Turgot, économiste et ministre de Louis XVI, est issu d’une longue famille d’origine normande qui s’est illustrée à travers les siècles pour son excellence dans la haute administration française.
(Oeuvres de Turgot et documents le concernant, tome I)
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II. LA FAMILLE TURGOT
Turgot parisien. — Ses diverses habitations à Paris. — Origines de sa famille. — Les seigneurs de la Bionnière. — Les seigneurs des Tourailles ; Claude Turgot et Monchrestien de Vasteville. — Les Turgot de Saint-Clair ; Marc-Antoine Turgot et la Dime Royale de Vauban. — Le rameau des Sousmont. — Michel-Étienne Turgot, Prévôt des Marchands. — Mme Turgot mère. — Les enfants du Prévôt : la duchesse de Saint-Aignan ; le Président à mortier, Michel-Jacques le Chevalier, puis marquis, Étienne-François Turgot ; la descendance de ce dernier. — Les terres ayant appartenu aux Turgot.
Turgot est né à Paris en mai 1727. Il a passé son enfance et sa jeunesse à Paris ; il y est revenu chaque année quand il fut intendant de Limoges ; il est mort à Paris. Ses restes reposent, avec ceux de son père et ceux d’autres Turgot, dans la Chapelle de l’hôpital Laënnec, autrefois l’hospice des Incurables, dont sa famille avait été la bienfaitrice. Des légendes s’étaient formées au sujet de sa sépulture ; M. Neymarck[1] les a détruites ; les recherches opérées dans la Chapelle de l’hôpital depuis la publication de son ouvrage lui ont donné pleinement raison. [2]
La maison où est né Turgot était située dans une des rues les moins fréquentées du quartier des Enfants-Rouges, la rue Portefoin. [3] C’était probablement l’hôtel entre cour et jardin que l’on voyait encore, il y a quelques années, au numéro 12, et dont le délabrement ne permettait plus guère d’apprécier l’élégance primitive. Sur l’emplacement a été édifiée une maison de rapport ayant sa façade sur la rue de Bretagne, autrefois rue de la Corderie.
Les Turgot s’étaient installés dans cet hôtel au commencement du XVIIe siècle.
Ils étaient d’antique noblesse normande, « d’une noblesse si antique et si illustre, dit Monthyon, qu’il en existait peu de pareille dans la magistrature ». Leur généalogie est régulièrement établie depuis le commencement du XVème siècle et presque complètement depuis le XIème. Ils ne s’étaient pas poussés à la Cour et aucun d’eux n’avait occupé de hautes places ; mais quelques-uns s’étaient distingués dans l’épée et dans l’église, surtout dans l’administration et dans la magistrature. Étienne Dubois de l’Estang[4] a relaté comme suit les premières traditions que l’on possède sur les ancêtres de Turgot : « Les Turgot étaient véritablement Normands au sens étymologique du mot. Comme Rollon et ses compagnons, ils étaient probablement de race scandinave et, quand ils vinrent s’établir en Bretagne, puis en Normandie, à l’époque des Croisades, ils arrivaient d’Écosse où ils étaient fixés depuis plusieurs siècles. Leur nom même paraît révéler leur origine septentrionale. » Il signifie le Dieu Thor-Got dans la langue des conquérants du Nord, a dit Condorcet.
« Des biographes complaisants ont compté au nombre des antiques illustrations de la famille un certain roi Togut qui aurait régné sur le Danemark plus de 1 000 ans avant notre ère et un pieux évêque qui fut premier ministre de Malcolm III, roi d’Écosse au commencement du XIIème siècle, et qui, après avoir conquis de son vivant une haute réputation par son savoir, son éloquence et ses vertus, fut canonisé sous le nom de Saint-Turgot. » Sa fête, d’après Du Pont de Nemours, se trouvait dans les calendriers anglais le 14 septembre et dans les écossais, le 22 octobre.
