Au XIXe siècle, c’est par dizaines de milliers que des jeunes filles quittent chaque année les campagnes qui les ont vu naître, pour s’engager au service exclusif d’une famille, qu’elles serviront alors comme bonne ou bonne à tout faire. Ce régime de la domesticité, qui a pour P. A. Vée certaines ressemblances avec l’esclavage antique, s’il satisfait certaines exigences de la société moderne, n’est pas sans produire de détestables effets sur la moralité et l’économie générale. Pesant le pour et le contre, l’auteur cherche une voie qui puisse faire abandonner cette forme du travail, sur lequel on a accordé, d’après lui, une attention encore trop réduite.
DE LA DOMESTICITÉ.
PEUT-ELLE ÊTRE CONSIDÉRÉE COMME UNE FORME ÉCONOMIQUE DE LA DIVISION DU TRAVAIL ?
(décembre 1867)
Antoine-Paul-Alphonse Vée
Chaque année, des milliers de jeunes gens des deux sexes, et surtout du sexe féminin, quittent les campagnes où ils sont nés pour aller au loin, sans esprit de retour, se livrer dans les villes à la domesticité, qui va bientôt dissoudre pour eux les liens les plus doux de la famille et changer complètement toutes les habitudes contractées depuis leur enfance ; et, chaque année aussi, les progrès du luxe ou simplement ceux de l’aisance dans les classes riches ou moyennes, augmente l’intensité de ce courant, que nous n’hésitons pas, dès l’abord, à qualifier de regrettable, en le sollicitant par l’appât de salaires de plus en plus élevés.
Nous ne pouvons donner ici le chiffre exact de cette émigration intérieure pour le pays tout entier ; nous pouvons au moins faire juger de son importance, en apprenant que le recensement de la population, qui a été opéré l’année dernière, a constaté dans le seul département de la Seine la présence de cent trente-cinq mille domestiques (37 226 hommes et 92 490 femmes)[1], soit environ la treizième partie de la population générale du département. Cette proportion doit certainement être considérée comme exceptionnelle, en raison du nombre relatif de personnes riches ou aisées que renferme Paris ; mais, en la diminuant de moitié pour le reste de l’Empire, ce sera encore au moins à un million de personnes, en France seulement, que devront s’appliquer les considérations morales et économiques que nous voulons essayer de présenter ici, et qui, dans un tel sujet, ne sauraient être isolées les unes des autres.
Les anciens croyaient que « Jupiter ôte à l’homme une partie de sa vertu au moment où il le rend esclave. » La domesticité moderne n’est heureusement pas l’esclavage antique, mais elle en a pris en partie les fonctions; et il faut des âmes bien trempées pour résister à l’action dépressive que ces fonctions exercent sur les caractères. Non qu’assurément nous veuillons dire qu’elles doivent en exclure tout sentiment élevé ; l’expérience apprend au contraire qu’elles font prévaloir quelquefois ceux de ces sentiments qui se développent par l’affection et le dévouement personnels. N’est-ce pas en effet la domesticité qui fournit à l’Institut une bonne partie des modestes lauréats auxquels l’Académie française décerne annuellement les prix de vertu fondés par le généreux Montyon ; et nul n’a pu lire sans en être profondément touché, dans ses rapports, le récit des actes multiples de pieuse abnégation qui ont rendu de vieux domestiques les bienfaiteurs et les soutiens de leurs anciens maîtres.
