La colonisation de l’Algérie. Européens et Indigènes
par Paul Leroy-Beaulieu
[Revue des Deux Mondes, 1882.]
LA COLONISATION DE L’ALGÉRIE. EUROPÉENS ET INDIGÈNES.
Notre grande colonie d’Afrique a aujourd’hui cinquante-deux ans d’âge ; elle sort de l’enfance proprement dite ; la voilà, selon nous, entrée dans l’adolescence. Elle est dans une de ces époques critiques où les fautes ont une gravité singulière et se répercutent sur toute la durée de l’existence d’une nation. Depuis qu’un événement imprévu amena l’armée française sur le territoire d’Alger, nous avons suivi en Afrique bien des politiques diverses. Il nous a fallu conquérir laborieusement le pays, ce qui n’a guère pris moins de trente ans, si l’on considère l’occupation de la Kabylie comme la fin de la conquête. Nous avons souvent varié et de desseins et de moyens, ne sachant pas au juste quelle devait être notre œuvre africaine. Tour à tour nous semblions vouloir nous contenter de la simple prise de possession, ou de la colonisation restreinte ; un moment après, il semblait que nous voulussions refouler complètement les indigènes ; nous revenions ensuite de cette idée et parlions de constituer un royaume arabe ; puis nous nous rangions au système de la colonisation complète de tout le territoire par l’élément européen, et de la pénétration même du Sahara jusqu’au Soudan. Nos rapports avec les indigènes ont été aussi variables, sous l’influence des sentiments les plus contraires ; tantôt bienveillants et favorables, tantôt indifférents, parfois complètement hostiles. Nous excusons tous ces tâtonnements. Jamais une entreprise coloniale n’a offert à un peuple civilisé d’aussi grandes difficultés que notre entreprise algérienne : L’Algérie n’est pas une terre quasi vacante, comme l’étaient à l’origine l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis ; elle ne peut donc, comme ces dernières contrées, être simplement une colonie de peuplement, servant de déversoir à l’exubérance de la population de l’Europe. L’Algérie n’est pas davantage une terre où tout le sol soit occupé et, cultivé par une population dense, de mœurs douces, comme les Indes ou l’île de Java, et ne peut être, comme ces dernières, une pure colonie d’exploitation. La colonisation de l’Algérie est sans précédents et sans analogies dans l’histoire ou dans les temps présents : les difficultés que rencontre l’Angleterre dans l’Afrique australe ne sont rien à côté de celles que nous devons surmonter dans l’Afrique du Nord, car les Arabes sont plus nombreux, plus intelligents et plus guerriers que les Cafres ou les Zoulous. Pour un observateur impartial, ce que nous avons fait jusqu’ici en Afrique est digne d’éloges : nulle autre puissance européenne, sans en excepter l’Angleterre ni la Hollande, n’eût obtenu dans ce pays, en un temps aussi bref, un aussi grand succès. On s’en convaincra par l’esquisse rapide que nous allons tracer de la situation actuelle de notre colonie. Mais, d’autre part, le temps des expériences et des irrésolutions est passé. Le moment est venu d’adopter un plan de colonisation qui soit définitif, de choisir une politique nette, que nous suivions avec fermeté. La question grave, capitale, celle dont la solution décidera de l’avenir de toutes nos possessions africaines, c’est la question du traitement que nous voulons faire aux indigènes. Devons-nous envers eux nous inspirer des principes de justice, tâcher de faire des Arabes des sujets loyaux et dévoués, des collaborateurs utiles ? Au contraire, voulons-nous, plus de cinquante ans après la conquête, nous montrer plus rigoureux que jamais et, dans notre conduite envers les vaincus nous inspirer des principes impitoyables de l’ancien droit païen ou du droit oriental ? Il faut que la conscience nationale réfléchisse à ce grave problème et qu’elle se prononce avec décision.
I.
L’Algérie, qui fut longtemps si décriée à l’étranger et qui, sous la monarchie de juillet, eut en France également bien des détracteurs, a prouvé, pendant les cinquante années qui viennent de s’écouler, qu’elle peut devenir une colonie européenne très florissante. Les préjugés nombreux qui pesaient sur elle à l’origine ont pour la plupart disparu. Terre malsaine, disait-on, inhabitable aux Européens ; terre ingrate, presque stérile, sans ressources, qui absorberait d’énormes capitaux sans rien restituer en retour. L’expérience a d’une façon décisive écarté tous ces griefs.
L’Européen vit en Algérie et y multiplie. Le recensement de 1876 y constatait la présence de 320 300 habitants d’origine européenne, dont 155 700 Français, 92 500 Espagnols, 25 800 Italiens, 14 200 Maltais, 5 700 Allemands, 17 500 âmes d’autres nationalités et 8 900 de la population dite en bloc, c’est-à-dire des prisons, hôpitaux, etc. Au moment où nous écrivons, le recensement de 1881 est terminé, mais les chiffres détaillés n’en ont pas encore été publiés. On peut dire, cependant, sans risque d’erreur, qu’il se trouve en 1882 au moins 400 000 habitants d’origine européenne dans notre ancienne province d’Afrique, et que sur ce chiffre la moitié environ sont des Français. Cette population a deux sources d’accroissement : d’abord l’excédent des naissances sur les décès, puis l’immigration. Tour à tour favorisée par les passages gratuits et découragée par les règlements administratifs, l’immigration en Algérie est devenue spontanée, régulière, considérable. Elle a d’autres caractères que dans les pays lointains. Ce ne sont pas seulement ni surtout des agriculteurs ou de pauvres hères, en quête d’une existence meilleure, de terres vacantes et d’un travail plus sûr, qui débarquent en Afrique : à côté d’eux et en bien plus grand nombre on trouve des ouvriers habiles, des commerçants, des gens d’affaires, des capitalistes, des oisifs même ou des touristes, dont un grand nombre est retenu par l’attrait des lieux et le charme du climat. Chaque année les paquebots apportent en Algérie un bien plus grand nombre d’Européens qu’ils n’en ramènent en Europe. En 1879, par exemple, les arrivées étaient de 102 828 personnes, et les départs de 79 524, soit un excédent de 23 304 immigrants. Il en est à peu près de même en 1880 ; les arrivées s’élèvent à 120 397 et les départs à 102 961, ce qui laisse pour les premières un excédent de 17 436. Il est bien entendu que les troupes ne figurent pas dans ces chiffres. Ce sont les passagers voyageant à leurs frais qui en forment la masse, les colons proprement dits ou immigrants subventionnés n’entrent guère dans ces nombres que pour la centième partie. Ainsi, dans les deux dernières années, l’Algérie paraît s’être enrichie de 40 740 Européens, et la colonisation officielle n’a coopéré à ce résultat que dans une proportion insignifiante.
Quand nous estimons à 400 000 le nombre des habitants ou résidents d’origine européenne, nous nous tenons à l’abri de toute exagération. Doit-on regarder comme un échec une entreprise de colonisation qui, après cinquante années dont les deux tiers étaient des années de guerre, est parvenue à fixer en Afrique une population civilisée aussi considérable ? Bien ignorants et bien légers seraient ceux qui porteraient un semblable jugement. À l’exception de la Nouvelle-Zélande, qui s’offrait aux colons européens dans des conditions bien plus favorables que l’Algérie, il n’est pas de colonie qui ait eu un essor aussi rapide. Le Canada, quand il nous fut arraché en 1763, ne contenait que 60 000 Français, quoique nous en fussions maîtres depuis plus de deux siècles. La colonie anglaise qui se rapproche le plus de l’Algérie, l’Afrique australe, comprenant le Cap et Natal, ne compte pas aujourd’hui 300 000 habitants d’origine européenne, et cependant le peuplement y a commencé il y a trois siècles environ. L’Australie, et sa dépendance la Tasmanie, où le premier convoi de détenus britanniques débarqua en 1787, ne possédait en 1850, à la veille de la découverte des mines d’or, que 480 000 colons[1], et cependant elle était alors beaucoup plus vieille que notre Algérie. Bien loin de rougir de ce que nous avons fait en Afrique, nous devrions donc en être fiers, car il n’a été donné à aucun peuple de constituer en aussi peu de temps, sur une terre étrangère, un noyau aussi considérable de population européenne. Si l’excédent des arrivées sur les départs était aussi important que dans la dernière année, vers la fin du siècle, le nombre des habitants de race européenne en Algérie atteindrait un million, et probablement, quand notre colonie célébrerait son centenaire — bref intervalle dans la vie d’un peuple — deux millions.
Si les immigrants de toutes catégories affluent depuis quelque temps dans notre Afrique, c’est que la terre et le climat y sont hospitaliers et qu’on y trouve du travail. Pendant trente ans, on put croire que l’Européen ne pourrait pas s’acclimater en Algérie. Jamais un homme réfléchi n’a partagé ce préjugé, car le colon anglais a trouvé le moyen de prospérer et de multiplier presque sous toutes les latitudes, aux Carolines, en Géorgie, aux Antilles, aussi bien que dans l’Australie du Nord. On ne pourrait comprendre pourquoi l’Algérie serait plus inhabitable. Néanmoins, pendant vingt-cinq ans environ, il y eut dans la population civile d’origine européenne beaucoup plus de décès que de naissances. Différentes causes y contribuaient ; un grand nombre de colons étaient célibataires, les hommes dépassaient de beaucoup le nombre des femmes, ce qui est le cas de toutes les colonies jeunes, et, par conséquent, les familles ne pouvaient s’y fonder. Le sol n’était pas encore assaini, et les défrichements ne pouvaient qu’ajouter à l’insalubrité ; le régime hygiénique était mauvais. À partir de 1853, ces conditions changèrent : les naissances vinrent à excéder les décès ; la population européenne d’Algérie croît de son propre mouvement, en supposant même arrêté tout afflux du dehors. Les statistiques du docteur Ricoux et celles de l’état civil sont décisives sur ce point capital. L’Européen vit parfaitement et se multiplie dans l’Afrique du Nord. Chose curieuse même, le Français, qui a perdu sa fécondité en France, semble la retrouver en Algérie. En 1880, les naissances dans la population européenne s’élevaient à 13 123 et les décès à 12 185 ; c’est un excédent de 1 000 environ pour les premières ; mais parmi les décès figurent 536 militaires ; si l’on ne tient compte que de la population européenne civile, l’excédent des naissances est de 1 475 supérieur, comme proportion, à l’excédent habituel en France. Toutes les nationalités, il est vrai, ne sont pas également prolifiques en Algérie : ce sont les Espagnols qui tiennent la tête avec 4 636 naissances contre 3 864 décès, puis les Italiens avec 1 089 naissances contre 905 décès, ou plutôt, comme rapport des naissances à la mortalité, les Italiens priment même les Espagnols ; les Anglo-Maltais sont dans le même cas, offrant 500 naissances contre 412 décès ; quoique un peu moins bien partagés, les Français sont encore dans des conditions satisfaisantes ; ils comptent 6 523 naissances contre 6 088 décès, ce qui est un excédent de 435. En définitive, les Français, qui forment près de la moitié de la population, figurent aussi presque exactement pour la moitié dans le nombre des naissances et ne fournissent qu’un peu plus de la moitié des décès. Leur résistance au climat est donc bien démontrée. Si les Européens vivent et multiplient dans notre Afrique, ce n’est pas qu’ils s’enferment tous dans les villes, fuyant le travail et la chaleur du jour ; le plus grand nombre est occupé dans les chantiers ou à la culture. Au 1er septembre 1878, le nombre des colons ruraux était évalué à 138 510 ; il est vraisemblable qu’au moment où nous écrivons, il a atteint 160 000 ou même 180 000. En y joignant tous les Européens qui sont employés à la récolte de l’alfa et aux travaux publics divers, on doit dépasser 200 000.