Les premiers Turgot que l’histoire connaisse, avant l’établissement d’une généalogie régulière, étaient seigneurs de la Bionnière en Bretagne. L’hôtel-Dieu de Condé-sur-Noireau aurait été fondé par l’un d’eux, Guillaume Turgot ; mais, on ne s’accorde pas sur la date de la fondation ; les uns la placent en 1281, les autres la font remonter jusqu’à 1150 et cette fondation devait être peu considérable, car il n’en reste aucune trace dans la petite ville de Condé.
« Les ancêtres de Turgot étaient comme lui-même, dit encore E. Dubois de l’Estang, des gens de mœurs simples. Ils n’attachaient qu’une médiocre importance à ces souvenirs plus ou moins légendaires et leurs papiers de famille n’affichent pas des prétentions nobiliaires exagérées. »
Le dernier seigneur de la Bionnière, Jean, épousa, vers 1445, la fille unique du seigneur des Tourailles, du vicomté de Falaise[5]. Il fut reconnu noble d’ancienne extraction et maintenu dans sa noblesse par les commissaires du roi Louis XI, députés pour le fait des francs-fiefs, le 5 juin 1473, après enquête des juges de l’élection de Falaise.
Par le mariage de Jean, le château des Tourailles passa aux Turgot. Il est toujours debout et en bon état, mais il est depuis longtemps sorti de la famille[6].
« À un quart de lieue du château, dit Étienne Dubois de l’Estang, on voyait encore, il y a quelques années, les bâtiments d’une ancienne hôtellerie à l’enseigne de Saint-Martin. Cet humble logis avait été en 1621 le théâtre d’un drame dont les deux principaux acteurs étaient Claude Turgot, gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi et Antoine de Montchrestien de Vasteville, qui en 1615 avait dédié au Roi et à la Reine-mère un gros volume intitulé Traité de l’Œconomie politique et où il était parlé de tout, même par endroits d’économie politique.
« Ce Montchrestien, fils d’un apothicaire de Falaise, était un vrai héros de roman. Poète par goût, avocat par occasion, industriel par nécessité, batailleur par tempérament, il avait composé des tragédies et des églogues, gagné des procès et conquis la main d’une de ses clientes, fabriqué des outils d’acier et peut-être de la fausse monnaie, soutenu deux duels, dont l’un, mortel à son adversaire, l’avait contraint à chercher un refuge en Angleterre.
« Puis, l’idée lui était venue de se faire huguenot. Après avoir agité le pays de Gien et de Sancerre, il s’était rendu à l’assemblée de La Rochelle et avait promis de tenter en Basse-Normandie une diversion en faveur des religionnaires.
« Pendant près de deux mois, il avait parcouru le pays, déjouant la surveillance du gouverneur, recrutant des combattants et leur donnant rendez-vous pour le 11 octobre dans la forêt d’Andaine. Le 7 au soir, il s’arrête avec ses partisans à l’auberge des Tourailles qui appartenait à Claude Turgot. Les propos qu’il tient à souper éveillent les soupçons de l’hôte qui court avertir son maître. Celui-ci rassemble à la hâte quelques hommes d’armes et vient cerner l’hôtellerie. Sommé de se faire connaître, Montchrestien déclare un faux nom et cherche à se frayer une issue par les armes. Mais, au moment où il descend dans la salle basse, il tombe frappé de deux coups de pertuisane et d’un coup de pistolet. Privée de son chef, la sédition était étouffée dans son germe.
« L’affaire fit du bruit en son temps ; Malherbe qui se trouvait à Caen en parle dans deux lettres à son ami Pioresc. Des félicitations furent adressées à Claude Turgot par le lieutenant général Matignon, par le premier Président du Parlement de Rouen, et Louis XIII lui marqua sa satisfaction par une lettre écrite de son camp devant Montauban[7].
« Il existe au château de Lantheuil un portrait malheureusement médiocre de Claude Turgot. La physionomie du personnage respire la force, la santé et la bonne humeur, et pourtant, l’un des angles du tableau porte en grosses lettres cette étrange et énigmatique inscription
« 1618. Ætatis 28. Strangulat inclusus dolor ».
