Les progrès réalisés dans la science économique par les Physiocrates de François Quesnay sont bien connus. Des penseurs isolés, critiques envers le programme strictement agrarien de l’école physiocratique, n’ont pas autant attiré l’attention. Jean-Joseph-Louis Graslin (1728-1790), connu à Nantes pour ses travaux de rénovation urbaine, est l’un d’entre eux. Défenseur d’une vision moderne de la production des richesses et d’une théorie de la valeur subjective anticipant l’école autrichienne, il fut aussi l’un des premiers partisans de la mathématisation de la science économique. B.M.
Jean-Joseph-Louis Graslin, un précurseur nantais d’Adam Smith
Par Benoît Malbranque
(extrait de Les économistes bretons, Institut Coppet, 2013, p.85-99)
« Que tout le monde se joigne à nous » avait fièrement demandé le physiocrate Guillaume-François Le Trosne. Si la nécessité d’un tel appel paraît évidente en ne considérant même que l’importance des débats dans lesquels les disciples de Quesnay étaient entrés, il faut dire pourtant que ces mots sonnaient surtout comme un appel à l’aide : en cette année 1768, les économistes physiocrates étaient déjà esseulés, et ils le sentaient gravement. Tandis que le cercle de Gournay avait diffusé ses idées dans bien des sphères intellectuelles différentes, l’école de F. Quesnay, bien au contraire, clivait constamment et gardait éloignés d’elle tous ceux qui n’acceptaient pas pieusement l’enseignement du maître comme la vérité divine.
Significatif de cette différence entre le cercle de Gournay et l’école physiocratique du point de vue de la diffusion des idées est le cas de Melchior Grimm. Ce commentateur littéraire d’origine allemande, très lié avec les milieux philosophiques parisiens de la seconde moitié du dix-huitième siècle, et de ce fait même très influent, fut l’un des plus intraitables adversaires des Physiocrates, et cependant, malgré son antilibéralisme, un grand admirateur de Vincent de Gournay.
Melchior Grimm, ami des philosophes, fut dès le début le plus vigoureux adversaire de l’école de Quesnay et empêcha avec succès la diffusion de leurs idées dans les cercles philosophiques. « Il s’est élevé depuis quelques temps dans le sein de cette capitale, écrira-t-il dès les débuts de l’école, une secte d’abord aussi humble que la poussière dont elle s’est formée, aussi pauvre que sa doctrine, aussi obscure que son style mais bientôt impérieuse et arrogante : ceux qui la composent ont pris le titre de Philosophes Économistes. » [1] Le très apparent comportement sectaire des disciples de Quesnay était l’objet d’éternelles railleries de sa part : « Il faut compter la congrégation des pauvres d’esprit et simples de coeur assemblés dans la sacristie de M. de Mirabeau, sous l’étendard du docteur François Quesnay et sous le titre d’Économistes politiques et ruraux, au nombre des confréries religieuses qui forment leur domination dans l’obscurité et qui ont déjà une foule de prosélytes lorsqu’on commence à s’apercevoir de leurs projets et de leurs entreprises. […] Le vieux Quesnay a toutes les qualités d’un chef de secte. Il a fait de sa doctrine un mélange de vérités communes et de visions obscures. Le peu qu’il nous a manifesté lui-même de ses idées est une apocalypse inintelligible ; la masse de sa doctrine qui s’appelle dans le parti la science, tout court et par excellence, est répandue par ses disciples qui ont toute la ferveur et l’imbécilité nécessaires au métier d’apôtres. Le ténébreux Quesnay et ses barbares apôtres réussiront à jouer pendant quelque temps un rôle, même dans le siècle de Voltaire. Il existe parmi les hommes de tous les temps une classe d’esprits faibles et rétrécis créés pour la conquête de ceux qui ne dédaignent pas de s’en emparer. » [2] On pouvait difficilement écrire une critique plus vigoureuse et plus acerbe.
À l’inverse, Melchior Grimm appréciait Gournay, et se désespérait de voir ses maximes rester inappliquées. À l’annonce de sa disparition, il écrira dans son journal : « Le public vient de faire une perte dans la personne de M. Vincent de Gournay, conseiller honoraire du grand conseil, intendant honoraire du commerce. Ce magistrat était rempli de vues sages et profondes. Nous avons de lui quelques ouvrages sur la culture, le commerce et d’autres objets d’une administration heureuse. Beaucoup d’ouvrages de cette espèce se sont faits sous ses auspices et sur ses conseils. Si le gouvernement n’a pas suivi dans ses opérations les idées d’un homme aussi sage, c’est un malheur qui ne nous doit pas consoler de sa perte. » [3]
Cette différence évidente, plus imputable au comportement sectaire des disciples de Quesnay qu’à une véritable divergence de vues, ne saurait nous faire oublier la portée presque anti-physiocratique du cercle de Gournay. Ce cercle, en effet, n’était physiocratique ni par tempérament ni par doctrine. Il n’avait donc en aucun cas vocation, lors de sa dissolution en 1759, à venir garnir les rangs de sa soeur cadette. Et en effet il ne le fit pas. Parmi ses membres, seul Louis-Paul Abeille rejoindra l’école de Quesnay — encore ne le fit-il que pour une durée très courte, avant une violente et ineffaçable rupture.
