Introduction de la réédition aux éditions de l’Institut Coppet de De l’Angleterre et des Anglais, par Jean-Baptiste Say.
Jean-Baptiste Say et l’excès des charges publiques en Angleterre
par Benoît Malbranque
Le 19 septembre 1814, Jean-Baptiste Say quitte Paris, direction l’Angleterre, où le nouveau gouvernement de Louis XVIII l’envoie pour une mission d’enquête. Il arrive à Londres le 23 du même mois et peut dès lors commencer sa tournée des notabilités du pays en matière d’économie, de finance et de philosophie sociale. Il rencontre William Godwin, David Ricardo, Jérémie Bentham, James Mill, lesquels s’entretiennent avec lui de la situation politique et économique de leur pays et lui montrent les avancées des techniques industrielles et commerciales. Le 31 décembre, il quitte Londres pour revenir en France. Il rassemble ses notes de voyage et peut publier De l’Angleterre et des Anglais au début de l’année 1815 chez l’éditeur Arthur Bertrand.
Durant sa prime jeunesse, Jean-Baptiste Say avait déjà visité l’Angleterre. C’était entre 1785 et 1787, tandis qu’il n’avait pas encore 20 ans. La Révolution industrielle, les institutions politiques libérales de l’Angleterre, la richesse de la pensée anglaise, tout cela il l’a appréhendé et goûté très tôt. Vingt-cinq ans plus tard, l’homme qui met le pied à Londres n’est plus tout à fait le même : entre temps, il s’est formé intellectuellement, publiant son Traité d’économie politique (1803), célèbre dans l’Europe entière, et qui l’a propulsé au rang de maître dans cette jeune science qu’est l’économie politique. Bien que l’œil de l’observateur ait gagné en maturité et en savoir, le sujet lui-même, c’est-à-dire l’Angleterre, n’est aussi plus le même. Le pays a connu le développement inouï du machinisme et sa prospérité s’est formidablement accrue. Deux causes paralysantes sont venues cependant opérer en sens contraire et limiter l’éclat de ces progrès économiques : il s’agit de l’impôt et de la dette. Nous verrons que Jean-Baptiste Say consacre une grande partie de son étude à l’analyse de ces deux problèmes majeurs pour l’économie anglaise de l’époque.
Avant cela signalons brièvement les raisons que pouvait avoir Say, après avoir remis son rapport au ministère français, pour décider de publier sous forme de brochure la synthèse de ses observations. Parallèlement ou concurremment aux récits des voyageurs et aux récits des chroniqueurs et des journalistes, il entend décrire la situation présente de l’Angleterre, tant du point de vue économique, social, que politique ; il entend exposer les faits, présenter un cas. L’économie anglaise est caractérisée par la modernité de son industrie, son excellence dans le commerce, son niveau d’imposition et de dette, la puissance de son papier-monnaie, et la grandeur de son empire colonial. Il n’est pas inintéressant, même pour les Français, de savoir ce qu’a impliqué pour l’Angleterre la poursuite d’un tel système ; car ce sont des expériences, et les expériences en économie politique, remarque Say, « sont rares et coûtent cher ».
La tendance de l’Angleterre à développer un État fortement dépensier a impliqué un accroissement remarquable des impôts, dont les effets, aux yeux de l’économiste, sont aisément perceptibles. Le gouvernement anglais en est venu en peu d’années à avaler près de la moitié des revenus et des capitaux du pays, de sorte que le peuple est contraint de vivre ou de survivre avec une portion seulement du produit de son travail. Cette explosion de ce que nous appelons aujourd’hui la pression fiscale a eue plusieurs conséquences, selon Jean-Baptiste Say. En premier lieu, l’énormité des charges publiques supportées par le peuple anglais, a rendu extrêmement coûteux les produits de son agriculture et de son industrie. Cette cherté a obligé le bas peuple, mais pas seulement, à retrancher sur sa consommation et à se contenter du strict minimum. Et l’homme laborieux n’est pas à plaindre quand il obtient par son travail ce minimum vital ; car combien d’ouvriers, malgré les efforts incessants et les privations, finissent par dépendre de l’assistance publique ! Or c’est là encore, selon notre auteur, le résultat de l’excès d’impôt : car si l’ouvrier anglais ne peut pas vivre du produit de son travail, c’est qu’on lui en ravit une trop grande part pour tous les excès dépensiers des gouvernements, et notamment ceux liés au colonialisme et au bellicisme. La puissance des machines n’est ici qu’un pis-aller : la nation anglaise ne tire pas le plein profit de ces progrès car « on lui fait payer cher ce qu’elle produit à bon marché ». Réduisant de beaucoup le profit que la nation tire des avancées techniques de son industrie, l’excès des impôts incite aussi à la réduction de la qualité des produits. Say prend ici l’exemple des tissus, dont les fabricants anglais ont grandement réduit la qualité pour compenser le surhaussement de charges qu’ils subissent. Il en est de même des alcools, et « sous le nom de vins, le peuple qu’on dit le plus riche du monde, est condamné à s’abreuver des plus dangereux poisons. »
La situation des finances publiques anglaises est à l’époque à ce point paradoxale, ou à ce point déréglée, que l’excès des impôts se joint, année après année, à un endettement vertigineux. Parce qu’elle n’a jamais manqué à ses engagements et qu’elle possède sur son sol l’industrie la plus moderne et la plus mécanisée, l’Angleterre reçoit du crédit sans difficulté. Or Say ne manque pas de remarquer que « la facilité que le Gouvernement a eue d’emprunter, c’est-à-dire, de pouvoir dépenser un principal, pourvu qu’il en payât la rente, a favorisé les plus énormes profusions. »
À la suite des impôts et de la dette en Angleterre, Jean-Baptiste Say étudie le papier-monnaie mais aussi les bénéfices prétendus du monopole de la compagnie des Indes orientales, qui réalise de manière privilégiée le commerce avec l’Inde. De l’inefficacité de ce monopole colonial, Say conclut avec beaucoup d’à-propos à la fin prochaine et inévitable du système de la colonisation. « Le vieux système colonial tombera partout dans le cours du XIXe siècle, écrit-il. On renoncera à la folle prétention d’administrer des pays situés à deux, trois, six mille lieues de distance ; et lorsqu’ils seront indépendants, on fera avec eux un commerce lucratif, et l’on épargnera les frais de tous ces établissements militaires et maritimes qui ressemblent à ces étançons dispendieux, au moyen desquels on soutient mal à propos un édifice qui s’écroule. » Heureux les prophètes dont on peut dire : ils n’ont prévu l’évènement qu’avec trop d’avance.
Au-delà des intuitions de ce grand économiste français, la ressemblance qu’offre la situation anglaise avec notre économie contemporaine est digne de nous interpeler. Si les Français, à l’époque de Say, ont su avancer dans la voie d’un État modeste, n’entravant pas l’activité économique par ses règlements et ses impôts, cette perspective n’a pas cessé d’être avantageuse, quoique audacieuse. Et il semble que cette fois-ci, l’Angleterre, au lieu de nous avertir, nous montre plutôt le chemin.
Benoît Malbranque
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