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Dans un récent article publié dans La tribune, le Professeur Combe a énuméré les avantages qu’il attribue à la concurrence. Mais ces bénéfices peuvent-ils être imputés à l’action des autorités de concurrence ?
Par Colin Halard
Dans un récent article publié dans La tribune, M. Emmanuel Combe, professeur d’économie et vice-président de l’Autorité de la concurrence, a entrepris de défendre les mérites de la concurrence. Dans mes billets précédents, j’ai critiqué la définition de la notion de « concurrence » retenue par le Professeur Combe et j’ai discuté l’idée selon laquelle il serait fallacieux de se demander à quel « camp » profite la concurrence.
Dans le billet d’aujourd’hui, je vais me livrer à une critique plus détaillée des divers arguments avancés par l’auteur.
Soulignons tout de suite la difficulté rencontrée. Dans sa tribune, le Professeur Combe définissait expressément la concurrence comme « un processus de rivalité entre entreprises ». Cependant, il semblerait que, dans le cours de ses développements, l’auteur alterne en réalité entre différentes acceptions de ce terme.
Il se réfère le plus souvent à l’acception libérale de la concurrence : le droit de concurrencer les autres entreprises. Parfois, cependant, la notion de concurrence est au contraire employée dans une acceptionétatiste : le devoir de (se) concurrencer[1].
Dans cette seconde conception, la concurrence est assimilée à l’action des autorités de concurrence, ou encore à un phénomène n’existant que par l’action desdites autorités[2]. Or, cette action tend souvent à limiter le droit de (se) concurrencer, c’est-à-dire la concurrence comprise dans son acception libérale.
Quoi qu’il en soit, je tiendrai pour acquis, pour les besoins du présent billet, que les arguments de l’auteur sont corrects pour autant qu’ils concernent le droit de concurrencer. J’entends en revanche démontrer qu’ils seraient erronés s’ils devaient s’appliquer au devoir de (se) concurrencer, i.e., à l’action des autorités de concurrence[3].
Cet avertissement effectué, passons à l’examen détaillé des arguments du Professeur Combe.
L’effet sur les prix
Le premier avantage cité par le Professeur Combe concerne les baisses de prix qui seraient rendues possibles par la concurrence. Cependant, l’auteur ne fait rien pour démontrer que cet effet positif existerait réellement. Il se contente d’en postuler la présence.
Pour ce faire, il prête à ses adversaires l’argument selon lequel ces baisses de prix auraient des effets délétères ; or, pour que des réductions de prix exercent de tels effets, il faut au moins qu’elles existent. Le lecteur est donc conduit à penser que ces baisses de prix sont avérées, puisque même les adversaires de la concurrence en admettraient l’existence.
Le Professeur Combe s’abstient totalement d’apporter des preuves de la réalité de cet effet. Il se contente ainsi d’écrire, sous l’intitulé « Pas seulement une baisse des prix », que :
Le discours sur les vertus de la concurrence a souvent tendance à se focaliser sur un aspect particulier : les baisses de prix qu’elle occasionne. Certes, la concurrence constitue un puissant levier de pouvoir d’achat, dont on sous-estime d’ailleurs souvent l’ampleur car les baisses de prix sont diffuses […].
A ce stade de la discussion, il est vraisemblable que tout le monde ait en tête le cas de Free. Il est incontestable que l’arrivée de Free a conduit à une baisse de prix extrêmement importante. Toutefois, cet exemple est d’une portée limitée, puisqu’il concerne une hypothèse de monopole public.
La question qui importe, celle qui demande réellement à être détaillée (au moins à l’égard des lecteurs libéraux), c’est celle des effets de l’application du droit de la concurrence dans le secteur privé.
La conclusion selon laquelle le droit de la concurrence pourrait « améliorer » le fonctionnement des marchés privés – en générant des baisses de prix – ne peut être simplement postulée. Tout indique en réalité que l’effet inverse se produit. Le droit de la concurrence provoque des hausses de prix.
Rappelons que les autorités de concurrence doivent (ou devraient) rechercher constamment un équilibre entre l’efficacité allocative, c’est-à-dire la fixation de prix égaux aux coûts (ce qui requiert plus ou moins de fragmenter les marchés) et l’efficacité productive, c’est-à-dire l’obtention de coûts les plus bas possibles (ce qui suppose de permettre aux entreprises de réaliser toutes les économies d’échelle accessibles).