Au début des années 1760, certains membres de l’ancien cercle breton rejoignirent même la cause anti-physiocratique. Ce fut le cas de Véron de Forbonnais, qui resta jusqu’à sa mort l’une des grandes figures de l’opposition à l’école de Quesnay, une opposition qu’il polarisa autour de son nom et qu’il vivifia par son talent d’économiste. Pour ne considérer qu’un exemple, désormais bien connu du lecteur, Forbonnais publia en supplément du numéro d’août 1768 du Journal d’Agriculture et de Commerce un « Examen du livre intitulé Principes sur la liberté du commerce des grains », répondant à la publication du physiocrate Louis-Paul Abeille, que nous étudions dans le chapitre précédent. Forbonnais y critiquait notamment le manque d’adéquation entre les réformes proposées par cet économiste et la situation et les moeurs de la population agricole française de l’époque. La réponse ne tarda pas : un « Examen de l’examen », fort probablement rédigé par Abeille lui-même, fut publié dans les colonnes des Éphémérides. [4] Forbonnais ne s’arrêta pas là. Jusqu’au début des années 1770, il édita le Journal d’agriculture, de commerce et des finances, qu’il transforma en véritable centre d’opposition aux économistes physiocrates.
C’est avec cet économiste éminent, vigoureux opposant à la physiocratie, que Jean-Joseph-Louis Graslin fut appelé à faire ses armes. Nous savons que les deux auteurs furent en contact ; les biographes de Graslin, R.-M. Luminais et J. Desmars, les déclarent même amis. [5] L’explication la plus convaincante de leur rencontre est celle qui la fait remonter à 1761 : à cette époque, Graslin et le père de Forbonnais comptent parmi les fondateurs de la Société d’Agriculture de Touraine, société qui rassemble principalement des savants du Mans, de Tours, et d’Angers. La conjecture selon laquelle ils se seraient connus avant, notamment par l’intermédiaire de l’oncle de Véron de Forbonnais, puissant armateur établi à Nantes, ne paraît pas reposer sur des preuves ni mêmes des probabilités suffisantes, bien qu’elle ne puisse être complètement écartée. Également envisageable est l’idée selon laquelle Graslin aurait été présenté à Forbonnais par Montaudoin de la Touche, autre grand armateur nantais et collaborateur du Manceau au sein du cercle de Vincent de Gournay. Quoiqu’il en soit, c’est dans le sillage de Forbonnais que va s’engager le jeune Graslin, alors novice en économie politique. Avec une vigueur et un talent polémiste supérieurs encore à son maître, il mènera la bataille contre les économistes Physiocrates avec un succès tel qu’il n’est pas inconcevable de penser qu’il fut, avec l’italien Galiani, leur principal fossoyeur.
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De nos jours, Jean-Joseph-Louis Graslin est surtout connu en Bretagne comme architecte de Nantes. Il est vrai qu’il oeuvra de façon grandiose dans cette fonction, et que l’usage de son nom pour nommer la place centrale de Nantes n’est pas un signe excessif de reconnaissance. Par ses constructions audacieuses, Graslin a changé la face de Nantes : il a embelli et grandement modernisé cette ville, pour la hisser à la hauteur de son prestige et de ses ambitions.
Ce ne fut pourtant pas l’oeuvre de sa vie. Avant d’agir en architecte urbain, il avait oeuvré en architecte économiste, détruisant l’instable bâtisse physiocratique pour construire les fondements de l’édifice classique, qu’il appartiendra à ses successeurs d’ériger.
La vie de J.-J.-L. Graslin fut d’abord toute dédiée à l’administration des finances de la France, suivant en cela une certaine tradition familiale. Son grand-père avait en effet été greffier en chef du bureau des finances de Tours, une institution importante sous l’Ancien Régime, en charge notamment de la gestion de certains impôts, comme la taille et les aides. Son fils, le père de notre « soldat Graslin », reprit cette noble charge de greffier en chef du Bureau des finances de Tours.
Celui qui allait bientôt dépasser toutes les espérances de sa famille était né à Tours en 1727. Envoyé à Paris pour faire ses gammes, et se former aux postes éminents que sa famille imaginait le voir prétendre, il fit ses études au collège Dormans-Beauvais de Paris, situé à proximité du célèbre Louis-le-Grand. Il rejoignit en 1746 la Faculté de Droit de Paris. Élève peu sérieux, il interrompit rapidement son cursus universitaire pour une banale affaire de coeur : Graslin tomba amoureux d’une jeune fille, et mit de côté ses études. Il commença à vivre dans une certaine débauche et accumula de lourdes dettes.
Il ne tarda pourtant pas à se remettre dans le droit chemin, et en 1753, pour le plus grand plaisir de sa mère, laissée veuve depuis dix ans, il obtint sa licence. Il se mit alors en quête d’un poste dans l’administration des finances. Après des recherches infructueuses, il fut contraint d’accepter un poste de simple stagiaire au sein de la modeste Ferme générale de Saint-Quentin, en Picardie. C’est durant cette époque qu’il spécula sur les grains. En 1756, de mauvaises récoltes avaient fait monter le prix du blé : Graslin, ayant acheté bas, revendit haut dans le courant de l’année 1757, et amassa par ce moyen une petite fortune. Ce détail n’est pas sans importance quand on considère la controverse qui l’opposera plus tard aux Physiocrates, qui avaient fait de la libéralisation du commerce des grains l’un des points centraux de leur programme.
