La Guerre des Farines. Ministère de Turgot, 1775, par H. Gomont (Journal des économistes, février 1845).
LA GUERRE DES FARINES.
MINISTÈRE DE TURGOT, 1779.
Quand on étudie l’état matériel de notre pays depuis environ un demi-siècle, on voit une sorte d’équilibre se maintenir presque invariablement entre le produit des récoltes et les besoins de la consommation. La seule nouveauté de ce fait dans notre histoire le rend déjà remarquable. Il le devient encore plus si l’on pense à l’accroissement des grandes villes, à l’essor de l’industrie qui doit nécessairement enlever à l’agriculture des bras et de l’activité. Même pour les esprits les moins enthousiastes, il y aurait, il nous semble, dans cette rareté des disettes une source de réflexions toutes à l’avantage du temps présent, quelquefois trop vanté, souvent aussi trop déprécié. Malheureusement les améliorations sociales sont impuissantes contre la loi de nature qui nous rend insensibles au bien sitôt qu’il est habituel.
Selon l’opinion commune, on devrait à quelques mesures de police cette prospérité générale et soutenue. Le décret de septembre 1792, sur les magasins publics de céréales, serait, qu’on nous passe cette comparaison mythologique, la corne d’abondance de notre âge. Une simple observation suffit pour démontrer combien cette idée est fausse ; c’est que Paris, seul endroit où la loi de 1792 soit exécutée, renferme à peine dans ses greniers de quoi subvenir pendant quelques semaines à la consommation publique. Est-ce à la sécurité dont le laboureur jouit depuis trente ans qu’il faut attribuer une richesse de subsistances aussi constante ? Non, sans doute, car une des époques les plus tristement célèbres par les famines est le règne de Louis XV, pendant lequel notre territoire ne fut pas une seule fois entamé. Est-ce à une culture supérieure ? Nous ne le croyons pas ; tout semble prouver que le sol produisait jadis, relativement à la population, autant de blé qu’aujourd’hui. On doit donc reconnaître l’excellence du système commercial à présent en vigueur. La circulation des grains entièrement libre dans toute la France, le droit d’acheter accordé à chacun, l’importation et l’exportation permises en tout temps, mais, suivant l’urgence des besoins, restreintes ou encouragées par une augmentation ou une diminution de taxe, ces trois principes fondamentaux de notre législation sur les céréales concilient admirablement l’intérêt de l’agriculteur, du marchand et du consommateur.
Pour arriver au régime dont nous venons d’indiquer les éléments, il n’a pas fallu moins de temps que d’efforts. L’ancienne manutention des grains présentait en effet le plus frappant contraste avec celle de nos jours. Un commerce entravé de mille manières, les fruits du sol en quelque sorte immobilisés, voilà ce que l’on trouve en remontant dans nos annales. S’il n’eût été que le résultat du morcellement de l’administration au Moyen âge, cet état de choses eût en partie disparu devant les progrès de l’autorité royale ; mais il reposait sur l’opinion même du pays, qu’effrayait le déplacement des subsistances ; aussi devait-il longtemps repousser toute innovation. Nos anciens recueils d’arrêts sont là comme preuves d’une lutte permanente contre l’émancipation du commerce, soit extérieur, soit intérieur. Au quatorzième siècle, un édit de Philippe de Valois en atteste l’opiniâtreté par la prohibition de tout achat n’ayant pas pour objet la consommation immédiate. Sous les règnes suivants, le même principe domine toujours, et une série de mesures analogues au règlement de Philippe VI composent toute l’histoire du droit sur les céréales pendant le quatorzième et le quinzième siècle. Au seizième siècle, époque d’innovations et de progrès, on s’attend à quelque changement ; mais la doctrine des temps passés, loin de subir de réelles modifications, est consacrée par le plus grand esprit de notre magistrature, par L’Hôpital. Plusieurs lois rendues sous son influence embarrassent à la fois la circulation intérieure et l’exportation, prohibent la vente ailleurs que sur les marchés, limitent le nombre des négociants, règlent l’ordre des achats d’après la profession des acheteurs, établissent enfin un tissu d’entraves soigneusement combinées, dont une seule, l’interdiction de la vente à l’étranger, souffrit d’assez fréquentes exceptions. Ainsi, malgré la marche du temps et des idées, les traditions du Moyen âge se perpétuaient sans rien