Que l’Algérie puisse devenir une colonie européenne florissante, les chiffres officiels qui précèdent en fournissent la preuve irréfutable. Mais n’est-ce pas une colonie étrangère que nous irions fonder à notre insu ? N’est-ce pas un œuf espagnol ou italien que la grande patrie française couverait et ferait éclore avec tant de sollicitude et de souci ? Dans ce siècle de la vapeur et des rapides déplacements d’hommes, une colonie est ouverte à tous et reçoit les éléments les plus variés. Aucune ne peut être complètement nationale. La Nouvelle-Zélande et l’Australie, par leur éloignement, font jusqu’ici exception. Le Canada est à moitié français, les États-Unis sont en train de se germaniser, la république Argentine et l’Uruguay de s’italianiser. L’Algérie offre le même caractère à un degré peut-être plus accentué, mais c’est le même phénomène, et nous ne croyons pas qu’il y ait lieu de s’en trop alarmer. Il est exact qu’en 1876 les Français ne formaient guère que la moitié des 320 300 Européens recensés en Algérie ; il l’est encore qu’à nos 160 000 colons nationaux on pouvait opposer 92 500 Espagnols et 25 800 Italiens, sans compter les 14 200 Maltais, les 5 700 Allemands et les nationalités diverses. Le recensement de 1881 aura constaté peut-être une plus forte proportion encore d’Espagnols et d’Italiens ; au moment où nous écrivons, les Français ne constituent sans doute que 45% de la population européenne totale. On peut le regretter sans doute, mais ce n’est pas une raison d’excessives inquiétudes. Dans la province d’Oran, il est vrai, les étrangers dépassent les Français (69 131 contre 43 516 en 1876) ; la prédominance des étrangers, notamment des Espagnols, est surtout forte dans l’arrondissement même d’Oran et dans celui de Sidi-bel-Abbès. On peut regretter qu’il en soit ainsi, mais il n’en résulte pour notre colonie aucun danger prochain ni même lointain. Nous avons su, durant les deux derniers siècles, faire de l’Alsace la province la plus française qui fût, quoique la population en fût de race allemande ; nous gouvernons encore à Nice et dans les districts environnants une population italienne. Il n’y a pas de motif pour que les 100 000 ou 120 000 Espagnols et les 30 000 ou 35 000 Italiens fixés en Algérie nous effraient. Les Anglo-Maltais nous sont tout dévoués, les Suisses également ; les Allemands fournissent le plus grand nombre des naturalisations. Les Espagnols et les Italiens finiront par se fondre avec notre population : l’école travaillera à nous les assimiler, les mariages mixtes auront le même effet.
Si l’Espagne devait, très prochainement conquérir le Maroc, si l’Italie s’était établie en Tunisie, le nombre des Espagnols dans la province d’Oran et celui des Italiens dans celle de Constantine eût pu avoir des inconvénients pour nous. Mais la Tunisie nous est définitivement acquise, et sans rien préjuger des destinées à venir du Maroc et de la Tripolitaine, il paraît médiocrement vraisemblable que le premier vienne échoir bientôt à l’Espagne et la seconde à l’Italie. Il faudrait que ces deux puissances européennes, dont les ressources financières sont limitées et dont les armées, si bonnes qu’on les veuille estimer, sont restreintes en nombre, tinssent bien peu de compte de l’expérience des autres pour vouloir s’emparer maintenant d’un grand empire comme le Maroc ou d’une solitude immense comme la Tripolitaine. Les difficultés que nous avons rencontrées en Algérie et même en Tunisie, celles que les Anglais ont eu quelque peine à surmonter en Égypte, les sacrifices en hommes et en argent qu’une province africaine exige de ses conquérants, ce sont là des matières à réflexion ; il se passera sans doute beaucoup de temps avant que nous ayons en Afrique, soit à l’est, soit à l’ouest, un voisin européen solidement établi. D’ici là, si nous savons bien gouverner les territoires que nous avons occupés, la population de race espagnole ou italienne qui résidera dans notre Algérie n’éprouvera plus aucune attraction pour une autre nationalité que la nôtre.
Les mariages mixtes, les naturalisations et l’école, tels sont les instruments divers dont nous disposons pour nous assimiler peu à peu les colons étrangers. Jusqu’ici aucun de ces instruments n’a été aussi efficace qu’il aurait pu l’être ; ils ne laissent pas cependant que d’exercer quelque action. Sur 2 988 mariages contractés en Algérie dans la population européenne en 1880, on en compte 1 378 entre Français et Françaises, 1 147 entre étrangers européens et étrangères, 329 entre Français et étrangères, 123 entre étrangers et Françaises, 5 seulement entre Européens et musulmanes et 6 entre musulmans et Européennes. Quoiqu’elle pût être plus favorable, cette situation est cependant satisfaisante. Le nombre des mariages mixtes entre Français et étrangers s’élève à 452, soit plus du tiers du chiffre des mariages entre étrangers. Que le père seul soit Français ou que la mère seule soit Française, les enfants deviennent Français soit par la loi, soit par la langue, soit par les mœurs. Ainsi se forme une génération de créoles qui réunit les divers éléments européens et qui, le temps aidant, finira par faire le bloc principal de la population coloniale. Les naturalisations contribuent au même résultat avec une moindre énergie ; il semble cependant qu’elles aient une tendance à s’accroître. De 1863 à 1874, elles n’avaient été qu’au nombre de 2 612, soit une moyenne annuelle de 261 ; en 1875, on en compte 582 ; en 1876, 314 ; 294 en 1877, 227 en 1878, 417 en 1879 et 525 en 1880. Les musulmans indigènes ne figurent dans ces nombres que pour un chiffre bien faible : 18 seulement en 1880. Ce sont les Allemands et les Italiens qui fournissent la part la plus considérable. En 1880, on a naturalisé 218 Allemands, 101 Italiens, 99 Espagnols seulement, 26 Suisses, 17 Anglais ou Anglo-Maltais, 10 Belges et 9 Luxembourgeois. Parmi ces 525 étrangers naturalisés dans le courant de cette année, il s’en rencontre 209 qui ont acquis la naturalisation sans passer par les formalités que prescrit le sénatus-consulte de 1865, notamment 131 individus nés en Algérie d’un étranger et 73 Espagnols ayant opté pour le service militaire en Algérie. Il conviendrait de rendre la naturalisation de plus en plus facile ; on pourrait aussi multiplier les cas de naturalisation de plein droit ; imitant certaines puissances, comme l’Angleterre, on devrait déclarer Français tout individu ne d’un étranger en Algérie et ayant habité notre colonie jusqu’à sa majorité. Les contrées nouvelles ne sauraient, pour les naturalisations, être aussi méticuleuses et aussi difficiles que les vieilles contrées qui ont un excédent de population. L’école primaire, en répandant notre langue, tiendra aussi une grande place dans le travail d’assimilation des éléments étrangers. Nous avons accordé aux colons de nationalité étrangère qui résident en Algérie des droits considérables ; on les admet, par exemple, à se faire représenter pour une certaine quote-part dans les corps municipaux ; en 1880, on recensait ainsi 7 071 électeurs municipaux étrangers. Cette faveur, qui est exceptionnelle, qu’aucune autre nation n’octroie, ne nous paraît pas avoir aujourd’hui de raison d’être. Les étrangers sont venus librement sur notre sol ; il dépend d’eux de se faire naturaliser ; on ne saurait justifier par aucune bonne raison l’octroi gracieux de droits électoraux à des gens qui, arrivés spontanément du dehors et pouvant être Français sans renoncer à aucune de leurs habitudes, ne jugent pas à propos de le devenir. Nous devons tendre à naturaliser les colons étrangers algériens et non à les maintenir dans leur nationalité en leur conférant certains droits d’électorat.
Il n’en est pas de même de la population indigène ; nous l’avons trouvée dans le pays ; elle a des mœurs dont on ne doit pas demander l’entier sacrifice à la génération actuelle. On ne peut exiger qu’elle renonce à son statut personnel pour prendre immédiatement le nôtre. Elle forme la grande masse de la population, deux millions huit cent mille habitants qui sont en voie d’accroissement. Les listes peut-être médiocrement exactes de l’état civil inscrivent, en 1880, 68 107 naissances de musulmans contre 61 434 décès. Cette population indigène a des droits naturels ; nous avons vis-à-vis d’elle des devoirs qui sont plus stricts que vis-à-vis des immigrants étrangers. Notre intérêt, conforme à notre obligation morale, est de ménager et de nous concilier ces 2,5 millions à 3 millions d’indigènes, sans lesquels nous ne saurions avoir en Afrique ni paix assurée ni prospérité économique.
II.
Si l’on peut se féliciter du développement rapide de la population européenne en Algérie, beaucoup d’autres faits témoignent que notre œuvre dans cette contrée est loin d’avoir été stérile, comme le croient les esprits superficiels. Qu’on étudie soit le mouvement commercial extérieur, soit la production minière, soit la production agricole, soit même les finances générales de la colonie, on se convainc que le génie français, secondé par l’abondance de nos capitaux, a produit sur cette terre ce que nous n’hésitons pas à appeler des merveilles. Avant que les Français missent le pied dans la régence, le commerce extérieur de cette contrée barbare était nul. Alger était encore un nid de forbans qui déshonorait et infestait la Méditerranée. Dans la période de 1830 à 1840, les importations totales s’élevèrent à 150,5 millions de francs et les exportations totales à moins de 21 millions seulement, ce qui représente l’insignifiante moyenne annuelle de 15 millions pour les premières et de 2 100 000 francs pour les secondes. Encore n’est-ce pas là le véritable point de départ, puisque l’action civilisatrice de la France se faisait déjà sentir dans cette période décennale. Vingt et trente ans après la conquête, dans la décade qui s’écoule de 1850 à 1860, les importations moyennes annuelles montent à 125,5 millions et les exportations à 29,25 millions : c’est encore bien peu de chose. La lenteur des débuts est une loi de nature ; nos contemporains pressés et exigeants sont toujours sur le point de l’oublier. Les anciens, qui étaient plus près des temps héroïques où se peuplèrent les contrées de l’Europe, avaient la mémoire plus sûre et le jugement plus sobre. Poètes ou historiens, Virgile ou Tite Live, ils savaient ce qu’il en coûte de temps et de labeurs pour fonder une nation. Tanta rnolis erat Romanum condere gentem ! dit l’un, Urbes quoque, ut cœtera, ex infimo nasci, écrit l’autre. Si Rome ne s’est pas bâtie en un jour, en un de ces longs jours qui embrassent des dizaines d’années, on ne doit pas s’étonner que la colonisation algérienne n’ait pas échappé à la loi universelle. Depuis 1860, le progrès est remarquable, il l’est surtout depuis dix ans. Les importations en Algérie atteignent 216 millions en 1877, puis s’élevant par degrés ininterrompus montent à 303,5 millions en 1880 ; les exportations, de leur côté, s’élèvent à 133 millions en 1877 et à 168 en 1880. Le commerce algérien, pris en bloc, représente à peu près le quinzième du commerce extérieur total de la France : beaucoup de nos contemporains, cependant, ont vécu du temps où cette contrée était aride et presque sans culture. Il y a encore des survivants de l’armée qui débarqua à Sidi Ferruch. Tant de changements n’ont pas épuisé, pour s’accomplir, le cours d’une vie d’homme.
