Dans cette lettre, restée longtemps inédite, et dont un très large extrait a désormais été publié par l’Institut Coppet, le marquis de Mirabeau revient sur la réalité de l’engagement intellectuel de ses collègues physiocrates. De ses propres yeux, dit-il, il a vu que le Tableau économique de Quesnay restait totalement ignoré par la majorité des soi-disant disciples. La plupart menaient en fait leur propre chemin, prenaient à des sources variées, et composaient une œuvre en somme très hétéroclite.
LA FAIBLE CONNAISSANCE DU TABLEAU ÉCONOMIQUE
DE QUESNAY PAR LES PHYSIOCRATES
Lettre du marquis de Mirabeau à C. R. de Butré, 16 décembre 1777
[Bibliothèque de l’Arsenal, Ms. 12101,
Suite de la correspondance de Bade, f°. 9-20.]
Du Bignon, le 16 décembre 1777
En attendant que Dieu vous bénisse pour le bien que vous me faites et ferez aux autres hommes, je dois vous bénir moi pour celui que me font vos lettres et les bonnes nouvelles que vous m’apprenez.
Vous ne sauriez croire quelle joie m’a causé ce que vous me dites de la société économique que vous formez. C’est ce que je désirais par-dessus tout, et je vous l’ai souvent écrit. Sans l’instruction répandue, rien ne tiendra ; et ceci aurait son cours comme le platonisme, rien de plus. Sans l’apostolat, point d’instruction ; car quoi qu’il soit question d’une science positive et calculée les hommes accoutumés à vivre à la billebaude[1], n’en veulent point. Ils nous regardent comme ayant pris pour devise ce verset du psaume Esurientes implevit bonis et divites dimisit inanes. [2] Vous portez le flambeau au milieu d’une assemblée de multipliants. En attendant qu’ils y voient mieux tous ou ceux du moins qui sont en action, croyez avoir le plus grand intérêt à l’étendre ; ainsi en est la science du cœur et de l’âme de ses apôtres, et il en faut. Toutefois ce n’est pas précisément cela qui fait ma joie, c’est que vous avez pris la connaissance du tableau économique[3] pour la condition expresse de votre initiation. Voilà ce que je croyais sentir seul nécessaire, et que je n’espérais pas voir pendant mes pénibles jours.
Depuis que j’eus connu le tableau et fus devenu comme le gardien et le dépositaire du feu sacré, tout mon travail fut donné au devoir de le faire connaître. La dernière partie de l’Ami des hommes[4] en contient la première explication, sous laquelle je fondis toute celle du docteur, qui avait tout dit en substance. La Théorie de l’Impôt[5], ouvrage dû à des circonstances particulières, mais plus propre que tout autre à appeler petits et grands à l’examen, en authentiquait les premiers résultats. Ce fut en effet ce qui achemina le plus les opinions et fit la vogue principale de ma réputation, qui au fond n’est bonne qu’à aider à la promulgation de la science. À partir de cet ouvrage, dont les effets publics me firent désormais un devoir de ne plus imprimer sur les toits, tous les travaux consacrés à jeter les bases, eurent pour objet de les poser sur le tableau économique. La Philosophie rurale[6], le plus grand de tous, n’est autre chose qu’une explication du tableau par élucidation de ses principes, et de ses résultats par application de ses calculs. Deuxième explication donc. Les Éléments de la philosophie rurale[7], qui ne sont qu’un abrégé du grand ouvrage, qui en renferme toute la substance, toujours suivant l’ordre de mes chapitres indiqués à la tête du tableau comme objets à considérés, sont la troisième. Le précis de l’ordre légal[8] en renferme deux autres plus abrégés encore, mais où tout est. Ces deux sont le précis lui-même, quatrième explication. Ensuite le discours préliminaire de ce petit ouvrage est un morceau de force où je décompose la composition du tableau, cinquième explication. Daignez le relire, je crois qu’il faut être mourant par le supplice d’un long et lent étouffement et la contraction d’une âme impatiente et forte, comme je l’étais alors, pour faire d’une haleine ce morceau là. Cinq explications, donc, et c’est en vérité tout ce que je pouvais faire pour cet objet. Ce n’est pas que la troisième partie des Économiques[9] ne puisse bien être prise aussi pour une élucidation du tableau, puisque j’emploie à cela presque toute cette partie, et me fais faire toutes les objections banales et possibles contre ce hiéroglyphe prétendu, qui y sont répondues et débattues dans le plus grand détail, ainsi que les raisons de sa nécessité. L’on en pourrait dire autant de la quatrième patrie du même ouvrage, puisque les six dialogues qui le composent ont pour titre celui des six derniers objets à considérer, mais, à le prendre ainsi, tout ce qui s’écrit et s’écrira jamais sur la science, reviendra toujours au tableau, pierre angulaire de l’édifice.
