Jacques Rueff, un libéral français, par Gérard Minart, préfacé par Wolfgang Schäuble, ministre allemand des finances, éditions Odile Jacob, Paris, 2016
Critique par Benoît Malbranque
C’est toujours un livre utile que celui qui documente un personnage oublié comme il y en a tant dans l’histoire du libéralisme français. À ce titre, nous sommes naturellement imprégnés de reconnaissance envers Gérard Minart qui, après avoir publié des biographies passionnantes de Frédéric Bastiat et Gustave de Molinari, s’est récemment illustré en fournissant la première biographie de Jacques Rueff, auteur, conseiller de ministres et de Charles de Gaulle, et premier économiste admis à l’Académie française (avril 1965). Dans cet ouvrage, il se penche sur la vie et l’œuvre de Rueff, une œuvre très centrée sur la monnaie et les changes internationaux, mais aussi sur le chômage et la liberté des prix. Il nous renseigne parfaitement sur le contexte historique et dissèque avec nous, pas à pas, les contours d’une pensée vaste et encore pleinement d’actualité.
Conscient des mérites de l’ouvrage, j’ai été chagriné par deux aspects de l’œuvre de Rueff, critiquables, qui ne me semblent pas assez justifiés : 1- le caractère « libéral » de Rueff, défenseur du libéralisme social contre le laisser-faire ; 2- la méthodologie mathématique adoptée par Rueff.
Malgré tout, Rueff serait-il libéral ?
Dans tous les chapitres du livre et jusque dans le titre de l’ouvrage, Gérard Minart insiste pour présenter Jacques Rueff comme un libéral. Il est certain que de nombreux arguments militent pour défendre cette caractérisation.
Pendant toute sa vie, et dès sa prime jeunesse, Jacques Rueff s’est déclaré libéral. On ne peut pas douter de sa bonne foi — d’autant que le terme n’était pas, et n’est toujours pas très valorisant, surtout lorsqu’on passe par Polytechnique puis par les cabinets ministériels. En 1934, il prononce devant le groupe X-Crise de Polytechnique un discours intitulé : « Pourquoi, malgré tout, je reste libéral ». Malgré tout, signifie malgré les critiques adressées au capitalisme libéral après la crise de 1929. X-Crise était un groupe d’économistes polytechniciens qui cherchaient une alternative au capitalisme et voulaient rebâtir la science économique sur des bases scientifiques (c’est-à-dire, selon eux, mathématiques). Ils cherchaient une troisième voie entre le communisme soviétique et le capitalisme libéral et proposaient une économie de marché dirigée. [1] Rueff y dit : « À vous qui avez la même formation que moi, donc qui jugez de la même façon que moi, je viens avouer mon péché, qui est d’être resté libéral dans un monde qui cessait de l’être. Je viens vous en dire les raisons et vous demander de les apprécier, et tout à l’heure, vous me direz, je l’espère, si je suis fou ou si c’est le reste du monde qui a perdu l’esprit. » [2]
La grande dépression de 1929, qui se poursuit encore en 1935, il la présente non comme la faillite du capitalisme mais comme la faillite de l’interventionnisme, dans un autre discours sur « La crise du capitalisme » : « Ma seconde conclusion aurait trait à cette affirmation, souvent répétée, d’une prétendue faillite du régime libéral ou capitaliste, autrement dit du régime dont la pérennité était assurée par le libre jeu des prix. Toutes les observations que je viens de vous présenter montrent que c’est précisément en paralysant le mécanisme des prix que l’on a aggravé et entretenu la crise économique. » [3]
Si Rueff se faisait une idée juste sur la crise de 1929 et l’incapacité qu’auraient les recettes interventionnistes à y pallier, c’est qu’il avait compris le mécanisme des prix et son rôle de distributeur d’informations. Il avait compris le fait que le signal des prix était une nécessité. En cela il est proche de Ludwig von Mises et des Autrichiens. « Dans tous les problèmes de l’économie dirigée, dit-il, c’est cela la première difficulté : on se trouve constamment devant des problèmes que résolvait jadis le mécanisme des prix et qu’à défaut de lui, seule une décision arbitraire peut résoudre. […] La vérité, c’est que tous les régimes d’économie dirigée impliquent l’existence d’un organisme propre à prendre des décisions arbitraires, autrement dit dictatoriales. La dictature est ainsi une conséquence de l’économie planifiée. » [4]