Que les importations dépassent les exportations, ce n’est pas un fait extraordinaire ni regrettable. La France continentale est dans le même cas, sans s’appauvrir. Il est des raisons spéciales pour que toutes les colonies, dans la période de l’enfance et de l’adolescence, reçoivent plus de l’étranger qu’elle ne lui rendent. Elles attirent les capitaux, et c’est le plus souvent sous la forme de marchandises, d’approvisionnements, de machines que les capitaux s’y introduisent. La métropole entretient en Algérie une armée considérable, c’est encore une source de dépenses qui permet, qui nécessite même un excédent d’importation. Il se passera vingt ou trente ans, et peut-être davantage, avant que les exportations algériennes s’élèvent au chiffre des importations, mais on ne saurait ni s’en plaindre ni même le regretter. Un propriétaire qui crée une ferme dans une contrée inculte y apporte pendant longtemps beaucoup plus d’argent qu’il n’en tire : ce n’est pas une cause d’appauvrissement, si la ferme gagne en valeur, si elle donne des récoltes croissantes. Une nation qui colonise est comme ce propriétaire, avec cette seule différence que ce qui dure pour l’un sept ou huit années se prolonge pour l’autre pendant un espace dix ou douze fois plus grand. L’Algérie démontre chaque année que les sacrifices qu’on fait pour elle ne sont pas perdus. Son commerce extérieur, qui s’est élevé en 1880 à 472 millions, dépassera probablement un milliard dans dix ans et atteindra peut-être 2 milliards au commencement du XXe siècle. À cette époque, elle sera encore une toute jeune colonie, analogue à ce qu’étaient les États-Unis vers la fin du XVIIe siècle. Le commerce colonial a cette particularité qu’il est plus profitable et plus sûr que le commerce étranger : la conformité de la langue et de l’éducation, l’analogie des goûts et des mœurs font que le peuple colonisateur, pourvu qu’il soit actif et industrieux, conserve facilement la prépondérance dans les affaires aux colonies, même lorsqu’elles se sont émancipées. La plus grande partie du commerce extérieur de l’Algérie se fait avec la France ou par son intermédiaire. Il en est ainsi surtout de la navigation. Sur les 1 729 000 tonnes de jauge qui sont entrées, en 1880, dans les ports algériens, 1 101 000 portaient le pavillon français. Si Marseille s’est rapidement développée depuis trente ans, si sa population s’est accrue, l’Algérie en est une des principales causes. Un jour prochain, la vieille cité phocéenne aura peut-être 500 000 habitants, c’est à l’Algérie qu’elle les devra. Cette, Port-Vendres et les ports de notre littoral ont dans la croissance continue de l’Algérie leurs plus belles espérances d’avenir. Ce fut sans doute un rêve plein d’illusions que de supposer que la Méditerranée deviendrait un jour un lac français ; mais si la marine française fait encore bonne figure dans cette mer intérieure, le berceau de notre civilisation, c’est à nos provinces d’Afrique que nous le devons.
Les ressources de l’Algérie sont, en effet, considérables et ce n’est que depuis une quinzaine d’années qu’elles commencent à être sérieusement exploitées. Agriculture, mines promettent à ce pays une prospérité dont on ne fait encore que recueillir les prémices. Au point de vue agricole, l’Algérie a des désavantages, elle manque d’humidité ; depuis deux ans surtout la sécheresse y a sévi et fait des ruines. Mais beaucoup de contrées florissantes souffrent du même fléau. Nos départements méditerranéens y sont exposés, et ils ne laissaient pas que de jouir, avant le phylloxéra, d’une merveilleuse richesse. L’Australie aussi est souvent désolée par des sécheresses dont nous n’avons pas l’idée, et cependant c’est un des pays les plus florissants du globe. On fut longtemps avant de bien apprécier le caractère du climat algérien ; pendant les premières années, on voulut cultiver cette terre à la façon de celles des tropiques : on rêvait de grandes fortunes avec la plantation du coton, et l’on ne s’avisait pas que la vigne donnerait dix ou vingt fois le revenu du cotonnier. C’est à peine si, depuis sept ou huit ans, on a reconnu combien il serait profitable d’implanter en Algérie la vigne qui est cependant pour nous presque un arbuste national. L’implacable phylloxéra, chassant devant lui nos vignerons du Sud-Est, a révélé à nos colons l’importance de la viticulture et a fourni à l’Algérie en abondance les premiers viticulteurs du monde, les émigrants de l’Hérault, du Var et des départements voisins.
On ne peut guère compter qu’il y ait en Algérie plus de 11 à 12 millions d’hectares de terres cultivables ; c’est à peu près le tiers de celles qui sont en culture dans la France continentale. Sur ces 11 ou 12 millions d’hectares, les Européens possèdent plus du dixième et probablement les meilleures. En 1879, ils en détenaient 1 012 333 hectares ; depuis lors, cette superficie a dû s’accroître de 150 000 à 200 000. Ce sont les pâturages d’abord, puis les céréales qui occupent la plus grande partie de ces espaces. Le nombre des têtes de bétail est évalué, pour 1880, à 12 201 000, dont 7 millions environ de moutons, 3 300 000 chèvres, 1 163 000 bêtes de race bovine ; le reste se composerait de chevaux, de mulets, d’ânes, de chameaux (212 289) et de porcs. On sait tout ce que ces statistiques agricoles ont d’incertain ; aussi ne prenons-nous ces chiffres que comme des évaluations. Ils n’indiquent pas, à coup sûr, une culture bien avancée. Le nombre extraordinaire des chèvres, la rareté des chevaux (155 000) et des mulets (136 000) montrent tous les progrès qu’il reste encore à effectuer ; mais il s’agit ici d’une contrée hier complètement barbare et aujourd’hui même aux trois quarts inculte. Avec le temps et le développement des bonnes méthodes agricoles, les chèvres devront diminuer et céder la place soit aux brebis, soit aux bœufs. Quand on voit combien la culture est encore défectueuse sur certains plateaux de la France méridionale ou centrale, on n’a pas le droit d’adresser aux Algériens des reproches trop vifs.
Dans la campagne de 1879-80, on a ensemencé en céréales 2 878 000 hectares : c’est une superficie qui reste à peu près toujours la même ; elle est très légèrement inférieure à celle de 1876 et de 1877 ; la sécheresse a singulièrement réduit le rendement, qui ne s’est élevé qu’à 16 millions de quintaux métriques, 21 ou 22 millions d’hectolitres environ, soit, en moyenne, 5,5 quintaux ou 7,5 hectolitres environ par hectare : cette moyenne est moitié moindre que celle de la France ; mais il faut considérer que la récolte était réputée mauvaise ; on la tient pour bonne quand elle fournit une moyenne de 9 quintaux métriques ou de 12 à 13 hectolitres par hectare ; ce chiffre n’a jamais été atteint dans les cinq dernières années. Sur les terres des Européens, la récolte est relativement d’un tiers plus élevée que sur celles des indigènes. Ce n’est pas que tous les indigènes soient de mauvais cultivateurs ; il s’en trouve parmi eux d’excellents ; plusieurs ont eu des récompenses dans les concours. Si nous ajoutons que 64 000 hectares sont cultivés en plantes potagères et légumineuses, 8 000 à 9 000 en tabac, 4 000 à 5 000 en lin, nous n’aurons plus guère à parler que de la vigne.
Il est étrange combien l’homme met de temps à découvrir les vraies richesses. La vigne, les mines de fer et l’alfa sont parmi les ressources principales de l’Algérie ; nos premiers colons leur préférèrent le coton et les mines d’or. On parle beaucoup, depuis sept ou huit ans, des vignes d’Algérie. Il se fonde des sociétés financières pour planter cet arbuste en Afrique. Jusqu’ici, il occupe bien peu de place. On recense 10 966 planteurs pour 23 724 hectares en vignobles ; c’est dire combien la petite propriété prévaut dans cette culture. On doit désormais se préoccuper de la faire en grand. Sur ces 16 966 propriétaires de vignes, il y a — chose curieuse, — un peu plus d’indigènes que d’Européens, 8 916 contre 8 050. Mais ces indigènes semblent ne faire que des essais et n’ont que des parcelles infimes en vignes ; les neuf dixièmes des vignobles appartiennent à des colons. La production de 1880 est évaluée à 432 000 hectolitres, un peu moins de 20 par hectare. Ce n’est encore qu’un embryon. Quand on se rappelle que le seul département de l’Hérault, avant le phylloxéra, comprenait une étendue de 200 000 hectares de vignes, produisant 12 à 15 millions d’hectolitres de vin, d’une valeur de 200 millions de francs, on se rend compte que l’Algérie ne fait que d’entrer dans la voie. De 1879 à 1880, le vignoble algérien s’est accru de 3 729 hectares. L’impulsion, toutefois, est donnée ; les vignerons de nos départements du Midi abondent aujourd’hui en Afrique ; les capitaux n’y sont plus rares. Avant dix ans, il y aura sans doute plus de 100 000 hectares de vignes, et, dans un quart de siècle, il se pourrait que le vignoble algérien représentât le cinquième du vignoble français.
Si l’agriculture est aujourd’hui la première richesse de notre colonie, le fonds sur lequel elle vit et épargne, les ressources industrielles, commencent à avoir de l’importance. Parmi ces dernières on peut citer l’alfa, qui se rattacherait à l’agriculture si c’était une plante demandant d’autres soins qu’une exploitation soigneuse. On sait que l’alfa, avec lequel on fait notamment la pâte du papier, est excessivement répandu dans l’Afrique du Nord. L’alfa couvre, dit-on, les sept dixièmes du plateau de l’Algérie et n’est pas rare non plus en Tunisie. L’usage en est récent. De 1867 à 1877, en dix ans, on a exporté d’Algérie 400 000 tonnes de cette graminée, représentant une valeur de 50 millions de francs ; c’est là un fret de sortie excellent pour notre marine ; malheureusement, ce n’est pas la France qui emploie l’alfa, ce sont l’Angleterre et l’Espagne. De 1877 à 1880, en quatre ans, on a expédié d’Afrique en Europe 273 000 tonnes de cette précieuse plante, soit environ 70 000 tonnes par an ; mais 200 000 se sont dirigées vers l’Angleterre, 57 000 vers l’Espagne, 7 817 seulement vers la France, 5 057 vers le Portugal et 2 702 vers la Belgique. Singulier pays que le nôtre : les richesses que nous découvrons, nous sommes les derniers à les mettre en œuvre. L’alfa croît chez nous, et nous ne nous en servons guère plus que le Portugal : cependant, nous avons d’importantes fabriques de papier.
Ce n’est pas le fret de sortie qui manque à l’Algérie ; il y abonde. Elle a l’alfa, elle aura bientôt le vin commun, elle possède le fer, et du meilleur. À la fin de 1880, il n’y avait pas moins de trente-six mines concédées : quatre l’avaient été dans l’année même : on avait accordé en outre six autorisations de recherches et cinq prorogations de permis de recherches. La production des minerais de toute nature avait été de 644 000 tonnes, le nombre des ouvriers occupés s’élevait à 2 414. Qui ne connaît de nom la mine de Mokta-el-Hadid, située près de Bône ? Sa prospérité ne date que de dix ou douze ans, tellement il faut de travaux pour mettre en exploitation les gisements les plus riches. Mokta-el-Hadid a maintenant une rivale dans la mine de la Tafna. Ce n’est pas malheureusement en France qu’affluent ces splendides minerais de fer algérien. La plus grande partie prend la route de l’Angleterre ou même des États-Unis. Des métallurgistes américains ont conclu, en 1881, avec la compagnie fusionnée de Mokta-el-Hadid et de la Tafna, un marché de 650 000 tonnes de minerai à fournir aux États-Unis en trois ans, 150 000 tonnes de Mokta et 500 000 de la Tafna. Cette prospérité minière ne paraît être qu’au début. Outre le fer, qui semble être singulièrement commun dans notre province d’Afrique, on croit avoir découvert du cuivre, du zinc et du plomb. On parlait même ces jours-ci de mines de houille.
Pour mettre à profit toutes ces ressources de la nature, négligées pendant des siècles, les voies de communication sont indispensables. Les travaux publics en Algérie ont été conduits, surtout depuis quelques années, avec une intelligente activité. Ce n’est pas prochainement, à coup sûr, ce ne sera pas même dans cinquante ans, que sera achevé le réseau algérien de routes de terre ou de fer. Notre France continentale, qui jouit depuis plus de vingt siècles du bénéfice de la civilisation, travaille encore à ses chemins et à ses voies ferrées. Née d’hier, l’Afrique française ne peut avoir fait que les premiers pas ; mais elle a bien employé les cinquante années de sa laborieuse et difficile enfance. Jusqu’en 1879, on ne comptait en Algérie que cinq routes nationales : une loi de cette année en porte le nombre à dix, dont l’une doit aller d’Oran à Géryville, par Maskara et Saïda, une autre de Relizane à la frontière du Maroc, par Maskara, Sidi-bel-Abbès et Tlemcen. Quand elles seront toutes achevées, elles auront une étendue de 2 985 kilomètres ; il faut y joindre 1 316 kilomètres de routes départementales et près de 6 400 kilomètres de chemins de grande communication et d’intérêt commun. Ce sera, sans compter les chemins vicinaux ordinaires, un ensemble de 10 500 kilomètres, dont les deux tiers à peu près sont actuellement exécutés. La loi de 1879, qui a accordé une subvention nouvelle de 300 millions à la caisse des chemins vicinaux, a affecté sur cette somme 40 millions à l’Algérie. Bien employée et combinée avec les prestations en nature, cette ressource serait suffisante pour ouvrir, en sept ou huit ans, de 8 000 à 10 000 kilomètres de chemins de petite vicinalité. C’est depuis dix ans surtout que l’on s’est mis à l’œuvre avec énergie. En 1871, la route de terre d’Alger à Constantine n’était pas encore achevée. Aujourd’hui, les efforts se portent principalement sur les routes excentriques : Alger à Laghouat, Oran à Tlemcen, Stora à Biskra, Maskara à Géryville, Relizane au Maroc, Bougie à Setif, Constantine à Tébessa. Les ports aussi sont l’objet de travaux importants. Parfois des compagnies privées, concessionnaires de mines ou de chemins de fer, en font les frais, comme pour le port d’Arzew ; le plus souvent c’est l’État qui doit se charger de toutes les dépenses. Depuis un certain nombre d’années, le budget fournit annuellement de 12 à 13 millions aux travaux publics autres que les chemins de fer.
