Oeuvres complètes de Gustave de Molinari — Volume I
Introduction
La jeunesse belge de Gustave de Molinari
Il est des auteurs célèbres dont nous savons sans crainte retracer la jeunesse, plein de cette suffisance tranquille de celui qui peut assembler à sa table une masse documentaire digne de faire juger un procès criminel. Pour d’autres, toutes les pièces envisageables, cahiers d’écolier, dissertations lycéennes, premiers essais littéraires, correspondance, sont manquantes, et c’est dans la pénombre que l’historien est contraint d’avancer.
En cherchant à étudier la jeunesse belge de Gustave de Molinari, le privilège de l’abondance documentaire nous est refusé. Si nous n’étions convaincu de l’importance du milieu familial et social dans la formation intellectuelle d’un auteur, la difficulté de la tâche pourrait nous forcer à adopter le parti commode du réductionnisme, et avec la majorité des notices biographiques consacrées à notre auteur, nous dirions ainsi qu’après une jeunesse studieuse, Gustave de Molinari, né à Liège le 3 mars 1819, partit s’établir à Paris au début des années 1840 dans le but de devenir journaliste.
La révolution de 1830. — Notre premier problème
Il serait toutefois hautement problématique d’extraire notre personnage de son milieu social pour le placer sans précaution sur une sorte de tabula rasa, quand, au même moment, une agitation historique — la révolution de 1830, par laquelle la Belgique indépendante prit naissance — amenait un redéploiement des cartes et un basculement des destins.
Cette révolution, par sa nature et par ses conséquences, possédait de quoi rendre inexplicable l’émigration subséquente de Molinari. Aussi nous fournit-elle, déjà, notre premier problème.
Ce problème vient de la difficulté à concevoir comment la Belgique nouvelle a pu apparaître repoussante à un homme dont on connaît et dont on célèbre à juste titre la contribution à la défense d’une société libre. Car cette nation, en réalisant de manière historique l’acquisition de son indépendance, n’offrait pas seulement à ses fils un destin nouveau : ses institutions étaient dignes des héritiers de la Révolution française qui les instaurèrent.
À une vie politique démocratique se joignaient désormais les avantages d’une presse libre, de la libre association, du droit de réunion, et de la liberté d’enseignement, droits nouveaux énoncés et protégés par la Constitution de 1831. Forte de ces acquis, et d’un riche héritage intellectuel libéral et démocratique, la nation belge prenait un tournant résolument moderne, que Jan Craeybeckx et Els Witte, les auteurs d’un ouvrage devenu classique sur l’histoire politique de la Belgique, décrivent comme « l’amorce de l’industrialisation et la percée de l’État libéral, parlementaire et constitutionnel », ouvrant la voie à « un nouvel État libéral au sein duquel le capitalisme pourrait se développer librement »[1].
Mais notre étonnement, devant le fait que Molinari ait fait le choix de quitter sa mère-patrie dans ces conditions historiques là, n’est que renforcé par la prise en compte de circonstances annexes, qui auraient pu le dissuader définitivement. On glissera peut-être sur le rétablissement de l’autorité religieuse en Belgique, car quoique Molinari fut un croyant assez fervent, l’adolescence éteint parfois dans le cœur la puissance d’un sentiment religieux qui se ranime plus tard. Cependant, le fait qu’au sein d’une Europe toute protectionniste, la nouvelle Belgique ait pris le parti de laisser la porte ouverte au libre-échange et à l’établissement de traités commerciaux, est un argument de poids, comme l’est celui, sur un tout autre plan, de la très forte francisation des élites et du pouvoir qui s’engageait alors par suite conjointe d’un mouvement d’idées, d’une mode, et d’une politique délibérée.
Au fond, nous ne pouvons échapper à la conclusion qu’un esprit animé d’une passion pour la liberté n’aurait pu rêver des conditions plus propices à l’épanouissement d’une vocation de défense de cet idéal, par la pensée ou par l’action. C’est ce que, du reste, l’histoire prouva d’elle-même, puisque de très nombreux intellectuels, notamment libéraux, au sens large, rejoignirent la jeune nation belge dans les années qui suivirent la révolution de 1830. Les deux historiens déjà cités rendent compte du fait en fournissant l’aveu suivant, très précieux pour notre enquête : « l’État libéral exerçait une forte attraction sur les intellectuels »[2].