Comme aux économistes de l’école autrichienne, l’inflation lui apparaissait comme une tromperie, comme un piège, étant un impôt levé sur les consommateurs. « On aperçoit ainsi le véritable sens de l’inflation, mécanisme qui permet à l’État de s’approprier purement et simplement une fraction du pouvoir d’achat total du stock monétaire existant. Elle constitue par là le plus inique des impôts puisqu’elle frappe seulement une forme spéciale de la richesse. » [5] Avec raison, Gérard Minart présente ainsi Jacques Rueff comme « l’apôtre de la monnaie saine et de l’ordre financier. » (p.168)
En tant qu’économiste libéral, il a été bien davantage. En avril 1925, Rueff proposa un plan de redressement basé sur la réinstauration d’une monnaie saine, une rigueur budgétaire et un respect total pour la liberté des prix. Entre 1927 et 1931, il a soutenu, avant tout le monde, l’instauration d’un marché commun en Europe, où la circulation des capitaux, des marchandises et des personnes serait libre. Enfin il a lutté, à chaque occasion, contre les monopoles et les privilèges, et affirmait hautement sa conviction : « Je me déclare l’adversaire irréductible de tous les régimes dirigés, qu’ils soient de droite ou de gauche, corporatistes ou syndicalistes, autarciques ou internationaux. » [6]
Rueff s’est opposé aux idées de Keynes dès la parution de la Théorie générale, le critiquant surtout sur sa théorie de l’emploi et ses solutions anti-dépressions. Son recours à l’intervention publique, surtout, le dérangeait. Lui écrivant en mai 1932, Keynes notera cette différence entre leurs deux conceptions contraires : « La différence entre nous est que je crois que vous attendez que les structures s’adaptent d’elles-mêmes à l’ancienne organisation alors que, pour ma part, je désire ajuster les structures aux conditions nouvelles. » [7] Bien qu’il n’attendît pas l’œuvre de Keynes pour se positionner sur ce sujet, Rueff reste pour notre époque l’un des grands penseurs du chômage ainsi que de l’assistanat, et a développé des idées parfaitement opposées aux recettes keynésiennes ou socialistes. À ce titre, son article sur « L’assurance-chômage, cause du chômage permanent » mériterait d’être relu : on y verrait l’explication de nos maux actuels, présentés il y a un demi-siècle.
Son intérêt pour les débats économiques de notre temps ne s’arrête d’ailleurs pas là. Il est aussi intéressant de noter que certaines réformes demandées par Rueff en 1960 sont encore aujourd’hui débattues, comme la libéralisation des taxis ou l’ouverture de la profession de notaire. Son « Rapport sur les obstacles à l’expansion économique » est édifiant, car toutes les rigidités actuelles y sont déjà condamnées.
Jacques Rueff offre aussi le témoignage d’une expérience libérale réussie. Le plan Rueff, qui défend l’équilibre budgétaire, la fin de l’inflation, et la liberté sur le marché, a été l’une de ses grandes réalisations. Il est à l’origine du miracle français connu sous le nom de trente glorieuses. Parmi ses réformes, on peut compter la libéralisation des échanges, qu’il poussa en Europe comme en France. Le général de Gaulle dira d’ailleurs avec raison : « Le plan [de Rueff] nous conseille de faire sortir la France de l’ancien protectionnisme qu’elle pratique depuis un siècle. C’est là une révolution. » [8]
Enfin, à notre époque, où le déficit et la dette sont devenus des problèmes majeurs, faute d’avoir su écouter des économistes comme Rueff, il nous est délicieux d’entendre à nouveau ses conseils. Selon lui, les déficits sont la « gangrène du corps social ». « C’est par le déficit que les hommes perdent la liberté » [9] dit-il encore. Et de lâcher une phrase lapidaire : « Exigez l’ordre financier ou acceptez l’esclavage » [10]
Dans la présentation de cet aspect de l’œuvre et de la vie de Jacques Rueff, Gérard Minart est particulièrement brillant. Il a soin de nous plonger dans des œuvres considérables comme l’Ordre social, tout autant que dans les vicissitudes de son action politique, en détaillant le contexte historique et en explicitant de façon convaincante les contours de la démarche de Rueff.
Son défaut est de se contenter de ces aspects libéraux, qui apparaissent clairement à la surface des textes et de l’action politique, pour clore tout débat sur le libéralisme de Jacques Rueff. Quant à moi, je l’ai dit, deux sujets me semblent sous-étudiés par Gérard Minart, peut-être par confort, parce qu’ils remettent en cause sa présentation d’un Rueff indiscutablement libéral.
