Frank Hollenbeck nous livre un rappel historique très instructif sur les effets de la création monétaire sur l’économie, et, particulièrement, les inégalités. Frank Hollenbeck enseigne la finance et l’économie à l’Université Internationale de Genève. Il a précédemment été Senior Economist au Département d’Etat, Chief Economist chez Caterpillar Overseas, et directeur associé d’une banque privée suisse.
Aujourd’hui, quiconque évoquant l’hyperinflation est traité comme le jeune berger qui criait au loup. Quand le loup surgira finalement, cependant, les avertissements tardifs ne permettront pas de sauver le troupeau.
La stratégie actuelle de la Réserve fédérale est apparemment d’attendre une hausse significative de l’inflation mesurée par l’indice des prix à la consommation pour agir. Pourtant, l’histoire nous apprend à traiter l’inflation comme un coup de soleil. On n’attend pas que la peau devienne rouge pour agir. On se protège avant de sortir de chez soi. Une fois que l’inflation est réellement lancée, elle devient presque impossible à contrôler, alors que la combinaison du politique et de l’économie rend irrépressible l’envie de faire marcher la planche à billet.
L’hyperinflation en France dans les années 1790 illustre la façon dont une politique monétaire inflationniste devient ingérable dans un environnement de stagnation économique et de dette, et face aux intérêts particuliers qui bénéficient de l’argent facile, et le réclament.
En 1789, la France se trouvait elle-même dans une situation de lourdes dettes et de sérieux déficits. À ce moment, la France avait les plus sûrs et les plus perspicaces esprits financiers de son temps. Le pays était totalement conscient des risques d’imprimer de la fiat monnaie [NdT, monnaie fiduciaire] puisqu’il avait fait l’expérience, juste quelques dizaines d’années auparavant, de la désastreuse bulle du Mississippi sous la direction de John Law.
La France avait appris combien il était facile d’émettre de la monnaie et combien il était presque impossible de la garder sous contrôle. Ainsi, le débat sur la première émission de papier-monnaie, connu sous le nom d’assignats, en avril 1790, a été agité, et la mesure fut adoptée uniquement parce que la nouvelle monnaie (qui rapportait 3% d’intérêts à ses détenteurs) était basée sur les biens immobiliers et les terres confisquées à l’Église et à l’aristocratie émigrée. Ces biens et ces terres représentaient presque un tiers du territoire et étaient situés sur les meilleurs emplacements.
Une fois les assignats émis, l’activité économique a connu une reprise, mais au bout de cinq mois le gouvernement français connaissait de nouveau des problèmes financiers. La première émission a été considérée comme un succès enthousiasmant, exactement comme la première émission de papier-monnaie sous John Law. Cependant, le débat sur une deuxième émission durant le mois de septembre 1790 fut encore plus chaotique car beaucoup se souvenait de la pente glissante vers l’hyperinflation. Des contraintes furent ajoutées pour satisfaire les opposants. Par exemple, une fois que le bien était acheté par un citoyen français, le paiement en monnaie devait être détruit pour retirer de la circulation la nouvelle monnaie-papier.
La seconde émission a provoqué une encore plus grande dépréciation de la monnaie, mais de nouvelles plaintes s’élevèrent selon lesquelles il n’y avait pas assez de monnaie en circulation pour les besoins des transactions. De plus, la bonne santé des caisses de l’État résultant de tout ce nouveau papier-monnaie a mené à l’exigence de tout un tas de nouveaux programmes étatiques, sages ou fous, pour le « bien du peuple ». La promesse de retirer le papier-monnaie de la circulation fut rapidement abandonnée, et différentes régions de France commencèrent, de manière indépendante, à émettre leurs propres assignats.
Les prix commencèrent à augmenter et les jérémiades réclamant plus de moyens de paiement devinrent assourdissantes. Bien que les deux premières émissions aient pratiquement échoué, les émissions supplémentaires devinrent de plus en plus faciles.