En 1759, après avoir été patient à Saint-Quentin, il obtint le poste de receveur général, à Nantes, en remplacement de M. de Marcenay, et partit immédiatement s’y établir. Il y fut en charge des droits sur le tabac et les produits de la traite négrière, avec, au-dessus de lui, un unique supérieur. Étant donné et ce haut niveau de responsabilité et la formidable richesse du Nantes de l’époque, inutile de cacher qu’il s’agissait là d’un poste très important. Sa carrière étant désormais sur de bons rails, Graslin pouvait consacrer ses talents à un autre domaine qui, à ce qu’il semble, lui tenait désormais à coeur : la théorie économique.
C’est en 1766 que Graslin se lança sur la scène des débats économiques, lors de la mise au concours d’une question fiscale par la Société Royale d’Agriculture de Limoges. Il fit parvenir son mémoire pour concourir. Nous ignorons les circonstances dans lesquelles il s’initia à l’économie politique. Le seul renseignement dont nous disposons est le jugement qu’il porta lui-même sur les origines de son engagement : dans son premier ouvrage, il expliqua avoir étudié la science de l’économie politique « depuis longtemps », ce qui est à la fois fort imprécis et probablement incorrect. [6] Étant donné les nombreuses similitudes de ton et de doctrine entre lui et Forbonnais, il n’est pas inconcevable qu’il ait reçu de lui ses premières notions d’économie politique.
Si Graslin avait pris la peine de composer sur le sujet proposé par la Société d’Agriculture de Limoges, c’est que celui-ci était ostensiblement d’inspiration physiocratique. Selon les termes du programme, il s’agissait de « démontrer et apprécier l’effet de l’impôt indirect sur le revenu des propriétaires des biens-fonds », en somme, de répéter les idées de l’école de Quesnay, qui avait fait des méfaits de l’impôt indirect un point fameux de sa doctrine. Cela s’expliquait aisément par la personnalité de l’homme qui conçut le projet de ce concours, un homme que nous avons déjà rencontré : Anne-Robert-Jacques Turgot. En 1761, deux ans après la disparition de son maître Gournay, Turgot avait été nommé intendant du Limousin. En cette qualité, il prépara les questions du concours de la Société Royale d’Agriculture établie dans sa généralité. Il s’agissait donc d’un prétexte pour faire une nouvelle publicité aux idées physiocratiques, et exposer les idées de l’école sur la question fiscale.
Afin d’être bien sûr qu’on ne s’écarterait pas de la saine doctrine physiocratique, Turgot avait même cru nécessaire de rédiger une notice explicative. Il y précisait d’emblée la supériorité de l’impôt direct sur l’impôt indirect, nécessairement nuisible et vicié : « Les personnes les plus éclairées dans la science de l’économie politique savent depuis longtemps que tous les impôts, sous quelque forme qu’ils soient perçus, retombent nécessairement à la charge des propriétaires des biens-fonds, et sont toujours en dernière analyse payés par eux seuls, ou directement, ou indirectement. » [7]
Cela sembla d’abord fonctionner à merveille : la plupart des participants, dont certains étaient officiellement des disciples de Quesnay, comme Jean-Nicolas de Saint-Péravy, ne firent que répéter les thèses physiocratiques. Il y avait cependant un contributeur qui s’appliquait avec grâce à prendre à revers ces thèses, et à en fournir une virulente critique : c’était Graslin. L’économiste breton refusait vigoureusement les postulats de Turgot, et se missionna de prouver que contrairement à ce qu’il affirmait, l’impôt indirect n’était pas si mauvais. « J’ai pris le parti de résoudre moi-même la question proposée, écrira Graslin, sinon telle qu’elle a été présentée, du moins telle qu’elle aurait du l’être. […] La question prise littéralement étaient insoluble ; et j’ai été obligé pour la ramener à son vrai sens, de faire à peu près comme un Astronome à qui on aurait proposé de démontrer le mouvement des corps célestes autour de notre globe qui après avoir prouvé que ce mouvement n’existe pas, expliquerait les phénomènes par les mouvements diurne et annuel de la terre et donnerait ainsi la seule solution possible de la question. » [8]
La démarche était une provocation audacieuse, mais les qualités de son mémoire étaient évidentes. Turgot en fut d’ailleurs frappé, et chercha alors une solution pour éviter d’attribuer le prix à Graslin, cet adversaire de la Physiocratie. Dans l’urgence, il demanda à son ami Dupont de Nemours, dont il savait le talent d’auteur et la parfaite connaissance de la doctrine physiocratique, de composer un mémoire sur la question. Pour lui donner du cœur à l’ouvrage, il lui affirma envisager de donner le prix à l’impétueux Graslin : « Nous avons ici un mémoire de 436 pages destiné à renverser toute la doctrine économique et j’ai bien envie, pour vous engager à travailler, de vous faire peur qu’il n’ait le prix. Cet ouvrage n’est pas à beaucoup près sans mérite ni même sans profondeur. » [9] Trop occupé par la gestion de son journal, les Éphémérides du Citoyen, Dupont de Nemours déclina l’invitation.