perdre de leur puissance. Cependant les faits protestaient sans relâche contre cet état de choses si religieusement maintenu. Des disettes à peu près annuelles frappaient tantôt un point de la France, tantôt un autre, souvent sévissaient même à Paris, en dépit des règlements par lesquels on tâchait d’entretenir l’abondance dans cette populeuse cité, en dépit de la richesse que la France offrait presque toujours dans son ensemble. Car c’est un fait reconnu, le grain se cultivait activement sur chaque point du territoire, et, sur quatre-vingt-dix-sept provinces, il y en avait seize dont les récoltes égalaient les besoins, soixante-trois qui pouvaient non seulement nourrir les contrées moins favorisées, mais fournir à l’étranger, dix-huit seulement où les produits étaient insuffisants. Notre patrie, comme on voit, méritait déjà l’éloge et le blâme qu’au dix-huitième siècle lui adressait un auteur anglais à propos des obstacles imposés à son commerce : « Combien serait formidable cette puissance si elle profitait des ressources que lui offrent ses productions aussi bien que ses hommes ! »
Le crédit de ces vieilles idées, si déplorables par leur résultat, dura jusqu’aux dernières années du règne de Louis XV. À cette époque de soulèvement contre l’ancien ordre social, d’explorations politiques chez les peuples limitrophes, la question du commerce des grains devint un des sujets de discussion favoris. On observa que la Hollande, pays pauvre, mais libre dans son trafic, ignorait les disettes, tandis que la Sicile, cet ancien grenier de la Grèce et de Rome, exploitée par le monopole de ses monarques, en éprouvait de fréquentes, et la polémique s’empara de ces faits et de mille autres semblables. Les encyclopédistes, tous les esprits remuants prêchèrent la liberté du commerce. La secte des économistes, Quesnay, Vincent de Gournay, Baudeau, Dupont de Nemours, Devaisnes, écrivirent livre sur livre aux applaudissements des princes de l’opinion, de Voltaire, de d’Alembert, de Condillac. Une circonstance vint encore donner à ces discussions une nouvelle activité, ce fut l’esprit d’agiotage auquel s’abandonna le gouvernement. En 1764, le contrôleur-général d’Invau, afin de grossir le produit des vingtièmes, avait mis en pratique une des idées des économistes, l’exportation ; son successeur, l’abbé Terray, l’inventeur du monopole du commerce des grains exercé par l’État, s’étudia à torturer impitoyablement l’édit de 1764 pour le faire cadrer avec ses projets financiers. « Tantôt, disent les pamphlets de l’époque, fermant les ports de certaines provinces auxquelles l’exportation était nécessaire, il y rendait le blé à vil prix et le faisait enlever par ses accapareurs ; tantôt, dans une autre province, il ouvrait les ports et y faisait monter la denrée à un taux excessif, autre source de bénéfices. » À ces alternatives de stagnations et d’exportations forcées, les nombreux ennemis du nouveau ministre attribuèrent, avec toute apparence de raison, les disettes si fréquentes alors, surtout celle qui désola le Midi en 1773. Quelle qu’ait été la cause de ces famines, le fait est que Bordeaux, Toulouse, Albi, éprouvèrent un manque absolu de subsistances, et qu’une sorte d’indignation s’éleva de tous les rangs de la société. Tandis que le peuple vociférait contre le monopole, les parlements, suivant les besoins de leurs provinces, attaquaient ou réclamaient la liberté du commerce, se lançant, pour défendre des intérêts purement locaux, dans les considérations politiques les plus élevées, les plus générales. Rien de plus curieux que le spectacle de ces corps de justice amenant, pour ainsi dire, au secours de chacun des principes opposés l’autorité de leur expérience et de leur talent. En Bretagne, pays auquel une ordonnance particulière du ministre enlevait tous ses grains, on voyait la Cour de Rennes s’élever avec acharnement contre l’exportation. En Gascogne, en Provence, le contraire avait lieu, et les parlements de ces contrées écrivaient en faveur de la liberté commerciale une suite de remontrances qui sont peut-être ce que le débat de cette question a fait naître de plus remarquable. À Paris, la magistrature montrait un singulier attachement aux anciennes coutumes. On eût dit qu’elle redoutait, en favorisant les tendances modernes, de prêter appui à ces innovations judiciaires auxquelles le collègue de l’abbé Terray, le chancelier Maupeou, devait bientôt la sacrifier.