Il nous reste donc à solutionner le problème posé et pour cela à creuser davantage la biographie de notre personnage, restée trop peu étudiée. Ainsi que nous le verrons, il existe une conjonction de facteurs historiques, biographiques et intellectuels qui permettent d’expliquer le choix fort du jeune Molinari.
Les notables liégeois et les officiers d’armée
La figure et la personnalité du jeune Gustave de Molinari nous seront mieux connues après un rapide examen de ses origines familiales. Nous nous intéresserons ici aux deux branches, maternelle (Poswick) et paternelle (de Molinari), qui nous paraissent pareillement distinguées, quoique l’origine de leurs mérites et grades soient, l’une judiciaire et civile, l’autre principalement militaire.
La mère de Gustave de Molinari, Marie-Lambertine-Adrienne-Philippe Poswick, née à Limbourg, près de Verviers, dans la province de Liège, le 22 juin 1786, était issue d’une famille liégeoise solidement établie et occupant les postes les plus prestigieux de l’administration judiciaire et civile de la province. Son père, grand-père maternel de Gustave de Molinari, un licencié ès lois, occupa les fonctions d’échevin de la haute justice de Limbourg, et, après une députation aux états de 1790 et le rattachement de la province de Liège à la France (1793), il servit comme administrateur et secrétaire général du département de l’Ourthe[3] puis greffier en chef de la cour supérieure de justice de Liège. Son épouse, la grand-mère maternelle de Gustave, était également issue d’une famille distinguée, puisqu’elle était fille d’un seigneur de Goé et de Hougarde[4], directeur général des postes impériales dans la principauté de Liège.
Les mariages de la famille Poswick étaient conclus dans les milieux convenables et avec avantage. Pour ne citer qu’un exemple, l’oncle de notre économiste, et frère aîné de sa mère, un certain Pierre-Guillaume-Lambert-Eugène, né le 1er novembre 1783, fut tour à tour receveur général de la province de Liège, greffier en chef de la cour d’appel de Liège, et enfin chevalier de l’ordre de Léopold. Il épousa la fille du seigneur de Knoppenbourg[5], conseiller à la cour supérieure de justice de Cologne.
Les ancêtres de Gustave de Molinari du côté paternel se signalèrent surtout par leurs succès militaires et les grades importants qu’ils acquirent dans le service des armées. Les avancements de cette profession peuvent bien nous paraître comparativement inférieurs, mais à une époque toute marquée par les conquêtes militaires et au cours de laquelle un jeune général d’armée, Napoléon Bonaparte, pouvait, de cette extraction là, parvenir à dominer l’Europe, la position qu’occupait les Molinari était également d’importance.
Le grand-père paternel de Gustave, François-Joseph de Molinari, descendait du comte de Molinari dont les ancêtres avaient quitté l’Espagne au XVIIe siècle pour la Lombardie. En 1789, au service du despote éclairé Joseph II, dont les Physiocrates français vantaient le ralliement à leur doctrine, il rejoignit les Pays-Bas, où il décida de s’établir. Il épousa Marie-Françoise Gislain (de Gordé) et son fils unique, Philippe, naquit à Bruxelles en 1792[6]. Quelques mois plus tard, capitaine au régiment de Blankenstein, hussards, au service de l’Autriche, il trouva la mort dans les combats des guerres révolutionnaires menées contre la France.
Un père anti-révolutionnaire au cœur de la révolution de 1830. — Ses démêlés avec la police.
Le père de Gustave de Molinari, premier de sa lignée à être né dans ce qui devait devenir la Belgique, mais qui n’était encore que le Royaume-Uni des Pays-Bas, montra d’abord une grande intention de persévérer dans la voie tracée par ses aïeux. Nullement refroidi par la mort de son père dans les guerres révolutionnaires, Philippe de Molinari fut très tôt attiré par le métier des armes. En 1807, âgé de quinze ans à peine, il participa aux campagnes du Sud d’Espagne comme aspirant de marine. Il fit les campagnes de 1807, 1808, 1809 et 1810.