Beaucoup de Français devinrent bientôt d’éternels optimistes déclamant que l’inflation était la prospérité, comme l’ivrogne qui oublie l’inévitable gueule de bois. Bien que chaque émission commençait par améliorer l’activité économique, le bénéfice durait de moins en moins longtemps à chaque nouvelle émission. L’activité commerciale devint spasmodique : les unes après les autres, des manufactures fermaient boutique. La monnaie perdait sa fonction de réserve de valeur, rendant les décisions économiques extrêmement difficiles dans un environnement incertain. Les étrangers furent blâmés et de lourdes taxes furent levées contre les biens étrangers. Les grands centres industriels de Normandie furent fermés, précipitant un grand nombre de travailleurs dans le besoin. L’effondrement des manufactures et du commerce fut rapide, et se produisit seulement quelques mois après la deuxième émission d’assignats et fut suivi sur le même chemin par l’Autriche, la Russie, l’Amérique, et tous les autres pays qui avaient antérieurement essayé d’atteindre la prospérité sur une montagne de papier.
Les normes sociales ont également changé radicalement avec des Français qui se tournaient vers la spéculation et qui faisaient des paris financiers avec l’argent. De grandes fortunes se sont édifiées par la spéculation et par des paris financiers à l’aide d’argent emprunté. Une vaste classe endettée prit forme, spécialement dans les plus grandes villes.
Pour acheter des terres publiques, il suffisait d’un petit acompte, le reste étant payé par des versements fixes. Ces débiteurs ont rapidement vu le bénéfice d’une monnaie qui se dépréciait. L’inflation diminue la valeur réelle d’un paiement fixe. Pourquoi travailler pour vivre et prendre le risque de bâtir une affaire quand spéculer sur des titres ou de la terre pouvait apporter la richesse instantanément et sans presque aucun effort ? Ce nombre grandissant de nouveaux riches a rapidement utilisé sa nouvelle richesse pour acquérir un pouvoir politique et s’assurer que la presse à billets ne s’arrêterait jamais. Ils prirent bientôt le contrôle et la corruption devint effrénée.
Bien sûr, le blâme pour l’inflation qui s’ensuivit fut jeté sur tout et n’importe quoi, exceptée la véritable cause. Les boutiquiers et les marchands furent blâmés pour les prix plus élevés. En 1793, 200 magasins à Paris ont été pillés et les politiciens français proclamaient que « les commerçants rendaient simplement au peuple ce qu’ils leur avaient volé jusqu’à présent ». Un contrôle des prix (la « loi du maximum ») fut finalement imposé, et les pénuries devinrent bientôt courantes partout. Des tickets de rationnement furent émis pour les biens de première nécessité, comme le pain, le sucre, le savon, le bois, ou le charbon. Les commerçants risquaient leur tête s’ils envisageaient un prix supérieur au prix officiel. Le registre journalier des guillotinés mentionnait beaucoup de petits commerçants qui avaient violé la loi du maximum. Pour découvrir les biens dissimulés par les fermiers et les commerçants, un système d’espions avait été mis en place, dont les informateurs recevaient 1/3 des biens découverts. Un fermier pouvait voir sa récolte saisie s’il ne la mettait pas en vente sur le marché, et il était chanceux s’il sauvait sa peau.
Tout les prix avaient subi une énorme inflation, exceptés les salaires. Comme les manufactures fermaient, les salaires s’effondraient. Ceux qui n’avaient pas eu les moyens, la prévoyance, ou l’habileté de changer leur papier sans valeur en biens réels tombèrent dans la pauvreté. En 1797, la majeure partie de la monnaie était entre les mains de la classe laborieuse et des pauvres. Ce fut un épisode de transfert massif de la richesse réelle des pauvres vers les riches, similaire à ce qui est vécu dans les pays occidentaux aujourd’hui.
L’État français essaya d’émettre une nouvelle monnaie, appelée le mandat, mais en 1797 les deux monnaies étaient virtuellement sans valeur. Une fois que la digue fut rompue, la monnaie se déversa et enfla au-delà de tout contrôle. Comme Voltaire l’a dit une fois : « une monnaie papier, basée sur la seule confiance dans le gouvernement qui l’imprime, finit toujours par retourner à sa valeur intrinsèque, c’est-à-dire zéro ». En France, il fallu près de 40 ans pour que le capital, l’industrie, le commerce et le crédit retrouvent leurs niveaux de 1789.
C’est tout simplement impressionnant de voir la révolution française sous un angle financier. C’est à se demander si cette événement majeur est réellement à applaudir en tant que patriote français.