Mais ce qui semble non moins clair, c’est qu’on n’a guère vu sortir du sein de cette profession quelques-uns de ces génies qui sont venus donner, par leur intelligence et leur énergie, une impulsion nouvelle aux forces vives du corps social. À notre époque, où toute distinction de naissance, toute barrière de caste, est à peu près effacée ou abattue, les sommets de la fortune et des honneurs sont souvent occupés par des hommes qui y sont arrivés par l’industrie, le commerce, les sciences ou les fonctions publiques ; après avoir porté à leurs débuts dans la vie le tablier de l’ouvrier ou la blouse de l’agriculteur, on retrouverait encore chez d’autres les souvenirs de l’humble commis, de l’étudiant famélique ; tandis que l’habit de livrée semble arrêter tout court sur la voie ceux que les hasards de l’existence ont obligés une seule fois à l’endosser. N’en est-il pas de même dans l’armée, et le soldat qui consent à devenir ce que ses camarades qualifient, dans leur langage énergique et pittoresque, le Brosseur d’un officier, passera d’une manière assez douce le temps du service qu’il doit à l’État, mais l’avancement lui est interdit. D’ailleurs, si la servitude de toutes formes et dans tous les siècles a fait éclore certaines vertus dans des âmes privilégiées, ne peut-elle pas exercer aussi dans le cœur de ceux qui y sont soumis cette haine sourde et persistante qui, selon les temps ou l’état des mœurs, peut se traduire en actes de sauvage réaction, lorsque la servitude pèse sur l’homme d’une manière absolue et définitive, ou se réduire à une guerre latente, mais de tous les jours, à la bourse ou au caractère du maître, même lorsque cette servitude est acceptée avec la pleine liberté de s’y soustraire, en cherchant une condition meilleure.
Avant d’aller plus loin, il est d’ailleurs indispensable de dire que les considérations dans lesquelles nous voulons entrer ne sauraient s’appliquer à ces travailleurs que, dans les exploitations agricoles, l’usage continue à qualifier de domestiques, filles de ferme ou valets de charrue ; ce sont de véritables ouvriers qui ne doivent pas être confondus avec les individus exclusivement attachés au service de la personne. Nous voyons encore dans de grandes maisons les soins de l’écurie, les préparations culinaires, l’entretien des jardins, la direction des serres et la culture des plantes rares, occuper une foule d’habiles artisans qui sortent souvent de la maison du maître pour exercer librement leur industrie au dehors ; ceux-ci doivent être distingués des serviteurs proprement dits, quand ils n’en cumulent pas les fonctions avec celles de l’art ou du métier auquel ils appartiennent. Il serait certainement trop rigoureux de renfermer aussi dans notre cadre ces personnes que leur éducation distingue de la foule, ou qui, pourvues d’un diplôme d’un caractère élevé, consentent à s’attacherà divers titres au service de la famille sous le toit desquelles elles viennent s’abriter.
Les courtes généralités que nous venons d’exposer jusqu’ici s’appliquent sous beaucoup de rapport à la domesticité tout entière ; mais, en les présentant, nous avions surtout en vue la partie masculine de la profession, de beaucoup la moins nombreuse et peut-être la moins intéressante, car elle se défend mieux par elle-même des conséquences de la position subordonnée qu’elle a acceptée ; conséquences qui, chez la femme, s’aggravent de tout ce que la faiblesse particulière au sexe leur donne d’exceptionnellement dangereux, et qui méritent à cet égard une attention toute spéciale, que nous réclamons maintenant de nos lecteurs.
Pourquoi, devons-nous nous demander d’abord, sont-ce exclusivement les campagnes qui fournissent ces essaims de filles simples et ignorantes, qui semblent abandonner sans regret le pays, la famille, les fêtes et les libres causeries du village, le soleil et l’air pur des champs, pour la servitude et la pesante atmosphère des villes ? La pensée se les représente naturellement séduites par les gros gages, la coquetterie des vêtements, une nourriture plus savoureuse, un travail relativement doux, quand elles les comparent au mince salaire, au pain noir, au coucher misérable, aux durs travaux sous l’intempérie des saisons, qui ont été jusque-là leur partage. Mais cependant une observation plus attentive fait apercevoir que beaucoup de filles qui désertent ainsi les campagnes n’y vivent pas aussi pauvrement qu’on aurait pu se le figurer ; on trouve fréquemment parmi elles des enfants de petits propriétaires qui jouissaient d’une aisance relative et d’une sécurité d’existence que ne partagent pas la majeure partie des jeunes ouvrières des villes qu’on ne voit pas chercher dans la domesticité un refuge contre la misère qui vient si fréquemment les assaillir. Peut-être trouverait-on un petit nombre d’entre elles qui, d’une adresse exceptionnelle aux travaux d’aiguille, se placent avantageusement comme femmes de chambre, mais encore celles-ci sortent le plus ordinairement des maisons religieuses où elles ont été élevées comme orphelines et où elles ont été habituées et soumises à une sévère discipline ; car, en général, il est évident que l’esprit d’indépendance et de dignité personnelle qui se manifeste plus particulièrement chez les habitants des villes, les éloigne complètement de rechercher le bien-être dans le service privé, ou même d’y engager leurs enfants.
