La colonisation, par Edmond About

Un mois avant sa mort, Edmond About prend la parole devant la Société française de colonisation, dont il est devenu le président. On sait que depuis la défaite française de 1870, About croit trouver dans les colonies le moyen pour la France de regagner une influence et de continuer à compter dans le monde. Ici, il évoque l’utilité des colonies pour l’absorption d’une partie des malheureux des grandes villes, que l’hiver glace, et qui peinent à trouver logement et nourriture. Ils feraient d’admirables colons, si l’initiative privée et l’État au besoin les aidaient dans leur transport aux colonies. 

 

 

Discours d’Edmond About lors de l’assemblée annuelle extraordinaire de la Société française de colonisation, le 20 décembre 1884.

[Le dix-neuvième siècle, 22 décembre 1884.]

LA COLONISATION

L’assemblée générale de la Société française de colonisation s’est réunie hier, ainsi que nous l’avons annoncé, sous la présidence de M. About.

Une grande affluence avait répondu à l’appel de la Société. Les ministres de la marine, du commerce et de l’intérieur s’étaient fait représenter.

Après l’approbation des statuts et du règlement général, M. About a prononcé le discours suivant :

Messieurs,

Un philosophe pratique et modeste a écrit cet axiome mémorable : Pour faire un civet, il faut un lièvre. La question que je voudrais non pas creuser, mais simplement effleurer avec vous, est infiniment plus compliquée, car on ne fondera jamais une colonie sans réunir une multitude d’éléments tous utiles, tous nécessaires, tous indispensables au même titre, et dont un seul, s’il venait à manquer, ferait manquer le civet.

Le premier de ces éléments, c’est le pionnier, l’homme qui plante le jalon de la civilisation en pays désert ou barbare. Ce chercheur de mondes inconnus est tantôt un savant, tantôt un ancien officier, tantôt un inutile jeté brusquement hors de la foule des oisifs par un coup de la passion ou de la fortune. Il faut avoir un peu dormi sous la tente, un peu traîné les pieds dans le sable du désert, un peu mordu aux aliments dont nos chiens ne se nourriraient pas, un peu lapé dans le creux de la main l’eau saumâtre ou croupie, pour estimer à sa juste valeur l’héroïsme bourgeois de ces vagabonds qui ont rompu avec toutes leurs relations, toutes leurs habitudes, tous leurs besoins, jusqu’au besoin de se laver matin et soir, et dépouillé l’homme civilisé pour mieux servir la civilisation. Ces hommes cependant ne sont pas aussi rares qu’on aurait lieu de le supposer, et c’est encore notre pays qui en produit les plus larges récoltes. Vous allez voir, vous allez entendre un des plus remarquables échantillons de ce type invraisemblable, l’explorateur Soleillet. Je l’ai vu il y a dix ans servant la France malgré elle, et supportant, sans se décourager, les rebuffades du monde officiel. Je crois même me rappeler qu’au Sénégal il fut emprisonné ou consigné sévèrement par l’autorité militaire. Mais si cette aventure lui a laissé une petite meurtrissure au cœur, le ministre, inspiré par l’illustre général Faidherbe, l’a complètement effacée.

Messieurs, ce n’est pas tout, quoique ça soit déjà fort beau, de découvrir une terre habitable, de constater que le sol en est fertile, l’eau bonne ou passable, l’air pur, et d’y planter le pavillon national. Il faut jeter un trait d’union entre la future colonie et la métropole, la mettre en communication facile et sûre avec la mer, obtenir du gouvernement qu’il en assure la sécurité par une petite garnison et un rudiment de station navale. Est-ce tout ? Pas encore. Il s’agit maintenant d’y amener des colons.

Si vous jetez les yeux autour de nous sur la carte d’Europe, vous voyez l’Italie, nourrice toujours féconde en hommes laborieux, sobres, intelligents. Elle n’a pas un sol assez riche pour leur donner à tous le pain quotidien. Elle les voit donc émigrer en grand nombre vers l’Amérique du Sud, vers l’Égypte, vers la Tunisie ou la province de Bône enAlgérie. Je ne prétends pas qu’ils s’arrachent sans effort aux délices et aux beautés du sol natal ; mais, une fois déracinés, ils font presque partout des colons admirables. Par leur travail, l’Italie grandirait à vue d’œil, si elle possédait quelques domaines d’outremer. Malheureusement, le jeune royaume n’a pas de colonies, pas même Chypre et Jérusalem, ces deux fiefs idéaux de la maison de Savoie. La Belgique a des hommes, et des hommes excellents, plus qu’elle n’en peut occuper dans ses étroites limites. Mais elle n’a pas un pouce de terre coloniale, et c’est pourquoi nous la voyons chercher un déversoir de son trop-plein dans la région du Congo. La population de l’Allemagne est assez nombreuse et assez prolifique pour infester en cent ans les deux hémisphères. Aussi M. de Bismarck s’est-il bientôt aperçu que son empire manquait de colonies, et, en homme qui connaît le prix du temps, il a bientôt mis ordre à la chose. La Hollande, l’Espagne et le Portugal sont les trois seuls États de notre voisinage qui possèdent la matière et l’outil, la colonie et le colon. Quant à nous, ce ne sont pas les colonies qui nous manquent, quoique les folies de nos anciens maîtres nous en aient fait perdre beaucoup. Mais on a beau battre les buissons dans nos campagnes et les carrefours dans nos villes, il faut la croix et la bannière pour faire lever un colon.

