La colonisation française et la colonisation anglaise (15 août 1874)

Paul Leroy-Beaulieu, « La colonisation française et la colonisation anglaise », L’Économiste Français, 15 août 1874


LA COLONISATION FRANÇAISE ET LA COLONISATION ANGLAISE. 

Nous avons, à quelques heures de nos côtes, une colonie qui égale presque la France pour l’étendue du territoire, qui commence à avoir un commerce extérieur considérable, puisqu’il s’élève à 360 millions, et dont bien peu de gens s’occupent. On fait autour d’elle le silence, non pas faute de sympathie, mais par ignorance et par préjugé. On affecte de dire et de croire que nous sommes de mauvais colonisateurs, et bien des gens s’en vont répétant que la conquête et l’occupation de l’Algérie ont été une méprise.

Nous sommes d’une opinion toute différente. À nos yeux, si la France doit jouer à l’avenir un grand rôle dans le monde, c’est moins peut-être en Europe qu’en Afrique. Nous avons la bonne fortune d’être la seule puissance civilisée qui soit solidement assise dans cette contrée si vaste et encore presque inconnue : l’Algérie au nord, le Sénégal à l’ouest, ce sont là deux bases pour nos opérations civilisatrices. L’Angleterre, il est vrai, possède au sud de ce continent de vastes territoires, le Cap et Natal ; mais il est évident que la situation des possessions anglaises est beaucoup moins favorable que celle des possessions françaises. Les colonies africaines de la Grande-Bretagne sont infiniment plus éloignées de l’Europe et placées à l’extrémité de l’Afrique, au sommet du triangle que forme cette péninsule. Le rayonnement des colonies britanniques sera donc beaucoup moins étendu que le rayonnement des colonies françaises. En outre, ce que l’on ignore trop, nous avons à l’heure actuelle en Algérie plus de colons européens que n’en comptent le Cap et Natal réunis. D’après le recensement de 1872, il y a en Algérie, en dehors de l’armée, 245 000 Européens. D’après le dénombrement de 1869, la colonie du Cap contenait 187 439 blancs et celle de Natal 17 200, soit ensemble 204 000 habitants de race européenne[1] ; c’est, on le voit, les quatre cinquièmes seulement de la population européenne d’Algérie. Cependant le Cap est une colonie vieille de trois siècles, ayant une étendue de territoire qui équivaut aux neuf dixièmes de la France, possédant, en outre, des avantages naturels pour la production de la laine, pour la culture de la vigne et offrant enfin l’attrait de mines précieuses. Quand donc on dit que la France ne sait pas coloniser, que la population européenne de l’Algérie est infinitésimale, on ferait bien de réfléchir un peu et de comparer notre œuvre à celle de plusieurs nations qui ont une haute renommée colonisatrice.

Le chiffre des exportations de l’Algérie est plus du double de celui des exportations du Cap et de Natal réunis. En 1872, les exportations algériennes se sont élevées à 164 millions de francs. En 1870, d’après le Colonial statistical Abstract, le Cap exportait pour 2 603 000 liv. st. et Natal pour 382 972, soit ensemble environ 3 millions de liv. st., ou 75 millions de francs. On voit combien est grande la supériorité de notre récente colonie algérienne sur les colonies anglaises du Sud de l’Afrique, qui sont cependant sept ou huit fois plus âgées.

Mais, ce n’est pas au Cap et à Natal, dira-t-on, c’est à l’Australie qu’il faut comparer l’Algérie : alors on se trouve humilié et presque découragé. Nous pourrions élever quelques objections préalables contre ce parallèle. Néanmoins, nous l’acceptons. Aussi bien, l’histoire des colonies australiennes est peu connue, ainsi que la mesure et les progrès de leur développement. On parle de toutes ces choses en termes vagues et sans y rien entendre. Arrêtons-nous-y pour donner à nos lecteurs quelques idées exactes.

Voici, d’après le Colonial statistical Abstract, publié par le gouvernement britannique en 1872, quelle était, à la fin de l’année 1870 ou au commencement de 1871, la situation des colonies australasiennes, pour nous servir du mot qui convient à tout ce groupe de possessions anglaises dont l’Australie est la principale. Ce groupe renferme sept colonies distinctes, dont cinq sont situées sur le continent australien, et deux sont des îles plus ou moins éloignées. La Nouvelle-Galles du Sud, Victoria, l’Australie du Sud, l’Australie de l’Ouest, et en dernier lieu Queensland, voilà les cinq colonies continentales ; l’île de Van-Diémen ou de Tasmarie et la Nouvelle-Zélande, voilà les deux possessions distinctes, dont la dernière est très éloignée des autres, mais que l’on a l’habitude de réunir aux premières. Ces sept colonies avaient ensemble, en 1871, une population de 1 915 000 âmes ; leurs importations totales, en 1870, se sont élevées à 26 millions 464 000 liv. st., c’est-à-dire 660 millions de francs, et leurs exportations, si l’on en déduit les métaux précieux, à 17 056 000 liv. st., c’est-à-dire 430 millions de francs environ.

