Jean-Baptiste Say entrepreneur (1805-1812), d’après les travaux d’un historien local

Pendant sept années, Jean-Baptiste Say, écarté de ses fonctions officielles et empêché par Napoléon de publier comme il l’entend la deuxième édition de son Traité d’économie politique, a mené une deuxième vie d’entrepreneur dans une commune reculée du nord de la France, Auchy-lès-Hesdin. Un historien local, qui y est né, vient de consacrer un ouvrage complet à l’aventure de cette ville, anciennement terre d’abbaye, qui s’est transformée ensuite, sous l’impulsion de Say, en centre manufacturier. Son ouvrage, richement illustrée, fait l’état de recherches approfondies sur Say et son expérience entrepreneuriale ; il est d’une lecture intéressante et enrichissante.


Jean-Baptiste Say entrepreneur (1805-1812),
d’après les travaux d’un historien local

Zéphyr Tilliette, D’Alciacus à Auchy-lès-Hesdin, plus d’un millénaire de présence monastique. Les deux siècles de la filature de coton créée par Jean-Baptiste Say. Édité par l’auteur et imprimé à Abbeville en 2021. 348 pages.

À la mort de Frédéric Bastiat, son ami Gustave de Molinari raconta dans ces termes l’épisode qui lança la carrière de l’illustre auteur de La Loi : « En 1844 », écrit-il, « un juge de paix d’une petite ville perdue au fond des Landes envoya au Journal des Économistes un article sur la liberté commerciale. Après avoir séjourné longtemps dans les cartons, l’article du juge de paix inconnu fut publié un jour où l’on manquait de copie. On ne comptait guère sur le succès d’un travail qui était arrivé du fond d’une province sans être appuyé par la moindre recommandation. On craignait même un peu que cette œuvre d’un économiste-amateur ne fit disparate à côté de celles des gens du métier. Quelle ne fut donc pas la surprise du Journal des Économistes et de ses lecteurs en reconnaissant dans l’œuvre du modeste économiste-amateur la touche ferme et vigoureuse d’un maître ». (La Patrie, 7 janvier 1851. — Œuvres complètes de G. de Molinari, t. VIII, p. 15.) Cette citation s’est représentée à moi dans toute sa naïveté quand j’ai commencé à lire l’ouvrage que M. Zéphyr Tilliette avait eu l’amabilité de m’envoyer plusieurs semaines auparavant. Sans autre titre que celui de natif des lieux et d’historien amateur, il avançait avec modestie ; sans l’appui d’un éditeur réputé, il demandait même à bousculer mes habitudes. Il n’est pas rare, d’ailleurs, à la décharge de mes a prioris, que les occasions où la petite histoire du libéralisme français rencontrent la grande histoire de France, générale ou locale, soient traitées nonchalamment par ceux qui se chargent de les raconter, eux ayant en tête un ordre très précis de priorités, dans lequel les conceptions centrales du libéralisme n’entrent pas ou très peu. 

M. Zéphyr Tilliette a eu, tout au contraire, le mérite de saisir son sujet à bras le corps, et tout en racontant la longue histoire (plus que millénaire) de sa ville natale, d’étudier les documents les plus complets et les plus neufs pour décrire, en particulier, l’aventure entrepreneuriale menée sur les lieux par Jean-Baptiste Say. Il consacre deux chapitres, très élaborés et toujours très bien illustrés, à la personnalité et à la carrière de Jean-Baptiste, dont il apprécie fort justement les œuvres. Ensuite, ayant parfaitement campé le personnage qui va conduire la transformation curieuse d’Auchy, qui est au cœur du livre, il raconte le développement et le devenir de l’industrie textile fondée par Say et poursuivie après lui pendant plus de 200 ans. 

Terre d’abbayes, la ville d’Auchy-lès-Hesdin va connaître en effet, sous des appellations plusieurs fois changeantes, un destin que l’auteur a des raisons de qualifier d’exceptionnel. De 670 environ à 1791, une première abbaye, puis une seconde, vont maintenir une activité et une présence monastique et religieuse qui va faire l’identité du lieu, qu’on nomme assez proprement alors Auchy-les-Moines. La vente comme bien national va renverser cet état de choses, mais non sans transmettre un patrimoine. Ce patrimoine est d’abord architectural, avec une abbatiale et des corps de logis que Jean-Baptiste Say va occuper avec sa famille et qu’il va utiliser pour les activités de sa filature — ce qui ne manque pas de sel, vu les idées religieuses de Say, mais un bon entrepreneur, sera-t-il dit dans le Cours complet, doit faire attention à ne pas se ruiner en dépenses de bâtiments. Et en l’occurrence, ces bâtiments y sont, assez curieusement peut-être, assez propre. « Les bâtiments conventuels et monastiques », écrit Serge Chassagne, cité par l’auteur, « se prêtent en effet magnifiquement à des fins industrielles : … par leur clôture et l’existence à l’intérieur de cette clôture de terrains disponibles (les anciens jardins), propres à de nouvelles extensions ou au blanchiment des toiles, par leur architecture en hauteur, la distribution en vastes pièces (dortoirs, réfectoires) et la qualité des matériaux employés, qui en font des espaces de production aux moindres frais. » (Le coton et ses patrons, 1760-1840, EHESS, 1991, p. 230.) Plus encore, en 1759, les moines, sous l’impulsion de Dom Frévier, transforment la chute d’eau du moulin, lui donnant alors une ampleur nouvelle, de 5 mètres, assez inédite pour une rivière circulant en plaine. 