Ces deux points sont détaillés dans la suite. C’est d’abord la critique vigoureuse que Rueff fit du laissez-faire manchestérien et sa volonté de faire évoluer le libéralisme en un libéralisme de gauche, un libéralisme social. La question se pose, et Gérard Minart ne la pose pas et n’y répond forcément pas davantage, si sa critique du laissez-faire et sa conception du libéralisme de gauche le met en marge du libéralisme ou l’en sort même complètement. Le second point, majeur, concerne la méthode. Jacques Rueff a défendu la mathématisation de la science économique d’une manière qui l’éloigne définitivement de l’école autrichienne de Mises ou Rothbard. Il n’a pas vu, à mon sens, que faire de l’économie politique une statistique ou une mathématique, c’était 1- se fourvoyer, car l’économie traite de choix humains, qui échappent à l’emprise des mathématiques ; 2- fournir des arguments, même invalides, aux planistes, socialistes, etc., en laissant sous-entendre qu’on peut prévoir et donc contrôler et diriger l’activité économique. Or Gérard Minart ne s’explique pas une fois sur le mérite ou le démérite de la position méthodologique de Rueff, qui est pourtant un point qui le sépare parfaitement de la plupart des libéraux contemporains.
Voyons ces deux points l’un après l’autre.
Pourquoi Rueff critiqua-t-il le laisser-faire, cette « immense erreur » ?
Dès les premières pages de son ouvrage, Gérard Minart écrit :
« Jacques Rueff sera l’un des acteurs principaux du fameux colloque Walter Lippmann où se trouvent économistes, chefs d’entreprise, professeurs venus de France et de l’étranger et bien décidés à soumettre à une critique sans complaisance le vieux libéralisme manchestérien du « laissez-faire, laissez-passer », qui avait montré ses limites, surtout en matière sociale, pour lui substituer un libéralisme rénové qui prendra les noms les plus variés de néolibéralisme, ou de libéralisme social, ou de social libéralisme, voire de socialisme libéral. » (p.9)
Or, nulle part dans la suite de l’ouvrage, malgré les fréquents retours sur cette construction d’un néo-libéralisme en opposition au libéralisme manchestérien — ou français, car « laissez-faire laissez-passer » est initialement la doctrine de l’école française —, Minart n’explique en quoi le laissez-faire a failli et en quoi le néolibéralisme de Rueff est plus pertinent, dans la théorie ou dans la pratique.
Ainsi il nous apprend que les théoriciens du libéralisme, selon Rueff, « ont fait leur examen de conscience » et en ont conclu « que la liberté des prix, conséquence et condition de la liberté des hommes, n’était aucunement exclusive de toute une série d’interventions à fin sociales, morales ou politiques. » [11] La généralisation est peut-être abusive de la part de Rueff, mais surtout elle n’est accompagnée par Minart d’aucune explication de fond. Il y aurait pourtant à s’interroger sur certaines des mesures que Rueff intégrait dans son « libéralisme de gauche » qu’il avait soutenu lors du colloque Lippmann.
Jacques Rueff soutenait que « le niveau des salaires peut être augmenté par des transferts (assurances sociales, allocations logement, …) qui augmentent le pouvoir d’achat mais qui, pour que leur effet soit durable, doivent s’exercer dans le cadre d’un budget en équilibre. » [12]
Il critiquait le laissez-faire pour son absence de considération sociale (sur la base de quels arguments ? Gérard Minart est silencieux sur ce point), et affirmait : « Le libéralisme n’est pas une doctrine antisociale. C’est une doctrine essentiellement préoccupée de fins sociales, mais qui tient à ce que les interventions inspirées par elles soient conscientes et soient organisées de telle façon qu’elles soient efficaces. Il faut qu’elles ne se bornent pas à fournir la simple apparence d’une action généreuse, mais les réalités que leurs destinataires sont en droit d’attendre. » [13] Jusque là, peut-être, aucun problème, mais l’efficacité, Rueff ne la voyait pas dans l’action de l’initiative individuelle, contrairement à ses prédécesseurs français de Jean-Baptiste Say à Yves Guyot en passant par Bastiat. Jacques Rueff disait plutôt : « Je n’ai aucune peine à concevoir un régime libéral jacobin, où une justice égale et rigoureuse, en même temps qu’une charité active et généreuse, se concilierait avec une politique tendant uniquement à améliorer les niveaux de vie, donc le sort du plus grand nombre. » [14] « Un gouvernement libéral peut être aussi social que le veulent les autorités qui le dirigent. Aucune entreprise, aucune générosité, si amples soient-elles, ne lui sont interdites, sous la seule condition que soit accompli le prélèvement fiscal nécessaire pour fournir les ressources dont elles impliquent l’emploi. » [15] Et une fois encore plus clairement : le gouvernement à vrai droits « pourra gouverner autant qu’il lui plaira de le faire ; il pourra, notamment, être aussi généreux qu’il le voudra dans sa politique sociale mais seulement en prenant systématiquement aux uns ce qu’il donnera aux autres, donc en ne dissimulant pas l’existence et le coût de ses interventions. » [16] Prendre aux uns pour donner aux autres, et le faire sans honte d’une manière systématique — qu’aurait dit Bastiat ! Il aurait dit et en vérité a dit ceci :