Cette lutte du ministère contre les besoins du pays, égayée de temps en temps par les épigrammes des Parisiens, finit avec le monarque dont la faiblesse l’avait encouragée. En août 1774, Terray fut disgracié, et Turgot, son successeur, se montra aussi ennemi du monopole royal que partisan sincère de la liberté du commerce. Le 13 septembre 1774, un édit sur cette matière annonça à la France les intentions du Conseil royal. La circulation des grains à l’intérieur était autorisée d’une manière absolue, l’exportation permise lorsque les circonstances ne la rendraient pas nuisible au pays. En un mot, le célèbre conseil de l’économiste Gournay, « laissez faire, laissez passer », recevait une entière application. La meilleure partie de la classe moyenne accueillit avec une égale faveur le nouveau système et le nouveau ministre. Les philosophes, qui se donnaient pour apôtres de toute innovation, bénirent l’avènement de Sully-Turgot, comme l’appelait le chef de l’école, Voltaire, et le peuple fit de même par haine pour l’abbé Terray, sauf à revenir bientôt sur son enthousiasme. Quant aux économistes, la mise en pratique d’un système pour lequel ils luttaient depuis si longtemps fut un véritable triomphe.
Une telle allégresse était un peu naïve, un peu prématurée, et indiquait chez ces derniers beaucoup plus de bonne foi que de science de la marche des choses. L’imperfection de l’ancien système se trouvait démontrée par une épreuve de dix siècles, l’excellence du nouveau par une logique consciencieuse et habile, par le témoignage de plusieurs contrées voisines ; mais à côté de ces motifs de confiance se rencontrait plus d’une cause d’échecs. Outre la routine, loi aveugle contre laquelle la simple raison est toujours impuissante, il y avait la masse de ces intérêts secondaires qui s’alimentent des abus mêmes, et font payer à chaque changement social son tribut d’épreuves ; il y avait les désordres inséparables du premier essai d’une liberté par un peuple qui n’en a pas l’expérience ; et cependant ces écueils, essentiels à toute innovation, n’étaient pas les seuls à redouter. Il existait encore des obstacles accidentels, des difficultés de circonstance que des esprits moins préoccupés de l’infaillibilité de leurs doctrines auraient facilement prévus.
Par une sorte de fatalité, la récolte qui précéda le ministère de Turgot fut une des plus médiocres, non seulement en France, mais en Europe. Un édit royal du 24 avril 1775 proclame ce fait et annonce l’inévitable cherté du grain. En telles conjonctures, tous ceux qu’effrayait la libre circulation des blés, et le nombre en était encore grand, se hâtèrent naturellement d’acheter et d’emmagasiner. De là une première cause de rareté. Une autre plus terrible était dans les complices de l’abbé Terray qui, malgré la défaveur royale, ayant maintenu leur vieille association surnommée le pacte de famine, espéraient profiter de la liberté même du commerce pour perdre cette liberté. Maîtresse des ressources du pays sous Turgot comme sous son prédécesseur, cette bande ne devait hésiter devant aucune mesure propre à nuire à ses antagonistes ; et une multitude d’agents secondaires, jadis employés par les ministres accapareurs, maintenant, comme des soldats licenciés, à la disposition des premiers chefs venus, se tenaient tout prêts à servir leurs détestables manœuvres. Avec des circonstances aussi fâcheuses, avec une malveillance aussi puissante, comment la plaie habituelle du pays n’aurait-elle pas reparu ? Aussi, quelques mois s’étaient à peine écoulés depuis l’inauguration du nouveau ministère, quand s’annoncèrent ces troubles dont presque tous les contemporains ont parlé comme d’un fait grave, mais sans donner de détails, surtout sans bien développer les véritables sources du mal, emportés qu’ils étaient par une inévitable partialité. On devine qu’il est ici question de la célèbre guerre des farines, l’un des plus singuliers épisodes de la fin du dix-huitième siècle.