Mes efforts à cet égard n’avaient pas absolument pour objet le temps présent. Beaucoup trop impatient de mon naturel dans le courant et les minuties, je ne porte point ce vice fatigant dans mes jugements et pronostics à cet égard. Je sais que selon la nature, règle unique de tout ce qui est bien, tout a ses interstices, sont temps et sa saison. Je vois partout et toujours l’homme pressé de recueillir sans semer ni attendre, vouloir séparer l’attrait du besoin, ce fruit de la culture, de la jouissance du travail. Sauf respect de toute comparaison, je vois qu’aujourd’hui dans le christianisme on veut détacher la morale du dogme à qui nous la devons, qu’on cherche à assimiler Socrate et Confucius à notre divin instituteur. On se refuse à voir que Socrate, qui n’a d’organe que Platon, lui permet entre autre plaies de la république, la communauté des femmes ; que Confucius en laissa la pluralité, et quelque élevé qu’il put être par ses vertus, au-dessus des préjugés de son siècle et de sa nation, il loue pourtant la vengeance d’un délit jusqu’à la neuvième génération : et cette vengeance n’est pas comme celle dont menace la bonté même, remise dans les mains de Dieu, qui ne serait pas Dieu s’il ne punissait, mais dans les mains des hommes. En un mot, une fois nantis des trésors de la morale parfaite, nous en voudrions méconnaître l’auteur et la base, parce qu’elle étonne notre esprit, qu’elle entrave en apparence notre volonté, tandis qu’au fond elle seule nous en donne le véritable et réel usage et le moyen unique d’avoir essentiellement et utilement une volonté. J’ai donc dû me douter qu’une fois saisis des principes et des résultats de la science terrestre par excellence, nous oublierions, négligerions et viendrions même à rebuter le tableau, comme inutile, fatigant, incomplet, hiéroglyphique.
Ce que je dis là, je l’ai vu arriver, même de mon temps parmi nos élèves, qui comme étant les premiers, doivent de droit et d’usage être les plus zélés ; et cela en un temps où le docteur était vivant, où les entretiens ouvraient l’âme et le cœur de ses disciples, et où la vénération devait aider encore à la prévention. Dupontentend bien le tableau et saurait même l’appliquer à tous les cas de comptabilité et d’opérations administratives, à la réserve des entreprises rurales dont il n’a pas les données exactement, et qui sont pourtant la clef de tout. Cependant il peut être regardé comme un vrai lettré en ce genre. La Rivière n’en a pas d’idée. Il s’est pressé d’étaler et de jouir. Il eût voulu même déplumer le docteur, qui se dépouillait assez de lui-même, ensuite le désavouer. Il eût voulu renier son père et sa mère, disait le docteur. Aussi, quoiqu’il ait fait sous sa direction et dans son entresol un grand ouvrage[10] sur la totalité de la science appliquée à la pratique, et qu’il en puisse encore faire de fort bons, il a les résultats et la plupart des principes, mais il n’est ni ne sera jamais économiste lettré. Il en est de même de Turgot, qui d’ailleurs mélange d’erreurs ce qu’il en sait et renie le maître. L’abbé Baudeau entend tout en un trait et a bien entendu le tableau ; mais il l’a toujours tâtonné, essayé, trouvé incomplet, et le vénérable docteur le craignait beaucoup pour ses hérésies. Il a voulu faire une explication du tableau dans les Éphémérides, à sa manière familière, découpée et assurément très lucide, et il l’a laissée, par inconstance, il est vrai, étant peu capable de faire un ouvrage de suite et soutenu ; mais il a bien fait d’en demeurer là, car il le manquait. [11]L’abbé Roubaud, très excellent économiste d’ailleurs, n’a jamais jeté les yeux sur le tableau. La justesse de son esprit est si grande, et d’ailleurs sa tête si abondante et si vigoureuse, qu’il n’en a pas besoin pour marcher droit. Le docteur disait, je ne sais qui a instruit cet abbé Roubaud, mais il ne fait jamais d’hérésies. Votre fidèle Gébelin[12]est économiste de cœur et d’âme, mais non pas de savoir ; il est tout dévoué à nos principes, et tient pour faits et sûrs les résultats, mais ce respectable savant ne sort pas de la carrière de son érudition, qu’il saisit et embrasse à l’aide du flambeau de nos principes, direction qui le ramène à la nature et lui donne ainsi la voie la plus sûre de retrouver et recueillir le monde primitif [13], le recoudre avec le nôtre et nous apprendre que le cercle des erreurs n’est pas aussi étendu et varié qu’on nous l’avait fait croire. Parmi les gens du monde nous avons une multitude de disciples bons économistes, mais aucun n’a étudié le tableau. Aussi des étrangers qui s’en sont tenus à mes ouvrages et aux Éphémérides, et qui pourtant sont devenus de la première force quant à la judiciaire décisive, et même à l’enseignement ; mais aucun d’eux ne saurait calculer les conséquences d’une fausse opération d’État. Je crois qu’il n’y en a aucun, si ce n’est notre excellent prince[14], qui sût manier et décomposer le tableau. Moi même enfin, qui l’ai tant expliqué, je l’entends assurément. Ce n’est pas chose mal aisée, et cela n’est difficile qu’à l’impatience et à la dissipation ; je le décompose, mais je ne l’appliquerais pas. Je ne connais qu’un seul homme excellent en ce genre et dont le travail fera connaître ce que c’est que l’application du tableau.