Les voies de communication perfectionnées commencent à être étendues en Algérie. En 1870, il ne s’y trouvait que la ligne parallèle à la mer d’Oran à Alger et une autre très courte, perpendiculaire à la Méditerranée, de Philippeville à Constantine. Ce n’était qu’un réseau de 513 kilomètres. Aujourd’hui les chemins de fer algériens en exploitation n’ont pas moins de 1 200 kilomètres, sans compter les 189 kilomètres de la ligne de la Medjerdah en Tunisie. Aux deux premières lignes se sont jointes celles de Constantine à Sétif, de la Maison-Carrée à l’Aima, de Bône à Guelma, de Guelma au Kroub, c’est-à-dire à Constantine, de Duvivier à Soukharras, du Tlélat à Sidi-bel-Abbès, d’Arzew à Saïda ou plutôt à Mecheria. Ce ne sont encore que des tronçons épars qui ne se relient pas entre eux : il y a une lacune entre le réseau occidental et le réseau oriental. Elle sera comblée dans deux ou trois ans, quand sera achevée la ligne de l’Alma à Sétif. Il est probable qu’on pourra se rendre alors en chemin de fer de Tunis à la frontière du Maroc. Voilà le résultat qu’on aura obtenu cinquante-cinq ans après que le premier soldat français aura débarqué sur les côtes de Barbarie. Quand on pense que les Anglais se montrent fiers des 13 000 ou 14 000 kilomètres de chemins de fer qu’ils ont aux Indes, pays qu’ils possèdent en maîtres incontestés depuis près d’un siècle et demi et qui contient une population quatre-vingts fois plus nombreuse que celle de l’Algérie, nous ne pouvons vraiment être humiliés de ce que le réseau algérien atteint ou dépasse même le dixième du réseau indien. Notre colonie si jeune a relativement plus de chemins de fer que l’Hindoustan. Les voies ferrées nouvelles, sauf celle d’Alger à Constantine, qui n’est pas encore achevée, ont une direction autre que les premières. Elles ne sont plus parallèles à la mer ; elles lui sont perpendiculaires. La ligne d’Arzew à Saïda, prolongée jusqu’à Méchéria, en passant par le Kreider, pénètre à 352 kilomètres de la Méditerranée et non seulement gravit les hauts plateaux, mais s’enfonce même dans le Sahara. Le rameau d’El-Guerrah à Batna, qui a 80 kilomètres de longueur, sera livré à l’exploitation dans le courant même de cette année ou dans les premiers mois de l’an prochain. La compagnie de l’Ouest algérien, concessionnaire de la ligne du Tlélat à Sidi-bel-Abbès, en construit une autre de 100 kilomètres qui, s’avançant jusqu’à Raz-el-Mah, formera un second chemin d’accès sur les hauts plateaux de la province d’Oran. Plusieurs lignes qui n’avaient été concédées qu’éventuellement vont l’être à titre définitif. Deux compagnies montrent une particulière et louable activité dans ces entreprises : ce sont les sociétés de Bône à Guelma et de l’Est algérien ; elles n’hésitent pas à se charger de voies nouvelles ; elles construisent avec rapidité et exploitent, autant qu’on en peut juger, avec économie. La compagnie de Bône à Guelma, qui est la plus ancienne et qui a modestement débuté par un petit chemin de fer d’intérêt local, termine le tronçon de Soukharras a Sidi-el-Hemeci et va relier son réseau algérien à ses lignes tunisiennes. C’est en Tunisie surtout qu’elle semble maintenant devoir porter ses efforts. L’Est algérien, outre la grande ligne de Constantine à Alger, aujourd’hui ouverte seulement jusqu’à Sétif, va construire un embranchement sur Bougie et d’autre part pousser jusqu’à Biskra sa ligne du sud, qui primitivement devait s’arrêter à Batna. Dans quatre ou cinq ans, l’Algérie possédera trois lignes ferrées de pénétration, gravissant les hauts plateaux, et pour deux au moins, s’enfonçant jusque dans le Sahara ; Oran à Raz-el-Mah par Sidi-bel-Abbès, Arzew à Kralfalla et à Méchéria, enfin Philippeville et Bône à Biskra par le Kroub et Batna. Bien d’autres tracés encore ont été ou concédés ou demandés. La compagnie française de Fives-Lille sollicite la ligne d’Orléanville à Ténès. Le Bône-à-Guelma demande la concession de Soukharras à Tébessa, ce qui ouvrirait encore le sud et la Tunisie. Trois compagnies se disputent les 180 kilomètres de voie ferrée projetée entre Mostaganem et Tiaret. Il se trouve aussi deux sociétés pour se charger de la concession de la ligne de Médéah à Laghouat qui pourrait être le point d’attache du chemin de fer transsaharien. Nous espérons que ce dernier n’est pas définitivement abandonné et qu’un jour viendra où, dans des circonstances plus favorables, on voudra reprendre cette grande entreprise. Dès maintenant, sans tenir compte de tous ces compléments et prolongements, le réseau ferré de l’Algérie est égal en étendue à celui du Portugal. Le réseau des routes algériennes n’est sans doute pas inférieur à celui de ce royaume. Ce n’est pas un mince succès que d’avoir élevé en cinquante ans l’Algérie, sous le rapport de la viabilité, au-dessus de plusieurs pays d’Europe, la Roumanie, la Grèce, et de l’avoir rendue l’égale d’autres comme le Portugal.
Les chemins de fer algériens, quoique construits par l’initiative privée, ont dû recevoir une aide de l’État ou des départements ; ce n’était que justice dans un pays aussi neuf, où le commerce et l’industrie n’avaient pas eu le temps de se développer. Certaines compagnies n’ont demandé d’autre secours que des concessions d’alfa, comme la Société franco-algérienne qui a construit la ligne d’Arzew à Saïda. La plupart des autres ont recouru au système de la garantie d’intérêts, c’est-à-dire à des avances de l’État qui seront remboursables quand le trafic se sera élevé au-dessus d’un niveau déterminé. C’est sous ce régime qu’ont été construites par la compagnie de Lyon-Méditerranée les premières lignes, celles d’Oran à Alger et de Philippeville à Constantine ; c’est dans des conditions analogues aussi, quoique un peu différentes pour certains détails, qu’ont été concédées et que sont exploitées les lignes des deux grandes compagnies de Bône à Guelma et de l’Est algérien. Il en résulte pour l’État français un fardeau de quelque importance. Le service de la garantie d’intérêts pour les lignes algériennes et tunisiennes figure au budget de 1883 pour la somme de 9,5 millions de francs. Si l’on songe qu’en 1883 il y aura bien 1 500 kilomètres au moins en exploitation, la charge annuelle pour l’État revient en moyenne à 6 000 francs par kilomètre. On ne peut espérer qu’elle diminue avant dix ou douze ans, parce que des lignes nouvelles d’une étendue de 150 à 200 kilomètres par année viendront sans cesse s’ajouter au réseau actuel. Mais les sacrifices de l’État ne doivent pas être considérés comme définitifs. On sait qu’en France plusieurs compagnies, celles d’Orléans, du Midi et de l’Est, commencent à rembourser à l’État les sommes qu’il leur a avancées depuis 1865 à titre de garanties d’intérêt. Les lignes algériennes ne sauraient faire de même dans un temps prochain, parce que leur réseau est trop neuf et qu’elles manquent des puissantes artères qui sont si productives pour les compagnies françaises. Néanmoins, nous croyons assez connaître les phénomènes économiques pour affirmer qu’un jour, dans dix ou douze ans, la plupart des lignes algériennes aujourd’hui exploitées n’auront plus à recourir à la garantie de l’État et que plusieurs même peut-être dans ce laps de temps ou peu après pourront lui faire quelques remboursements. Les sacrifices de l’État doivent donc être considérés comme temporaires. Si le régime de la garantie d’intérêt est pour lui moins rapidement fructueux en Algérie qu’il ne l’a été sur le continent, il ne sera pas la source de dépenses indéfinies. Déjà le rendement des lignes est assez satisfaisant. En laissant de côté les 189 kilomètres de la ligne tunisienne de la Medjerdah, nos 1 122 kilomètres de chemins de fer algériens exploités en 1880 ont produit une recette totale de 11 777 000 francs, soit plus de 10 000 francs par kilomètre. Parmi les chemins de fer que nous construisons aujourd’hui en France combien s’en trouve-t-il qui donnent cette recette brute ? Pas un sur dix ; la plupart n’arrivent pas aux deux tiers de ce rendement. Ainsi les chemins de fer algériens ont une productivité supérieure à celle de la généralité des voies ferrées que l’on construit depuis plusieurs années dans la France continentale. Plusieurs de ces lignes feraient honneur à notre second réseau d’ancienne création : le tronçon de Philippeville à Constantine, par exemple, qui produit 22 000 francs par kilomètre, le Tlélat à Sidi-bel-Abbès qui atteint 18 000 francs ; Alger à Oran arrive à 13 000 francs et Bône à Guelma sur son ancienne ligne à près de 10 000. Dans sept ou huit ans, quand les chemins aujourd’hui projetés auront été exécutés, il est assez vraisemblable que la recette brute des chemins actuels, mieux reliés les uns aux autres et pourvus des prolongements nécessaires, atteindra 14 000 ou 15 000 francs en moyenne par kilomètre. Le réseau des chemins de fer méridionaux de l’Italie ne fournit pas davantage, et les 1 350 kilomètres du réseau calabro-sicilien sont aujourd’hui même moins productifs que les chemins de fer d’Algérie.
Cette étude rapide des progrès de notre colonie nous entraînerait trop loin si nous voulions tout énumérer. Les communications intellectuelles n’ont pas été plus négligées que les voies de transport. On y compte 290 bureaux de poste ou de télégraphe : les localités qui jouissent de l’un et de l’autre services sont au nombre de 227. Cependant, c’est encore de ce côté qu’il est le plus nécessaire d’effectuer de promptes améliorations. Les colons et surtout les résidents étrangers se plaignent de ce que les relations avec l’Europe ne sont ni assez régulières ni assez fréquentes. On ne reçoit pas en Algérie chaque jour un courrier européen ; on conçoit quelle gêne, quelle privation même en éprouvent ceux qui sont habitués à la fréquence des distributions de lettres. Depuis trois ou quatre ans, les nouveaux traités avec la Compagnie transatlantique ont rendu moins rares les départs de bateaux de France pour l’Algérie, sans cependant assurer un courrier quotidien. Il importe que, sans plus tarder, on prenne des mesures pour que les lettres d’Europe arrivent chaque jour en Algérie. C’est chose facile ; il s’agit d’amener une entente entre les diverses compagnies de paquebots. Le mouvement des passagers ayant atteint en 1879 le nombre considérable de 222 000, soit environ 600 par jour, un paquebot pourrait régulièrement aborder chaque matin dans notre colonie. Bientôt même, au lieu d’un courrier quotidien, il en faudra deux ; le nombre des étrangers qui viennent passer l’hiver dans notre colonie ou s’y fixer ne pourra que s’en accroître.