Or, d’une part, les autorités de contrôle privilégient systématiquement celle-là à celle-ci (sans doute parce que ça leur permet de sanctionner plus d’entreprises), et, d’autre part, même si elles étaient animées d’une réelle volonté de trouver l’équilibre optimal, elles n’en auraient absolument pas les moyens cognitifs.
En effet, les autorités de concurrence ne sont rien d’autre que des planificateurs centraux intervenant de manière rétrospective et au coup par coup. Il n’y a aucune raison de présumer qu’elles seraient structurellement plus habiles que les organismes de planification traditionnels (i.e., de type soviétique)[4].
Par ailleurs, pour obtenir des prix de monopole, une entreprise doit réduire sa production, et diminuer ainsi sa consommation de facteurs de production. Or, ces actifs ne resteront pas inutilisés. Ils seront employés dans d’autres industries, où ils permettront une augmentation de la production et donc une baisse des prix[5].
Reprocher aux monopoles de majorer les prix revient donc pour l’essentiel (je mets à part la « perte de surplus », laquelle est généralement traitée – à juste titre – comme quantité négligeable) à s’attacher à « ce qu’on voit » aux dépens de « ce qu’on ne voit pas ».
En réalité, la Commission européenne va jusqu’à interdire expressément de prendre en compte « ce qu’on ne voit pas ». Ainsi, concrètement, si une pratique commerciale génère une hausse des prix dans un marché A, mais permet une baisse des prix dans un marché B, la pratique sera interdite, alors même que le résultat net serait une baisse de prix pour l’économie prise dans son ensemble[6].
Comment, dans ces conditions, pourrait-on soutenir que la concurrence (telle qu’administrée par les autorités de concurrence) constituerait « un puissant levier de pouvoir d’achat » ?
L’effet sur la variété
Le Professeur Combe énonce que
La concurrence favorise également la variété, en élargissant la gamme des produits et services disponibles : chaque client trouvera en quelque sorte « chaussure à son pied ». Par exemple, un distributeur, confronté à l’arrivée de nouveaux concurrents, choisira de mettre l’accent sur les prix bas, sur les horaires d’ouverture, sur la largeur de l’assortiment, tandis qu’un autre préférera se différencier en misant sur la qualité de service ou sur la proximité de la relation avec ses clients.
Notons tout d’abord qu’il s’agit d’une affirmation gratuite. Le Professeur Combe nous cite un exemple de son invention, mais n’apporte à son soutien aucune théorie, aucun argument qui pourrait permettre de penser que cette situation est fréquente et plus répandue que dans une situation de non-concurrence.
Certes, il peut arriver que, « confronté à l’arrivée de nouveaux concurrents », un distributeur choisisse de mettre l’accent sur, par exemple, « la largeur de l’assortiment ». Mais, si une telle variété de choix permet d’attirer plus de consommateurs, une entreprise en position dominante est susceptible d’en faire tout autant.
La recherche du profit, en effet, incite déjà fortement toute entreprise, dominante ou non, à découvrir et réaliser ce qui plaît aux consommateurs. E-Leclerc, Amazon et consorts ne sont pas spécialement connus pour la maigreur du choix qu’ils proposent, que je sache.
Deuxièmement, tous ces changements (horaires d’ouverture, largeur d’assortiment, qualité du service…) ont un coût. Sur la base de quel standard pourrait-on affirmer que l’effet net de ces modifications est positif ?
De même, il faut garder à l’esprit que, quand le Professeur Combe affirme que la concurrence permet de « Favoriser la variété, et souvent la qualité », cela signifie concrètement que les autorités de concurrence sanctionnent les pratiques qui conduiraient à niveau de variété ou de qualité qu’elles jugeraient insuffisant.
Or, la question de la détermination de l’effet net se pose ici aussi. Si une entreprise décide de standardiser ses produits pour pouvoir proposer des prix plus bas, au nom de quel critère des fonctionnaires pourraient-ils décider que ce comportement serait « inefficient » ? Pourquoi plus de variété serait nécessairement désirable ?
Troisièmement, le « modèle » de la concurrence pure et parfaite demeure une référence pour les autorités de concurrence. Le Professeur Combe n’emploie pas (directement) cette conception dans son article, mais il l’utilise dans d’autres ouvrages[7]. Or, il écrit à ce propos que « Le modèle de la concurrence pure et parfaite repose sur plusieurs hypothèses : […] – homogénéité des produits : les producteurs offrent des biens absolument identiques aux yeux des consommateurs »[8]. Ce modèle s’oppose donc à toute variété des produits !