Turgot se retrouvait donc dans une situation embarrassante. Pour ne pas perdre la face, et promouvoir des idées à l’opposé des siennes, il était contraint de choisir parmi les quelques faibles mémoires de tendance physiocratique que la Société d’Agriculture de Limoges avait reçus. Le prix fut ainsi attribué à Saint-Péravy, lequel publia plus tard son texte, en 1768 : Mémoire sur les effets de l’impôt indirect sur les revenus des propriétaires des biens-fonds. Soucieux de récompenser tout de même la très audacieuse contribution de Graslin, Turgot lui accorda une « distinction particulière, en raison de la manière dont l’auteur a présenté ses principes, et les vues ingénieuses qu’il a répandues dans son ouvrage » [10]
La formation de Turgot, pour autant, n’était pas tout à fait physiocratique. Il ne s’était rapproché des physiocrates qu’après la mort de Gournay et la fin de son cercle d’économistes, et même par la suite, il refusa toujours d’intégrer l’école de Quesnay, et même d’être assimilé à elle. Ainsi, quand il eut dans ses mains une critique des physiocrates, il fut d’abord mécontent, mais il ne put s’empêcher d’en apprécier l’impact sur la progression de la science économique, alors freinée par le dogmatisme et le sectarisme de ses amis. Turgot, ainsi, prévoyait la fureur des physiocrates à l’annonce de la mention honorable donnée au mémoire de Graslin : « L’intolérance économique verra douloureusement un auteur, déjà flétri de l’anathème dans les Éphémérides, un ennemi déclaré de la science, loué pour un ouvrage rempli de sophismes qu’on ne trouvera qu’absurdes, et qui sont pourtant ingénieux et qui donneront de l’exercice aux esprits des maîtres et qui certainement contribueront à l’éclaircissement de la vérité en forçant les économistes à s’expliquer. Ils en ont besoin, car ils sont bien loin d’avoir tout dit. » [11]
En novembre 1767, le texte du mémoire de Graslin fut imprimé à Nantes sous le titre Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, où l’on réfute la nouvelle doctrine économique, qui a fourni à la Société Royale d’Agriculture de Limoges les principes d’un Programme qu’elle a publié sur l’effet des Impôts indirects. Il fut accueilli avec un grand enthousiasme de la part des opposants parisiens aux physiocrates. Dans le Journal d’agriculture, du commerce et des finances, tenu par Forbonnais et transformé en foyer de l’antiphysiocratie, on pouvait lire la recension élogieuse suivante : « Un écrivain profondément versé dans les matières économiques vient d’attaquer la nouvelle doctrine avec des armes d’une trempe supérieure à toutes les subtilités que ses adversaires mettent en œuvre pour couvrir la faiblesse de leurs raisonnements. Sans jamais s’écarter des bornes de la modération que doit s’imposer le philosophe dans la recherche de la vérité, il relève avec force les paralogismes, les faux principes, les calculs idéaux, les vues sophistiques et toutes les erreurs qui servent de base au système qu’il réfute. À ce frivole étalage de sophismes et de déclamations, il oppose les vrais éléments de la Science économique, dont la découverte est le fruit de ses savantes et utiles méditations. » [12]
Cet écrit fut bien entendu relevé par les principaux intéressés, les Physiocrates, qui lui répondirent par de nombreuses critiques dans les Éphémérides. [13] Le ton de ces réponses n’était pas toujours amical, et les disciples de Quesnay sombrèrent souvent dans la facilité de moquer plutôt que de contredire. Citons un passage souvent relevé, écrit par Dupont de Nemours à propos du mémoire de Graslin : « Vous connaissez peut-être le trait d’un homme de beaucoup d’esprit, qui définissait deux sortes de galimatias, le galimatias simple, dans lequel l’auteur s’entend, mais ne peut se faire entendre aux autres, et le galimatias double, dans lequel l’auteur qui ne s’entend pas lui-même, peut encore moins se faire entendre. Je ne veux pas affirmer que le second quelquefois dans l’ouvrage de M., mais il y a vingt endroits de sa doctrine sur les richesses où vous rencontrerez au moins l’un des deux. » [14]
Ce n’était pas la seule controverse que Graslin avait engagée avec les Physiocrates. En 1767, déjà, il avait fait paraître dans la Gazette du Commerce une sévère critique de l’ouvrage structurant de Mercier de la Rivière, L’Ordre Naturel et Essentiel des sociétés politiques, paru cette année-là. Les physiocrates répliquèrent immédiatement dans les colonnes des Éphémérides. La polémique continua et s’amplifia jusqu’à la fin de l’année 1768. De cette autre polémique, il est assez peu évident de donner le vainqueur. Graslin, en tout cas, sentit qu’il avait emporté la partie, et fit publier cet échange critique sous le titre Correspondance entre M. Graslin et M. l’abbé Baudeau sur un des principes fondamentaux de la doctrine des soi-disant philosophes économistes (Paris, 1777). C’était là le premier ouvrage de correspondance critique jamais publié par un économiste.
Si les années 1767-1768 furent riches en débats et en activité littéraire, et si celle-ci apporta à Graslin une certaine célébrité et un certain prestige, dès le début des années 1770, il abandonna ce terrain pour se consacrer à des activités entrepreneuriales. Parmi celles-ci, il en est une qu’il nous faut mentionner. En 1775, Graslin s’associa avec un négociant nantais pour fonder une manufacture de toiles peintes. Là encore, le détail est significatif : c’est toujours notre vigoureux adversaire des physiocrates qui, après avoir engrangé des gains considérables dans la spéculation sur les grains, libéralisés grâce aux efforts du cercle de Gournay puis des physiocrates, se met à œuvrer dans la production de ces toiles peintes, aussi appelées « indiennes », que ces mêmes économistes ont fait légaliser de par leurs efforts. Bien entendu, Graslin ne mentionnera jamais ce fait, et n’accordera jamais ce succès à ses contradicteurs.