Le 20 juin 1810, il fut fait prisonnier par les troupes françaises et intégré de force dans les régiments de Napoléon, au sein desquels il eut à combattre lors des campagnes du nord de l’Espagne puis du Rhin. Il n’obtint la libération de cet engagement qu’en octobre 1814, date à partir de laquelle, libre de revenir en Belgique, il entreprit la route vers Liège puis vers Bruxelles où, deux semaines plus tard, on le retrouve déjà nommé au grade de Lieutenant Quartier-Maître dans l’armée du roi des Pays-Bas.
Son existence ayant retrouvé une certaine stabilité, Philippe de Molinari envisagea alors de se marrier. Après en avoir obtenu l’au-torisation royale, il épousa Mlle Lambertine Poswick, dont nous avons précisé précédemment la glorieuse ascendance familiale, le 3 avril 1816, à Liège. La famille ne tarda pas à s’élargir, à un rythme régulier, avec la naissance de trois garçons et de deux filles entre 1817 et 1822. Les charges que ces nouvelles obligations faisaient peser sur lui incitèrent Philippe de Molinari à une évolution professionnelle. En octobre 1822, soit quelques semaines après la naissance de sa dernière fille, il offrit sa démission au corps militaire dont il dépendait et se prépara à une carrière plus lucrative et plus douce dans le civil. À la suite d’un imbroglio regrettable, sa démission n’ayant pas été retenue et son départ étant devenu sans motif, il fut considéré comme déserteur en l’attente d’un procès dans lequel il pourrait s’expliquer. Ledit procès eut lieu devant le Conseil de Guerre le 15 décembre 1822 et il déboucha sur sa condamnation pour crime de désertion. La belle-famille fut scandalisée par cette décision de justice. Sans attendre le réexamen de son cas, qui eut lieu l’année suivante et qui aboutit à sa réhabilitation, le beau-père, par ailleurs greffier en chef de la Cour supérieure de Liège, décida qu’il n’était plus temps pour sa fille de se compromettre davantage avec un tel individu et le 12 février 1823 on enregistra une séparation de corps et de biens.
Philippe de Molinari se rendit alors à La Haye où il reprit du service auprès du roi des Pays-Bas. Lors des évènements de 1830 il fut envoyé expressèment à Anvers en qualité d’agent secret. C’est dans ce théâtre que se déroulèrent pour lui de nouvelles aventures.
Quelques jours à peine après son arrivée à Anvers, Philippe de Molinari fut arrêté du fait de son appartenance à la mouvance contre-révolutionnaire qualifiée d’orangiste, parce qu’elle réclamait la prise de pouvoir du prince d’Orange, et qui ambitionnait d’unifier les provinces du nord et de rétablir ainsi le Royaume-Uni des Pays-Bas. [7]
À la suite d’une arrestation et d’un interrogatoire hauts en couleurs, dont le baron Chazal a raconté les détails avec malice dans un morceau de ses mémoires que nous publions en annexe de ce volume, Philippe de Molinari clama vainement son innocence. Au bout de deux heures de menaces et de promesses financières destinées à le faire parler, Charles Rogier, membre du comité central du gouvernement provisoire, perdit patience et s’époumona en invectives contre ce « traître ». Il dit alors : « Qu’on fusille ce gueux ! », mais un trait de désespoir décoché par le prévenu suffit à contrarier cette résolution. Philippe de Molinari fit valoir qu’en prenant sa tête Charles Rogier serait comptable à l’Europe entière de ce sang versé et que cet acte arbitraire souillerait à jamais sa réputation. L’argument apparut concluant et à bout de patience Rogier décida qu’on enverrait le traître à Liège, où il resterait assigné et surveillé jusqu’à nouvel ordre. Il y demeura 25 jours, avant que son astreinte et sa surveillance ne soient levées. Dès qu’il eût quitté le territoire de la nouvelle Belgique, il se dirigea vers La Haye où il s’engagea à nouveau au service du roi des Pays-Bas. Il rentra également en contact avec le prince d’Orange, alors en exil à Londres, auquel il assura à nouveau son allégeance et sa fidélité, dans des lettres d’un homme décidément courageux mais aussi incorrigible.