Les entreprises peuvent ainsi être accusées d’avoir obtenu un pouvoir de marché en pratiquant une diversification excessive de leurs produits[9]. Un cas emblématique est celui des « céréales de petit-déjeuner ». Dans cette célèbre affaire, jugée aux Etats-Unis, des entreprises ont été poursuivies pour avoir mis trop de produits différents sur le marché.
De la même façon, la Commission européenne paraît parfois voir dans l’utilisation de marques et la diversification des produits un simple prétexte pour majorer les prix. Elle semble alors ne plus concevoir que ces éléments puissent être source de valeur pour les consommateurs.
Elle soutient ainsi que « La marque tend à augmenter la différenciation des produits et à réduire les possibilités de substitution du produit par un autre, ce qui réduit l’élasticité de la demande et facilite la majoration des prix ».[10]
Il serait donc difficile de soutenir que « [le droit de]la concurrence favorise[rait] également la variété ».
L’effet sur la qualité
Dans l’introduction de son article, le Professeur Combe avait rapporté l’argument selon lequel :
la concurrence, en incitant à l’efficacité se ferait au détriment de la qualité : nous devrions choisir entre des prix bas et une qualité médiocre ou des prix élevés et une meilleure qualité. Appliqué à la distribution de médicaments par exemple, cela signifierait que plus de concurrence se traduirait nécessairement par une dégradation du niveau de sécurité sanitaire.
Il est très facile de répondre à cette critique. Premièrement, on peut faire valoir que la concurrence n’a pas supprimé l’industrie du luxe : c’est donc qu’elle ne nuit pas nécessairement à la qualité.
Deuxièmement, et surtout, il faut mettre en évidence que, ce qui importe réellement, ce n’est pas la maximisation d’un paramètre considéré de manière isolée, mais la conciliation et l’optimisation des divers paramètres pris dans leur ensemble ; le rapport qualité-prix, et non la qualité (ou le prix).
Par conséquent, même si la qualité d’un produit diminue après l’entrée d’un concurrent, ce n’est pas nécessairement un mal ; il faut (ou faudrait) analyser les autres paramètres et appréhender l’effet net. Or, la recherche du gain doit inciter les entreprises à trouver le compromis qui plaira le plus aux consommateurs.
Le problème, c’est que la Commission européenne semble ne pas avoir du tout saisi cette évidence. Elle considère les paramètres de manière isolée et s’estime justifiée à conclure à la restriction de concurrence si l’un d’entre eux n’est pas maximisé.
Vous croyez que j’invente ? Lisez donc ce qu’écrit la Commission :
Pour qu’un accord ait des effets restrictifs sur la concurrence au sens de l’article 101, paragraphe 1, il doit avoir, ou être susceptible d’avoir, une incidence défavorable sensible sur au moins un des paramètres de la concurrence sur le marché, tels que le prix, la production, la qualité ou la diversité des produits, ou l’innovation[11].
Tous les paramètres ne pouvant être maximisés simultanément[12], il en résulte que tout accord, à moins d’être totalement dépourvu d’effet, peut être présumé illicite (sous réserve du critère du seuil « sensible »). Concrètement, une pratique améliorant la qualité mais augmentant le prix devrait être jugée illégale.
Certes, les parties ont la possibilité de renverser la présomption. Mais, d’une part, il n’est pas permis, dans un Etat de droit, de faire peser une telle épée de Damoclès sur toutes les entreprises. D’autre part, comme je l’avais indiqué dans mon premier billet, la possibilité d’obtenir une exemption est purement théorique.
Revenons au Professeur Combe. Que répond-il à l’argument de la qualité ?
Au lieu de rappeler que, ce qui compte, c’est le rapport qualité-prix, et non la qualité considérée isolément, il se contente de soutenir que les entreprises exposées à la concurrence « sont incitées à être plus attentives aux attentes des clients ». Il renvoie en outre à des études empiriques.
L’auteur mentionne également la possibilité de se différencier par la qualité du service. A cet égard, je crois qu’il suffit de mentionner que la Cour de cassation a récemment confirmé un arrêt d’appelinterdisant à une entreprise de cosmétique d’imposer par voie contractuelle à ses distributeurs « de ne vendre les produits que sur le conseil d’un diplômé en pharmacie physiquement présent sur le lieu de vente »[13].