La marche de cet étrange événement semble avoir été calculée pour donner aux promesses des économistes le démenti le plus éclatant possible. De tous les points de la France aucun ne trouvait dans l’édit de 1775 une aussi large émancipation commerciale que la Bourgogne ; ce fut dans la capitale de cette province que se firent sentir les premiers effets de la disette. Vers la fin d’avril, une foule de gens de campagne, demandant du pain, envahirent Dijon, détruisirent le moulin d’un monopoleur et dévastèrent la demeure d’un conseiller accusé d’accaparement. Un mot échappé au commandant de la ville, mot semblable à celui qui plus tard coûta la vie au malheureux Foulon, ajouta encore à l’exaspération générale. Sans l’intervention de l’évêque, cette scène de pillage serait devenue une scène de meurtre. La première impression produite à la cour par ces événements sinistres n’était pas encore dissipée, quand on apprit que le désordre s’étendait d’une manière formidable, et, après avoir épouvanté les grandes cités de Flandre et de Picardie, s’avançait vers la capitale. Le caractère de ces troubles était encore plus terrible que la promptitude avec laquelle ils se propageaient. À Dijon, si l’on en juge d’après la lettre d’un témoin oculaire, les insurgés étaient des gens du pays, exaspérés par une misère réelle, et que les paroles bienveillantes d’un prélat respecté avaient calmés. Dans les villes plus rapprochées du centre, l’émeute affectait une sorte d’organisation farouche ; des troupes d’inconnus à figure sauvage grossissaient les rangs du peuple, dirigeaient ses mouvements, semblaient se faire un plaisir de défier l’autorité en annonçant le jour et l’heure où tel endroit verrait de nouveaux désordres. Tous les points environnant Paris devinrent le théâtre de leurs attroupements séditieux, de leurs tumultueuses réclamations ; mais ce fut surtout à Poissy, à Pontoise, à Saint-Germain-en-Laye, que leurs manœuvres se dirigèrent de préférence. En effet, par ces villes devaient passer les blés que le ministre faisait venir de l’étranger, et dont le besoin servait de mot de ralliement à tous ces perturbateurs. Le 2 mai, la résidence royale, Versailles, fut envahie par les mutins. Louis XVI, porté naturellement aux concessions dont l’objet était le soulagement du peuple, ordonna que le pain fût taxé à bas prix. Il ne craignit même pas de se montrer au balcon du palais, espérant par quelques mots paternels calmer cette multitude égarée. La sollicitude du prince, au lieu de ramener la populace, sembla doubler sa hardiesse. On eût dit qu’elle se plaisait à rendre son souverain témoin de ses fureurs ; et, parmi les malveillants, on remarqua un homme employé dans le service inférieur du comte d’Artois, qui, tout en vomissant les propos les plus odieux, montrait le château comme l’endroit où il fallait porter ses coups. Tout cela n’était cependant qu’un prélude aux attentats plus graves dont les campagnes encore épargnées, dont Paris enfin allaient bientôt être le théâtre.
Dans cette ville, l’état des esprits n’offrait malheureusement pas une grande garantie de tranquillité. L’enthousiasme général s’était bien refroidi depuis le jour où le peuple avait joyeusement célébré la disgrâce de l’abbé Terray. En exécutant en effigie l’ex-contrôleur-général, les Parisiens s’étaient crus délivrés à jamais, non seulement du personnage, mais encore de la disette. Aussi, on comprend quel amer désappointement avait dû accueillir le retour de ce fléau, désappointement accru d’ailleurs par une active malveillance. Les ennemis du nouveau ministre s’étaient complu en effet à augmenter l’effroi public, à dénaturer dans l’opinion des masses les actes de leurs adversaires, à réhabiliter un passé dont on oubliait déjà les inconvénients. Turgot établissait la libre circulation des grains dans l’intérieur de la France, on accréditait malignement le bruit qu’il autorisait l’exportation sans limites, on représentait le pays comme spolié dans toute son étendue par cet infâme trafic. Puis, on rappelait ces grands approvisionnements formés par l’abbé Terray dans des vues de spéculation ; après tout c’était une ressource assurée, et si le grain se vendait cher, au moins on savait où en trouver. L’esprit religieux venait encore ajouter à ces défiances, chose inévitable à une époque où la société tout entière se trouvait partagée en philosophes et en croyants. Turgot passait pour ami des premiers, comment certains membres du clergé n’auraient-ils pas étendu à son administration l’antipathie qu’ils devaient garder pour ses liaisons et pour ses habitudes privées ? La réunion de toutes ces circonstances, et de bien d’autres qui échappent à l’histoire, devait disposer nombre de personnes sinon à prêter main-forte aux perturbateurs, du moins à les excuser. Aussi, lorsque ceux-ci entrèrent dans la capitale, ils trouvèrent, outre une populace prête à seconder leurs vues, un peuple mal disposé pour l’administration. Dans la classe riche, qui renfermait beaucoup d’ennemis du nouveau ministère, ennemis des deux sexes, car alors les femmes s’intéressaient vivement aux questions politiques, les désordres actuels ne manquaient pas non plus de fauteurs ; et les mutins étaient assez en estime, comme l’atteste un genre de coiffure qui devint alors fort à la mode et qu’on appelait bonnets à la révolte.