M. Georges Villain, à l’occasion des fouilles opérées dans la chapelle de l’hôpital Laënnec pour retrouver les cendres de Turgot, a dressé un tableau généalogique de sa famille[8]. Il en résulte que Jean Turgot, seigneur de la Bionnière qui, par son mariage, était devenu seigneur des Tourailles, a eu, pour fils un Pierre Turgot (mort en 1508) et deux autres fils n’ayant pas eu de postérité.
Ce Pierre Turgot eut trois fils dont Guillaume Turgot, et celui-ci eut vingt-deux enfants, dont dix fils, parvenus à l’âge d’homme ; Guillaume mourut en 1541 et fut enterré dans l’église des Tourailles. Deux de ses fils acquirent quelque renommée : Louis Turgot, fut conseiller au présidial de Caen et maître des requêtes ordinaire du duc François d’Alençon en 1568 ; son frère, Turgot de Mondeville, curé des Tourailles, puis proviseur au collège d’Harcourt, mort en 1621, fut un professeur de philosophie distingué[9].
Au XVIe siècle, la famille se divisa en plusieurs branches. La branche aînée, celle des Tourailles, dont fit partie Claude Turgot, le vainqueur de Montchrestien de Vasteville, s’éteignit en 1753 par la mort du dernier mâle.
La branche cadette, celle des Turgot de Saint-Clair, se forma, après Louis Turgot, par Antoine Turgot, avocat au Parlement de Normandie, mort en février 1616. Elle compta un grand nombre de magistrats. L’aîné des fils d’Antoine, Jacques Turgot, conseiller du roi et commissaire des enquêtes à Rouen (1616), maître des requêtes (1618), conseiller d’État et des finances (1619), intendant de plusieurs provinces et en dernier lieu de la Normandie, puis président à mortier à Rouen, décédé le 23 mai 1659, fut un poète estimé en même temps qu’un savant jurisconsulte ; il est le premier des Turgot qui vint vivre à Paris et fut l’un des bienfaiteurs de l’hospice des Incurables où il a été enterré. Comme président de la noblesse de Normandie, dont il fut député deux fois, il eut, aux États généraux de 1614, dit Du Pont, la plus grande part aux représentations énergiques que firent ces États sur plusieurs sujets, notamment sur la concession que le comte de Soissons avait obtenue des terres vagues de la province.
Son frère, Nicolas, fut Président à mortier au Parlement de Rouen en 1635.
La descendance de Jacques Turgot est encore à signaler. Son fils aîné, appelé Jacques aussi, succéda à son oncle Nicolas en 1659 dans les fonctions de Président à mortier.
Le second fils, Antoine Turgot, fut maître des requêtes en 1667 et désigné pour l’intendance de Limoges en 1671, comme on le verra plus loin. Dans la vie de l’un des enfants de ce dernier, Marc-Antoine Turgot de Saint-Clair, un fait est à rapporter; il est relatif à la Dîme royale, de Vauban.
Ce petit ouvrage était écrit au commencement de 1699, mais n’avait pas alors été publié. C’est dans les premiers jours de 1707 que, retiré à Paris et réduit à l’inaction par ses infirmités, le maréchal de Vauban résolut de le faire imprimer pour en distribuer quelques exemplaires à ses amis. Il chargea son secrétaire de s’entendre avec un imprimeur, de Rouen probablement, et fit entrer les brochures à Paris dans son carrosse. L’effet produit par la Dîme Royale fut considérable. On demanda la Bastille pour l’auteur et le bourreau pour le livre. Le ministre se borna à déférer le livre à la section du Conseil du Roi, dite Conseil privé, à laquelle on adjoignit pour la circonstance le contrôleur général des Finances et un certain nombre d’intendants sur lesquels on pouvait compter.