De tous les services, l’un des mieux dotés et des plus complètement organisés, en ce qui concerne les colons, c’est celui de l’instruction. La France en est fière et a raison de l’être. Les Européens d’Algérie sont parmi les groupes de population du monde qui offrent le moins d’illettrés. L’enseignement primaire, comme cela doit être dans une colonie, est surtout abondamment répandu. Il s’y trouve 710 écoles, en dehors des institutions spécialement destinées aux musulmans. Le nombre des maîtres et des maîtresses est de 1 396 et celui des élèves dépasse 49 000. En outre, 179 salles d’asile reçoivent 20 252 enfants. On ne saurait guère demander mieux : ni le Canada ni l’Australie n’offrent un plus brillant tableau. Ce sont les moyens d’instruction pour les indigènes qui sont insuffisants et défectueux, comme on le verra tout à l’heure. L’enseignement secondaire est plus rudimentaire, trop même, quoique nous ne soyons guère partisan de trop répandre les études classiques dans un pays neuf. Un lycée, dix collèges communaux, un établissement libre, voilà tout ce qu’on rencontre de ce genre en Algérie. Avec trois lycées et une vingtaine de collèges communaux, on ne tomberait pas dans l’excès, et l’on aurait des sujets en assez grand nombre puisque le lycée d’Alger compte 1 048 élèves, le collège de Constantine 433, celui de Mostaganem 313, et les douze établissements ensemble 3 404, ce qui fait presque la très belle moyenne de 300. L’enseignement supérieur est relativement mieux organisé que l’enseignement secondaire : une école de médecine et de pharmacie qui est jusqu’ici peu fréquentée, une école de droit qui l’est bien davantage, une école des lettres qui l’est beaucoup et une école de sciences qui l’est moins forment à peu près une université complète. Qui se serait imaginé, quand le XIXe siècle s’est ouvert, qu’il ne se clorait pas sans qu’Alger, ce nid de pirates, possédât une université ? Et qui peut aujourd’hui douter que, le temps aidant, la première université africaine n’atteigne une grande prospérité ? Il faudrait seulement lui donner un caractère un peu original en y développant, ce qui existe déjà en embryon, les cours concernant la langue, la littérature, l’histoire, le droit arabes. Il ne nous paraît pas que l’enseignement dit spécial, les écoles d’arts et métiers et les écoles professionnelles, tiennent jusqu’ici en Algérie une place importante. Il conviendrait d’y pourvoir : c’est la branche d’enseignement la plus productive dans un pays neuf.
Tant de progrès accomplis ont dû exiger bien des sacrifices. La France ne se les est pas épargnés, et elle ne les ménage pas encore. Cependant, sa colonie commence à lui revenir moins cher. Sans être exceptionnellement brillantes, les finances algériennes sont assez satisfaisantes. On sait que le budget de l’Algérie est mêlé au budget métropolitain, ce qui nous paraît une organisation vicieuse. On enfle ainsi, d’une manière apparente, les dépenses de la France continentale et l’on rend fautives les comparaisons de notre budget actuel avec le budget d’il y a trente ou cinquante ans. Depuis surtout que l’on a rattaché les divers services algériens aux différents ministères métropolitains, on est tombé dans la confusion. On a eu néanmoins l’heureuse idée, pour sortir des ténèbres, de grouper dans un tableau annexe, après les avoir antérieurement dispersées, toutes les recettes et les dépenses du gouvernement général de l’Algérie. Les dépenses ordinaires sont prévues au budget de 1883 pour un chiffre de 31 189 000 francs ; les dépenses sur ressources extraordinaires pour 3 879 000, et le budget sur ressources spéciales monte à 3 199 000 francs : c’est un ensemble de 38 267 000 fr., non compris les dépenses des localités. Ce petit budget d’une quarantaine de millions de francs pour un pays de 3 300 000 habitants, dont les quatre cinquièmes vivent encore dans un état barbare, pays d’ailleurs qui n’entretient pas d’armée ni de marine, puisque la France se charge de ce soin et qui en outre n’a pas de dette publique, puisque c’est la France qui jusqu’ici a payé les insuffisances du bilan de l’Algérie, ce petit budget ne laisse pas que d’être assez important. Sauf les dépenses sur ressources extraordinaires évaluées à 3 millions 800 000 fr. en chiffres ronds pour 1883, ce sont des ressources purement algériennes qui défraient tous les services. Les revenus généraux produisent en effet 31 451 000 francs, dont 6 317 000 francs de contributions directes sur les Arabes, 3 millions de produits domaniaux, 7 millions de droits de timbre et d’enregistrement, 7,5 millions de droits de douane, 2,5 millions de contributions diverses, près de 3 millions de recettes postales et télégraphiques, et quelques autres ressources de moindre importance, parmi lesquelles les patentes, le seul impôt direct général sur les Européens, qui produisent 1 100 000 francs. Le budget des ressources spéciales est aussi alimenté par des ressources purement algériennes. Tous les travaux publics ordinaires sont défrayés par des ressources propres au pays : il en est de même des garanties d’intérêt aux chemins de fer algériens, c’est l’Algérie qui les paie.
On ne saurait trop mettre en relief cette situation remarquable. L’Algérie suffit aujourd’hui par ses propres ressources à la généralité de ses dépenses ordinaires et civiles : la France n’intervient que pour quelques travaux extraordinaires de routes, de ponts, de ports auxquels elle concède environ 4 millions chaque année. Elle se charge aussi de toute la dépense de l’entretien de l’armée, tandis que l’Angleterre met ce fardeau à la charge de l’Inde. L’Algérie coûte donc actuellement à la France beaucoup moins qu’on ne le croit : l’armée, soit une cinquantaine de millions de francs, et de 5 à 10 millions de dépenses civiles, y compris la subvention aux chemins vicinaux, voilà ce que la France paie aujourd’hui pour sa grande possession africaine.
Si la situation financière générale de la colonie, telle qu’elle résulte de son budget, doit être regardée comme satisfaisante, celle des trois départements algériens et des communes l’est également. Les recettes départementales en Algérie atteignent une dizaine de millions à l’ordinaire et 3,5 millions à l’extraordinaire et laissent sur les dépenses correspondantes un certain excédent. Le crédit des départements est bon ; ils peuvent emprunter aujourd’hui à 5% ou même à moins. Le budget ordinaire des communes monte à une quinzaine de millions, leurs recettes extraordinaires à une dizaine et couvrent assez facilement les dépenses. Il y a quelques années, les communes étaient fort gênées, elles n’ont d’impôt direct que la taxe sur les loyers et un léger prélèvement sur les patentes ; l’une de leurs principales ressources est l’octroi de mer, sorte de droit de douane perçu sur les principales denrées et dont le produit est réparti entre les municipalités. Les tarifs de cet octroi général ont été relevés en 1880 de façon que le rendement a augmenté d’environ 50% et approche de 7 millions ; les communes y ont trouvé le moyen d’avoir une situation financière assez large. En définitive, l’ensemble des dépenses générales, départementales et communales ordinaires en Algérie approche de 60 millions, et ce sont des ressources purement algériennes, fait remarquable, qui y pourvoient. Ce sont aussi les localités algériennes qui, par leur crédit, font face à leurs dépenses extraordinaires, sauf 8 ou 10 millions que peut fournir l’État, comme on l’a vu plus haut.
Les institutions de crédit sont assez nombreuses dans notre colonie ; depuis quelque temps même il s’en fonde de nouvelles, peut-être à l’excès ou prématurément : Banque de l’Algérie, Compagnie algérienne, Crédit foncier et agricole d’Algérie, Crédit algérien, sans parler des succursales des grands établissements français, comme le Crédit lyonnais, ni des sociétés ayant un objet limité, comme les Magasins généraux ou les sociétés financières et agricoles. Sur certains points, la législation propre à l’Algérie, grâce à des lois récentes, est plus avancée que pour la métropole, pour les prêts à la propriété foncière ou à l’agriculture par exemple. Le taux de l’intérêt a singulièrement baissé : l’intérêt légal, maintenu longtemps abusivement à 10%, vient d’être réduit à 6. Tout cet ensemble de conditions que nous avons tenu rapidement à énumérer démontre combien la France a bien employé les cinquante-deux années qu’ont exigées la conquête et l’organisation de cette colonie.
III.
S’il est prouvé que l’Algérie est sortie de l’enfance, qu’elle se peuple, qu’elle s’enrichit, qu’elle se couvre de voies de communication, qu’elle égale ou dépasse, sous plusieurs des aspects de la civilisation, certaines petites nations secondaires de l’Europe, à quoi devons-nous nous appliquer désormais dans notre œuvre algérienne ? Nos efforts doivent se concentrer sur un point : ne pas compromettre, par des mesures iniques ou maladroites, cette prospérité naissante, encore frêle et mal assurée. À vrai dire, nous craignons fort que plusieurs des projets qui sont aujourd’hui devant le parlement n’aient, si par malheur ils étaient adoptés, l’effet de détruire l’œuvre patiente des cinquante-deux dernières années.
Ce qui nous préoccupe au premier chef, nous le disons sans ambages, ce sont les indigènes. En Algérie, la France a bien près de 3 millions de sujets musulmans. Le protectorat de la Tunisie lui a confié la direction et la responsabilité des destinées de 1 500 000 autres. Jusqu’à une époque récente, jusque vers 1875 ou 1876, nous avons usé envers les vaincus d’une politique généralement droite et judicieuse ; nous avons ménagé leurs biens, respecté leurs droits, nous les avons appelés dans nos armées ; à leurs chefs nous avons conféré des fonctions publiques et des honneurs. Depuis cette époque, trois faits d’une importance considérable ont créé un ordre de choses tout à fait nouveau, où abondent les écueils et les dangers : l’épuisement de l’ancien domaine du dey et la persistance néanmoins de la colonisation officielle ; l’extension du territoire civil sans qu’on se soit occupé d’instituer un corps administratif régulier, compétent, impartial, et de supprimer ce que l’on appelle les « délits spéciaux à l’indigénat » en faisant rentrer les Arabes dans le droit commun ; enfin le droit de représentation au sénat et à la chambre des députés, conféré aux seuls colons français de l’Algérie, c’est-à-dire à 200 000 habitants sur près de 3,5 millions : si jamais suffrage a été restreint, c’est bien celui-là.
Nous allons examiner la situation nouvelle qui ressort de ces trois faits combinés. Il nous paraît qu’en France on ne la connaît pas, et que par ignorance on est sur le point de risquer, sinon la possession, du moins pendant des siècles la sécurité de notre colonie. L’Irlande est là pour nous instruire ; l’hostilité que les six millions d’Irlandais témoignent aux descendants des soldats spoliateurs de Cromwell et de Guillaume III est un terrible enseignement qu’une nation quelque peu judicieuse ne saurait dédaigner. Jusqu’ici les fautes que nous avons commises en Algérie sont vénielles et réparables, mais celles que les députés algériens et que le gouvernement lui-même nous proposent de commettre pourraient bien être mortelles et entraîner de terribles expiations. L’état actuel du monde musulman, les difficultés qu’ont éprouvées les Anglais à triompher d’Arabi, sont des leçons d’une saisissante actualité.