Le jour même où se manifestèrent à Paris les premiers symptômes du désordre, devait avoir lieu la cérémonie de la bénédiction des drapeaux. Plusieurs personnes étaient d’avis d’en ajourner la célébration ; mais le maréchal de Biron, commandant de la force armée, pensa qu’une semblable mesure semblerait indiquer trop de frayeur, et la cérémonie eut lieu. Cette décision désarma à peu près l’autorité, qui n’eut à ses ordres que le guet, les gardes-françaises, les gardes-suisses et les mousquetaires. Comme on ne savait pas encore quel caractère prendrait la sédition, on enjoignit à ces troupes de ne pas faire feu, de se laisser maltraiter par la populace plutôt que d’user de violence ; puis on les dirigea en grande partie sur les marchés. Les boutiques des boulangers restèrent, faute de troupes suffisantes, abandonnées à la merci de la populace. Le brigandage se concentra sur ce point. Presque toutes furent dévastées, et avec des circonstances qui jetèrent une sorte de terreur dans les esprits réfléchis. Quelques années auparavant, en 1769, il y avait eu plusieurs soulèvements causés par la rareté du grain ; l’autorité s’était même vue obligée de recourir aux moyens de répression extrêmes ; mais, au milieu de l’effervescence populaire, il avait toujours été facile de reconnaître la voix de la faim dominant celle des autres passions. Aujourd’hui, le besoin n’était évidemment pas le plus puissant mobile de la révolte. Chez cette foule d’hommes à mine suspecte, arrivés tous à la même heure par les différentes portes de Paris, il y avait comme le germe de cette fureur dévastatrice qui devait éclater quatorze ans plus tard, comme les précurseurs de ces forcenés dont l’apparition marqua tous les événements des dernières années de Louis XVI. D’infâmes placards affichés dans Paris et jusque dans les Tuileries, dit un Mémoire contemporain, attestaient les passions les plus haineuses, les projets les plus audacieusement incendiaires. Dans plusieurs de ces proclamations on ne parlait de rien moins que de livrer aux flammes le château de Versailles. Il était manifeste aussi que, parmi les déprédateurs, beaucoup avaient le dessein de répandre l’épouvante et le gaspillage plutôt que de se procurer des vivres. Un conseiller au parlement ayant offert de l’argent à une femme qui semblait en proie à la plus vive exaspération, celle-ci lui répondit avec un sourire ironique qu’elle n’en avait que faire, qu’elle en avait plus que lui. Selon certains récits du temps dont le témoignage est trop positif pour qu’on puisse entièrement le rejeter, ceux qui poussaient le peuple de Paris au pillage n’éprouvaient pas un besoin plus réel que cette femme. Si l’on ajoute à la fureur de ces misérables l’effrayante affluence d’une multitude de personnes entraînées, les unes par une déplorable curiosité, les autres par l’amour du tumulte toujours si puissant sur la classe inférieure, on comprendra que Paris dut offrir un grave sujet d’inquiétude, bien qu’en réalité la population ne fût pas complice du désordre.
Aussi à Versailles, où ces violences furent immédiatement connues, une vive anxiété s’empara de la cour. Le roi, déjà profondément affecté des scènes déplorables du 2 mai, tomba dans une sorte de mélancolie. De tels événements semblaient marquer d’une sorte de fatalité le début de son règne, et confirmer les présages sinistres auxquels les circonstances de son mariage avaient donné lieu quatre ans auparavant. Désireux de finir un mal dont il s’affligeait et s’effrayait en même temps, le monarque convoqua ses ministres à la hâte. Près de lui se trouvait déjà le nouveau contrôleur-général, tout désespéré de ces résultats d’un système auquel il était si consciencieusement dévoué. Du reste, Turgot ne se voyait pas pour la première fois aux prises avec la famine ; une grave disette avait en effet désolé le Limousin pendant qu’il l’administrait, et il avait su y remédier sans porter aucun attentat à la liberté du commerce. Aux lumières de ce sage ministre, deux hommes d’expérience et de probité, Demuy et de Malesherbes, joignirent leurs avis, et jamais peut-être conseil royal ne fut composé de gens plus purement intentionnés. On convint d’abord qu’il fallait éviter la faute commise à Versailles quelques jours auparavant, et déployer une sage fermeté. En conséquence, le prix du pain resta ce qu’il était ; on rassura les boulangers en leur donnant des factionnaires pour garder leurs boutiques ; ceux qui n’osaient pas cuire furent contraints de reprendre leurs travaux. Puis, par quelques démonstrations menaçantes, on mit en fuite cette masse de peuple dont la présence, bien qu’inoffensive, était un grand soutien pour les perturbateurs. Une fois réduits à eux-mêmes, ces derniers se trouvèrent à peu près impuissants.