Sans discussion, la section enregistra un arrêt de condamnation qu’avait préparé Pontchartrain ; un Turgot le signa. Quel était-il ?
Deux magistrats en fonctions portaient le nom de Turgot ; l’un Turgot de Sousmont, intendant à Tours, était le grand-père du futur contrôleur général. L’autre était Marc-Antoine Turgot, maître des requêtes de 1700 à 1709 et, depuis lors, intendant dans plusieurs généralités. Selon toutes probabilités, c’est ce dernier, dont Saint-Simon parle en termes peu obligeants, qui mit sa signature sur l’arrêt que Pontchartrain avait préparé[10].
S’il est curieux de savoir qu’un Turgot combattit et vainquit l’auteur du premier prétendu traité d’économie politique, il ne l’est pas moins de constater qu’un autre Turgot fut le rapporteur officiel d’un arrêt qui condamna et affligea profondément un grand citoyen, encore vénéré par les économistes.
Saint-Simon regardait, au contraire, comme « un très bon et très honnête homme », un frère ainé de Marc-Antoine, Dominique-Barnabé (1667-1727), qui fut aumônier du Roi (1694), agent du clergé de France, évêque de Séez (1710), et premier aumônier d’une célèbre pécheresse, la duchesse de Berry (1711).
Après Marc-Antoine Turgot, on trouve dans la branche des Turgot de Saint-Clair Benoit-Antoine Turgot, conseiller au Parlement de Paris, dont les fils sont morts prématurément, le dernier en 1752, et dont la fille, la comtesse de Boisgelin, mourut en 1827. Cette branche des Turgot fut alors complètement éteinte.
Dans la troisième branche, celle des Sousmont, figure d’abord le fils du premier Jacques Turgot (1592-1659), Dominique Turgot (1630-1670), qui fut maître des requêtes en 1667, puis intendant de Touraine et qui mourut en 1670, n’ayant que quarante ans. Il fut inhumé aux Incurables.
Vient ensuite le fils de ce dernier, Jacques-Étienne Turgot (1670-1722), né posthume, maître des requêtes en 1690, intendant de Metz en 1697, de Tours en 1704, de Moulins en 1710. Il mourut à l’âge de cinquante et un ans. Il avait épousé une Le Peletier de Souzy, nièce du Ministre de Louis XIV. Le Peletier de Souzy, successivement avocat au Châtelet, conseiller au Parlement, intendant des Finances, membre du Conseil de Régence, recevait chez lui les Boileau, les Dacier, et autres gens de lettres, ce qui lui avait valu, avec quelques poésies légères, d’entrer à l’Académie des Inscriptions. Il mourut goutteux, mais à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Sa femme descendait de Pierre Pithou, l’éditeur des Lois des Wisigoths[11].
Ainsi, deux Turgot furent successivement intendants de Moulins : le premier est l’aïeul du Contrôleur général ; le second, Marc-Antoine Turgot de Saint-Clair remplaça son cousin en 1713[12]. On a dit qu’un autre Turgot avait été intendant de Limoges un siècle avant le grand Turgot ; ce n’est pas tout à fait exact ; car Antoine Turgot de Saint-Clair fut bien désigné pour être intendant de Limoges en 1671, mais il n’accepta pas ce poste.
Jacques-Étienne eut pour fils Michel-Étienne Turgot, né en 1690, qui fut successivement conseiller au Parlement de Paris en 1711, président de la Chambre des Requêtes en 1717 et Prévôt des Marchands de 1729 à 1740. C’est le père de Turgot.
De son mariage avec Françoise-Madeleine Martineau de Brétignoles en 1718, Michel-Étienne eut quatre enfants :
1° Michel-Jacques Turgot, né en 1719, Président à mortier en 1747[13] et, après son père, marquis de Sousmont ; il mourut en 1773 ;
2° Étienne-François Turgot, né en 1721, chevalier de Malte, brigadier du Roi en octobre 1764, et, à la mort de son frère aîné, marquis de Sousmont ;
3° Anne-Robert-Jacques Turgot, le Contrôleur général ;
4° Hélène-Françoise Étiennette Turgot, qui épousa en 1757, ayant vingt-huit ans, Beauvillier de Saint-Aignan, vieillard de soixante-treize ans, déjà doté d’une postérité.
