup plus facilement qu’avant. Il faut en profiter pour créer un véritable mouvement auto-organisé autour de la liberté de gouvernement, afin que cette idée se répande comme une traînée de poudre. L’avenir des sociétés développées et démocratiques, et votre avenir personnel, en dépendent.
*Auteur : Après des études d’ingénieur en France, Nicolas Dubois a reçu une formation d’économiste aux États-Unis. Il partage sa carrière entre le secteur public (enseignement) et le secteur privé (banque). Il est marié avec trois enfants.
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