Graslin ne consacrera pas plus de quelques années à ces activités industrielles : dès l’année 1781, on le voit se concentrer entièrement à la rénovation et à la transformation de la ville de Nantes. L’objectif des travaux qu’il préparait était de mettre en valeur les espaces du centre de la ville, en polarisant ce dernier autour d’une place rectangulaire qui aurait comme nom la « Place Graslin » et qui compterait une salle de spectacle. Dans un certain sens, il s’agissait ici aussi d’une activité entrepreneuriale. Les opérations de rénovation de Nantes furent même une source considérable de richesse pour Graslin. Il y investira beaucoup, engageant jusqu’à 1 million de livres pour l’ensemble des travaux, et gagna aussi beaucoup. À sa mort, en 1790, sa fortune fut évaluée à 1,2 million de livres. Lui-même, d’ailleurs, en détaillant ses motivations, ne cachait pas qu’il s’agissait là d’une spéculation destinée à l’enrichir. Dans des mots qui confirment bien qu’il était en parfait accord avec Gournay et les physiocrates sur les bienfaits de la liberté absolue du commerce des grains, il écrivit même : « Quand j’ai conçu mon projet, en 1775, il y avait déjà longtemps qu’on souffrait à Nantes de la rareté et de la cherté des logements ; on sait même que c’est ce qui a empêché un assez grand nombre de familles américaines de se fixer dans cette ville, et les a obligées d’aller s’établir à Angers et à Tours. J’ai donc du regarder, dans ce temps-là, ma spéculation comme une opération aussi patriotique que peut l’être celle d’un Armateur qui fait venir des grains dans un temps de disette. » [15]
Bien que la carrière d’économiste de Graslin s’inscrivait dans le plus large mouvement anti-physiocratique, la notoriété de notre Nantais ne s’accrut que modérément avec le succès de cette réaction critique.
En 1770, la « mode physiocratique », expliquera Joseph Schumpeter, était déjà passée. Les disciples de Quesnay continuèrent bien à publier, mais l’enthousiasme du public pour leurs écrits avait disparu. Ce rejet de la physiocratie devait beaucoup à Graslin ; il devait aussi beaucoup à ceux qui, à la même époque, menèrent ce combat. Cette opposition commença par les invectives, avec Grimm, se poursuivit par la science, avec Mably et Graslin, et finit par le rire, avec Galiani et Voltaire.
L’opposition à l’école de Quesnay avait d’abord été une réaction à leur dogmatisme et leur libéralisme encore peu compris dans les cercles littéraires. Ce n’est qu’à partir de 1767 que le camp de l’anti-physiocratie eut véritablement recours à la théorie pour combattre. Véron de Forbonnais publia ses Principes et observations économiques, Mably suivit la publication du livre de Mercier de la Rivière par des Doutes proposés aux philosophes économistes, également attaqué par Graslin dans sa controverse avec l’abbé Baudeau, et le même Graslin attaqua toute la doctrine physiocratique dans son Essai analytique sur la richesse et l’impôt. La contre-attaque anti-physiocratique s’acheva en 1768, par le rire. Cette année là, Voltaire publia son Homme aux quarante écus, réplique au livre de Mercier de la Rivière, et le napolitain Galiani, avec l’aide de Diderot, publia de délicieux Dialogues sur le commerce des grains.
Parmi Mably, Galiani, et même Forbonnais, aucun ne semble avoir obtenu une meilleure attention de la postérité que Graslin. L’oubli généralisé de leurs œuvres est pourtant surtout dommageable dans son cas, car il fut le seul à accompagner sa critique de l’énonciation positive de ses principes, lesquels faisaient de lui un économiste bien en avance sur son temps.
Pendant tout le dix-neuvième siècle, et jusqu’à encore très récemment, c’est ce que, semble-t-il, personne n’a vu, ou n’a voulu voir. À la toute fin du dix-neuvième siècle, Alexandre Théophile Vandermonde, premier titulaire d’une chaire d’économie politique en France, en 1795, considéra l’Essai analytique comme « l’un des meilleurs livres qui ait été écrit en France sur l’économie politique » mais son appréciation ne fut pas acceptée par ses successeurs. [16] Graslin ne fut pas mentionné une seule fois par Adolphe Blanqui dans son Histoire de l’économie politique en Europe. En 1843, Eugène Daire négligea l’Essai analytique de Graslin pour sa Collection des Principaux Économistes, bien qu’il conservât nombre d’auteurs plus dignes d’être oubliés, notamment Montyon, dont il inséra l’ouvrage intitulé Quelle influence ont les divers espèces d’impôts sur la moralité, l’activité et l’industrie des peuples. Peut-être qu’ayant choisi d’insérer les sulfureux Dialogues de Galiani, il ne voulait pas porter un coup trop fort à la réputation des physiocrates, qu’il présentait comme les fondateurs de l’économie politique.