Mlle Turgot avait un visage charmant, mais peu de fortune ; Saint-Aignan était duc et pair, avait été guerrier et diplomate, poète aussi, et courtisan aimable au temps de Mme de Maintenon. Il mourut à l’âge de quatre-vingt-douze ans pendant le ministère de Turgot. Au dire de son panégyriste Dupuy, qui n’a pas manqué de souligner ce point, de conséquence alors, le duc avait « un amour tendre et éclairé pour la religion, et un mépris souverain pour les attaques de l’incrédulité ».
Michel-Étienne Turgot[14], le Prévôt des Marchands, conquit les Parisiens par sa belle prestance, sa physionomie agréable, sa parole aisée, son amour du faste. Administrateur ponctuel et au travail facile, il écrivait correctement et non sans grâce. D’un caractère ordinairement doux et mélancolique, il s’emportait quelquefois, mais n’avait pas de rancune. On le savait courageux et sensible : il ne voulut jamais faire partie au Parlement d’une Chambre criminelle ; lors d’une querelle entre des Suisses et des Gardes-françaises pour la possession d’un bateau, il se jeta au milieu des combattants et désarma les plus furieux ; lors de l’incendie de l’Hôtel-Dieu, il présida au sauvetage des malades ; enfin, quand la Ville ouvrait des chantiers, il allait s’assurer que toutes les précautions étaient prises pour éviter les accidents[15].
Ce qui surtout le rendit populaire à Paris, c’est qu’il organisa les plus belles fêtes publiques qu’on eût encore vues et qu’il entreprit de grands travaux.
Sans le mauvais état des finances de la Ville, troublées par le système de Law, il aurait été l’Haussmann de son temps. Il trouva un sérieux appui[16] dans le jeune Maurepas, alors ministre de la Marine, qui avait dans ses attributions l’administration de Paris. Le Roi fit supprimer à ses frais les Portes Saint-Honoré et de la Conférence ; Turgot fit construire dans le même temps un magnifique égout, élargir des quais, édifier une jolie fontaine, celle de la rue de Grenelle, de sorte que Paris fut très embelli[17].
Le Prévôt resta onze années en charge, ayant à la fois la confiance de ses administrés et celle du Gouvernement. Il était membre du Conseil d’État depuis 1737 et fut appelé en 1741 à présider le Grand-Conseil, sorte de tribunal des conflits[18].
Au cours de sa vie administrative, il avait fait preuve d’esprit libéral et d’indépendance. Pendant la disette de 1738, il avait résisté au contrôleur général Orry, qui voulait faire acheter du blé aux frais de la Ville et il s’était borné à encourager les marchands à faire leur métier. « Son opposition lui a fait honneur », a dit d’Argenson.
Au Parlement, lors des querelles relatives à la bulle Unigenitus, il s’était rangé plutôt du côté du ministère que du côté des jansénistes. Cependant, il passait pour religieux et il l’était, car dans les derniers temps de sa vie, il alla en pèlerinage demander la santé à Notre-Dame-de-la-Délivrance[19].
Sa femme avait la réputation d’être fort dévote et, si l’on s’en rapportait aux Mémoires de Morellet, elle aurait été dure pour son plus jeune fils, le futur Contrôleur général, parce que, timide jusqu’à la sauvagerie, il ne faisait pas la révérence de bonne grâce et allait se cacher sous les meubles quand venaient des visites[20].
Mais il est à noter que Turgot, après la mort du Prévôt des Marchands, continua de vivre avec sa mère dans l’hôtel de la rue Portefoin et descendit toujours chez elle quand, intendant de Limoges, il venait à Paris[21]. On doit donc supposer qu’il y eut entre elle et lui plus de liens de tendresse que ne le laisse croire le racontage de Morellet, peu porté à la bienveillance envers les dévots, en sa qualité d’abbé philosophe.