Voilà, certes, un développement merveilleux. Loin de nous la folle idée de vouloir atténuer l’admiration qu’il doit exciter chez tous les hommes qui s’intéressent au progrès social ; mais il convient d’entrer un peu plus dans les détails. De ces sept colonies australasiennes, il n’y en a que trois qui n’aient pas eu depuis vingt-cinq ans, comme précieux auxiliaire de la colonisation, la découverte de mines d’or ; ces trois colonies, moins favorisées que leurs sœurs, sont l’Australie du Sud, l’Australie de l’Ouest et Van-Diémen ou Tasmanie. Ces trois possessions sont fort bien douées par la nature ; elles sont au plus haut degré propres à l’agriculture ; elles ont fait de grands progrès, mais qui n’ont rien d’humiliant pour nous. Van-Diémen avait 68 609 habitants en 1850, elle en compte 100 768 en 1871 : c’est un développement moins rapide que celui de l’Algérie, puisque de 1852 à 1872 la population européenne de ce dernier pays a passé de 124 000 à 245 000. L’Australie du Sud, dont le vaste territoire est si fertile, a fait, il est vrai, plus de progrès : en 1871, elle a 185 626 habitants, tandis qu’elle n’en avait que 63 000 en 1850 ; la population d’origine européenne y a donc triplé, tandis que dans le même espace de temps elle n’a que doublé en Algérie. Néanmoins, on le voit, la différence de développement n’est pas tellement grande que nous devions rougir. Quant à l’Australie de l’Ouest, sa population a quadruplé en ces vingt années ; mais combien elle est encore faible ! En 1850, elle était d’environ 6 000 habitants ; elle monte à 25 000 en 1871. Les progrès n’ont été vraiment extraordinaires que dans les colonies aurifères, la Nouvelle-Galles, Victoria, la Nouvelle-Zélande et Queensland. Encore doit-on dire que ces deux dernières, de découverte assez récente il est vrai, n’ont pas une population bien considérable. À Queensland on comptait 115 567 habitants en 1871, et à la Nouvelle-Zélande 256 000.

Ainsi, en comparant l’Algérie aux colonies anglaises non aurifères, nous ne voyons pas de spectacle qui soit de nature à nous décourager. Notre possession africaine peut parfaitement supporter la comparaison avec le Cap et Natal, avec la Tasmanie et l’Australie du Sud ou de l’Ouest ; elle est légèrement inférieure, comme vitesse de développement, à une seule de ces cinq colonies ; elle l’emporte, au contraire, sur les autres. 

Examinons maintenant les progrès des colonies australasiennes prises dans leur ensemble, c’est-à-dire en y comprenant la Nouvelle-Galles, Victoria, Queensland et la Nouvelle-Zélande, jusqu’à la découverte des mines d’or, et rapprochons toujours la situation de ces possessions britanniques de celle de l’Algérie. On sait combien est récente notre colonie : c’est dans le courant de l’année 1830 que le premier soldat français débarqua sur le sol africain ; il y a donc 44 ans, mais peut-on dire que la colonisation date de là ? Il est difficile de la faire sérieusement remonter avant 1836, époque où il y avait 14 561 Européens en Algérie, dont seulement 5 485 Français, la plupart petits commerçants suivant l’armée ou fonctionnaires de tous ordres. Quoi qu’il en soit, notre colonie a 44 ans au plus, et l’on peut même dire, si l’on défalque les cinq ou six premières années uniquement employées à la conquête, qu’elle n’a que 38 ans. 

L’Australie, au contraire, date de 1787. C’est dans le courant de cette année que la frégate Sirius aborda à Botany-Bay (Nouvelle-Galles du Sud) avec un chargement de 800 condamnés. Dès les premiers jours de l’année suivante, le 26 janvier 1788, la petite colonie pénitentiaire fut transportée à Sydney. Dès 1790 commença la concession de terres aux prisonniers. Le premier ballot de laine australienne fut exporté à Londres en 1807, et dès 1820 la colonie en exportait 100 000 livres. De 1787 à 1836 la déportation ne cessa pas un instant, et, d’après le principal écrivain anglais sur la colonisation, Merivale, on transporta dans cette période à la Nouvelle-Galles et à Van-Diémen 102 957 condamnés. On le voit, l’Australie a actuellement 87 années d’existence, soit à peu près le double de l’âge de notre colonie algérienne. 