Après ce nouvel épisode pénible, Philippe de Molinari entreprit des voyages qui le menèrent jusqu’en Sibérie, où, avec Abel de Castel, qu’il avait rencontré à La Haye, il favorisa l’introduction de nouveaux légumes, inaugurant le lien très fort qui devait lier le nom des Molinari à la Russie, au cours des prochaines décennies. La mise à l’épreuve que constitua son périple, aller et retour, qui s’ajoutait aux duretés de la vie militaire et à quelques épisodes d’anxiété que nous avons relevés, eut un effet délétère sur sa santé ; il présenta les premiers signes d’une névralgie. L’essai successif de plusieurs remèdes, qui ne lui apportèrent que des déceptions, faillit le condamner tout à fait, lorsqu’il fit la rencontre d’un praticien de l’homéopathie, du nom d’Alphonse de Trèves, qui lui offrit la guérison ainsi qu’une nouvelle carrière, comme il devait le raconter plus tard :
« Ce n’est qu’après avoir fait une triste école des remèdes héroïques de l’allopathie, après avoir été martyrisé pendant de longues années par tout l’attirail sanglant des sangsues, vésicatoires, etc., et avoir fait religieusement, mais en vain, la fameuse cure de raisins, que l’auteur de cet ouvrage, en désespoir de cause a demandé secours à l’homœopathie. Il a promptement éprouvé les heureux effets de cette méthode curative ; c’est à la suite de sa guérison qu’il s’est enthousiasmé pour l’homœopathie, qu’il s’y est attaché et qu’il lui consacre désormais toutes ses ressources et tous ses instants. »[8]
Il se livra donc à la pratique de cette discipline nouvelle, introduite par son inventeur Samuel Hahnemann en 1796. Si aujourd’hui que cette pratique médicale nébuleuse de dilution des doses est tombée dans un dédain à peu près absolu, nous qualifierions peut-être impudemment ce médecin de charlatan, il semble qu’il s’acquit à l’époque une certaine renommée positive, qui l’amena plus tard à publier plusieurs ouvrages sur le sujet, dont ce Guide de l’homéopathiste, que nous venons de citer, livre curieux et parfois édifiant, mais qui atteste de la grande assurance avec laquelle Molinari père évoluait dans la voie qu’il s’était tracée.
Plus tard, son fils Gustave ferait usage, à plusieurs endroits de ses premières productions littéraires, d’effets de style où il jouait habilement avec les bribes de connaissances médicales qu’il avait glanées au contact de son père.
L’éducation de Gustave de Molinari à Verviers. — Sa première adhésion au socialisme
Gustave-Henri de Molinari est né à Liège le 3 mars 1819, premier fils d’une famille qui comptera cinq enfants. Outre ses sœurs Anne-Catherine-Philippe (née le 28 septembre 1817) et Marie-Anne-Henriette-Lambertine (née le 23 septembre 1822), Gustave eut deux frères jumeaux, nés le 29 mai 1821, à Liège, qui entreprirent des carrières sensiblement différentes : tandis qu’Eugène-Clément se tourna vers le métier d’avocat et devait plus tard prêter main forte à son aîné économiste et journaliste, Maximilien-Marie-Henri fut ordonné prêtre et vécut une existence reculée.