Si les parents du commencement du XVIIIe siècle n’avaient pas envers leurs enfants le laisser-aller de ceux d’aujourd’hui, ils n’avaient pas tous l’égoïste sévérité des Mirabeau.
Les lettres du Prévôt des Marchands montrent un père quelque peu formaliste, mais très affectueux quand il écrivait à son fils le Chevalier, à Malte, il remplissait consciencieusement de sa belle écriture les trois pages intérieures de chacune de ses lettres, grondait et disait « vous » à la première page, puis le feuillet tourné, changeait de ton, tutoyait et se montrait tel qu’il était, aimant et indulgent[22].
À l’époque où cessèrent ses fonctions à l’Hôtel de Ville, il avait cinquante ans et souffrait de la goutte ; ses yeux furent atteints à partir de 1745, il fut incapable de travail continu ; retiré presque constamment dans son château de Bons[23], à quelques kilomètres de Falaise et à peu de distance du site pittoresque qui a reçu le nom de Brèche du Diable[24], il ne songea plus qu’à sa santé et à l’avenir de ses enfants. La mort le frappa le 1er février 1751, avant qu’il eût achevé sa tâche ; la position de son fils Michel-Jacques, président à mortier depuis 1747, était seule assurée.
Le second fils du Prévôt, fait Chevalier de Malte au maillot, avait pris part comme officier aux campagnes de Bohême et de Flandre sous le maréchal de Saxe ; il s’était distingué au siège de Prague. Mais, il venait de quitter Malte et sa position était incertaine[25].
Quant au troisième fils, il avait été destiné à l’état ecclésiastique, ainsi que beaucoup de cadets de famille, mais il ne voulut pas non plus suivre la carrière que ses parents avaient choisie pour lui, selon l’usage « presque général alors de prononcer dès le berceau sur le sort des enfants »[26].
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[1] Turgot et ses doctrines.
[2] Des travaux de consolidation ont été faits ensuite dans cette chapelle.
[3] Turgot logea rue Portefoin jusqu’à la mort de sa mère ; l’hôtel passa ensuite à son frère aîné et, à la mort de celui-ci, sortit de la famille. Turgot loua alors un appartement rue de la Chaise, où, en 1772, il installa son secrétaire Caillard. En, 1774, il faisait adresser sa correspondance chez Mme Blondel qui demeurait rue de Varenne, en face l’hôtel Matignon, c’est-à-dire en face de l’ancien couvent du Sacré-Cœur.
Lorsqu’il quitta le Contrôle général, rue Neuve-des-Petits-Champs, il descendit momentanément chez l’abbé de Véri, puis se rendit à La Roche-Guyon chez la duchesse d’Enville. Il loua ensuite un hôtel rue de l’Université. Enfin il acheta rue de Bourbon (121, rue de Lille et rue de l’Université, près de la rue Courty), un autre hôtel où il habita en 1780-1781 ; c’est là qu’il mourut. Une plaque discrète posée dans ces dernières années, rue de Université, sur le mur du jardin de l’hôtel, rappelle cet événement. L’hôtel est masqué, rue de Lille, par une maison de rapport.
[4] Turgot et la famille Royale.
[5] Elle était veuve en 1503.
[6] Voici la description qui en est donnée dans un acte du XVIIIe siècle : « Le logis principal était par derrière flanqué de deux tours ; deux pavillons étaient placés aux deux angles de l’enceinte et, dans la cour du manoir, se voyaient deux jets d’eau de belle hauteur. Cette cour était fermée par des murs et des douves. Un pont-levis faisait face à l’avenue. Un second pont-levis donnait accès au jardin où il y avait également un jet d’eau de 15 pieds de hauteur et une grande allée servant de promenoir. »
Terres ayant appartenu aux Turgot. Les terres que possédèrent les Turgot en Normandie étaient situées dans les localités ci-après :
1° Les Tourailles, commune des Tourailles (Orne, canton d’Athis). Dans cette commune est la chapelle de Notre-Dame de Recouvrance qui est un lieu de pèlerinage.