À peu près à la même époque, Maurice Block consacrera un article à Graslin dans le Dictionnaire de l’économie politique. Dans ce Dictionnaire, l’Essai analytique était attribué à Graslin dans le premier volume, et au physiocrate Le Trosne dans le second. Dans son article sur Graslin, Block se trompait même de prénom, et au lieu de Jean-Joseph-Louis, écrivit Louis-François. Il est d’ailleurs à douter que ce dernier ait lu l’ouvrage de Graslin, car il écrit que « les principes y sont parfaitement orthodoxes » ! [17]
Edmond Renaudin sera chargé de rédiger l’article Graslin du Nouveau Dictionnaire d’économie politique, dirigé par Léon Say et Joseph Chailley. L’article est nettement plus sommaire que celui du précédent Dictionnaire. Dans les quinze lignes qu’il consacra à Graslin, Renaudin nota tout de même que l’économiste nantais « n’a pas la notoriété à laquelle il aurait droit », et acheva son article ici. Le lecteur pourra bien demander quelles sont ces réalisations qui auraient du lui valoir une certaine notoriété, Renaudin ne prend pas la peine de lui indiquer. Au milieu du XXe siècle, Schumpeter se rendit coupable du même travers : il nota avec justesse que Graslin n’est pas apprécié comme il devrait l’être, et qu’à côté de ses critiques sur les physiocrates, il avait des idées propres, en avance sur son temps ; mais, ayant écrit cela, il ne fournit ensuite aucun élément au lecteur pour comprendre ni ce qu’étaient véritablement ces idées propres, ni même surtout en quoi elles étaient en avance sur leur temps. [18] On en restait donc, avec lui également, à un avis élogieux dénué de preuves.
Afin de ne pas sombrer dans le même travers, nous allons nous appliquer dans la fin de ce chapitre à préciser les différentes idées innovantes de Graslin, et les raisons précises pour lesquelles nous le tenons pour l’un des très grands économistes de son siècle.
1. La méthode
La démarche de Graslin, déjà, est moderne, et nous en avons la preuve par la vue même de la page de couverture du son plus fameux ouvrage. Il ne s’agit pas d’un Essai sur les richesses, comme il y avait eu à la même époque des Essai sur le commerce : il s’agit d’un Essai analytique sur les richesses, ce qui est profondément différent. En outre, Graslin adopte une vision méthodologique aux antipodes de celle de ses contemporains, et considère la science économique comme fonctionnant de façon similaire à la science mathématique. Bien qu’il n’ait en aucune manière la prétention de tenter une mathématisation de la science économique, Graslin anticipe bien une évolution et, en tout cas, il a en lui une fibre différente. Il écrit à propos de la méthode en économie : « La Science Économique, ramenée à ses vrais éléments, est, par elle-même, susceptible d’exactitude et de démonstration, comme les Sciences Mathématiques. » [19]
Nombreux sont ceux qui ont remarqué la particularité de la méthode de Graslin. Le premier à le signaler fut Vandermonde, dans son cours déjà cité, où il affirmait : « J’ai cru remarquer quelquefois dans son livre qu’il ne faisait que traduire des formules d’algèbre qu’il s’était faites. » [20] L’économiste Auguste Dubois, dans sa préface à la réédition de l’Essai analytique, ira plus loin : « Graslin est un peu un ancêtre de l’Économie politique mathématique ; son Essai analytique est une géométrie économique mal ordonnée. » [21] Un de ses biographes affirmera de façon similaire que Graslin était doté d’un « esprit amoureux de la formule algébrique ». [22]
Comme je l’ai indiqué dans mon Introduction à la méthodologie économique, cette croyance en la similitude de la science économique et de la science mathématique, et en l’intérêt pour l’économiste du recours aux méthodes de la seconde pour résoudre les questions de la première, a été la source d’une des transformations les plus considérables de cette discipline elle-même. Si ce n’est qu’en 1848, avec Augustin Cournot, puis en 1870 avec la révolution marginaliste, que ce tournant majeur fut pris, il faut se souvenir que plusieurs économistes l’avaient anticipé, et que dans ce petit cercle de précurseurs, Graslin occupe une place enviable.
2. Théorie subjectiviste de la valeur
Un autre point à signaler dans les idées économiques de Graslin concerne la question très ancienne et très débattue de la valeur et des prix. En 1795, quand il eut à traiter de cette question majeure dans son cours d’économie politique, le professeur Vandermonde expliqua à ses élèves : « Je crois devoir vous renvoyer sur cet article aux livres de Steuart et de Smith, que je vous ai déjà cités, et particulièrement à un livre de Graslin. » [23] Il est vrai que Graslin avait sur la notion de valeur et sur la question de la formation des prix des idées tout à fait pénétrantes. Turgot créditera d’ailleurs Graslin d’avoir énoncé, bien que dans des termes obscurs et parfois incorrects, cette grande vérité, aussi entrevue par Galiani, que, selon ses mots, la commune mesure de toutes les valeurs est l’homme. [24] Que veut-il dire ? En somme, l’idée est la suivante : la valeur des choses dépend de l’utilité qu’en ont les hommes. Cette conception, qu’on peut nommer psychologique ou subjectiviste, et qui constitue désormais un pilier de l’économie scientifique, a été très clairement énoncée par Graslin : « L’attribut de valeur, écrivit-il, est étranger à la nature de la chose ; son principe est dans l’homme uniquement, il croît et décroît avec le besoin de l’homme et disparaît avec lui. » [25]
Graslin distingua en outre une « valeur absolue » qui est la valeur d’une seule chose par rapport au besoin, et une « valeur relative » ou « valeur vénale » qui est la valeur d’une chose par rapport à une autre. [26] C’est cette distinction qui sera reprise par Adam Smith et les économistes classiques, qui parlerons de valeur d’usage et de valeur d’échange, mais pour identifier la même distinction.