Grâce à ces mesures, la tranquillité reparut dans la capitale. Mais si à Paris le pillage avait cédé au premier développement de force armée, si le désordre avait en quelque sorte avorté, il avait pris dans les campagnes environnantes un essor effrayant. C’était une guerre véritable contre les propriétaires, contre les fermiers, contre tous ceux auxquels on soupçonnait du blé, guerre qui, s’étendant chaque jour, semblait devoir mettre promptement le pays dans un complet état de dénuement. Ce fléau ayant gagné la Normandie, les principaux marchés de cette province furent dévastés ; moulins, bateaux, voitures, tout était attaqué. Les détails de ces faits sont constatés dans une circulaire adressée alors aux curés par le conseil royal. « Ce qu’il y a de plus déplorable, dit cette pièce, c’est que ces furieux ont poussé la rage jusqu’à détruire ce qu’ils avaient pillé. Il y a eu des grains et des farines jetés à la rivière. La scélératesse a été poussée jusqu’à brûler des granges pleines de blé et des fermes entières. Il semble que le but de ce complot abominable ait été de produire une véritable famine pour porter le peuple par le besoin et le désespoir aux derniers excès. » À ces inexplicables brigandages se mêlaient des faits d’une autre nature, mais non moins extraordinaires, et qui, selon les amis de Turgot, attestaient d’une manière encore plus frappante l’intervention des agents des monopoleurs. Ainsi, des inconnus à cheval portaient chez les fermiers des billets anonymes dans lesquels on leur conseillait de ne point vendre leur blé, parce que, disait-on, il devait augmenter de prix. Dans plusieurs villages on trouvait affichés de faux arrêts du conseil où l’on faisait tenir au roi un langage invraisemblable. « Le moyen employé par ces ennemis du peuple, dit le Mémoire cité plus haut, a été de l’exciter partout au pillage en affectant de paraître ses défenseurs. Pour le séduire, les uns ont osé supposer que les vues du roi étaient peu favorables au bien du peuple ; les autres, affectant plus de respect, n’ont pas craint de répandre que le roi approuvait leur conduite. Un de leurs artifices les plus adroits a été de semer la division entre les différentes classes de citoyens, d’accuser le gouvernement de favoriser les riches aux dépens des pauvres. »
En présence de faits semblables, il y avait nécessité d’en venir à des moyens extrêmes si l’on ne voulait pas voir bientôt la famine et l’insurrection bouleverser le royaume. Turgot imagina une mesure efficace, mais qui malheureusement fournit des armes aux ennemis de son administration par un trop grand étalage de rigueur. Ce fut de couvrir d’une armée tous les pays ravagés. On appela des régiments de cavalerie, d’infanterie, de carabiniers, et bientôt toute l’Ile-de-France eut l’aspect d’une contrée menacée d’invasion. Les mousquetaires noirs s’étendaient sur les rives de la Marne, les mousquetaires gris sur la Basse-Seine. Ces deux corps étaient commandés par le comte de Vaux. Les gens-d’armes et les chevau-légers, sous les ordres du marquis de Poyanne, couvraient les rives de la Haute Seine. Les gardes-françaises, les Suisses, les invalides furent chargés de la défense de la ville. Tous reçurent l’ordre de faire feu sur les attroupements et sur les mutins qui essayeraient de pénétrer par force dans les maisons ou dans les boutiques. En outre, pour assurer à la répression une marche plus prompte, l’ordonnance du roi soumit les campagnes en état de révolte à une justice prévôtale par laquelle tout contrevenant devait être jugé sans délai. Cette armée improvisée, forte de 23 000 hommes, fut confiée au maréchal de Biron, qui eut encore à sa disposition le guet, troupe ordinairement soumise à l’autorité civile, et tous les gens de la robe courte. Le noble duc, connu pour ses prétentions à la science de la discipline, se trouva très heureux d’avoir à faire, aux portes de Paris, une guerre qui lui permettrait de déployer le fruit de ses études. Aussi ouvrit-il sa campagne avec une importance propre à jeter quelque ridicule sur son expédition. La direction supérieure de ce formidable armement fut attribuée à celui qui en avait conçu l’idée et le plan, à Turgot, nommé par le roi ministre de la guerre et du département de Paris en cette partie.