Il en était tout autrement sous l’Ancien régime, et, jusqu’à la fin du siècle dernier, non seulement nos concitoyens partaient en colonie aussi gaillardement qu’ils partent en guerre, mais partout où ils se sont transplantés ils ont été d’excellents colons et ont fondé des colonies florissantes. La population de la Louisiane, du Canada, de l’île Maurice, est française par son origine, française par son caractère, française par son inébranlable fidélité à l’ancienne métropole. Gardez-vous donc de croire que nous sommes impropres à la colonisation ; c’est un bruit que les Anglais font courir. Ah ! nos bons amis les Anglais, nous ne pouvons risquer un pas hors de l’Europe sans qu’ils accourent au-devant de nous les bras ouverts pour nous barrer le chemin.

C’est pourtant à leur barbe que nous avons commencé et que nous poursuivrons la colonisation de l’Algérie. S’ils voulaient se donner le luxe d’un peu de bonne foi, ils reconnaîtraient que la France a fait là en un demi-siècle des choses plus immenses, plus utiles, et vraisemblablement plus durables, que toute la puissance romaine avec ses légions et ses esclaves n’en a su faire en cinq cents ans. J’en parle de visu, en homme qui a parcouru du nord au sud et de l’est à l’ouest cette admirable moitié de la France. La question d’avenir, qui est restée longtemps à l’état de problème, est définitivement résolue, depuis que les progrès de l’hygiène et de l’aisance ont fait sortir de terre cent fourmilières d’enfants frais et roses et décidés à vivre, dont beaucoup sont déjà des Algériens de la troisième génération. Cela se sait un peu partout ; aussi n’est-il plus nécessaire de battre le rappel des colons pour l’Algérie. Ils y vont tous spontanément, et les riches prennent le rapide afin d’arriver avant les pauvres. Il suffit qu’on ait vu les capitaux grossir en peu de temps par le travail pour que les terres à vendre fassent prime sur les concessions gratuites. Nous sommes loin de 1848 et de la triste comédie du colon malgré lui. J’ai vu, entre Beni-Saf et Oran, un village autrefois peuplé de Parisiens qui regrettaient le boulevard ou plutôt la barrière. On m’a cité un pâle laboureur aux mains débiles, qui poussait mélancoliquement la charrue, tandis que sa compagne l’abritait d’une ombrelle rose et lui lisait quelques pages de Paul de Kock. Le premier édifice qui fut construit dans le village fut une salle de bal et de spectacle. Aujourd’hui, la commune est une des plus florissantes de la province. L’homme qui avait bâti la salle en question passe pour un vigneron des plus distingués, et l’on évalue sa fortune à deux millions.

On prétend que si l’Algérie ne chôme plus de colons, tandis que la Guyane, la Nouvelle-Calédonie riche et salubre, et les Marquises, ce petit paradis, sont injustement délaissées, c’est la faute de Rousseau… pardon ! je voulais dire de 1789. La loi en vertu de laquelle tout héritage est également partagé entre tous les enfants d’un même père a supprimé les cadets. Le cadet, ce gaillard qui avait tout à gagner, rien à perdre, n’était pas attaché par des fils bien puissants à la terre natale. Peut-être même lui était-il arrivé plus d’une fois de maudire entre ses dents une civilisation tant soit peu marâtre pour lui. Voilà un colon tout trouvé, et même un pionnier de colonies, capable de défricher son champ, non pas sous une ombrelle rose, mais l’épée au côté, comme un vieil Espagnol.

Et ce n’est pas seulement dans le grand monde que l’inégalité des conditions faisait les mécontents : elle irritait aussi les gueux qui n’étaient pas, mais pas du tout, des gens heureux, lorsqu’ils venaient en queue de la famille.

Aujourd’hui, la loi est trop juste, la France est trop belle, la vie est trop douce. Pourquoi courir le monde à la recherche d’un superflu problématique, lorsqu’on a devant soi le nécessaire à peu près assuré ? Passe pour l’Algérie qui est dans la banlieue de la France. Mais au diable les colonies lointaines ! C’est patrimoine de cadets.