Dans les campagnes, au contraire, le père qui ne voit pas autour de lui un débouché assuré pour la partie féminine de sa famille, trouve tout naturel de s’en séparer pour lui faire gagner son pain au loin dans une maison étrangère ; il n’y voit aucun mal parce que c’est une habitude prise au pays de temps immémorial, et qu’en présence d’un intérêt même grossier, l’éducation n’a encore développé chez lui aucun des sentiments de nature délicate et élevée qui pourraient le faire résister à l’aiguillon du besoin ou à l’empire de la coutume ; ainsi, certains montagnards dont on s’est plu à célébrer les vertus natives, ne se font aucun scrupule de nous envoyer leurs enfants ramoner nos cheminées, jouer de la vielle, montrer la marmotte en vie ou mendier sur les chemins, sans trop se soucier des dangers que vont courir leurs mœurs ou leur existence même.
Quant à ces milliers de fils et de filles de la campagne qui viennent s’enrôler dans la domesticité des villes, leur existence ne court assurément aucun danger, mais quelle influence cette situation nouvelle va-t-elle avoir sur leur moralité ? Assurément personne ne pensera qu’elle puisse lui être favorable à aucun point de vue. J’écarterai même ici toute considération tirée des habitudes effrontées de ces domestiques de grande maison, dont le théâtre a tant usé et abusé ; ils ne forment au point de vue sérieux que nous poursuivons qu’une minorité sans importance ; et on ne trouverait plus même aussi facilement qu’autrefois, nous en sommes certain, parmi ces serviteurs, les fanfarons de vice, d’insolence, qui viennent encore égayer la scène comique.
La classe de domestiques la plus nombreuse et sur laquelle nous voulons appeler l’intérêt de nos lecteurs, est celle à laquelle appartient la simple Bonne, la Bonne à tout faire, dont le moindre ménage bourgeois ne peut plus se passer dans l’état actuel de notre société et dont la multitude mesure la véritable importance d’une étude sur la domesticité. Voyons donc quelle est la situation qui lui est effectivement faite dans l’intérieur des familles qui réclament ses services ?
Nous devrons convenir d’abord que, même en dehors de la campagne proprement dite, on trouverait encore dans quelques villes du fond de nos provinces, de modestes rentiers dont la domestique n’est pas traitée d’une manière bien différente de l’enfant de la maison. On pourrait la voir, en effet, prendre ses repas au bout de la table de ses maîtres, ou, au moins, s’asseoir le soir auprès d’eux au foyer ou à la veillée, et s’adjuger la parole sans trop de gêne lorsque s’agite devant elle quelque question intéressante à son avis. Aussi regarde-t-elle cette maison comme la sienne ; elle se croit de la famille, et sait la défendre au besoin, d’une langue bien acérée, contre les attaques et les médisances extérieures ; tel est le type patriarcal mais devenu à peu près effacé, des rapports qui devraient être normaux entre le serviteur et le maître.