Nous avons vu comment l’engagement anti-révolutionnaire de Philippe de Molinari produisit des secousses de plus d’une sorte pour sa jeune famille. Ceci, toutefois, n’empêcha pas Gustave de recevoir une éducation soignée, à Verviers, à une vingtaine de kilomètre au sud-est de Liège. Il rejoignit d’abord le collège de Verviers, puis l’École industrielle et commerciale de la ville. Ceci permet d’expliquer quelques-unes des qualités intellectuelles du jeune journaliste qui allait venir s’installer à Paris. Vers le temps où Molinari la quitta, un inspecteur chargé de l’examen des classes littéraires porta en effet sur cette dernière école le jugement suivant :
« Cette école, largement organisée, s’est montrée à nous sous l’aspect le plus avantageux. D’après sa destination principale, j’avais présumé que les études proprement classiques seraient, si non sacrifiées, du moins fort subordonnées aux sciences mathématiques et physiques ; mais il n’en est pas ainsi. Le directeur a su faire marcher de front les deux enseignements. Il est secondé par un bon personnel de professeurs, qui se tiennent au courant de la science. Les résultats sont satisfaisants pour le latin, peut-être plus encore pour le grec, proportion gardée. Ce qui m’a surtout frappé, c’est l’étendue des connaissances historiques, dans les cours supérieurs : des élèves interrogés sur les parties les plus confuses des annales du Moyen-âge (comme l’invasion des Barbares du Nord et de l’Asie, lors de la chute de l’empire d’occident, et la conquête successive de la Grande-Bretagne par les Saxons, les Danois et les Normands), ont suivi le fil des événements, même secondaires, de cette période embrouillée, avec un aplomb rare et une netteté extrême, avec une précision de noms, de faits et de dates qui feraient honneur à un bon étudiant d’université. » [9]
Nous devons insister ici sur la richesse de connaissances historiques générales, que nous aurons l’occasion d’apprécier chez le jeune Molinari. Néanmoins, le caractère des leçons professées à l’École industrielle et commerciale ne suffit nullement à déterminer la nature de l’environnement intellectuel fourni au jeune l’élève de Verviers.
À l’époque, cette ville était le foyer d’une industrie textile parvenue à maturité et le mouvement intellectuel, porté par cette élite commerciale et industrielle, n’était guère favorable aux idées libérales. À la propagande protectionniste se joignait celle, au moins aussi vivace, du socialisme. À Liège et à Verviers bouillonnait une jeunesse proto-socialiste qui, moins radicale qu’en France, recherchait une voie pour lutter contre l’inégalité des richesses mais sans atteinte au droit de propriété. Les moyens pour y parvenir étaient des plus divers. Les premières réflexions du jeune Molinari, et notamment celle de bourses de travail, égalisant capital et travail, et qu’il affirma un jour avoir conçu à Verviers[10], s’inscrivirent dans ce cadre. Le degré avec lequel le jeune Molinari fut mêlé aux socialistes de Verviers ne nous est pas connu. Cependant, ses articles et brochures de jeunesse, publiées de façon confidentielle à Paris, et qui ont été jusqu’alors peu étudiées, nous le confirment bien : au-delà des appellations, le jeune intellectuel se rangeait alors dans le camp des critiques de la société libérale de marché.
Dès lors, compte tenu de ses aspirations littéraires et de ses dispositions intellectuelles, un départ pour Paris s’imposait. La capitale française était alors à l’avant-garde du socialisme et plus généralement de l’opposition au libéralisme. Elle ne faisait pas que produire des critiques, elle les attirait. En 1843, Karl Marx, exact contemporain de Molinari, s’y établissait aussi, rejoignant la patrie de Proudhon, Louis Blanc, Saint-Simon, Cabet, Fourier, Pecqueur et tant d’autres, dont une importante légion de Belges, qui travaillaient et vivaient en exil, et qu’on retrouverait bientôt au milieu de l’agitation révolutionnaire de 1848. Mais bien avant, entre Molinari et tous ces hommes, les chemins auraient déjà divergé, sous la pression des circonstances, des rencontres et des réflexions.
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[1] Jan Craeybeckx et Els Witte, La Belgique politique de 1830 à nos jours. Les tensions d’une démocratie bourgeoise, éditions Labor, Bruxelles, 1987, p. x ; p. 9
[2] Ibid., p. 49
[3] Cette entité administrative, formée en 1795, disparaîtra en 1814 à la chute du Premier Empire, remplacée par la province de Liège avec des contours sensiblement les mêmes.
[4] Goé était situé à proximité de Limbourg, dans la province de Liège ; Hougarde, ou Hoegaarden, se trouvait dans une enclave de la principauté de Liège, dans le duché de Brabant. — Nombre de ces dénominations et de ces entités administratives disparurent dans les évènements de la fin du XVIIIe siècle.