En 1791 donc, le site de l’abbaye est vendu comme bien national, et deux financiers s’en portent acquéreurs, sans témoigner, cependant, d’un grand intérêt immédiat à le faire valoir : il s’agit d’Étienne Delessert (qui a des liens de parenté avec Say) et d’Isaac-Louis Grivel. Auchy est prête à rentrer dans la vie de Jean-Baptiste Say. Celui-ci, en effet, après le succès de son Traité d’économie politique (première édition en 1803), fait face à l’attitude hostile de Napoléon, et décide de se replier pour un temps dans l’activité manufacturière. Il visite d’abord un établissement à Sedan, puis s’installe à Maubuisson, mais l’affaire n’est pas viable, juge-t-il, faute d’une utilisation pleine et entière de l’énergie hydraulique. Ses yeux se tournent alors vers Auchy, qu’il visite pour la première fois au milieu de l’hiver 1804, accompagné d’un ingénieur hydraulique, Alexis Delcassan, et de l’un des propriétaires, Grivel. 

Les défis qui se présentent à l’intellectuel qu’était Say, sont nombreux : le site exige d’abord, en raison de son enclavement, des travaux de voirie permettant d’établir une voie de communication viable vers Hesdin ; ensuite, pour tirer le plus grand profit du moteur hydraulique innovant construit sur place et mis en fonctionnement à partir de février 1807, la construction d’un nouveau bâtiment, directement attenant à la chute d’eau, s’avère nécessaire. 

La vie retirée, toute dédiée aux activités industrielles, fut profitable à Jean-Baptiste Say, et ce pour plusieurs raisons. D’abord elle lui offre une expérience concrète de première main sur un domaine qui touche de près à ses études théoriques. À Auchy-les-Hesdin, il participe, d’une certaine manière, à la Révolution industrielle qui transforme l’économie et la société de son temps, et les figures types telles que l’ouvrier, l’entrepreneur, le capitaliste, prennent corps devant ses yeux. Les difficultés que le blocus continental de Napoléon impliquent pour son activité ne sont pas non plus sans portée intellectuelle. De même, les rapports tendus qu’il entretient avec deux neveux de son ancien associé, Grivel, qui contournent ses décisions et se comportent dès que possible comme les maîtres, a dû nourrir sa conception du rôle délicat de l’entrepreneur, dans la gestion des hommes considérés comme facteur de production. Mais les enseignements sont plus nombreux encore. On retrouve la trace de l’économiste, auteur du Traité d’économie politique, dans la confiance qu’il manifeste dans le progrès technique et la place centrale qu’il accorde à son moteur hydraulique, lequel semble bien avoir été conçu en rupture avec les usages du temps, et qui fut le seul en fonctionnement dans toute la région. Sa participation active aux travaux de voirie — construction d’une route viable ou d’un pont — rejoignent la question théorique des voies de communication. Enfin, le choix fait par Say, de payer de préférence ses ouvriers le lundi, et non le samedi, découle d’observations théoriques antérieures, et les renforce, l’ouvrier payé le samedi ayant tendance à dilapider au cabaret ou ailleurs, lors de la journée chômée du dimanche, l’argent fraîchement gagnée et qui doit le faire vivre lui et sa famille, jusqu’à la paye suivante. 

On ne doit pas cependant sous-estimer le caractère baroque et presque insolite d’un intellectuel mondialement reconnu et traduit dans les principales langues européennes, qui s’enferme pendant sept années dans une commune reculée dont il doit de lui-même construire la route et le pont qui le rattache encore à la civilisation. M. Tilliette a raison de signaler ce décalage, rappelant les escapades en voiture, conduit par un voiturier, de la famille Say, sous le regard admiratif ou médusé des locaux, ou la réception à Auchy de la correspondance des plus grands esprits de la France et d’ouvrages que son éditeur et libraire Déterville lui fait, des Œuvres de Turgot ou de Destutt de Tracy. Cette dissymétrie ne pouvait manquer de frapper l’esprit lucide de Say, et le conduire progressivement à réexaminer ses plans. Après s’être d’abord félicité de se lever chaque matin à cinq heures, et à n’être occupé toute la journée que de machines et d’ouvriers, n’ayant aucune connaissance des évènements de l’extérieur (lettre citée par l’auteur, p. 131), l’atmosphère trop tranquille de la campagne lui pèsera. « Je gagne un peu d’argent », écrit-il en 1808, « mais à quoi cela sert-il si l’on n’en retire pas la possibilité de vivre selon ses aspirations ? » (Citée page 143.) Say songe à reprendre une activité intellectuelle digne de ses facultés, et la problématique de l’enseignement à donner à ses enfants, qui grandissent, s’impose également à lui. Aussi, en 1812, après sept années passées à Auchy en apprenti entrepreneur, Jean-Baptiste Say décide de solder son affaire, qui passe alors entre les mains de Grivel.

L’histoire de cette filature, initiée par Say, et continuée après lui pendant plus de 200 ans, fait l’objet de chapitres subséquents de l’ouvrage, mais la personnalité libérale qui s’y rapporte ayant cessé ses liens avec le lieu, je n’en approfondirai pas ici l’analyse, me contentant d’inviter chaudement les personnes intéressées à consulter cet ouvrage, dont la lecture ne saurait qu’être fructueuse pour ceux qui veulent découvrir l’histoire authentique et curieuse d’une terre d’abbaye devenue industrielle, et sur laquelle Jean-Baptiste Say va connaître la grande aventure entrepreneuriale de sa vie.  

Benoît Malbranque

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