Nommez-le, Monsieur, cet homme, si vous le connaissez[15]; mais surtout dites-lui qu’il répète sans cesse à ses disciples, confrères et associés, de ma part à moi qui m’en vais mon petit chemin, mais qui demeurera comme ayant été la trompette de la science, la première voix qui cria dans le désert, que quand j’ai voulu commencer par tout asseoir sur le tableau, la déférence pour mon maître, que je portai toujours au plus haut point que puissent faire les Chinois, n’aurait pu me donner seule autant d’opiniâtreté et de zèle. Si je fis tant d’efforts pour tâcher de consigner à jamais le tableau à la vénération de la postérité éclairée, c’est que je pensais que le temps viendrait où la science serait celle de la vie humaine, enseignée à tous les hommes, chacun selon la portée, l’introduction à la vie, le guide et le
point de ralliement de l’opinion générale, et par conséquent l’indispensable et vraie science d’État ; que le résultat néanmoins de cette régénération, qui seule peut rendre les sociétés stables et religieusement constituées, serait de ramener les nations à l’esprit de famille et la politique à l’art de rendre le gouvernement paternel ; que tout à la manœuvre qu’exige cet ordre de chose dans les détails, qui tous se réduisent à la fiscalité, exigerait sans cesse de bons comptes, pour que ces hommes fussent toujours bons amis : que ces comptes ne pouvaient être faits, refaits et perpétués que par le tableau, et que tandis que la religion du juste et de l’injuste, l’instruction puérile de simples droits et les devoirs, leurs avances, leur résultat, la propriété ancrée dans toutes les têtes comme l’admission d’un Dieu et d’un père, et par le même moyen qui n’a ni vu, ni tâté, formerait l’opinion générale, la croyance du peuple en sa force, ainsi que celle de la loi et du souverain, il deviendrait alors nécessaire que des lettrés en ce genre fussent à la tête, ou du moins à la suite et les compagnons nécessaires des gens qu’on appelle en place et des chefs des nations, sans compter le besoin qu’en auraient pour leurs propres affaires les grands propriétaires et autres notables. Que cependant, pour que la chose fut ainsi, il faudrait qu’on sentît la nécessité de cette étude et le profit qu’on en retire, et qu’en conséquence cette science fut l’objet de l’émulation et des récompenses, ainsi que de l’estime publique et de la vénération des peuples. Ainsi donc le tableau serait nécessaire aux uns, honorable aux autres, vénérable au peuple et point du ralliement universel. Sans le tableau au contraire, bientôt les hérésies en subtilités, les recherches, et bientôt l’erreur pour les uns, l’hypothèse et le verbiage inutile et sans application exacte pour les autres, et enfin l’oubli d’une morale devenue métaphysique et presque arbitraire aux yeux du peuple. Je crus cette alternative inévitable, et je la crois telle encore…
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[1] En désordre, dans la confusion.
[2] Il a comblé de bien les affamés et renvoyé les riches les mains vides. (Évangile selon Saint Luc, 1, 53).
[3] Le célèbre tableau composé par Quesnay en décembre 1758.
[4] Suite du livre sous le même titre, qui parut primitivement en 1756. Dans le sixième volume, publié en juin 1760, Mirabeau inséra le Tableau économique de Quesnay avec ses explications.
[5] Ouvrage de Mirabeau, paru en 1760.
[10] L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques(1767).
[11] Baudeau publia toutefois cette explication, qu’il avait engagée dans les Éphéméridesentre 1767 et 1768, sous le titre Explication du Tableau économique à Madame de *** (1776).
[12] Antoine Court de Gébelin, ami personnel de Butré.
[13] Selon le titre d’un de ses livres : Le Monde primitif, analysé et comparé avec le monde moderne, publié en plusieurs volumes, à partir de 1773.
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