3. Productivité de toutes les activités économiques
Nous pouvons en venir à l’idée la plus fondamentale de toute l’œuvre de Graslin, celle sur laquelle il a tant été combattu par les physiocrates, et celle qui a fait dire à Schumpeter que l’Essai contenait « la meilleure critique des thèses des physiocrates qui ait jamais été faite » [27] : la productivité de toutes les activités économiques.
Pour comprendre l’importance de la contribution de Graslin, il faut se remettre dans le contexte historique dans lequel il écrit. Les disciples de Quesnay professaient depuis une décennie déjà leur grand principe de la stérilité de l’industrie. Celle-ci, soutenaient-ils, ne peut jamais que transformer des richesses existantes, mais n’en produit pas. Seule l’agriculture, en faisant naître un produit net, participe à la création des richesses nouvelles. Graslin, contre ces théories, refusa de considérer la stérilité de l’industrie. Pour lui, toutes les activités économiques qui dégagent un profit sont productives de richesses. Il écrit : « Puisque ce n’est pas la chose elle-même qui est richesse dans la production, mais seulement le bénéfice du Propriétaire, tout bénéfice que procurera le travail, l’industrie, etc., sera donc richesse, ce bénéfice et celui du propriétaire du sol de pouvant qu’être de même nature. » [28]
Pour parvenir à cette théorie, Graslin n’avait fait qu’appliquer sa théorie de la valeur à la production économique de manière générale, une théorie de la valeur que pourtant les Physiocrates ne semblaient pas contester directement, mais qu’ils avaient semblé ignorer, considérera Graslin, quand ils développaient leur argumentaire sur la stérilité de l’industrie. Par son raisonnement analytique, Graslin s’était donc débarrassé, et avait commencé à débarrasser la science économique toute entière, de cette « distinction des hommes en classe productive et en classe stérile, distinction très difficile à bien saisir, contredite par quelques Écrivains qui n’ont pas été au fond de la question ; et toujours défendue par ses partisans, avec une logique subtile, forte, et serrée, qui les a emportés d’autant plus loin de la vérité, qu’ils ont fait un chemin plus droit et plus suivi dans la fausse route dans laquelle ils étaient entrés. » [29]
4. La question fiscale
L’autre sujet de débat entre lui et les physiocrates concernait l’impôt. Là encore, Graslin fut le premier à signaler l’erreur de la théorie physiocratique du « produit net », selon laquelle tout impôt doit être payé par le propriétaire, et a même construit une théorie fiscale pour la remplacer.
Pour critiquer la théorie physiocratique de l’impôt, selon laquelle seuls les propriétaires des terres doivent payer l’impôt, Graslin propose de considérer l’impôt comme le fruit d’un échange entre l’individu et l’Etat : l’Etat fournit des services de sécurité, l’individu paye en échange un impôt. Voici ses mots : « L’État échange sa protection, la sûreté extérieure, la police intérieure et la majesté de la Nation, qui reflue sur chaque citoyen, contre une portion de tous les autres objets de besoin, suffisante pour l’entretien de toutes les personnes qu’il emploie dans l’administration ; et cet échange est l’impôt. » [30]
Les bases du raisonnement étant posées, qui doit, selon Graslin, payer l’impôt ? Cela est évident : tous les citoyens, attendu que tous les citoyens ont besoin des services de sécurité pris en charges par l’État. Tous doivent-ils contribuer uniformément ? Non, répond l’économiste nantais : ceux qui ont davantage besoin des services de protection de l’État, et qui perdraient davantage à l’absence d’État de Droit, doivent contribuer davantage que les autres. Ce sont donc, dans son esprit, les nantis qui doivent payer davantage que les autres, d’où sa proposition d’un impôt progressif sur le revenu : les plus riches doivent payer plus, non seulement en termes absolus, mais en proportion de leur revenu.
Ceux qui ont voulu faire passer Graslin pour un pré-socialiste ont toutefois jugé trop rapidement ses idées. Nulle part il n’indique que l’impôt doit être progressif pour niveler les conditions matérielles des individus, ni pour créer une redistribution des richesses. Il part simplement du principe que l’échange de service entre l’individu et l’État implique que les plus riches, ayant plus besoin de l’État, doivent participer davantage à son financement. C’est peut-être une remarque liminaire de Graslin à propos de Mably, qu’il qualifie de « l’un de nos plus estimables écrivains », qui, tournée en épingle par des commentateurs ultérieurs, tels Weulersse, a transformé Graslin en précurseur des socialistes. [31] Si Graslin défend bien quelques mesures sociales, ainsi qu’un impôt progressif sur le revenu, il se démarque beaucoup des pré-socialistes de son époque, et trouve par exemple peu d’objections au principe de la propriété privée ou au libre-échange. En vérité, c’est un économiste aussi peu socialiste que Véron de Forbonnais qui avait avant lui émit l’idée d’un impôt progressif : Graslin ne fit que reprendre ses idées. Il faut le dire clairement, Graslin est pour le libre-échange, il est pour la fixation des prix par le marché, il est pour la propriété privée. Faire de lui un précurseur des socialistes, pour la seule raison qu’il s’opposa à des économistes libéraux, serait un véritable non-sens.