2° Sousmont et Bons (Calvados, commune de Sousmont Saint-Quentin, canton de Falaise).
Le corps principal du château de Bons a été démoli pendant la Révolution. Ce nom de Bons avait, d’après Du Pont, donné naissance à un jeu de mots : « soit qu’il ait eu pour origine l’opinion qu’on avait des propriétaires, soit que le seul rapport de ce nom avec les qualités qu’ils montraient ait frappé les esprits, il est commun parmi le peuple du pays de dire : Les Bons Turgot, je vais aux Bons Turgot. »
Le marquisat de Sousmont comprenait encore les terres d’Ussy et Potigny (Calvados, canton et arrondissement de Falaise), et celles de Périers, Mondeville et Brucourt (Calvados, arrondissement de Pont-l’Évêque, canton de Dozulé). De là, le nom de Turgot de Brucourt que Turgot porta dans sa jeunesse.
Le Château de Mondeville a été longtemps habité par les Turgot ; Anne-Michel-Étienne Turgot, écuyer de la reine Hortense, y mourut en 1840.
3° Mesnil-Gondoin (Orne, arrondissement d’Argenton, canton de Putanges).
4° Lantheuil (Calvados, canton de Creuilly) était la propriété des seigneurs de Saint-Clair, Elle a été léguée en 1827, au marquis Turgot, qui fut ministre des Affaires Étrangères, par Mme de Boisgelin, née Turgot, dernière descendante de la branche des Saint Clair. « C’est là, dit E. Dubois de l’Estang, qu’ont été réunis successivement tous les souvenirs qui se rattachent à l’histoire du nom. Le château date du règne de Louis XIII ; sa large façade grise percée de nombreuses fenêtres et sa haute toiture coupée par un pavillon central lui donnent un aspect sévère et imposant ». Dans une lettre du 9 août 1749, le Prévôt des Marchands en parle en ces termes à son fils le Chevalier :
« Ce château n’est qu’à deux lieues et demi de la Délivrande*, à une lieue et demi de la mer, à trois lieues de Bayeux et à pareille distance de Caen** est beau et commode, mais il est dans un fond. Il y a dans la cour un jet d’eau qui va sans cesse. Le cousin y a fait faire de magnifiques terrasses pour gagner plus commodément le haut de la montagne qui forme une plaine admirable dans laquelle sont trois avenues de huit cent toises de longueur chacune qui font le berceau. »
5° Sartrouville (Seine-et-Oise, Canton d’Argenteuil). Il résulte des recherches de M. Foullon, ancien maire de Sartrouville, confirmées par les dossiers de Lantheuil, que la famille Turgot, avait dans cette localité pour maison de campagne l’immeuble occupé maintenant par la mairie. Le Prévôt des marchands vendit cet immeuble le 7 mai 1727, trois jours avant la naissance du futur contrôleur général.
* Pèlerinage très fréquenté.
** En réalité, 16 kilomètres de Bayeux et 18 de Caen.
[7] Ces détails ont été empruntés à l’Histoire du canton d’Athis, par Laferriere. La pierre tombale de Claude Turgot a été retrouvée au château des Tourailles ; l’épitaphe latine rappelle le service qu’il avait rendu au Roi en octobre 1621.
[8] En utilisant les manuscrits de la Bibliothèque Nationale, les Archives départementales de la Seine, les Archives de l’état civil de Paris, celles du village de Bons, une généalogie manuscrite dressée en 1775 par Gastelier de Latour, auteur de l’Armorial des États du Languedoc, et des renseignements fournis par MM. Dubois de l’Estang. Nous avons rectifié quelques détails.
[9] Son éloge en forme d’épitaphe a été imprimé en un in-folio.