L’effet sur l’offre
Le Professeur Combe écrit que :
Au-delà de son impact sur la demande, la concurrence exerce également un effet sur l’offre, effet qui est souvent méconnu. Pour bien appréhender cet aspect, il est nécessaire de revenir à la nature même de la concurrence. La concurrence se définit comme un processus de rivalité entre entreprises, qui permet d’éviter le maintien ou la création de rentes injustifiées et qui simultanément récompense les plus méritants, en leur octroyant un surprofit temporaire.
Il s’agit, une fois de plus, d’une affirmation potentiellement paradoxale. La liberté de concurrence, au sens libéral du terme, permet effectivement de « récompenser » les entrepreneurs « les plus méritants »[14] en leur permettant de gagner (sinon en leur « octroyant ») un « surprofit temporaire ».
Mais ce surprofit, qui résulte de la fixation de prix supérieurs aux coûts marginaux, n’est rien d’autre que le « profit de monopole » dont la suppression est la raison d’être du droit de la concurrence.
Par conséquent, la « récompense » aux entrepreneurs « les plus méritants » n’est pas le fruit de la concurrence (au sens que revêt ce terme en droit), mais de son contraire, le monopole. Cet aiguillon est à mettre au crédit du second, et non de la première. Il n’existe que dans la mesure où le droit de la concurrence n’est pas appliqué.
Concrètement, l’un des effets les plus pervers de l’action des autorités de concurrence est de punir les entreprises qui ont du succès en les accusant après coup d’exploiter les consommateurs. Cette perspective exerce un effet absolument glaçant sur la prise de risque entrepreneuriale.
Le fait d’imposer des amendes aux entreprises fixant des prix jugés « excessifs » ou de les obliger à mettre leurs actifs à la disposition des concurrents constitue une illustration bien connue de cette situation.
Un autre exemple réside dans la théorie, ratifiée par presque tous les économistes de la planète, érigeant les « coûts irrécupérables » (sunk costs) en « barrières à l’entrée ». Constituent des coûts irrécupérables les facteurs de production qu’un entrant ne pourra revendre, ou ne pourra revendre qu’à prix cassés, s’il est obligé de sortir du marché. Ces coûts sont donc, toutes choses égales par ailleurs, source de risques.
Les autorités de contrôle en déduisent que, dans les marchés marqués par d’importants coûts irrécupérables, les entreprises installées bénéficient d’un avantage et sont donc en mesure d’exercer un pouvoir de marché, c’est-à-dire de tarifer au-dessus du niveau concurrentiel. De fait, il est exact que de telles conditions permettent d’obtenir un taux de rendement excédant en apparence la normale.
Mais, sauf à ce que les entreprises installées n’aient pas eu elles-mêmes à engager des sunk costs, et donc à s’exposer à un niveau de risque élevé, un tel taux de rendement était nécessaire pour les inciter à prendre de tels risques. Si le rendement apparaît très élevé, c’est que l’on a oublié qu’il doit être ajusté du risque (du risque généré par les sunk costs). Un taux qui semble excessif ex post peut en réalité être tout à fait normal ex ante[15].
Voilà donc une théorie, adoptée par toutes les autorités de contrôle, qui prétend justifier scientifiquement la nécessité de poignarder dans les dos les entrepreneurs qui ont réussi après avoir pris des risques.
Le droit de la concurrence exerce d’une autre façon encore ses effets inhibiteurs.
La Cour de justice de l’UE se plaît à répéter que « la constatation de l’existence d’une […] position dominante n’implique par elle-même aucun reproche à l’égard de l’entreprise concernée ». Elle ajoute cependant systématiquement que « En effet, l’article [102 du TFUE] n’a aucunement pour but d’empêcher une entreprise de conquérir, par ses propres mérites, la position dominante sur un marché » [16]. Conquérir, oui, mais développer, aller au-delà ?
La Cour énonce qu’il est interdit aux entreprises en position dominante de « faire obstacle, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition normale sur la base des prestations des opérateurs économiques, au maintien du degré de concurrence existant sur le marché ou au développement de cette concurrence »[17]. Or, le caractère « normal » ne peut à l’évidence être analysé comme un critère digne de ce nom.
Autrement dit, les entreprises « en position dominante » (autre notion éminemment obscure) sont placées sur un gril. Elles ne peuvent connaître à l’avance les comportements qu’elles pourraient adopter sans danger.
