Ernest Martineau, La doctrine économique de l’Encyclique sur la condition des ouvriers, Journal des Économistes, septembre 1892
LA DOCTRINE ÉCONOMIQUE DE L’ENCYCLIQUE SUR LA CONDITION DES OUVRIERS.
À M. LE COMTE DE MUN, député de Pontivy.
Monsieur, dans un langage éloquent comme à votre habitude, vous avez récemment, à plusieurs reprises, proclamé votre conversion sincère, sans arrière-pensée, à la forme républicaine du gouvernement, obéissant à la volonté nettement affirmée de votre chef spirituel, le pape Léon XIII.
Je viens par cette lettre vous signaler, au point de vue économique, la doctrine non moins expresse, non moins évidente, non moins formelle du chef de la catholicité.
Cette doctrine, elle est exposée dans la lettre encyclique du 15 mai 1891 Sur la condition des ouvriers.
Dans ce document mémorable, invoqué et cité dans diverses occasions par tous les catholiques et notamment par vous-même, comme une œuvre admirable, digne de diriger la conduite des législateurs et des gouvernements, il est dit — je cite la traduction officielle, approuvée par le pape Léon XIII lui-même :
« C’est un crime à crier vengeance au ciel que de priver l’ouvrier d’une partie de son salaire ».
Dans un autre passage, on lit également ceci (page 4 de la traduction) :
« La raison intrinsèque du travail, le but immédiat visé par le travailleur, c’est d’acquérir un bien qu’il possédera en propre, avec le droit strict et rigoureux d’en user comme bon lui semblera ».
Or, je soutiens — et il me sera facile de le démontrer — que cette doctrine si nette, si précise de l’Encyclique condamne formellement le système économique de soi-disant protection que vous avez jusqu’ici soutenu de votre parole et de vos votes.
Rappelez-vous le but poursuivi par le pape Léon XIII dans cette Encyclique fameuse : il a voulu combattre la doctrine du collectivisme, de ce système social qui tend à nationaliser le sol et à mettre en commun les capitaux et les instruments de travail.
Pour arriver à la réfutation de ce système, le rédacteur de l’Encyclique a posé en principe — principe vérifié par l’observation — que l’État est postérieur à l’individu, à la société, ajoutant que l’ouvrier, par son travail, a droit à la propriété de son salaire, en sorte que le collectivisme qui dépouille chacun de la libre disposition de ce salaire, viole manifestement le droit de propriété, inséparable du droit de libre disposition de la chose possédée.
Telle est la doctrine expresse de l’Encyclique, et c’est une phrase bien digne d’être notée que cette éloquente et vigoureuse formule :
« C’est un crime à crier vengeance au ciel que de priver un ouvrier d’une partie de son salaire ».
Or, Monsieur, il est incontestable que le système soi-disant protecteur viole le droit de propriété des ouvriers sur leur salaire, qu’il les prive d’une partie de ce salaire, fruit de leur rude et honnête travail.
Remarquez d’abord qu’aucun article du tarif des douanes ne protège les ouvriers français contre la concurrence étrangère : sur le marché du travail, les bras de tous les ouvriers du monde peuvent venir s’offrir en concurrence avec ceux de nos nationaux, et amener ainsi la réduction de leur salaire.
Quelle preuve plus éclatante pourrait-on fournir que le conflit qui vient de surgir à notre frontière du nord, entre les ouvriers mineurs français et belges ?
Il y a ici, de toute évidence, une inégalité de traitement entre les ouvriers d’une part, et de l’autre les propriétaires terriens et les industriels, et il est étonnant que vous, qui réclamiez naguère avec tant d’éloquence la justice promise au peuple, vous ayez défendu et voté un tarif douanier qui consacre au préjudice des ouvriers une aussi flagrante et odieuse injustice.
Le principe d’égalité devant la loi exige, en effet, qu’on protège tout le monde ou qu’on ne protège personne, et si le tarif douanier est impuissant à protéger tout le monde, il ne devrait être appliqué à la protection de personne.
Mais voyons ce qui concerne le droit de propriété, et comment il est violé par le système protecteur.
Que ce système viole le droit de propriété en général, et notamment le droit de l’ouvrier sur son salaire, c’est ce qui résulte nécessairement de la nature même de la protection.
Avez-vous donc oublié, Monsieur, cette parole de M. Méline, prononcée à la tribune de la Chambre des députés, le 9 juin 1890 :
« Si vous protégez l’un, vous atteignez forcément, inévitablement, les autres ; par exemple, les droits sur l’avoine, sur le seigle sont payés par les cultivateurs qui en achètent et n’en produisent pas ».
Et au profit de qui est instituée cette atteinte au droit des autres, des consommateurs ?
Est-ce dans un intérêt fiscal, au profit du Trésor public comme doit le faire toute loi d’impôt ?
En aucune façon, et c’est dans un livre publié sous le patronage de M. Méline, la Révolution économique, que je trouve cette phrase significative :
« C’est dans l’intérêt DU PRODUCTEUR NATIONAL qu’ont été institués les droits de douane protecteurs ».
Quoi de plus formel ?
Les taxes de protection sont des taxes de renchérissement instituées dans l’intérêt des protégés, des favoris de ce régime : voilà ce qui résulte des déclarations du leader incontesté de la majorité protectionniste.
Est-il besoin d’insister davantage pour établir, expressis verbi, la violation manifeste opérée par ce système de la propriété des salaires ?
Les ouvriers, qui ne sont pas protégés, que les faveurs de la législation douanière laissent en dehors de leur intervention providentielle, sont exploités systématiquement et privés, dans tous leurs achats des produits protégés, de la libre disposition de leur salaire.
La violation des principes de l’Encyclique n’est-elle pas évidente, et n’entendez-vous pas retentir à vos oreilles ce cri d’indignation du chef de la catholicité :
« C’est un crime à crier vengeance au ciel que de priver les ouvriers d’une partie de leur salaire » ?
Ce crime odieux, le système de soi-disant protection le commet à chaque instant : c’est à n’en pas douter un système anti-chrétien, au premier chef, que celui, qui agissant en sens inverse de l’Évangile, procède non par la multiplication, mais par la soustraction des pains et de toute sorte de produits utiles, organisant la disette en vue de la cherté et favorisant ainsi quelques riches privilégiés, aux dépens de la masse des consommateurs.
Songez-y bien, Monsieur, pénétrez-vous avec soin du véritable caractère de ce régime de soi-disant protection, et, de même que vous l’avez fait en matière de politique proprement dite, obéissant au point de vue économique, aux prescriptions formelles de l’Encyclique du pape Léon XIII sur la condition des ouvriers, vous répudierez un système anti-social, anti-humain, qui dépouille les ouvriers d’une partie de leur salaire, établissant ainsi une odieuse injustice au préjudice de ces masses du peuple dont le grand cœur du Christ déplorait les souffrances lorsqu’il poussait ce cri sublime qui a retenti à travers les siècles : Misereor super turbam.
Vous vous souviendrez enfin que le Christ chassait les marchands du temple, et que c’est grand’pitié de voir, dans le temple où se font les lois, les législateurs se faisant marchands de blés, de viande et autres produits, organiser des taxes injustes en vue de renchérir artificiellement le prix de leurs propriétés.
Agréez, Monsieur, etc.
E. MARTINEAU.
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