[10] En voici la teneur :
« Sur ce qui a été représenté au Roi en son Conseil, il se débite à Paris un livre portant projet d’une Dîme royale, qui supprime la taille, etc., imprimé en 1707 sans dire en quel endroit et distribué sans permission, ni privilège, dans lequel il se trouve plusieurs choses contraires à l’ordre et à l’usage du royaume ; à quoi étant nécessaire de pourvoir ; ouï le rapport du sieur Turgot, le Roi en son Conseil, ordonne qu’il sera fait recherche dudit livre et que tous les exemplaires qui s’en trouveront seront saisis et confisqués et mis au pilon. Fait Sa Majesté défense à tout libraire d’en garder ni vendre aucun à peine d’interdiction ou de mille livres d’amende ».
(Léon Say, Les Solutions démocratiques de la question des impôts, I,101.)
[11] Par les Le Peletier, Turgot avait pour cousin les Le Peletier de Saint-Fargeau.
[12] Claudon, La Maison d’un Intendant de Moulins à la fin du règne de Louis XIV.
[13] Avocat du Roi au Châtelet en 1738, maître des requêtes en 1743.
[14] Éloge par Bougainville.
[15] Éloge du Duc de Saint-Aignan, 1776, et Registres de l’Hôtel-Dieu.
[16] Éloge de Maurepas, par Condorcet.
[17] Le continuateur de la Mare, Traité de la police, 1738. Turgot fit aussi dresser en 1731 le projet d’une machine élévatoire au Pont au change.
[18] En 1743, il fut membre de l’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres.
[19] Archives du château de Lantheuil.
[20] Voici ce que dit Morellet : « Turgot avait passé toute son enfance presque rebuté, non pas de son père, qui était un homme de sens, mais de sa mère qui le trouvait maussade parce qu’il ne faisait pas la révérence de bonne grâce et qu’il était sauvage et taciturne. Il fuyait la compagnie qui venait chez elle, et j’ai ouï dire à Mme Dupré de Saint-Maur, qui voyait Mme Turgot, qu’il se cachait quelquefois sous un canapé ou derrière un paravent, où il restait pendant toute la durée d’une visite, et d’où l’on était obligé de le tirer pour le produire. »
Condorcet a dit aussi que Turgot avait été élevé dans la contrainte, mais au temps de Condorcet, « l’éducation de nature » était fort à la mode.
[21] Mme Turgot mourut en 1764. On trouve dans les Archives de la Haute-Vienne (C. 89) une note des frais d’un service à Limoges pour le repos de son âme, montant à 668 livres 12 s.
[22] Archives du château de Lantheuil.
[23] Attenant au fief de Sousmont.
[24] Où est le tombeau de l’actrice Marie Joly. Le château de Bons a été démoli en partie et le parc coupé en deux. Voir p. 10, note 2.
[25] Le frère aîné de Turgot, président à mortier au Parlement de Paris (voir p.16), porta, jusqu’à la mort de son père, le nom de Turgot d’Ussy ; il eut un fils qui le précéda dans la tombe.
Le second frère de Turgot, Étienne-François (dit le Chevalier), marquis de Sousmont à la mort de l’aîné, prit ensuite le nom de marquis Turgot e son titre se transmit trois fois sous cette forme
En premier lieu, à son fils Anne-Étienne-Michel (1762-1840), enseigne aux Gardes-françaises sous Louis XVI et plus tard écuyer de la reine Hortense ;
En second lieu, à son petit-fils, Louis-Félix-Étienne (1796-1866), officier ans la Garde Royale, pair de France sous le Gouvernement de juillet, ministre des Affaires étrangères, sénateur, ambassadeur en Espagne et en Suisse, dont la fille épousa Gustave Dubois de l’Estang, conseiller-maître à la Cour des Comptes
En troisième lieu, à son arrière-petit-fils, Jacques-Georges-Louis Turgot (1835-1888), décédé sans postérité.
[26] Condorcet, Vie de Turgot.