Pendant les soixante-quatre premières années de la colonisation australienne et jusqu’à l’exploitation des mines d’or en 1851, le progrès de ces colonies ne fut guère plus rapide que celui de l’Algérie. En 1830, c’est-à-dire quarante-trois ans après le débarquement du premier convoi de condamnés, la Nouvelle-Galles du Sud ne comptait pas plus de 100 000 Européens, et l’ensemble des colonies australiennes n’en avait pas plus de 150 000. L’Australie était alors aussi âgée que l’est actuellement l’Algérie. Depuis cette époque on fit de grands sacrifices pour attirer les colons ou les y transporter gratuitement d’Angleterre ; on employait le prix de la vente des terres à subventionner ainsi l’émigration. Néanmoins, en 1850, juste au moment de la découverte des mines d’or, la population de toutes les colonies australasiennes ne montait encore qu’à 505 906 habitants d’origine européenne, dont plus de la moitié, 265 503, pour la Nouvelle-Galles du Sud. Les colonies de l’Angleterre, dans cette partie du monde, avaient à cette époque deux fois plus d’habitants européens que n’en possède aujourd’hui l’Algérie, mais il ne faut pas oublier que la colonisation de l’Australie datait alors de soixante-trois ans, tandis que celle de l’Algérie ne date que de quarante-quatre ans. Dans la période décennale de 1830 à 1839, l’émigration libre, quoique très largement subventionnée, ne porta en Australie que 53 274 personnes, soit une moyenne de 5 327 par an ; dans la période décennale suivante, de 1840 à 1849, il arriva 126 947 émigrants libres, la plupart subventionnés, ce qui fait une moyenne annuelle de 12 693. [2] Ce n’est que depuis la découverte de mines d’or que l’émigration a été portée à une moyenne annuelle de 50 000 âmes.

Nous nous sommes arrêté à cette comparaison d’une jeune colonie française avec de vigoureuses et prospères colonies anglaises, parce qu’il est un défaut qui rend toute grande œuvre impossible, c’est le découragement. Somme toute, nous n’avons pas à rougir de l’Algérie ni de nous-mêmes. Elle aurait pu avoir un développement plus rapide, si l’on n’avait pas commis de faute, si l’on ne s’était pas abandonné à quelques chimères, comme celle du royaume arabe ; peut-être, au lieu de 250 000 Européens, eût-on pu en installer en Afrique 500 000, si l’on n’avait pas, à un certain moment, découragé l’immigration, si l’on eût adopté un bon régime de distribution des terres, si l’on eût relâché dans une mesure raisonnable les liens de la réglementation. Mais si l’on doit regretter les erreurs et les incertitudes du passé, il ne faut pas considérer le sort de notre colonie comme compromis. Sa croissance n’a pas été sensiblement plus lente que celle des plus belles colonies du monde. Plusieurs causes nuisent à l’Algérie : la France n’a pas un grand superflu de population ; on n’a pas su jusqu’ici rendre disponibles de vastes quantités de terre ; nos habitudes administratives sont tracassières ; mais nous ne craignons pas de dire que ce qui a nui le plus jusqu’ici à l’Algérie, c’est sa mauvaise renommée et le défaut de confiance en son avenir. Cette mauvaise renommée, elle ne la mérite pas ; cet avenir, il est facile de le lui assurer. Nous considérons, quant à nous, l’Algérie comme la plus grande chance qu’ait la race française d’exercer désormais dans le monde une grande influence. Aussi nous proposons-nous d’étudier prochainement ce que la France fait et ce qu’elle devrait faire en Algérie, en suivant pas à pas le rapport de M. Peltereau-Villeneuve sur le budget de cette colonie et en consultant un fort agréable et récent ouvrage de M. Clamageran. [3]

Paul LEROY-BEAULIEU.

 

 

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[1] Voir le Statistical Abstract for the colonial Possessions, livraison publiée en 1872.

[2] Voir, pour plus de détails, notre ouvrage : De la Colonisation chez les peuples modernes (couronné par l’Académie des sciences morales et politiques). Paris, Guillaumin, 1874.

[3] L’Algérie, impressions de voyage, par J.-J. Clamageran, librairie Germer Baillière, 1874.

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