Il apparaît néanmoins qu’elles ne sont pas réellement autorisées à croître, ni même à défendre leur position, bien que, comme le note le Professeur Vogel, il serait « sans doute difficile d’admettre en même temps que la domination est tolérée et que son maintien ou son développement ne l’est pas »[18].
Ce dernier souligne ainsi que « l’interdiction de tout acte ayant pour effet objectif de renforcer une position dominante rend très malaisée la détermination des initiatives ouvertes aux entreprises qui occupent une telle position »[19].
Il serait donc non seulement erroné, mais même directement opposé à la vérité, de prétendre que la concurrence (comprise comme l’action des autorités de concurrence) « joue[rait] le rôle d’un « aiguillon » auprès des entreprises installées, en les incitant à « donner le meilleur d’elles-mêmes »[20], pour conserver leur part de marché et croître ». En réalité, la « concurrence » les inciterait plutôt à brider leur production.
L’effet sur l’emploi
Le Professeur Combe déclare que :
L’impact de la concurrence sur le niveau de l’emploi est sans doute le sujet le plus controversé et polémique qui soit : chaque fois qu’un choc concurrentiel survient dans un secteur, l’argument des faillites et des destructions massives d’emplois est brandi par les opérateurs installés, tandis que les outsiders promettent de leur côté des créations d’emplois. Dans ces batailles de chiffres, souvent faites dans le feu de l’action et sans le recul nécessaire, qui croire ?
Il est très facile pour un économiste de démontrer la vacuité de cette critique. Il suffit de montrer que les faillites ne font que déplacer les emplois. Il s’agit, selon l’expression bien connue de Schumpeter, d’unedestruction créatrice.
Le marché de l’emploi est similaire à tout autre marché de biens (ou, plus exactement, de services). S’il y a des invendus – s’il y a du chômage –, il suffit de baisser les salaires pour ajuster l’offre à la demande. Sur un marché réellement libre, le chômage est un non-problème. Le seul problème est celui de la rémunération[21].
De fait, après avoir louvoyé en citant des études empiriques, le Prof. Combe se résout à livrer cette réfutation :
[L]a concurrence conduit à réallouer les emplois entre entreprises d’un même secteur et/ou entre secteurs, générant ainsi des coûts sociaux[22]. À nouveau, c’est le rôle de la formation continue et d’une politique efficace de mobilité des salariés que de préparer en amont et d’accompagner les transitions d’emploi[23].
Malheureusement, l’auteur fait précéder et suivre cet argument par deux remarques qui vont en sens inverse :
Mais c’est précisément le rôle du droit du travail que de faire respecter un ensemble de règles du jeu qui s’imposent à tous les acteurs […]. La concurrence sur le marché des biens n’est pas antinomique avec une protection des salariés, à la fois forte et efficace, sur le marché du travail.
Or, c’est précisément le droit du travail qui crée le chômage (involontaire), et le Prof. Combe le sait bien !
La situation est d’autant plus paradoxale que, si la théorie économique qui gouverne le droit de la concurrence était prise au sérieux, ce qui n’est pas le cas, le droit du travail (et les syndicats) devrai(en)t être les cibles privilégiées des autorités de concurrence.
En effet, si la limitation de l’offre pratiquée par les entreprises en monopole est critiquée, celle provoquée par le droit du travail (à savoir, l’exclusion forcée des demandeurs d’emploi insuffisamment productifs, laquelle a pour effet d’augmenter la productivité marginale – et donc la rémunération – des personnes ayant pu trouver un travail) devrait à plus forte raison être dénoncée.
Ainsi que Rothbard l’a démontré[24], toutes choses égales par ailleurs, les syndicats (et le droit du travail) réduisent l’offre bien plus fortement que les entreprises en monopole. La raison en est que les monopoles essaient de maximiser leurs profits sur l’ensemble de la production ; autrement dit, chaque invendu résultant d’une augmentation des prix provoque une baisse relative des revenus des monopolistes.
A l’inverse, les chefs syndicaux (et les personnes en charge de la fixation des salaires minima) ne se soucient guère du sort des gens qui sont au chômage. Ils ne prennent en considération que la face brillante de la restriction de l’offre, à savoir la majoration des salaires des gens qui ont effectivement trouvé un travail.
[1] Parfois, la concurrence est également entendue comme une situation de concurrence pure et parfaite.