Mais combien une telle situation ne diffère-t-elle pas en effet de celle qui est faite partout actuellement à la domesticité vulgaire : la pauvre fille qui y est vouée, levée la première dans la maison de ses maîtres, ne s’appartiendra plus à aucun moment de la journée, elle connaît d’avance le travail quotidien qui résulte du service à remplir ; mais, esclave de la voix ou de la sonnette, à laquelle elle doit toujours être prête à répondre, ce travail sera sans cesse interrompu ou surchargé par les exigences personnelles plus ou moins capricieuses, plus ou moins logiques des membres de la famille à laquelle elle s’est louée ; elle sera sans cesse tenue en éveil par des observations ou des reproches adressés dans une forme trop souvent peu adoucie, et auxquels, sous peine de soulever des orages, elle ne devra répondre que dans les termes les plus obséquieux ; heureuse encore si elle ne se trouve pas exposée à quelques-unes deces galanteries sommaires que beaucoup d’hommes ne se font pas scrupule de se permettre envers la fille du peuple placée sous leur toit. Elle y sera ordinairement traitée avec une froideur hautaine par les personnes de son sexe qui l’habitent avec elle, ou elle rendra inutiles par sa timidité et sa gaucherie, les dispositions affectueuses que celles-ci pourraient concevoir pour elle et essayer de lui témoigner. Ce ne sera enfin qu’au terme d’une journée bien remplie qu’il lui sera permis d’aller chercher le repos dans le cabinet ou la mansarde[2] où sa couche est dressée. Rares et courts seront d’ailleurs les jours de congé qu’on lui accordera, et encore ne sera-t-elle jamais bien sûre d’en jouir au moment fixé.
Séparée maintenant de tout ce qui lui portait affection au village et des vieux amis qui avaient sa confiance, auprès de qui épanchera-t-elle les sentiments d’ennui qui l’obsèdent au début de cette triste carrière, les pensées amères qui surgissent dans son cœur ? Qui saura l’éclairer affectueusement sur ses torts, la consoler par une amitié véritable des froideurs, des dédains, des injustices peut-être qu’elle subit dans cette famille étrangère, et l’aider de bons avis pour arriver à les surmonter par la douceur et le bon sens ? Tout cela lui manque à la fois, et elle ne trouve plus, à sa portée pour se distraire, que les conciliabules de la loge du concierge, les conseils malsains des camarades qu’elle rencontre au marché ou dans les boutiques des fournisseurs. C’est là qu’on lui fera bientôt envisager comme le but suprême de son existence l’art d’obtenir le travail le plus léger et le plus facile avec le plus haut salaire possible ; salaire augmenté d’ailleurs de tout ce que la morale de ce monde inférieur n’hésite pas à considérer comme permis ; depuis les consommations abusives, les tromperies sur le taux des achats, jusqu’au détournement d’objets insignifiants d’abord pour arriver jusqu’à ceux que la loi qualifie de vol domestique, et qu’elle n’a que trop souvent occasion de punir. Triste conséquence d’une situation mauvaise dans laquelle semblent s’accumuler toutes les occasions de chute, par d’irritantes et continuelles tentations ; en plaçant des êtres, faibles par leur ignorance et leur grossièreté, en présence des jouissances d’une vie relativement luxueuse et facile, aux douceurs de laquelle ils sont condamnés à toujours concourir par leur travail, sans pouvoir légitimement y aspirer jamais.
Aussi, des rapports si tendus et établis sous d’aussi fâcheux auspices, ne peuvent-ils subsister longtemps d’une manière convenable. Une domestique qui demeure deux années dans la même maison semble déjà douée d’une constance méritoire ; et on voit le plus ordinairement ces malheureuses changer tous les six mois de maître et de quartier, emportant pour tout pénate, une malle plus ou moins bien garnie, suivant son esprit d’économie ou de savoir-faire ; oubliant chaque fois aussi les liaisons plus ou moins éphémères qu’elle a pu contracter, pour en former tout aussi facilement de nouvelles avec les commères du quartier, le garçon de l’épicier ou le troupier de la caserne voisine.
Nous avons d’ailleurs à faire connaître un résultat trop positif, et qui peut être trop facilement prévu, de cette vie nomade et assez peu morale, c’est que le tiers des enfants abandonnés à l’hospice des Enfants-Trouvés de Paris le sont par des domestiques. Elles comptent aussi dans une forte proportion parmi les filles-mères ou femmes abandonnées qui viennent réclamer les secours de l’assistance publique pour élever leurs enfants naturels. Celles-là au moins, en cherchant dans une position d’ailleurs bien difficile à remplir leurs devoirs de mère, témoignent de sentiments qu’on ne saurait trop louer. Quant au mariage, la plupart des domestiques n’y arrivent que tard, c’est-à-dire lorsqu’elles ont pu acquérir un certain pécule qui séduit des amoureux, souvent plus jeunes qu’elles, et qui, une fois mariés, en mésusent ; conditions peu favorables à l’avenir de semblables unions.
