Par Daniil Gorbatenko
Doctorant à l’Université d’Aix-Marseille, spécialisé sur la théorie autrichienne des cycles et les questions monétaires
Le Capital au XXIe siècle, par Thomas Piketty, Paris, Seuil, 970 pages, 23,75€
Il y a un an, l’économiste français Thomas Piketty a écrit un livre, originellement en français, qui décrivait comment le capitalisme cause nécessairement l’augmentation des inégalités. Cet ouvrage a été récemment traduit en anglais et est devenu un succès immédiat auprès des lecteurs, atteignant même la première place des ventes sur Amazon. Il a également reçu des louanges de la part des commentateurs classés à gauche dans le spectre politique américain.
Ce serait aller au-delà de la portée de cette critique d’analyser la totalité ou même la plupart des arguments que donne Piketty dans le livre. Je ne traiterai pas des conséquences potentiellement néfastes que pourrait entraîner la mise en place des recommandations de Piketty, qui ont été assez bien abordées dans d’autres critiques (voir par exemple, l’article de Tyler Cowen). Je me focaliserai davantage sur la validité de l’argument principal de Piketty dans la perspective d’une théorie des processus dynamiques de marché, principalement développée par l’école autrichienne d’économie.
L’argument principal de Piketty, et qu’il appelle pour faire bref la « contradiction fondamentale du capitalisme », est que dans les périodes où l’activité économique n’est pas en déclin significatif (comme c’était le cas de la période entre 1929 et 1945), le capitalisme tend à engendrer des inégalités toujours croissantes, telles qu’elles sont mesurées par le coefficient entre la valeur totale de capital (dans laquelle Piketty inclut curieusement l’immobilier) et le revenu national (calculé comme le PIB du pays moins la dépréciation du capital plus le revenu net perçu de l’étranger). Une autre manière d’émettre la même idée est en termes d’inégalités apparemment fondamentales r > g, c’est-à-dire que le taux de rendement du capital est plus élevé que le taux de croissance économique. Le mécanisme qui est postulé pour sous-tendre ce phénomène est que dans des conditions de croissance relativement faible, le taux d’épargne tendra à être plus élevé que le taux de croissance économique.
Mais est-ce que les calculs cités par Piketty mesurent la dynamique des inégalités, et dans la mesure où ils le font, est-ce que l’augmentation des inégalités est inhérente au capitalisme ?
Le revenu national est calculé sur la base des achats actuels et des opérations de vente, où tous les montants monétaires mesurés dans les statistiques nationales changent de mains durant l’année. Ainsi, tous les produits achetés dans ces transactions sont évalués (toutefois imparfaitement) par leurs acheteurs. En même temps, le capital est défini par Piketty comme la « valeur totale, estimée aux prix du marché, de tout ce que possèdent les résidents et le gouvernement d’un pays donné à un moment donné, et ce qui peut potentiellement être échangé sur un marché » (p. 86). Au regard du calcul d’une telle valeur de marché, l’appendice technique du livre de Piketty se réfère à l’appendice de données de son étude de 2013 co-écrite avec Gabriel Zucman selon laquelle la part de capital qui est constituée par le capital dans le sens étroit (ou les biens utilisés dans la production de biens de consommation vendus sur le marché) est mesurée en fonction de la valeur de marché des capitaux propres des entreprises. Cependant, la méthode de calcul que choisit Piketty ne semble pas être décisive car les données qu’il fournit sur le coefficient entre la valeur de marché des entreprises et leur valeur comptable ne supposent pas que les stocks des entreprises des pays développés aient été systématiquement surévalués en comparaison avec les avoirs actuels (p. 189).
Une grande énigme quant aux calculs de Piketty émerge de la question de savoir pourquoi la valeur totale de richesse a évolué plus vite que le revenu national. Mettons de côté la question de l’immobilier pour un moment et focalisons-nous sur le capital dans son sens étroit.
Du point de vue de la théorie des processus de marché, le fait que la valeur totale de capital ait été augmentée se traduit par la conclusion que les prix de certains biens d’équipement ont augmenté. Ces biens d’équipement sont ceux qui ont été achetés et vendus, et l’augmentation de leur prix, en l’absence d’amortissement, signifie qu’il y a eu une augmentation de la concurrence pour ces biens d’équipement et que la plupart d’entre eux ont été réalloués. Ce qui est encore plus important, c’est le fait que l’augmentation des prix de ces biens aient systématiquement distancé la croissance du revenu national suggère qu’une grande partie du capital réalloué a été mal-investi.
Cependant, la question essentielle à laquelle conduit ce raisonnement est comment ce malinvestissement substantiel pourrait être compatible avec la croissance économique qui a été observée. C’est la question la plus importante à laquelle on doit répondre, et cela ne peut être abordé qu’à l’aide de l’approche dynamique qui analyse le marché comme un processus.
Prenons l’exemple des smartphones. Ils représentent une innovation importante qui, au sein d’une période relativement courte de temps, a rendu presque ou totalement obsolètes de nombreux autres biens de consommation et leurs composants. Il est suffisant de mentionner les exemples évidents que sont les téléphones fixes, les lecteurs MP3, les réveils, les caméras familiales et même la plupart des caméras vidéo, et les navigateurs GPS. Il est tout à fait possible de supposer qu’à travers ce processus, les smartphones ont libéré des montants substantiels de capital pour d’autres utilisations.