[5] Knoppenburg, domaine de l’actuelle commune de Raeren, à proximité de la frontière avec l’Allemagne.
[6] Philippe de Molinari fut baptisé à l’église Sainte-Gudule de Bruxelles, sa ville natale, le 25 mai 1792. Toute la famille maintint un attachement solide au christianisme, dont on trouve des traces renouvelées, dès les premiers temps, dans les écrits de notre économiste.
[7] Aucune information de ce genre n’est passée, assez naturellement, dans les notices biographiques qui furent données par les proches de Molinari, dans le Dictionnaire de l’économie politique (1854) ou dans le Journal des économistes (1912).
Gustave de Molinari lui-même s’est contenté de raconter les violences révolutionnaires de 1830 et « les émotions médiocrement agréables d’un bombardement » dans un passage de ses récits de voyages, mais sans évoquer la participation controversée de son père. Il écrit : « C’était, si j’ai bonne mémoire, au mois de novembre 1830. Les volontaires, après avoir fait triompher la Révolution à Bruxelles venaient d’entrer à Anvers ; la garnison hollandaise s’était réfugiée dans la citadelle. On avait dépavé les rues, et je crois bien avoir fourni ma petite part de besogne aux paveurs. On tiraillait dans la rue du Couvent qui aboutissait à la citadelle, et je vois encore la scène ; un volontaire en blouse bleue, dépassant ses camarades de la tête, brandissait un grand sabre de cavalerie au cri de : ‘En avant !’ Un obus éclate, tout le monde lâche pied, le volontaire au grand sabre bat lestement en retraite derrière une barricade, en criant cette fois : ‘Nous sommes trahis !’ C’est la première impression qui m’est restée de la guerre.
On finit par conclure une trêve ; mais, sur le soir, des volontaires surexcités s’avisent d’essayer la portée de leurs fusils sur une canonnière hollandaise, à l’ancre dans l’Escaut. À ces coups de fusil isolés, le commandant de la citadelle, le général Chassé, un vétéran qui avait un mauvais caractère, répond par un bombardement. Les habitants se réfugient dans les caves ; à travers les soupiraux mal fermés, on voit se projeter dans le ciel la lueur des incendies ; ce n’est bientôt plus qu’une immense coupole rouge que des points noirs traversent avec le bruit grinçant d’une pierre glissant sur un toit d’ardoises. Les femmes et les enfants récitent des prières ; au fracas des bombes et des toits qu’elles effondrent se mêlent des voix qui chantent un cantique devant la statue illuminée de la Vierge du coin de la rue.
Aux premières heures du jour, le bombardement cesse ; on se précipite hors des caves, et on va voir les incendies ; les quartiers voisins de la citadelle et les entrepôts, remplis de tonneaux d’huile et de balles de coton, sont en flammes. C’est superbe ! Nous voici devant la massive porte de l’Escaut, dont la façade a été écornée par les bombes. Des gens du voisinage se sont réfugiés dans l’intérieur : nous entrons et nous les regardons ébahis, ils ont passé la nuit à jouer aux cartes ; les enjeux sont sur la table avec les pots de bière, et ils ne peuvent pas se décider à abandonner la partie. Voilà le beau flegme flamand. » (Au Canada et aux Montagnes Rocheuses. En Russie, en Corse. À l’Exposition universelle d’Anvers. Lettres adressées au Journal des Débats, Paris, 1886, p. 295-296.)
[8] Philippe de Molinari, Guide de l’homéopathiste, indiquant les moyens de se traiter soi-même dans les maladies les plus communes en attendant la visite d’un médecin, Bruxelles, 1859, p. 126-127
[9] État de l’instruction moyenne en Belgique, 1830-1842. Rapport présenté aux chambres législatives par M. le ministre de l’intérieur, Bruxelles, 1843, p. lxxviii
[10] Discours du 17 mai 1885, Bulletin des conférences préparatoires à l’organisation d’une Bourse du travail à Bruxelles, Bruxelles, 1886, p. 70. — Voir plus loin la pièce n°5, III, 1.
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