Jefferson vs Hamilton

Par Damien Theillier
Originellement publié le 30 août 2011 sur 24hGold

On ne peut comprendre la dureté du conflit idéologique qui oppose en Amérique les tenants du « small government » aux tenants du « big government », sans comprendre l’évolution politique des Etats-Unis depuis plus de deux siècles. Cette évolution s’est faite dans le sens d’un accroissement considérable des pouvoirs de l’État fédéral au détriment des États fédérés. Au XXe siècle, notamment avec le New Deal, le Parti Démocrate a défendu le renforcement du pouvoir central tandis que le Parti Républicain s’est plutôt opposé à cette extension. En réalité, ce sont deux philosophies politiques qui divisent l’opinion publique depuis la naissance de l’Amérique. A l’origine, deux hommes incarnent ce désaccord, deux Pères Fondateurs, deux membres du gouvernement de George Washington : Hamilton et Jefferson.

Deux philosophies politiques divisent l’Amérique

En se déclarant indépendantes en 1776, les treize colonies enclenchent une Guerre d’Indépendance avec la Grande Bretagne qui s’achève avec le traité de Paris en 1783. Aussitôt, l’Union est confrontée à la nécessité de se doter d’institutions politiques car le gouvernement confédéral est paralysé par la clause de l’unanimité des États. La Constitution est signée le 17 Septembre 1787. Les débats sur l’adoption et la ratification de la Constitution prennent alors la forme d’un conflit entre les fédéralistes et les anti-fédéralistes. De célèbres figures révolutionnaires telles que Patrick Henry ou George Mason s’opposent publiquement à la Constitution. Ils estiment que la constitution des États-Unis accorde trop de pouvoir au gouvernement fédéral.

Les anti-fédéralistes, dirigés par Thomas Jefferson, défendent les intérêts du monde rural et du Sud mais surtout ils se posent comme les gardiens des idéaux de la Déclaration d’Indépendance de 1776 contre la menace d’une corruption de la République par des valeurs d’essence monarchique.

Les fédéralistes, dirigés par Alexander Hamilton, représentent les intérêts mercantiles urbains des ports maritimes du Nord. Ils sont partisans d’un système exécutif central fort, capable d’imprimer une direction commune au pays.

Thomas Jefferson et Alexander Hamilton ont donc des philosophies très différentes concernant la façon dont le nouveau gouvernement des États-Unis doit fonctionner en relation avec les États fédérés.

Le fédéralisme d’Hamilton

Alexander Hamilton est ministre des Finances (Secretary of the Treasury) de Georges Washington. Il rêve de la grandeur nationale des États-Unis et d’une économie forte. En 1790, l’économie du pays est encore basée principalement sur l’agriculture. Hamilton veut accroître la richesse de la nation en utilisant le pouvoir du gouvernement fédéral pour promouvoir les entreprises, la fabrication et le commerce. Selon lui, l’Amérique a besoin d’une banque nationale pour son développement industriel et son activité commerciale.

Les fédéralistes pensent que les gens sont fondamentalement égoïstes, inclinés à la cupidité plutôt qu’à la vertu. Ils se méfient d’un système de gouvernement qui donne trop de pouvoir au peuple. Un tel système, écrit Hamilton, ne peut que conduire à « l’erreur, à la confusion et à l’instabilité. »

Le pays doit donc être gouverné par les « meilleurs », les plus instruits, les plus riches. C’est pourquoi Hamilton plaide pour un gouvernement fédéral fort et pense que le gouvernement peut assumer certains pouvoirs, même si ces pouvoirs ne sont pas expressément (mot pour mot) écrits dans la Constitution. Pour les fédéralistes, les droits des États ne sont pas aussi importants que la puissance et l’unité nationales.

L’anti-fédéralisme de Jefferson

Les jeffersoniens, dits aussi Républicains-Démocrates, pensent qu’il revient à chaque État de défendre les libertés. Jefferson est beaucoup plus optimiste qu’Hamilton.Quand les citoyens sont informés, ils sont capables de prendre les bonnes décisions pour eux-mêmes et pour leur pays. S’il s’oppose à la création d’une banque nationale, c’est qu’il craint que des politiciens corrompus n’en profitent pour augmenter leur richesse personnelle.

D’autre part, Jefferson estime que si la Constitution n’a pas expressément accordé un pouvoir au gouvernement fédéral et ne l’a pas spécifiquement interdit aux États, ce pouvoir doit être accordé aux États. Tout pouvoir fédéral qui n’est pas formellement mentionné dans la Constitution est illégitime ; il doit être considéré comme nul par les États (« nullification »). Il pense que le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins.