Un premier problème général et de principe se pose devant nous : Que veut-on faire des Arabes en Algérie ? Dans les premiers temps de la conquête, sous le règne de Louis-Philippe, quelques écrivains ou quelques militaires parlaient de les exterminer ou de les refouler dans le désert. Personne, je pense, ne songe plus à l’extermination, qui serait aussi impossible que criminelle ; mais il se rencontre encore des gens qui sont partisans de la politique de refoulement. Je ne saurais trouver de mot pour peindre l’état mental et l’état moral de ceux qui se complaisent en d’aussi sinistres rêveries. Dire qu’il y aurait là une iniquité flagrante, que, à tout considérer, les Arabes sont chez eux, qu’ils ont des droits, qu’il convient mal à un peuple invoquant sans cesse les principes de 1789 de vouloir en rejeter un autre en dehors des terres fertiles qu’il occupe depuis plusieurs siècles, ce seraient là des discours inutiles. Le cri de la conscience est assez fort pour épargner beaucoup de paroles. Ce que nous voulons seulement démontrer — et peut-être est-ce encore superflu — c’est l’absurdité inouïe de semblables pensées. Jamais un peuple conquérant n’a réussi à exterminer ou à refouler un peuple conquis. Il s’est juxtaposé, superposé, fondu avec lui ; jamais il n’a pu le faire disparaître. Ni les Francs, ni les Goths, ni les Vandales, ni les Saxons, ni les Normands, ni, dans un temps plus récent, les Turcs en Europe, les Russes en Pologne, n’ont pu extirper les populations qu’ils se sont assujetties. Ils ont fait avec elles bon ou mauvais ménage ; ils ont avec le temps fondé une nation compacte, ou bien, au contraire, comme en Irlande, comme en Turquie, ils ont suscité des haines séculaires qui, après dix ou vingt générations, faisaient explosion et châtiaient les descendants des conquérants des fautes ou des crimes de leurs ancêtres. La raison, d’ailleurs, se figure-t-elle ce que serait le refoulement des Arabes dans le désert, pour employer l’expression qui a cours ? Quand aujourd’hui quelques milliers de cavaliers turbulents sur les frontières de la Tripolitaine ou dans le sud de la frontière d’Oran imposent à nos troupes tant de fatigues, que serait-ce si, au lieu des tribus du désert qui ne comptent aujourd’hui que deux ou trois cent mille âmes, nous avions réussi à rejeter dans le Sahara les deux millions et demi d’Arabes du Tell ? Se représente-t-on les luttes incessantes, les pillages, les massacres, les combats sans merci ni repos qui résulteraient d’une pareille folie ? Ce ne serait pas la guerre de cent ans, ce serait une guerre de dix siècles. Au lieu des cinquante mille soldats que nous entretenons en Afrique, il en faudrait deux ou trois cent mille. Une population chétive et dispersée de 150 000 Indiens, errant inquiète sur les confins des territoires habités de la grande république américaine, réussit à alarmer de temps à autre une population de 52 millions d’âmes ; que serait-ce si 2,5 millions d’Arabes étaient rejetés en dehors des territoires fertiles d’une colonie qui ne compte que 400 000 Européens, dont 200 000 Français seulement ? L’Afrique deviendrait une terre de pillage, ce qu’étaient autrefois les marches dans les temps les plus agités du Moyen-âge. Ceux qui parlent du refoulement des Arabes semblent avoir reculé les limites du cynisme et de l’absurdité politique. Il n’échappera à aucun homme judicieux que cette politique impitoyable et odieuse convient moins qu’à tout autre à un peuple comme le peuple français qui, placé au centre de l’Europe, ayant sur ses frontières des voisins puissants et jaloux, excite par sa richesse tant de convoitises. Sans avoir la prétention trop ambitieuse de se faire dans le monde entier le soldat du droit, la France doit du moins, dans sa sphère légitime d’action, respecter le droit d’autrui.
Puisque l’on ne saurait songer à refouler les Arabes, qu’il faut vivre avec eux, que leur race est loin de tendre à s’éteindre, qu’elle paraît, au contraire, prolifique, car, d’après les statistiques de l’état civil en 1880, il y aurait eu parmi les musulmans d’Algérie 68 107 naissances contre 61 434 décès [2], il convient d’avoir vis-à-vis d’eux une conduite prudente et équitable qui épargne à nos descendants les embarras qu’éprouvent les Anglais en Irlande. Or, c’est bien une Irlande africaine que les députés, les sénateurs et le gouvernement général de l’Algérie, par aveuglement, par partialité ou par faiblesse, proposent de constituer. Un projet est actuellement déposé devant les chambres qui a pour objet d’employer un crédit de 50 millions de francs à l’achat, par voie d’expropriation, de 400 000 à 500 000 hectares de terres aux Arabes et à la constitution sur les terres ainsi acquises de centres européens. L’exécution de ce projet nous paraîtrait l’acte le plus préjudiciable à notre colonie. Si quelque ennemi de la France se proposait de nous affaiblir, de compromettre notre puissance en Afrique, il n’eût pu mieux faire que d’inventer et de faire appliquer un plan de ce genre. Ce procédé est aussi brutal et violent qu’inutile ; la colonisation n’en éprouverait aucun avantage sérieux et la paix de l’Algérie en serait compromise pour toute une série de générations.
L’élément européen agricole est déjà considérable dans notre province d’Afrique. Les colons possédaient en 1879, d’après les statistiques officielles, 1 012 333 hectares ; c’est une superficie à peu près égale à deux de nos départements moyens de la France continentale ; c’est bien là un territoire de quelque importance si on sait convenablement le mettre en valeur. Depuis 1879, il a dû s’accroître de 150 000 à 200 000 hectares. Le domaine, en effet, a accordé annuellement des concessions de terres pour 40 000 à 50 000 hectares, et, en outre, les colons ne cessent pas d’acheter des terres aux indigènes par des transactions amiables. On peut ainsi estimer que les Européens possèdent en Algérie 1 200 000 hectares aujourd’hui. Si la culture était dans ce pays aussi perfectionnée que dans la France continentale, la population agricole européenne pourrait s’élever à 400 000 âmes environ, à raison de 2,5 hectares par tête, ce qui est la proportion dans nos campagnes, qui ont plus de 20 millions d’habitants pour 52 millions d’hectares, dont un bon tiers sont des forêts et des terrains de montagnes. Rien ne s’oppose à ce que la culture soit aussi intensive en Algérie qu’en France ; le sol algérien, si on sait y ménager et utiliser les cours d’eau, se prête mieux que le sol de la France continentale aux productions potagères, et sur presque toute l’étendue du Tell il est susceptible d’être planté en vigne, la culture intensive et rémunératrice par excellence. Ainsi les 1 200 000 hectares de terres que possèdent les Européens pourraient, un jour prochain, si ce n’est maintenant, suffire à une population agricole européenne de 400 000 âmes environ, tandis que, au 1er septembre 1878, les colons ruraux, y compris leurs familles, n’atteignaient que le nombre de 138 510 ; à l’heure actuelle, il doit s’élever à 170 000 environ. Par un progrès dans la culture, il pourrait aisément doubler. Mais, en dehors de toute espèce d’expropriation, les terres des Européens augmentent chaque année par les achats amiables aux indigènes.
Quand les Français descendirent en Afrique et que, après quelques hésitations, ils se décidèrent à y rester, la terre n’y était pas vacante. Elle appartenait en général aux tribus, et cependant, comme aujourd’hui en Tunisie, il s’y rencontrait, à l’état d’exceptions assez fréquentes, des propriétés individuelles. Le domaine du dey, ou plutôt de l’État, car le dey n’était que la personnification de l’État, échut à la France, suivant le droit des gens. C’est avec ce domaine que furent faites les premières concessions de terres aux Européens. Vers 1870, cette réserve commençait à s’épuiser. L’insurrection de 1871 permit au gouvernement français de mettre le séquestre sur les terres des révoltés et de confisquer, en définitive, à leurs dépens, par la liquidation du séquestre, 300 000 hectares de terres environ. Ce fut la dotation principale de la colonisation officielle dans la période de 1872 à 1882. Cette prise de possession d’une forte partie des terres des rebelles était rigoureuse ; mais elle était excusable, peut-être même nécessaire, pour imposer aux Arabes le respect de notre domination. On ne dépouillait pas complètement, d’ailleurs, les insurgés, on ne les privait que du tiers des terres qu’ils possédaient. Aujourd’hui, après que l’on a disposé en dix ans de 450 000 hectares environ pour la colonisation, les réserves du domaine sont de nouveau presque épuisées ; voilà pourquoi l’on demande un crédit de 50 millions pour exproprier aux Arabes 400 000 ou 500 000 hectares encore afin de continuer la colonisation officielle.
On n’a pas attendu ce crédit pour recourir, dans de moindres proportions, avec les ressources plus limitées du budget normal, aux expropriations. La plupart des centres exécutés depuis 1880 l’ont été par ce procédé. Nous en trouvons la preuve dans les aveux très ingénus que contient l’Exposé de la situation générale de l’Algérie présenté par M. Émile Martin, secrétaire-général du gouvernement, à la session du conseil supérieur de 1881. Il s’agit, par exemple, d’un centre appelé le Zaccar, dans la province d’Alger : « Les retards apportés à la création, dit le rapport, proviennent de ce que les indigènes installés sur ce point n’ont pas d’autres terres. L’administration a dû entrer en arrangement avec eux pour leur faire accepter une compensation sur des terres domaniales non susceptibles d’être utilisées pour la colonisation. » Ainsi l’on a la prétention de prendre à ces pauvres gens le sol où ils sont établis depuis des générations, et on leur offre à la place, en général, des rochers, des lieux arides, éloignés de toute voie de communication. Si ces échanges encore étaient libres, mais ils ne le sont pas. On a le cœur navré en lisant ces aveux, qui sont faits avec une naïveté inconsciente. « L’expropriation se poursuit, dit-on à propos du centre de Bled-Bakhora. Le centre de Maillot ne pourra être peuplé qu’en 1882. Il a fallu d’abord dégager ce périmètre des nombreuses enclaves appartenant à des exemptés du séquestre ; poursuivre l’expropriation de 40 hectares destinés à l’assiette du village et qui ne comprenaient pas moins de neuf cents parcelles. » L’on s’étonnera ensuite que les Arabes n’aient pas pour nous une ardente affection. Supposez que l’on vienne en pays normand ou languedocien exproprier les petits propriétaires de neuf cents parcelles pour donner leurs terres à d’autres, pouvez-vous penser que l’ordre de choses qui commettrait des actes aussi impolitiques et aussi violents ne susciterait pas contre lui une haine éternelle ? D’autres fois, c’est à de grands propriétaires que l’on s’adresse et auxquels on voudrait prendre tout leur patrimoine. Un indigène des plus notables, Sidi-Braham-ben-Mohamed-el-Ghobrini, chevalier de la Légion d’honneur et dont le père et l’oncle ont été, l’un chevalier, l’autre officier du même ordre, vient d’adresser aux chambres une pétition où il expose qu’il possède aux environs de Cherchell 800 hectares de terres, que l’administration veut les lui enlever complètement pour y installer un centre européen, en lui offrant ou lui imposant une indemnité qu’il juge dérisoire. Il ajoute qu’il offre de céder gratuitement 60 ou 80 hectares, pourvu qu’on lui laisse le reste. Le rapport du secrétaire-général est rempli de détails topiques sur l’œuvre systématique que nous poursuivons si maladroitement depuis deux ou trois ans en Algérie. « Par suite des nombreuses formalités qu’entraîne la procédure d’expropriation, lit-on à la page 12, les centres de Tigzirt, Dra-ben-Khedda, etc. (on en cite cinq) ne pourront être livrés au peuplement que vers la fin de l’année. » Comment sont composés en Algérie les jurys d’expropriation ? Nous l’ignorons, mais à coup sûr les indigènes n’y figurent pas ou n’y forment pas la majorité. Comme les droits sur la terre sont en général chez les Arabes très obscurs ou enchevêtrés, il en résulte que l’indemnité d’expropriation est d’ordinaire déposée à la Caisse des dépôts et consignations, où elle reste pendant plusieurs années. L’Arabe ou le Kabyle perd à la fois son bien et son argent. Il est obligé souvent de travailler sa propre terre à titre de serviteur à gages ou de la prendre comme fermier, payant un loyer pour ce qui lui appartenait en propre. Quand elle est payée, l’indemnité, qui est fixée par un jury administratif dont l’impartialité et la compétence sont douteuses, est généralement inférieure à la valeur de la terre. Elle ne s’élève guère à plus de 50, 100 francs ou 150 francs par hectare en culture. Les documents officiels fournissent la preuve de la disproportion entre la valeur vénale et l’indemnité. « L’agrandissement du centre de Mondovi, dit le secrétaire-général du gouvernement, ne pourra être exécuté dans les conditions où il avait été projeté : l’acquisition par un Européen de la propriété Ben-Larguach à un prix bien supérieur aux évaluations de la commission des centres rend nécessaire une nouvelle instruction de l’affaire. » Voilà l’aveu très explicite que les évaluations de la commission des centres, qui se compose de fonctionnaires ou de colons, sont très au-dessous de la valeur vénale.