Eh bien! soit. Je vous prends au mot, car les cadets, hélas ! ne manquent pas dans notre patrie, si vous comprenez sous cette désignation ceux qui n’ont hérité et qui n’hériteront de personne. J’en sais même plus d’un qui, sur l’état civil, est l’aîné de sa maison.

Un de nos maîtres qui mourut avec l’héroïsme d’un martyr, Ernest Bersot, disait qu’une société bien organisée doit ressembler à ces familles ouvrières oùles enfants plus grands portent les petits sur leurs bras. Il nous traçait ainsi notre devoir envers la foule des cadets qui s’agitent, et quelquefois tumultueusement, autour de nous. Ceux qui manquent du nécessaire ont besoin d’une forte dose de vertu pour se laisser mourir de froid, de faim, de maladie, sans écorner la portion d’autrui.

Lorsqu’il pleut du matin au soir, comme aujourd’hui, et qu’on a l’onglée avec des gants en voiture, je me dis quelquefois : « Il y aura cette nuit au dépôt du Palais au moins quarante pauvres diables qui ne sont pas récidivistes et qui avaient encore hier le droit de marcher tête haute. L’un a volé pour avoir chaud, l’autre pour manger de la viande, un autre pour oublier en buvant. Prenons-les tous en bloc, et, comme cela se voit dans les féeries, transportons-les par la pensée sous un climat où le chauffage artificiel est inconnu, où les habitset les souliers sont à peu près inutiles, où le pain quotidien s’offre spontanément aux affamés, où un hectare de bananes nourrit cent bouches pendant un an. Je ne réponds de rien si vous les notez d’infamie et si vous les envoyez en villégiature sous le bâton d’un garde-chiourme. Mais, innocents sous une latitude clémente et sur un sol généreux, ils resteront innocents comme Adam et Eve, leurs aïeux, avant la pomme. On ferait donc non seulement une bonne œuvre, mais une œuvre vraiment utile à la société, si l’on offrait un asile et des instruments de travail à ceux qui ne savent oùreposer leur tête ni comment gagner leur pain parmi nous. L’État n’a pas attendu ce triste hiver qui met cent mille ouvriers sur le pavé pour offrir à tout homme de bonne volonté le passage gratuit, la terre à cultiver et la terre à bâtir, un certain outillage et six mois de rations alimentaires. Quelques familles séduites par cette perspective sont arrêtées par la difficulté de gagner le port d’embarquement (une centaine de francs peut-être) et par le prix de la nourriture à bord qui peut s’élever à quatre-vingts francs. Hélas ! que ces dépenses vous paraîtraient modiques si vous mettiez en parallèle la garde et l’entretien d’un forçat ou d’un prisonnier ! Faites le compte des millions que l’on consacre chaque année au soulagement de la misère, et qui n’ont jamais rien guéri, rien soulagé, rien prévenu.

Messieurs, nous croyons qu’il est temps que la répression et surtout que l’assistance publique appellent nos colonies à leur aide. S’il faut un intermédiaire entre les hommes qui souffrent ici et les terres de premier choix qui se perdent là-bas, nous remplirons volontiers cet office. Nous avons l’ambition de fonder un bureau de placement d’un nouveau genre pour les travailleurs de la ville et des champs, un bureau qui fournirait non seulement la place, mais tous les moyens de s’y rendre avec quelques avances en poche.

Le gouvernement s’intéresse à nos projets ; s’il ne nous a pas encore accordé de subventions, c’est qu’il est tant soit peu gêné lui-même. Mais l’initiative privée a quelquefois mené à bonne fin des entreprises plus épineuses que la nôtre, et nous ne désespérerons de rien si vous nous faites l’honneur de vous serrer autour de nous.

Après ce discours, le président a donné la parole à M. Paul Soleillet. Le vaillant explorateur avait choisi comme sujet de conférence : Des relations de la France et de l’Éthiopie. Il a retracé à grands traits l’histoire de l’Éthiopie ; il a montré comment, depuis les temps les plus reculés, avait été assise et s’était maintenue l’influencefrançaise dans l’Abyssinie. Il a signalé en passant quelques erreurs commises dans le pays d’Obock par nos représentants, et appelé l’attention du gouvernement sur le danger de certaines mesures administratives qui seraient de nature à éloigner de nous les indigènes.

Comme il n’y a pas de conférence sans projections photographiques, M. Soleillet a fait défiler sous les yeux de l’assemblée une série de vues et de types très curieux.

Inutile d’ajouter que l’orateur a été vivement applaudi par l’auditoire, qui l’a écouté avec la plus vive sympathie.

À l’issue de la séance, l’assemblée a voté un ordre du jour témoignant de l’intérêt tout particulier qu’elle porte aux entreprises commercialesde la France en Éthiopie, et à l’exposition que l’on se propose d’organiser à Choa.

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