[2] Par exemple, lorsque le Professeur Combe écrit que « Économiser 30 euros par an par client grâce à la concurrence peut sembler anecdotique ; mais lorsque les clients sont 65 millions, le gain total avoisine les 2 milliards d’euros », il est évident qu’il a en tête, non pas la « rivalité » (car comment concevoir que l’effet de la rivalité puisse se limiter à 2 milliards d’euros ?), mais l’action des autorités de concurrence. Il en est de même quand l’auteur décrit la concurrence comme un instrument permettant d’améliorer le fonctionnement des marchés (« [la concurrence] constitue essentiellement un outil, qui permet aux marchés de fonctionner de manière plus efficace ») ou encore quand il l’assimile à une « règle du jeu » (image très fréquemment employée pour justifier la nécessité d’un droit de la concurrence).
[3] C’est une simplification que de parler de « devoir » de (se) concurrencer. En effet, d’une part, ce « devoir » est en principe soumis à certaines conditions pour exister. D’autre part, le droit de la concurrence instaure certaines interdictions de (se) concurrencer (lesquelles sont parfois décrites comme une interdiction de porter atteinte à une « situation de concurrence effective »). Par « devoir » de (se) concurrencer, j’entends donc, plus largement, toutes les formes que prend le pouvoir des autorités de concurrence d’enfreindre les droits de propriété des entreprises et de leur imposer sous peine de sanction la façon dont elles doivent se comporter.
[4] Mises était convaincu que les monopoles privés pouvaient en théorie causer des effets négatifs pour la société. Cependant, il semble n’avoir jamais pensé que les autorités de contrôle puissent en pratique remédier à ces maux : « Il est raisonnable de s’abstenir de toute politique qui pourrait entraîner l’apparition de prix de monopole. Mais que les prix de monopole soient engendrés par de telles politiques gouvernementales monopolistiques, ou qu’ils apparaissent en dépit de l’absence de telles politiques, il n’est point « d’enquêtes d’experts » ni de cogitations de cabinet qui puissent découvrir un autre prix où l’offre et la demande pourraient s’équilibrer » (Ludwig von Mises, L’action humaine, Institut Coppet, 2011, p. 292).
[5] Voir, sur cette question, Murray Rothbard, Man, Economy, and State, Ludwig von Mises Institute, 2004, p. 638. Selon Mises, le « dommage » causé par les monopoles résulte de la différence de valeur entre ces deux productions (« La présente étude des effets économiques des monopoles se borne aux cas où intervient une limitation de la production. La conséquence de cette limitation de la production d’une marchandise déterminée est que, étant donné que la quantité produite est moindre, une partie du capital et du travail qui, sans cela, aurait été affectée à la production, se trouve libérée et doit chercher ailleurs son emploi. Car dans l’économie libre, il ne peut y avoir de capitaux ni de forces de travail demeurant de façon durable sans emploi. A la diminution de production du bien monopolisé répond en conséquence une production accrue d’autres biens. Mais il y a à la vérité une différence : les biens de remplacement sont des biens moins importants, que l’on n’aurait pas produits et employés s’il avait pu être donné satisfaction dans toute son ampleur au besoin plus pressant du bien monopolisé. La différence entre la valeur de ces biens de remplacement et la valeur plus élevée qu’aurait eue la quantité non produite de la marchandise monopolisée mesure le dommage causé par le monopole à l’économie ».) (Ludwig von Mises, Le Socialisme – Etude sociologique et économique, Institut Coppet, 2011, pp. 331-332). Sur ce point, Mises semble très proche de l’école néoclassique. Cependant, en pratique, cette conclusion est systématiquement négligée : la valeur des substituts produits n’est jamais prise en compte (voir la note de bas de page suivante). Au demeurant, je ne vois pas ce qui permet de dire que les biens de remplacement seraient moins importants, mais, pour les besoins de ce billet, j’accepterai néanmoins cette conclusion.
[6] Dans ses Lignes directrices concernant l’application de l’article 81, paragraphe 3, du traité, la Commission déclare en effet refuser de tenir compte des biens qui seraient produits sur un autre marché. Elle écrit ainsi que « Ces réductions de coûts sont la conséquence directe d’une réduction de la production et de la valeur, et ne génèrent pas d’effets proconcurrentiels sur le marché. Ainsi, elles ne débouchent pas sur la création de valeur par une intégration d’actifs et d’activités, mais permettent simplement aux entreprises concernées d’accroître leurs bénéfices » (§ 49). Ce raisonnement est creux : qu’importe que la création de valeur ne résulte pas d’une « intégration d’actifs et d’activités » ? Cependant, il faut bien admettre que, si la Commission avait été obligée de tenir compte de ces substituts, ses pouvoirs de sanction auraient été drastiquement limités. Ceci explique beaucoup de choses. V. aussi la note 21 de mon billet précédent.