Doit-on continuer, généraliser et étendre ce singulier système d’expropriation ? Doit-on, au contraire, y renoncer complètement et immédiatement ? L’équité, le bon sens, la politique sont en faveur du dernier parti. Si nous voulons que nos 200 000 colons soient perdus au milieu d’une masse irréconciliable de 3 millions d’Arabes, si nous acceptons qu’à la première circonstance critique pour nous, tous les indigènes se soulèvent, nous n’avons qu’à persévérer : nous sommes dans la bonne voie. Si, au contraire, nous pensons qu’il est superflu d’augmenter notre armée d’Afrique, qu’il serait dangereux d’avoir un soulèvement unanime des Arabes dans une circonstance où nos forces seraient occupées en Europe, il faut mettre fin sans le moindre retard à ces tristes procédés. Il convient d’autant plus de le faire que cette méthode d’expropriation, à supposer qu’elle fût inoffensive au point de vue de la morale et de la sécurité publique, n’a plus aucune utilité pour le développement régulier de la colonisation. Dans les premiers temps de notre occupation, on comprend qu’il y eût quelque avantage à grouper les colons en centres. Aujourd’hui, il n’en est plus de même. L’administration prend de grandes responsabilités, fait des dépenses considérables, parfois pour créer un village qui se trouve sans eau, exposé à des fièvres, et que les colons abandonnent le lendemain. Il n’est pas une contrée du monde où l’on colonise ainsi. Les centres qui prospèrent sont en général ceux qui sont fondés et entretenus par des compagnies privées, comme les villages de Boukhalfa et d’Haussonviller, qu’a créés la société présidée par M. le comte d’Haussonville ; mais, parmi les centres officiels, la plupart languissent et manquent de tout. Si le gouvernement tient à continuer ce défectueux système de peuplement, il a encore quelques ressources en terres sans prendre celles des indigènes. Le domaine n’est pas complètement épuisé. Au 31 décembre 1880, les immeubles consignés sur les sommiers de consistance des biens de l’État comprenaient, en laissant de côté ceux qui sont affectés à des services d’utilité publique, 1 159 000 hectares de bois et forêts, et 839 000 hectares de terres disponibles, divisés en 9 624 parcelles. Sans doute, une partie de ces espaces sont éloignés des routes et se trouvent peut-être d’une fertilité médiocre ; l’État pourrait encore s’entendre avec certaines compagnies foncières européennes, comme la Société algérienne, qui toutes réunies détiennent ensemble de 150 000 à 200 000 hectares de terres. En leur en achetant une partie, il pourrait avoir des territoires où créer des centres. La meilleure solution serait cependant de renoncer absolument à la colonisation officielle : celle-ci n’est plus en Afrique qu’un élément de désordre, de gaspillage et d’insécurité. Le mouvement des passagers dans les ports d’Algérie a témoigné d’un excédent de 23 304 arrivées sur les départs en 1879 et de 17 436 en 1880. Sur ces 40 000 personnes qui se sont fixées dans notre colonie en ces deux années, les colons officiels, d’après la statistique administrative, ne sont qu’au nombre de 2 243, le vingtième seulement. La colonisation officielle n’est plus qu’une goutte d’eau, et une goutte d’eau impure, qui risque de corrompre et de mettre en danger toute la colonie. C’est par d’autres moyens que la population rurale européenne peut et doit s’accroître : par l’achat à l’amiable de terres aux indigènes et par le morcellement, la culture plus intensive des vastes espaces que possèdent déjà les Européens. C’est une grande erreur de croire que l’on ne puisse pas, sans recourir à l’expropriation, acheter des terres aux Arabes et aux Kabyles. Les transactions de cette nature sont nombreuses. De 1875 à 1878, l’État a concédé 95 000 hectares de terres ; dans la même période, les colons ont acheté aux indigènes 84 640 hectares. Ce dernier chiffre tend à grossir. En 1879, les Européens ont acheté aux musulmans 18 129 hectares de terres et 40 143 en 1880. Comme les ventes faites par les Européens aux musulmans ou aux juifs sont beaucoup moindres, il en résulte que, dans ces deux années, le domaine des colons s’est accru de 45 000 hectares acquis librement aux indigènes.
Le morcellement s’opère en même temps de plus en plus. Les premiers colons ont créé des propriétés de plusieurs centaines ou de plusieurs milliers d’hectares qu’ils mettaient en céréales ou en pâtures ; aujourd’hui, la vigne, l’oranger, les cultures fourragères ou industrielles, permettent une exploitation plus intensive, demandant plus de main-d’œuvre. Les statistiques de l’enregistrement en éprouvent l’influence : non seulement le produit de cet impôt va toujours en croissant, tandis qu’il commence à faiblir en France, mais encore les mutations sont de plus en plus nombreuses. En 1880, elles ont porté sur 23 348 parcelles au lieu de 19 051 en 1879. « C’est le résultat du morcellement de la propriété », dit le rapport du secrétaire-général. On calculait jusqu’à ces derniers temps qu’une famille de colons avait besoin pour vivre de 40 hectares environ, cela n’est vrai que dans la première époque de mise en culture ; un peu plus tard, surtout avec la culture de la vigne, une superficie quatre ou cinq fois moindre suffit à occuper une famille.
Quand l’œuvre de la constitution de la propriété chez les indigènes sera un peu plus avancée, les transactions libres entre Arabes et Européens se multiplieront. Depuis le commencement de l’opération, les titres de propriété ont été délivrés pour 195 000 hectares ; ils sont en préparation et à un certain degré d’avancement sur 1 232 000 autres. Si ce travail est poursuivi avec intelligence et avec un soin scrupuleux dans les régions les plus favorables du Tell, la colonisation y trouvera de grandes facilités. Ce n’est pas qu’il soit le moins du monde désirable que les indigènes cèdent aux Européens la plus grande partie de leurs terres. Ils ne sont pas eux-mêmes nécessairement, comme on pourrait le croire, de mauvais cultivateurs. À diverses reprises, le rapport du secrétaire-général du gouvernement dissipe à ce sujet des préjugés très répandus : « Les terres sont mieux amendées ; les méthodes de culture sont perfectionnées ; chez la population rurale indigène même, il se produit une révolution culturale qui promet beaucoup pour l’avenir… Un grand nombre d’indigènes, reconnaissant la supériorité de nos méthodes culturales, les ont adoptées. Plusieurs même font aujourd’hui partie de nos associations agricoles et obtiennent des récompenses dans les concours. » On voit, en effet, dans les statistiques de l’Algérie, qu’il se rencontre des propriétaires arabes qui ont des faucheuses, des moissonneuses, des râteaux à cheval et des machines à battre. Ce sont ces hommes que l’on prétend exproprier ! Qu’on les laisse paisibles possesseurs de leurs domaines et, le temps aidant, ils en vendront des parcelles aux Européens quand ils s’apercevront qu’ils ont des étendues excessives, dépassant leurs propres moyens de culture. Par la seule action des transactions amiables entre indigènes et Européens et du morcellement, la population rurale agricole européenne pourrait aisément quintupler ou sextupler avant la fin du siècle et atteindre alors un million d’âmes, auquel viendrait s’ajouter un nombre non moins grand d’ouvriers, d’artisans et de colons urbains. Dans la situation où se trouve aujourd’hui l’Algérie, la colonisation officielle par la création de centres est un anachronisme. Que l’État emploie en voies ferrées, en chemins, en canaux, en irrigations, en aménagement des eaux, en dessèchement, les 4 ou 5 millions qui figurent annuellement au budget pour la fondation de villages et les 50 millions qu’on demande à la chambre, on aura rendu à la colonie, sans l’exposer à aucun risque, un service beaucoup plus réel.
Si l’abandon immédiat du système d’expropriation des Arabes est une nécessité de justice et de prévoyance politique, il est, d’autre part, indispensable de soumettre les Arabes à un régime administratif et politique qui soit plus empreint de bienveillance. On a substitué en Algérie le régime civil au régime militaire : le territoire dit de commandement, quoique encore vaste, ne renferme plus que la moindre partie des indigènes ; s’il s’étend sur une vingtaine de millions d’hectares de déserts ou de stoppes, il ne contient plus que 400 000 à 500 000 âmes. Le territoire civil a une superficie de 11 184 hectares, soit la surface de près de vingt de nos départements français, avec une population de 2 800 000 habitants en chiffres ronds. Ce territoire est subdivisé en communes de plein exercice qui sont assimilées aux communes de France et ont les mêmes droits municipaux, en communes mixtes qui n’ont qu’une vie municipale embryonnaire, et en communes indigènes qui sont gérées avec une autorité presque absolue par des agents de l’autorité française. Cette diversité de constitutions communales s’explique par l’inégalité de densité de l’élément européen sur toute cette vaste surface. Les Kabyles, avec leurs djemmaas ou conseils électifs, ont une organisation un peu à part. Une commune algérienne, surtout une commune mixte ou une commune indigène, diffère singulièrement par l’étendue des petites circonscriptions communales françaises ; il n’est pas rare qu’une commune mixte soit grande comme plusieurs de nos cantons, presque comme un arrondissement. Quand on a agrandi dans ces proportions le territoire civil, au point d’y faire entrer la plus grande partie de la population arabe, c’était sans doute dans la pensée que la colonisation de l’Algérie était assez ancienne pour que les divers éléments de la population y fussent pacifiés et se prêtassent à un régime administratif libéral. On a cependant laissé subsister sous le régime civil beaucoup de l’arbitraire que l’on reprochait aux bureaux arabes. Les indigènes, même les plus notables, les plus connus par les services qu’ils ont rendus à la France, sont encore soumis, même près des villes et sur les côtes, à un droit exceptionnel qui est d’une grande rigueur. Il s’est fondé à Paris, l’an dernier, une association qui a pris le nom de Société française pour la protection des indigènes des colonies et qui publie un bulletin où sont relatées les vexations ou les avanies dont les indigènes peuvent être victimes. Cette société s’inspire des sentiments les plus nationaux, les plus patriotiques et les plus politiques. Elle dénonçait dernièrement les « délits spéciaux à l’indigénat » qui motivent de la part des agents de l’autorité des peines arbitraires et fantaisistes. Parmi ces délits spéciaux figurent les faits les plus vagues, les moins susceptibles de preuves précises et aussi les plus inoffensifs ; il s’y glisse même des clauses ridicules. Répandre des bruits de nature à nuire à l’autorité, réclamer au sujet d’une solution définitive, voilà des délits spéciaux à l’indigénat. Le pauvre diable que l’on aura exproprié de ses terres et qui réclamera ou implorera l’autorité contre cette solution définitive aura commis un délit et pourra être châtié pour manque de résignation. Un indigène, quelque qualifié qu’il soit, n’a pas la liberté de ses mouvements ; il est à peu près dans la position où se trouvent les condamnés qui ont fini leur peine et qui sont placés sous la surveillance de la haute police. Un Arabe, chevalier de la Légion d’honneur, dont tous les parents ont été pendant quarante ans au service de la France, ne peut, par exemple, s’absenter de Cherchell, où il réside, pour aller faire sa récolte dans une propriété qui en est à 8 ou 10 lieues, sans solliciter un permis du maire, et ce fonctionnaire, par mauvaise humeur, peut le lui faire attendre et même le lui refuser. Ce n’est pas par ces procédés humiliants et soupçonneux que l’on gouverne les hommes. Si l’on devait maintenir un semblable régime vis-à-vis les Arabes, il était superflu d’étendre autant le territoire civil.