Un incident vint ajouter encore aux embarras des circonstances, aux préoccupations des esprits. Jusqu’ici le Parlement était resté inactif. En effet, dès le début de l’insurrection, le roi, craignant l’activité dangereuse et mal éclairée de ce corps, l’avait prié, par lettres, de ne point se placer entre lui et son peuple. Mais le silence n’était guère dans la nature d’une compagnie qui, depuis des siècles, s’attribuait le droit d’intervenir dans toutes les questions politiques, de juger les différends du monarque avec les sujets. Elle saisit donc avidement la première occasion d’agir qui se présenta ; par malheur, elle le fit d’une manière tout à fait intempestive. Le roi avait rendu une ordonnance attribuant à la Tournelle la connaissance des attentats commis dans Paris ; le Parlement, sans prendre en considération l’urgence des conjonctures, ne vit dans la mesure royale que l’atteinte portée à sa dignité, et fit usage de son éternel moyen de résistance, du refus d’enregistrement. Puis, comme riposte à l’ordonnance dont il contestait la validité, il rendit un arrêt dans lequel s’érigeant, suivant l’usage, en mentor du trône et en protecteur du peuple, il promettait à celui-ci, de sa propre autorité, une prochaine baisse dans le prix du pain. De là indignation du conseil royal qui trouva avec raison les susceptibilités du Parlement fort déplacées et défendit la distribution de son arrêt, ordre à ce corps de se rendre à Versailles en robes noires, puis enfin, lit de justice où se déploya cet appareil de sévérité dédaigneuse toujours si blessante pour l’orgueil des magistrats. Par l’intermédiaire de son garde des sceaux, le monarque annonça l’intention de remplacer l’autorité ordinaire du Parlement par l’autorité prévôtale. Il termina en leur disant de sa propre bouche qu’il défendait toute remontrance. Le Parlement se résigna à rentrer dans l’inaction, et cette soumission indigna, dit un Mémoire du temps, les patriotes et les ennemis du despotisme. Mais c’était le sort habituel de ces compagnies de déplaire à la cour par leur résistance et à la nation par leur faiblesse.
Pendant cette lutte entre la magistrature et le pouvoir royal, l’armée du duc de Biron faisait une rude guerre aux malveillants. Le succès n’en fut pas longtemps incertain. On comprend que les déprédateurs n’avaient pas songé à tenir un seul moment devant le terrible appareil déployé par le Conseil royal. Tous les agents de troubles étrangers au pays avaient eu recours à la fuite. Quant aux paysans coupables, ils s’étaient réfugiés dans les bois voisins de leurs villages. Malgré cette retraite instantanée, une multitude d’arrestations eurent lieu, et bientôt les prisons de Paris et des villes prochaines furent encombrées de détenus ; en sorte qu’au bout de trois ou quatre jours cette dévastation, qui s’étendait comme un réseau sur toute l’Ile-de-France, se trouva radicalement réprimée.
Le mal était arrêté, restait à détruire le prétexte du désordre, à en prévenir le retour. Pour cela il fallait rappeler l’abondance, frapper les coupables encore inconnus. À cet effet, Turgot songea d’abord à rassurer les négociants par un coup d’éclat. Un nommé Planter avait eu un bateau de blé pillé, il lui fit immédiatement allouer une indemnité de 80 000 francs. Puis, sentant que sans revenir ostensiblement sur son système de liberté commerciale, il serait néanmoins à propos d’attirer de force les denrées sur certains points, ordre fut donné sous main aux fermiers de garnir les marchés et de ne pas mettre leur blé à un prix excessif. Ces moyens ne paraissant pas encore suffisants, le Conseil royal promit, par un arrêt, des gratifications aux négociants qui feraient venir des grains de l’étranger. En même temps on prenait des mesures d’une autre sorte. Les commandants, les intendants, les évêques reçurent l’injonction de se rendre à leurs résidences pour y reprendre l’exercice de leurs fonctions. Plusieurs curés de campagne, qui dans leurs sermons avaient parlé contre les ministres du roi, furent arrêtés. Enfin, soit qu’on les soupçonnât réellement, soit qu’on voulût satisfaire le public, on fit incarcérer les sieurs Saurin et Domer, connus pour avoir jadis exercé le monopole des blés.
La politique du Conseil crut devoir aller plus loin. Le supplice de quelques perturbateurs infimes parut nécessaire pour épouvanter la populace. Au nom du roi, auquel déplaisait cependant un acte de sévérité dicté par la peur plutôt que par la justice, le duc de La Vrillière gourmanda la lenteur de la cour prévôtale. Celle-ci se détermina à sacrifier deux malheureux arrêtés dans l’émeute du 3 mai. C’étaient un gazier et un perruquier chamberlan qui n’étaient pas plus coupables que tant d’autres. Les juges du Châtelet ne pouvaient se décider à prononcer l’arrêt de mort et pleuraient, dit-on, en signant la sentence. Quant aux condamnés, ils imploraient le secours du peuple, et répétaient qu’ils mouraient pour lui. Cette exécution se fit le 3 mai, avec un appareil destiné à inspirer la terreur. Il inspira plutôt une sorte d’indignation, résultat funeste dans un temps où l’esprit de la révolution minait sourdement le trône. Bientôt heureusement une amnistie royale en faveur de tous ceux qui n’avaient pas été surpris à exciter le peuple à la rébellion vint adoucir le mécontentement général. La confiance reparut dans les campagnes, les villages se repeuplèrent, les travaux reprirent leur cours. Le pays, naguère parcouru par des dévastateurs, puis ensuite par une armée, reprit l’aspect d’une contrée qui renaît au calme et au bien-être.