De tout ce que nous venons d’exposer, il apparaît clairement qu’en dehors des qualités morales que leur position fait souvent éclater chez les personnes vouées à la domesticité, ou des altérations que ces qualités peuvent subir par suite des influences dangereuses dont elles sont entourées, et contre lesquelles les habitudes actuelles des classes aisées auxquelles elles vont louer leurs services ne les préservent pas assez ; il semble évident, disons-nous, que la nature de leurs fonctions, même chez les hommes dont la situation est à beaucoup d’égards moins fâcheuse que celle des femmes, doit exercer sur les caractères une influence débilitante, et qu’en raison de la multitude d’individus qui embrassent cette profession, il en résulte une énorme absorption des forces vives de la société qui ne pourrait tout au plus se justifier que par la production d’avantages correspondants d’un autre ordre, si, comme nous l’avons mis en question dès l’abord, la domesticité est une forme économique de la division du travail.
Pour résoudre ce problème, si c’en est un, nous avons dû considérer le travail domestique sous toutes ses faces, et il nous a été impossible de ne pas conclure qu’il n’était producteur direct d’aucune richesse, d’aucun capital, qu’il aiderait même le plus souvent à en consommer ou à en détruire ; et qu’il ne pouvait avoir de rôle économique certain qu’en épargnant à de vrais producteurs le temps qu’ils auraient dû passer à se donner certains soins personnels, la faculté de produire davantage. Il est d’ailleurs évident que ce service sera d’autant plus important que ces producteurs, qu’ils soient industriels, commerçants, littérateurs, savants, artistes, magistrats ou administrateurs, auront eux-mêmes une action plus élevée et plus utile sur l’économie sociale. À ce point de vue, je crois qu’il n’est guère possible de se refuser à dire que la domesticité produit dans une certaine mesure de véritables avantages économiques.
Cependant, quand on vient à considérer attentivement les faits eux-mêmes, on s’aperçoit bientôt que cette utilité qui peut paraître grande au premier coup d’œil, si on en restreint l’évidence au cas de nécessité légitime et parfaitement constatée, devrait être singulièrement amoindrie, et que l’usage habituel qu’on en fait est certainement l’une des formes du luxe la plus certaine et la moins contestable, et ne peut être acceptée que suivant le degré de la tolérance avec laquelle, au point de vue moral ou économique, on peut considérer le rôle que joue le luxe dans les habitudes et l’organisation de nos sociétés policées ; on a vu d’ailleurs par quelques chiffres donnés plus haut le nombre considérable de domestiques dont les services sont absorbés par les classes absolument improductives, des rentiers et autres personnes n’exerçant aucune profession ; mais, en nous restreignant même à celles qui semblent avoir le droit le plus légitime à se faire servir, combien l’utilité réelle ne pourrait-elle pas encore en être réduite ; qu’il nous soit permis de citer en ce moment un fait qui pourra mieux caractériser notre pensée :
Un prélat éminent et regretté qui a occupé le siège archiépiscopal de Paris, rehaussé encore par la pourpre romaine, avait conservé les habitudes laborieuses de ses premières années ; il était dur pour lui-même, mais il ne voulait pas que son entourage souffrît de ses habitudes austères ; levé, même en hiver, à cinq heures du matin, il allumait son feu lui-même, faisait sa toilette et remettait en ordre la couchette sur laquelle il avait passé la nuit dans son cabinet de travail. Toute cette besogne était rapidement accomplie sans avoir dérangé un seul domestique, et le prélat se livrait bientôt, dans le calme des premières heures de la journée, à l’examen des affaires et des décisions à prendre pour le gouvernement de son diocèse.