L’anti-fédéralisme de Jefferson n’est en fait qu’une autre forme de fédéralisme, impliquant l’autonomie la plus large possible des États. Le fédéralisme, tel que le définissent les juristes, suppose que l’État central garde toujours plus de pouvoir que les régions. Or l’anti-fédéralisme correspond plutôt à la notion juridique de confédération. Dans la confédération, l’échelon local garde toujours plus de pouvoir que le niveau supérieur. C’est cette forme d’organisation de bas en haut qui existait avant la ratification de la Constitution.

Actualité de la querelle Hamilton-Jefferson

Le conflit entre Hamilton et Jefferson a exercé un impact profond sur l’histoire américaine et il a joué un rôle important dans l’émergence des partis politiques. Selon l’historien François Vergniolle de Chantal, « l’anti-fédéralisme a initié une contestation du pouvoir central (…) qui constitue une clé de lecture tout à fait importante de la vie politique outre-Atlantique » (Le Fédéralisme américain en question : de 1964 à nos jours, Editions Universitaires de Dijon, collection Sociétés, 2006).

L’Etat fédéral américain est né dans la méfiance et le rejet mais son affirmation par rapport aux États fédérés s’est faite progressivement. Malgré l’opposition de Jefferson, Hamilton est parvenu non seulement à créer la First National Bank des États-Unis mais il a fait également établir la supériorité du nouveau gouvernement fédéral sur les États fédérés. Au XIXe siècle, le véritable tournant viendra de la guerre de Sécession. En effet, c’est la question des droits des Etats et la défense de leur autonomie par rapport aux lois de l’Union qui oppose le Sud au Nord et à Lincoln dans la guerre civile. Selon certains historiens, cette guerre fut une révolution jacobine à la française, instaurant l’État moderne, avec son pouvoir centralisateur écrasant.

Au XXe siècle c’est à nouveau cette querelle qui oppose partisans et adversaires du New Deal. Les écrits des « individualistes » de la « Old Right » des années trente-quarante (Albert J. Nock, Frank Chodorov, Ayn Rand, Rose Wilder Lane, Isabel Paterson) sont des textes de combat contre la centralisation et contre l’interventionnisme du « big government ». Plus tard, avec la candidature de Barry Goldwater en 1964, le GOP (Grand Old Party), le Parti républicain, entame une véritable révolution idéologique en rompant avec le suivisme idéologique qui avait caractérisé jusque-là son attitude face au Parti démocrate. C’est le conservatisme fiscal qui prend le contrôle du GOP et impose une ligne stratégique anti-fédérale, soutenue par les libertariens. Un retour progressif du pouvoir aux États (le « Nouveau Fédéralisme ») a été tenté par la « révolte fiscale » de la fin des années soixante-dix en Californie, puis par le président Ronald Reagan avec sa « révolution de la décentralisation » au début des années 1980 et jusqu’en 2001.

Aujourd’hui, c’est le mouvement Tea Party, avec sa critique du plan de sauvetage des institutions financières, du plan de relance économique et de la réforme du système de santé, qui incarne la révolte des États fédérés contre l’État fédéral.

Le clivage idéologique subsiste plus que jamais entre ceux qui souhaitent le renforcement des pouvoirs de l’État central (Obama) et ceux qui défendent la décentralisation (Ron Paul et le mouvement Tea Party), entre ceux qui, comme Hamilton craignent l’anarchie et pensent en termes d’ordre imposé par le gouvernement fédéral ; et ceux qui, comme Jefferson, craignent la tyrannie et pensent en termes de libertés. La victoire écrasante du mouvement Tea Party aux élections de mi-mandat en novembre 2010 s’appuyait sur le fort ressentiment des classes moyennes à l’égard des élites de gauches attachées au pouvoir centralisé et à l’interventionnisme keynésien. Son mot d’ordre : « moins de gouvernement, moins d’impôt ». Il y a fort à parier que la bataille pour 2012 sera acharnée.

8 Réponses

  1. nicolazzi

    Cher Monsieur Theillier,
    Je vous remercie pour cet excellent et rare article.
    Etant un grand admirateur de Jefferson, un des plus beaux esprits que la Terre ait porté, j’ai eu l’occasion d’aller plusieurs fois à Monticello et de rencontrer Ron Paul (qui pourrait presqu’être sa réincarnation) et je suis, comme vous, un adepte de l’école autrichienne d’économie. Mais étant aussi entrepreneur, j’ai eu aussi une inclination pour Hamilton.
    Je suppose que chaque homme est un peu des deux mais cette opposition est plus que jamais d’actualité.
    Je m’interroge souvent comme concilier les deux dans un système idéal de gouvernement qui serait de surcroit le plus en plein accord avec ‘les voies du Ciel’ et j’aimerais beaucoup que nous ayons l’occasion d’en discuter prochainement.
    Bien cordialement,
    Alain Nicolazzi
    Nicominvest

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