L’ordre une fois rétabli, la terreur et la préoccupation firent place aux conjectures bizarres, aux mystifications, aux plaisanteries, comme il arrive toujours quand des événements terribles d’abord, s’évanouissent sans grand résultat. En un mot, la comédie succéda à la tragédie. Déjà le duc de Biron avait par sa crédulité donné le branle au ridicule. D’après l’avis d’une prétendue attaque dirigée par les mutins sur la Bastille et sur l’Arsenal, ce général avait, pour ainsi dire, mis ces deux places en état de siège. À partir de cette burlesque alarme, on ne vit plus sans remarques malignes les mesures de sûreté observées pendant la nuit, la foule d’uniformes qui sillonnaient Paris en tous sens, les officiers, les aides de camp, allant soir et matin grossir la table du maréchal, auquel on avait assigné un traitement de 20 000 livres par mois et donné 40 000 livres pour les premiers frais. Une circonstance aigrit encore l’humeur railleuse des Parisiens. Ce fut l’ajournement de la représentation d’un drame et d’un opéra où la police vit des possibilités d’allusions aux derniers événements. De si graves griefs devaient enfanter quelque coup de vengeance. Suivant l’usage de nos aïeux, il éclata par un couplet qui eut grand succès à la cour parmi les ennemis du maréchal et surtout auprès de madame de Conti. Elle le chantait encore peu de temps avant sa mort. On lira peut-être avec plaisir cette pièce de vers aussi oubliée maintenant qu’en honneur alors.
Biron, tes glorieux travaux,
En dépit des cabales,
Te font passer pour un béros
Sous les piliers des halles.
De rue en rue au petit trot
Tu chasses la famine ;
Général digne de Turgot
Tu n’es qu’un Jean farine.
Les haines et les antipathies de l’époque vinrent aussi fournir des aliments à l’esprit public. Ainsi, le roi avait adressé aux curés une circulaire approuvée par l’archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, dans laquelle, après avoir loué le zèle de plusieurs d’entre eux pour calmer les esprits, il se promettait la même bonne volonté des autres, et leur exposait les causes véritables de la révolte. Quelques évêques, reconnaissant dans cette instruction l’œuvre de Turgot, s’irritèrent de ce qu’un ami des philosophes semblait prétendre leur enseigner leur devoir, et laissèrent éclater toute la violence de leur mécontentement. Le parti opposé au clergé s’empara de ce fait, l’envenima et alla jusqu’à dire que les troubles advenus étaient dus aux manœuvres de ce corps. Les économistes, entre autres l’abbé Baudeau et l’auteur qui écrivit dans la suite les Mémoires sur la vie et les ouvrages de Turgot, jetaient feu et flamme contre les agents de l’ancien système, contre Terray, contre M. de Sartines. Ils ne voulaient voir dans les faits passés qu’un complot monté par leurs adversaires, ne songeant pas que, si la disette n’avait été réelle, le peuple, celui des campagnes surtout, n’aurait pas abondé dans les suggestions des agitateurs. Sans raisons plus plausibles, d’autres les attribuèrent au prince de Conti, dont on connaissait l’opposition passionnée contre le ministère, au chancelier Maupeou, aux Anglais, aux jésuites. D’autres en accusèrent Turgot, comme l’atteste l’épigramme suivante :
Est-ce Maupeou tant abhorré
Qui nous rend le blé cher en France ?
Ou bien est-ce l’abbé Terray,
Est-ce le clergé ou la finance ?
Des jésuites est-ce vengeance
Ou de l’Anglais un tour falot ?
Non ; ce n’est point là le fin mot.
Mais voulez-vous qu’en confidence
Je vous le dise : c’est Turgot !
Le temps a vengé Turgot de cette accusation. Il a montré que son système était une source certaine d’aisance et de sécurité. Ses contemporains auraient dû se borner à l’accuser d’avoir mal choisi le moment pour rompre avec les traditions du passé. Il semble que Necker lui ait donné une leçon à ce sujet quand il dit dans son Traité sur les céréales : « Il est conforme à la sagesse de ne jamais faire une nouvelle loi sur les grains lorsqu’on prévoit que des circonstances inévitables exciteront un mouvement contraire au vœu public. Car les hommes ne prendront jamais la peine de séparer ce qui dérive des récoltes de ce qui appartient à la loi. »
H. GOMONT.
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