L’archevêché n’était cependant ni plus ni moins pourvu qu’il ne l’a été avant ou après, de serviteurs de tous étages, depuis l’huissier à chaîne d’argent jusqu’au valet monté derrière la voiture ; mais évidemment c’était affaire d’étiquette, et à quel petit nombre n’eussent-ils pas été réduits, si on n’avait gardé que ce qui était nécessaire à l’archevêque pour qu’il pût vaquer librement à ses hautes fonctions. D’ailleurs personne n’a jamais contesté l’inutilité des laquais de hautes maisons, et si leur petit nombre relatif ne fait pas une question économique de premier ordre de la consommation improductive qu’ils occasionnent, le moraliste a souvent à regretter que l’existence facile et inoccupée que les gens de livrée vont mener l’été dans les châteaux de leurs maîtres, ne soit pour les pauvres ouvriers des champs un sujet de pénibles comparaisons et d’aspirations fâcheuses au suprême bonheur de se voir enrôler parmi eux.
Mais nous avons fait voir que l’émigration des filles de la campagne qui viennent chercher du service en ville se présente sous un aspect bien autrement grave. C’est une levée féminine qui est au moins de même importance comme nombre, et qui n’est certainement pas sans relation de cause à effet, avec celle qui s’opère chaque année pour l’armée, en empêchant les unions légitimes qui auraient fixé de bonne heure à la campagne les jeunes gens de l’un et l’autre sexe et en aurait arrêté la dépopulation.
Quant au rôle économique que ces femmes viennent jouer dans la domesticité, il est encore moins clairement démontré que celui des hommes ; car elles auront évidemment à s’y livrer à des travaux qui, par leur nature, sont départis à la femme dans le sein de la famille ; elles y viennent soulager ou suppléer celles des personnes de leur sexe auquel ce devoir incombait, et qui en sont dispensées moyennant le salaire qu’elles leur accordent. Peut-on dire qu’en général la société y trouve un profit ?
Ici encore, il est vrai, comme pour les hommes, mais avec moins de certitude, on pourra alléguer que ces filles donnent à d’autres personnes de leur sexe les loisirs nécessaires pour se livrer aux arts utiles ou aux beaux-arts, à l’enseignement, au commerce ou à l’industrie. Cela devient évident peut-être plus qu’ailleurs en France, où les mœurs permettent aux femmes de suppléer leurs maris dans les affaires du négoce. Mais, dans la grande majorité des cas, les services de ces domestiques servent à assurer à la mère de famille une vie de repos plus complète, à lui permettre au moins de la remplir, ainsi que celle de ses enfants, par ces occupations plus ou moins frivoles qui donnent à leurs mœurs plus de douceur, à leur esprit plus de raffinement, à leur personne plus de charme et d’élégance, à leur demeure plus de confortable, de luxe enfin, puisqu’il faut le reconnaître encore ici; luxe honnête, modéré, nous en convenons, dans la majorité des cas, mais qui n’en a pas moins pour effet, chez les classes aisées de la société, d’absorber chacun chez soi, à son profit personnel, dans les conditions mauvaises que avons tenu à signaler plus haut, la personnalité, la force, l’intelligence de cette population de serviteurs et de servantes, dont le nombre et la situation s’imposent péniblement à l’esprit, quand on s’arrête à l’étudier ; et de laquelle, comme conclusion dernière, nous dirons que si elle concourt évidemment, quoique indirectement, dans les conditions indiquées, à la production de la richesse sociale pour une certaine proportion ; comme élément de luxe, elle contribue plus certainement encore à sa déperdition.
Le mal que nous venons de constater ainsi est le résultat de l’état des mœurs et d’habitudes invétérées qui ne peuvent disparaître de sitôt. Il est évident qu’on ne peut en attendre l’atténuation que du temps et des progrès sociaux qu’il amène. Nous la devrons surtout à la diffusion de l’instruction parmi le peuple des campagnes, et à l’augmentation de l’aisance, de la moralité, de la dignité personnelle qui doit en être la conséquence[3]. Alors le villageois ne devra plus au sentiment du besoin et moins encore à celui d’une sordide avarice la funeste coutume d’envoyer sa fille chercher du service à la ville, au risque de s’y démoraliser, sa femme offrir au fils d’une étrangère le sein dont elle a sevré son propre enfant. Que celles que des circonstances particulières y décideront encore, sortant alors d’un milieu moins grossier, seront plus intelligentes et plus sages, elles obtiendront en retour de leurs services plus d’égards, et des profits plus élevés et plus légitimes qui leur permettront de se constituer une dot ou le trousseau nécessaire pour parvenir assez jeunes encore, par le mariage, à se constituer une famille, but moral et nécessaire de toute existence humaine.