Cependant, les ressources qui ont ainsi été libérées ne sont pas automatiquement réallouées à de nouveaux usages. À la place, les innovateurs et les entreprises peuvent avoir des idées sur de nouveaux usages potentiels. Le processus d’innovation peut prendre des quantités considérables de temps, en particulier avec l’augmentation de la réglementation étatique qui décourage l’entrepreneuriat et l’innovation.
En même temps l’innovation initiale – dans ce cas, les smartphones – a libéré de l’argent que les consommateurs auraient dépensé sur des choses que les smartphones ont rendu obsolètes. Ainsi, il y aura une grande incitation pour les entrepreneurs à essayer de découvrir ces processus, même si cela peut être difficile. En même temps, puisque l’argent libéré aura tendance à être canalisé dans des biens d’équipement qui sont devenus plus abordables en conséquence de l’innovation initiale, les malinvestissements qui surviennent n’auront pas tendance à anéantir complètement la croissance économique. Cela sera évidemment le cas si le processus de coordination intertemporelle n’est pas déformé par la politique monétaire (ce qui est souvent le cas selon la théorie autrichienne du cycle économique) et fondé sur les crises économiques récurrentes.
Si elle est correcte, l’idée que l’excès d’augmentation de la valeur totale de capital, ainsi que calculé par Piketty, représente effectivement le malinvestissement des ressources libérées par le succès de l’innovation, jette un doute sur la thèse de Piketty que cet excès d’augmentation a engendré la croissance des inégalités. Les malinvestissements ne rendent pas les gens plus riches, après tout. Cela peut suggérer cependant que les barrières existantes à l’innovation créées par l’État doivent être minimisées.
Finalement, nous pouvons retourner à la question de l’immobilier qui est une catégorie majeure de capital selon la définition de Piketty, la valeur totale de laquelle est devenue même plus élevée que la valeur totale du capital national dans certains pays développés. Selon les données de Piketty, cela constitue presque trois cinquièmes de la valeur totale de capital de la Grande-Bretagne, par exemple, et son ratio de revenu national a grossi rapidement depuis les années 1970, et en particulier depuis 1990. En France, le ratio de la valeur totale de l’immobilier sur la valeur totale d’autres capitaux est même plus élevé – presque 2 pour 1. Aux États-Unis, la valeur totale de capital au sens étroit excède légèrement celle de l’immobilier.
Tout d’abord, du point de vue de la théorie économique, l’immobilier ne fait pas partie du capital. Les biens d’équipement sont ces biens qui sont produits et maintenus pour être utilisés dans la production d’autres biens d’équipement, ou de biens de consommation finale. Les maisons d’habitation, d’un autre côté, constituent pour la plupart des biens de consommation durable. Je dis bien pour la plupart car certaines personnes utilisent leur espace de vie pour travailler ou pour gérer leurs affaires, en faisant ainsi d’un tel espace un bien d’équipement partiel. Mais on peut douter que de tels usages génèrent une large part de la valeur de l’immobilier.
Mais le plus grand problème avec l’immobilier est l’hypothèse que la croissance excessivement rapide de sa valeur totale est le résultat des forces de marché endémiques tandis qu’il y a de sérieuses raisons de penser que cette croissance, en particulier dans les pays européens comme le Royaume-Uni et la France, a été largement causée par des réglementations restreignant l’offre, par exemple les règles de zonage. Pour illustrer, une recherche récente de Paul Cheshire conduite en Angleterre du Sud-Est a démontré que dans le comté du Surrey, davantage de terres sont dévouées aux terrains de golf plutôt qu’à l’immobilier. Ajoutons à cela d’autres facteurs comme les réglementations sur la hauteur maximale des immeubles.
Le mécanisme selon lequel la croissance des prix de l’immobilier a été provoquée par la réglementation n’est pas vraiment complexe. Bien que dans des pays comme le Royaume-Uni et la France, la croissance de la population depuis les années 1950 n’a pas été très significative, il y a eu une augmentation significative de bien-être. Il est donc bien plausible de supposer que l’augmentation du bien-être conduit à une augmentation de la demande de logements, et si l’offre immobilière est artificiellement restreinte, il n’est pas étonnant qu’on observe une augmentation significative des prix. L’augmentation des prix de l’immobilier, contribuant sans doute dans ce cas à l’augmentation des inégalités, n’est probablement pas un symptôme d’une contradiction inhérente au capitalisme, mais plutôt le symptôme d’une contradiction profonde de quelque chose qui en est l’opposé.
Mise à jour : en réfutant les thèses de Piketty (voir ici par exemple), Robert Murphy critique d’une manière très correcte Piketty qui confond la rentabilité du capital avec les rentes de location versées aux propriétaires de biens d’équipement. Dans mon article, j’ai décidé d’utiliser les termes de Piketty, parce que ma ligne de critique semble légitime indépendamment de cette terminologie.