[7] V., notamment, Emmanuel Combe, Economie et politique de la concurrence, Dalloz, 2005, passim.
[8] Emmanuel Combe, Economie et politique de la concurrence, précité, pp. 30-31.
[9] Sur ce sujet, v. notamment, Dominick Armentano, Antitrust – The Case for a Repeal, Ludwig von Mises Institute, 2007, pp. 51 et suivantes.
[10] Lignes directrices sur les restrictions verticales, § 104. Armentano relevait en ce sens que « La différenciation est aussi présentée comme un élément de pouvoir de monopole. Les firmes qui différencient leurs produits avec succès sont supposées être en mesure d’élever leurs prix au-dessus du niveau possible dans un marché parfaitement concurrentiel » (Antitrust – The Case for a Repeal, précité, p. 51). (Ma traduction.) Voir aussi le commentaire de John Hicks : « Le fait de mettre en évidence les différences entre produits afin d’obtenir une courbe de demande descendante pour les firmes individuelles, et négliger ensuite les différences entre produits (préférences irrationnelles !) afin de négliger le surplus des consommateurs, est à la fois incohérent et, dans les faits, dangereux » (John Hicks, The Rehabilitation of Consumers’ Surplus, The Review of Economic Studies, Vol. 8, No. 2 (février 1941), p. 116). (Ma traduction.)
[11] Lignes directrices sur les accords de coopération horizontale, § 26. Le seul fait de maintenir un de ces paramètres en-dessous du niveau normal est critiqué (V. Lignes directrices concernant l’application de l’article 81, paragraphe 3, du traité, § 25).
[12] En cela, l’argument dénoncé par le Professeur Combe contient un important noyau de vérité (« nous devrions choisir entre des prix bas et une qualité médiocre ou des prix élevés et une meilleure qualité »).
[13] Cour de cassation, 24 septembre 2013, affaire n°12-14344, « Pierre Fabre ».
[14] Ce vocabulaire paternaliste (récompense, mérite, octroyer) n’est évidemment pas celui du libéralisme.
[15] La Commission européenne semble admettre ce principe au § 44 de ses Lignes directrices concernant l’application de l’article 81, paragraphe 3, du traité. Au § 115 de ce même document, elle analyse cependant les coûts irrécupérables comme des « barrières à l’entrée ».
[16] Cour de justice, 27 mars 2012, affaire C‑209/10, « Post Danmark », § 21.
[17] Cour de justice, 27 mars 2012, affaire C‑209/10, « Post Danmark », précité, § 24.
[18] Louis Vogel, Droit européen des affaires, Dalloz, 2012, p. 659.
[19] Idem.
[20] Notons cette expression caractéristique : « donner le meilleur de soi-même ». Elle revient régulièrement dans les ouvrages de droit de la concurrence. De fait, elle reflète correctement l’esprit de ce droit, lequel consiste effectivement à juger – et à condamner – les entreprises par rapport à un idéal de perfection.
[21] Comme le notait Rothbard, «Toute l’agitation à propos du « plein emploi » fait croire que c’est le « travail », et non le revenu du travail, qui serait le grand objectif. Si tel était réellement le cas, il y aurait des salaires négatifs, et il n’y aurait pas de problème de chômage. Le fait que personne ne souhaite travailler pour un salaire nul ou négatif implique que le travailleur, en plus de toute la satisfaction que son activité peut lui procurer, exige un salaire en contrepartie de son travail. Ce que le salarié veut n’est donc pas simplement un « emploi » (ce qu’il pourrait obtenir en dernier recours en payant pour l’avoir) mais un emploi avec un salaire » (Man, Economy, and State, précité, p. 583). (Ma traduction.)
[22] J’ignore ce que la référence aux « coûts sociaux » est censée signifier.
[23] Il est significatif que le Professeur Combe avance ce raisonnement, non dans les paragraphes consacrés à la question du chômage, mais dans ceux qui traitent des conditions de travail et de la rémunération.
[24] V. Rothbard, Man, Economy, and State, précité, pp. 705-706.
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