D’un autre côté, de cette augmentation des salaires, qui d’ailleurs se fait déjà sentir, de certaines exigences de bien-être et de ménagements personnels qui seront, comme nous venons de le dire, pour les domestiques, la conséquence forcée d’une meilleure éducation, naîtra, chez les classes riches et aisées, la nécessité d’user de tous les moyens, de diminuer le nombre des personnes qu’ils prendront à leur service, d’en mieux utiliser les travaux en les surveillant et en s’y mêlant davantage, en se rapprochant de nouveau d’habitudes patriarcales, trop abandonnées en France, mais qu’on trouve encore pleines de vie, même dans les castes aristocratiques de quelques nations du nord de l’Europe; alors, pour les jeunes filles appelées au service domestique, ce contact avec des femmes d’un esprit cultivé, charitable et bienveillant, pourrait être un complément d’éducation intellectuelle et morale, au lieu d’en être la perversion.
Il est d’ailleurs probable que, ainsi que nous en voyons déjà prendre la coutume, les chefs des familles aisées feront de plus en plus appel au travail indépendant, aux industries extérieures, pour suppléer aux services qu’on obtiendra plus difficilement des gens de maison. En atténuant la nécessité d’y avoir recours, en se procurant ainsi des produits meilleurs et moins chers, on rentrera dans la condition économique du travail, que ne saurait remplir qu’imparfaitement le salariat domestique, qui de quelque façon, en définitive, qu’on puisse améliorer sa situation dans la maison du maître, portera toujours le reflet et subira les conséquences de la dépendance personnelle dont il doit accepter la loi.
VÉE.
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[1] Il doit être intéressant, au point de vue qui nous occupe, de connaître dans quelle proportion les domestiques se répartissent entre les différentes classes de la société qui réclament leurs services. Voici, pour le département de la Seine, les chiffres constatés par le recensement dont nous venons de donner les résultats généraux : Les personnes exerçant des professions agricoles avaient 1 798 domestiques des deux sexes ; les industriels, 28 649 ; les commerçants, 14 467 ; la magistrature et autres professions judiciaires, 3 539 ; les professions médicales, 3 652 ; celles relatives à l’enseignement, 3 233 ; aux sciences et aux lettres, 2 888 ; les personnes attachées au gouvernement et aux administrations publiques, 6 621 ; à la force publique, 907 ; au clergé, 1 429 ; à des professions diverses ou non dénommées, 9 134 ; les propriétaires, rentiers et autres personnes sans profession, 52 957. 6 534 domestiques étaient sans place au moment du recensement.
[2] À Paris au moins on a cessé, en général, de faire coucher les domestiques dans des soupentes ou des cabinets sans air, comme on le faisait trop souvent autrefois, dans l’appartement de leurs maîtres ; et, sous le rapport matériel et hygiénique, leur situation est meilleure ; mais on leur fait malheureusement occuper la nuit des pièces situées sous les combles ; entièrement soustraites à la surveillance des chefs de la famille, ou, en contact de voisinage avec les autres domestiques des deux sexes et les locataires de la maison, elles sont livrées à tous les dangers de la séduction et de l’immoralité.
[3] Malgré les siècles écoulés depuis l’abolition du servage, ses traces n’ont pas encore disparu dans nos campagnes où on n’entend encore que trop souvent les fermiers appeler leur propriétaire notre maître et se laisser tutoyer par lui. L’éducation et la propriété territoriale y constituent toujours une véritable aristocratie, dont beaucoup de membres n’aperçoivent pas assez le danger moral d’accepter aussi facilement qu’ils le font encore ces marques surannées des anciennes distinctions de caste.
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