Terminons en indiquant qu’en matière de fiscalité, Graslin proposa en outre la création d’un impôt sur la consommation, ne touchant pas les biens de première nécessité, et touchant plus fortement les produits de luxe : une logique étonnamment similaire à celle de notre TVA.
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Il est impossible de conclure cet exposé de la vie et des oeuvres de Graslin sans regretter qu’il n’ait passé que deux petites années à travailler à la résolution des questions économiques. Mais en vain pourrions-nous le déclarer apte à renverser la doctrine physiocratique et à refonder la science économique comme Adam Smith : lui ne s’en sentait pas capable. Dès son mémoire sur l’impôt, il avait en effet affirmé n’avoir pu « qu’ébaucher le plan d’un édifice immense, qui demanderait une main plus habile. » [32] Faut-il voir là un aveu d’impuissance, un dédain pour la controverse, ou un trop faible intérêt pour la théorie économique ? Nul ne peut le dire. Auguste Dubois, en rééditant l’Essai analytique de Graslin, plaidera le manque de temps.
« La matière qu’embrasse l’Essai analytique est beaucoup plus vaste que celle du sujet mis au concours par la Société d’agriculture de Limoges. Elle contient autre chose qu’une théorie fiscale, autre chose même qu’une critique des principes fondamentaux de l’école physiocratique ; elle renferme l’ébauche d’une science entière que l’auteur avait l’ambition de substituer à la « science nouvelle » des écrivains économistes. Resserré comme il l’était dans un étroit espace il n’a pu en donner qu’une esquisse. Son intention était de la développer dans un autre ouvrage ; celui-ci n’a jamais paru. Abandonna-t-il son projet ? Plus probablement ses occupations professionnelles, les grands travaux fonciers et les grandes spéculations immobilières auxquels il se consacra ne lui laissèrent pas le temps d’exécuter. » [33]
Cette noble tâche de développer une science entière sur la base de nouveaux principes, et selon une méthode soignée, Graslin la laissera à un professeur écossais, qui comme lui avait côtoyé Turgot et les physiocrates : Adam Smith. Ce fut en 1776, avec les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations.
Benoît Malbranque
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[1] Grimm, Correspondance littéraire, édition Tourneux, t.VIII, p.418
[2] Ibid. p.40
[3] Ibid. p.146
[4] Éphémérides du Citoyen, décembre 1768, Volume XII, pp.139-148
[5] R.-M. Luminais, Recherches sur la vie, les doctrines économiques et les travaux de Jean-Joseph-Louis Graslin ; J. Desmars, Essai d’une étude historique et critique sur un précurseur de l’économie politique classique en France, Rennes, 1900, republié dans une version abrégée : Desmars, Un précurseur d’Adam Smith en France : Jean-Louis Graslin
[6] J.-J.-L. Graslin, Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, Nantes, 1767, p.iii
[7] Turgot, « Programme d’un concours sur l’impôt indirect », in Œuvres de Turgot et documents le concernant, t.2, p.430
[8] J.-J.-L. Graslin, Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, avec une introduction d’A. Dubois, Paris, 1911, p.iv
[9] Lettre de Turgot à Dupont de Nemours, 3 janvier 1767, cité dans G. Schelle, OEuvres de Turgot, t.II, p.665
[10] Philippe Le Pichon & Arnaud Orain, Jean-Joseph-Louis Graslin (1727-1790) : le temps des lumières à Nantes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p.91
[11] Lettre de Turgot à Dupont de Nemours, 13 octobre 1767, dans OEuvres de Turgot et documents, t.2, p.672
[12] Journal d’agriculture, du commerce et des finances, décembre 1767, pp.121-122
[13] Ephémérides, 1768, t.2, pp.165-188 ; voir aussi Ephémérides, 1768, t,10, p,165-206
[14] Ephémérides, 1768, t.2, p.180
[15] Mémoire de M. Graslin au sujet de trois libelles anonymes qui ont été publiés successivement contre lui, 1789, p.41
[16] Séances, recueillies par des sténographes, et revues par les professeurs, Paris, 1800, p.107
[17] Dictionnaire de l’économie politique, Tome 1, p.844
[18] Joseph Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, Paris, Gallimard, 1983, Tome 1
[19] J.-J.-L. Graslin, Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, p.37
[20] Séances, recueillies par des sténographes, et revues par les professeurs, Paris, 1800, p.107
[21] J.-J.-L. Graslin, Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, p.ix
[22] J. Desmars, Essai d’une étude historique et critique sur un précurseur de l’économie politique classique en France, Rennes, 1900, p.80
[23] Cité dans Philippe Le Pichon & Arnaud Orain, Jean-Joseph-Louis Graslin (1727-1790) : le temps des lumières à Nantes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p.106
[24] Turgot, Valeurs et monnaie, in OEuvres de Turgot et documents le concernant, t.3, p.88
[25] Cité dans Simone Meysonnier, La balance et l’horloge : la genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe siècle, Editions de la Passion, 1989, p.302
[26] J.-J.-L. Graslin, Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, p.xi
[27] Joseph A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, vol. 1, p.250
[28] J.-J.-L. Graslin, Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, p.19
[29] Ibid., p.3
[30] Ibid., p.25
[31] Georges Weulersse. Le mouvement physiocratique en France (1756-1770), Tome I, Paris, Alcan, 1910
[32] J.-J.-L. Graslin, Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, p.8
[33] J.-J.-L. Graslin, Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, pp.ix-x
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