La substitution du régime civil au régime militaire a eu pour principal effet, non de changer le fond des choses, mais de modifier uniquement le personnel des agents. Au lieu des officiers des bureaux arabes, les peines arbitraires sont appliquées par les commissaires civils. Sur bien des points la situation des indigènes s’en est aggravée. Quelque mal que l’on puisse penser des bureaux arabes, il est certain que les officiers, dans leurs rapports avec les indigènes, se laissaient le plus souvent guider par certains sentiments de générosité professionnelle et de bienveillance militaire. Les agents civils n’ont pas au même degré ces qualités et ils ne pourraient y suppléer que par un grand respect de l’équité, un tact délicat, une aptitude naturelle ou une préparation sérieuse à la difficile mission qu’ils doivent remplir. Or, depuis cinquante ans que nous sommes en Algérie, nous n’avons rien fait pour créer un personnel administratif spécial. Les seules règles qui président au recrutement de nos agents, ce sont l’instabilité et la fantaisie. Un étranger qui a étudié avec la plus grande sympathie et sur certains points avec admiration notre œuvre africaine, M. de Tchihatchef, faisait remarquer que, de 1830 à 1877, l’Algérie avait possédé vingt-deux gouverneurs-généraux, ce qui ne donne pas deux ans de durée à chacun d’eux. Depuis 1877, le poste de gouverneur-général a été aussi mobile. Il s’en faut qu’il en soit ainsi des vice-rois de l’Inde, des gouverneurs-généraux du Turkestan ou de ceux des îles hollandaises de la Sonde. Les préfets et les sous-préfets ne sont pas moins fragiles. C’est une remarque du secrétaire-général du gouvernement dans son dernier rapport que l’Algérie ne fournit pas de candidats pour les fonctions publiques : on l’en doit louer ; les colons ont mieux à faire. Le personnel administratif se compose donc à peu près exclusivement, du haut en bas, d’agents empruntés aux services de la France continentale. Un préfet quitte Évreux ou Quimper pour devenir préfet d’Alger ; un administrateur laisse Dunkerque ou Sainte-Menehould pour monter en grade et être élevé à la préfecture d’Oran et de Constantine. Après être restés un an ou deux, quelquefois moins, en Afrique, ils reviennent dans la métropole avec de l’avancement. L’an dernier, quand la situation de notre colonie était assez grave, elle manquait au même instant et de gouverneur-général et de deux au moins de ses préfets sur trois, tous ces personnages venant d’être changés et arrivant des extrémités de la France pour faire leur apprentissage de hauts fonctionnaires algériens. S’il en est ainsi au sommet de l’administration, on peut juger des échelons moins élevés. Les fonctions de commissaires civils, qui confèrent tant de responsabilité morale unie à tant d’irresponsabilité réelle, échoient à des gens dont les antécédents sont les plus variés et ont le moins de relations avec l’administration publique. On raconte à ce sujet des anecdotes que nous voudrions croire fausses, quoiqu’elles aient été publiquement répétées et jamais démenties. Un ténor, faisant ses débuts sur le théâtre d’Alger et n’ayant pas eu l’agrément du public, aurait quitté la scène et serait devenu commissaire civil. Des maîtres d’études, impuissants à tenir une classe de 25 ou 30 bambins, seraient allés administrer 10 000 ou 15 000 Arabes. Il est temps de faire comme les Anglais aux Indes, comme les Hollandais à Java. Il est temps de constituer un personnel administratif colonial, instruit, bien préparé, connaissant l’arabe. Nous félicitons le gouverneur-général actuel, M. Tirman, et l’ancien ministre de l’intérieur, M. Goblet, d’avoir pris, en date du 12 juin dernier, un arrêté concernant le personnel administratif des communes mixtes, où l’on met certaines conditions de recrutement. C’est un premier effort dont nous tenons compte au gouvernement ; il importe que cet arrêté n’ait pas le sort de beaucoup d’autres, d’être inexécuté. Il importe encore de fixer des conditions au recrutement du haut personnel colonial et de lui donner plus de fixité. Il y a une mesure plus générale encore : c’est la suppression des « prétendus délits spéciaux de l’indigénat », c’est l’abolition de toutes les formalités administratives humiliantes, auxquelles on assujettit encore les Arabes. Le régime civil doit être, vis-à-vis les indigènes qui se trouvent dans le territoire civil, un régime libéral et de droit commun. Ces réformes peuvent être d’autant mieux appliquées que la généralité de la population arabe ou kabyle dans la région qui avoisine la côte est pacifique et inoffensive. Le secrétaire-général du gouvernement, M. Martin, s’exprime ainsi dans son rapport de 1881 : « Loin d’être en augmentation, les attentats dirigés contre les Européens ont été plus rares, car il ne faut pas oublier, dans la comparaison des chiffres, de tenir compte de l’agrandissement du territoire civil. » Que l’on renonce aux rigueurs superflues, à la responsabilité collective des tribus dans le Tell, au séquestre de leurs biens, aux peines de confiscation qui exigent des indigènes présumés délinquants le cinquième ou même la moitié de leurs biens. Puisque la république a, dans la France continentale, une si grande confiance dans l’instruction, qu’elle s’occupe de l’œuvre, jusqu’ici déplorablement délaissée, de l’éducation des Arabes. Croirait-on que le budget de l’Algérie, sur un chiffre de dépenses de 31 millions, n’affecte pas 100 000 francs à l’instruction chez les indigènes ? Il y avait autrefois un collège arabe-français, on l’a supprimé. On ne comptait, en 1880, dans toute l’étendue du territoire civil, que vingt-deux écoles arabes-françaises, au lieu de plusieurs centaines qu’il eût fallu. Aussi se produirait-il parfois des incidents qui jettent le ridicule sur notre colonisation : on a institué une prime aux cadis qui connaîtraient la langue française ; or, depuis un grand nombre d’années, trois cadis seulement ont réussi à passer heureusement l’examen qui pouvait leur valoir cette récompense. Soyons conséquents ; puisque nous répétons à tout propos, de manière à en fatiguer les oreilles, que l’instruction moralise, pacifie, instruisons les Arabes.
Il est un problème plus compliqué, dont on doit, aujourd’hui que l’Algérie est vieille de plus de cinquante ans, aborder résolument la solution ou les solutions. Ce problème, c’est la représentation des indigènes dans les assemblées locales et même, nous n’hésitons pas à l’écrire, dans notre parlement national. Les Kabyles ont leurs djemmaas ou conseils électifs. Les tribus sont administrées, conformément à leurs traditions et à leurs usages, par leurs chefs, sous la surveillance de l’autorité française. Dans les communes de plein exercice du territoire civil, les indigènes nomment une certaine fraction du conseil municipal. L’autorité administrative choisit des assesseurs musulmans qui siègent dans les conseils-généraux et au sein du conseil supérieur de gouvernement. La question de ces assesseurs a souvent été l’objet de controverses. Beaucoup d’Algériens voulaient qu’on les supprimât. Un conseil-général mieux inspiré a demandé qu’au lieu d’être choisis par l’autorité, ils fussent élus par leurs coreligionnaires ; cette solution est la bonne. Nous la trouvons cependant insuffisante. Sans nous arrêter à l’examen de la représentation locale, nous allons brièvement exposer les raisons qui doivent déterminer à octroyer à certaines catégories d’indigènes le droit de représentation au parlement français. Les temps moderne ont inventé un merveilleux et délicat instrument de gouvernement ce sont les chambres. Elles peuvent et elles doivent être un organe de liberté ; dans certaines circonstances, elles tendent à devenir un organe d’oppression. La prépondérance qu’acquièrent les députés, l’importance de plus en plus grande qu’ils prennent, l’influence décisive qu’ils exercent sur les lois d’abord et ensuite sur la matière dont les lois sont appliquées, toutes ces circonstances font qu’une population qui n’a pas le droit de suffrage dans un pays parlementaire est dépourvue de toutes garanties ; si, en outre, il se rencontre certaines catégories d’élus qui aient naturellement des intérêts opposés à cette population sans droits de représentation, il y a bien des chances pour qu’elle soit opprimée. Nous avons, certes, des sympathies et de l’estime pour les sénateurs et les députés qui représentent les 200 000 Français de l’Algérie, mais ces députés et ces sénateurs ont souvent des préjugés à l’endroit des 3 millions d’autres habitants de notre colonie ; ils ont parfois des passions, des rancunes, des préventions de nationalité, et ils mettent leur talent et leur influence à faire triompher ces rancunes, ces passions ou ces préjugés. Quand il s’agit du traitement des indigènes, qui pourrait prétendre que les députés et les sénateurs algériens soient froids et impartiaux ? Ils représentent une minorité d’habitants qui veut dominer, qui veut posséder la terre, qui agit avec toute l’énergie et aussi l’irréflexion auxquelles ne sont que trop enclins les colons de tous les pays. Quand on les entend, il est certain qu’on n’entend qu’un son. Je suppose que les députés algériens se lèvent dans nos chambres pour soutenir le projet de loi ayant pour but d’exproprier les Arabes de 400 000 ou 500 000 hectares de terres, ne serait-il pas bon qu’après eux un représentant des indigènes pût prendre la parole et, dans sa rude franchise, tenir à notre parlement un langage analogue à celui que notre grand poète met dans la bouche du paysan du Danube devant le sénat romain ? Toutes les objections à la représentation des Arabes sont frivoles. Ils n’ont pas, dit-on, notre statut personnel ; mais les Hindous de Pondichéry ou de Chandernagor, qui nous envoient un sénateur et un député, ne l’ont pas non plus ; nous ne sachions pas que tous les électeurs du Sénégal l’aient davantage ; ils ne sont pas de même race que nous : il ne nous paraît pas que les noirs de la Martinique ou de la Guadeloupe soient plus de notre famille.
Les Arabes ont, sur toutes les populations que nous venons de nommer, cet avantage que beaucoup ont combattu sous nos drapeaux, qu’un certain nombre sont dignitaires de notre ordre national. Prenons-y garde : il se rencontre aujourd’hui dans la jeunesse arabe bien des hommes qui ont été élevés en France dans nos collèges, qui ont même fréquenté nos écoles supérieures ; nous ne pouvons éternellement les traiter comme des sujets sans droits, ni mettre à l’octroi de ces droits cette condition qu’ils abandonneront leur religion. La représentation des Arabes à notre parlement national est devenue une nécessité. On ne peut discuter que sur le mode d’application. Donnera-t-on simplement à certaines catégories d’Arabes, à ceux par exemple qui ont servi dans l’armée française ou qui ont rempli des fonctions publiques quelconques, ou bien encore à ceux (au nombre de 38 366 en 1880) qui sont déjà électeurs municipaux, leur donnera-t-on simplement le droit de participer pro parte virili à l’élection des députés et des sénateurs algériens ? Préférera-t-on octroyer à ces catégories et à quelques autres d’indigènes le droit de nommer un député et un sénateur ? On peut hésiter entre les systèmes, mais on ne peut repousser le principe. Dans l’intérêt de la sécurité à venir, du développement régulier de notre colonie algérienne, dans l’intérêt suprême de la France, qui ne peut se résigner à la perspective d’insurrections africaines indéfinies, on doit, cinquante-deux ans après notre débarquement en Afrique, inaugurer à l’égard des indigènes, au moins de ceux du territoire civil, un régime plus libéral. Les réformes indispensables consistent en quatre mesures : abandon immédiat du système d’expropriation des Arabes pour donner leurs terres aux colons ; abolition en territoire civil des prétendus délits spéciaux à l’indigénat et des formalités qui s’y rattachent ; recrutement meilleur et surveillance sévère des agents de l’autorité ; enfin octroi de droits électifs à certaines catégories d’indigènes pour la représentation à notre parlement national. Nous sommes, quant à nous, passionnément épris de la colonisation ; nous en avons fourni souvent la preuve ; nous convions chaque jour nos concitoyens à sortir des mesquines querelles et des discussions sans issue où ils se complaisent pour s’occuper sérieusement des grands intérêts français à l’extérieur. Nous avons la conviction que, si l’on ne renonçait pas aux procédés suivis depuis quelques années, on finirait par créer une Irlande en Algérie, par compromettre le présent et l’avenir de notre colonie et par exposer la métropole même à des dangers sérieux.
PAUL LEROY-BEAULIEU.
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[1] Voir notre livre : de la Colonisation chez les peuples modernes, 2e édition ; 1882, Guillaumin, éditeur.
[2] Le recensement de 1881, dont on ne connaît encore que les chiffres généraux, montre que les Arabes d’Algérie sont très prolifiques. Avec le temps et les progrès de la civilisation, les 4 millions et demi d’Arabes algériens et tunisiens deviendront 7 ou 8 millions.
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