« Prendre aux uns pour donner aux autres ! — Je sais bien que les choses se passent ainsi depuis longtemps. Mais, avant d’imaginer, pour guérir la misère, divers moyens de réaliser ce bizarre principe, ne devrait-on pas se demander si la misère ne provient pas précisément de ce que ce principe a été réalisé sous une forme quelconque ? Avant de chercher le remède dans de nouvelles perturbations apportées à l’empire des lois sociales naturelles, ne devrait-on pas s’assurer si ces perturbations ne constituent pas justement le mal dont la société souffre et qu’on veut guérir ? » [17]
Mais selon Rueff, aucun problème, d’autant que l’impôt n’est pas un vol. Minart explicitant son argument sur ce point, écrit : « L’impôt est un transfert de droit de propriété de l’individu vers l’État. Il s’agit d’un prélèvement effectué par la souveraineté gouvernementale sur la souveraineté de l’individu. Dans une telle opération il n’y a pas création de faux droits, il y a transferts de vrais droits. Ce prélèvement s’effectue en toute clarté. L’individu y a donné un accord tacite puisque l’impôt a été voté par le Parlement, et l’État ne dépense que ce qu’il a prélevé. » (p.166) La seule exigence pour Rueff serait l’absence de déficit ; c’est un peu léger pour rendre l’impôt juste et légitime.
Sa critique du laissez-faire, expressive et vigoureuse, n’est donc pas expliquée. Pour la comprendre, reste la solution de lire Rueff directement. Or Rueff nous dit :
« La dose d’action gouvernementale qu’exige le gouvernement d’une société d’hommes libres est importante et, probablement, inférieure de peu seulement à celle qu’exigerait l’administration de la contrainte. On voit l’immense erreur de ceux qui attendent du seul « laisser-faire » l’avènement d’une société libérale. La liberté n’est jamais un don de la nature. Elle ne peut être que le produit, chèrement acquis, d’un état institutionnel complexe, tendant d’abord à la préserver contre les dangers qui menacent son existence, ensuite à la rendre acceptable, même à ceux qui se sentiraient visés par elle. C’est pour marquer que leur doctrine ne saurait être assimilée au système d’abstention généralisée, identifié à tort, dans le passé, avec le libéralisme classique, que les libéraux modernes, soucieux d’action efficace, ont qualifié leur programme de « néolibéral ». [18]
« Les auteurs du traité de Rome savaient que « laisser-faire », c’était exposer le marché aux entreprises des intérêts privés qui, sitôt qu’il aurait été « fait », tendraient à le « défaire », pour s’y réserver, par ententes expresses ou tacites, des débouchés protégés, qu’ils pourraient exploiter à leur gré. […] Au « laisser-passer » total, ils ont préféré un marché limité au domaine géographique dans lequel la création des institutions — sans lesquelles le marché ne pourrait ni exister ni durer — était politiquement possible. Au « laisser-faire » total, ils ont préféré le laisser-faire limité par des interventions qui lui donneraient chance d’être morale acceptable et politiquement accepté. » [19]
Dans cet article consacré au marché commun européen dans la Revue d’économie politique de janvier-février 1958, Rueff nous fournit deux arguments de nature très différente : le premier, c’est que le laissez-faire est un libéralisme extrême, condamnable pour cette seule raison ; le second, c’est qu’amender le laissez-faire est une nécessité pour faire accepter politiquement et moralement une certaine dose de libéralisme.
Entre ces deux explications, que nous avons tiré nous-même de la lecture de Rueff, Gérard Minart nous laisse impuissant pour trancher. Dans certains passages, Minart sous-entend, sans s’y arrêter, que le laissez-faire est en effet condamnable, qu’il s’agit d’une version étriquée et démodée du libéralisme. Voici ses mots :
« Le colloque Lippmann fut dans l’histoire du libéralisme économique un véritable tournant où se dressa une redoutable alternative : soit, par une fidélité exclusive et excessive, maintenir le vieux libéralisme manchestérien dans l’intégrité de ses origines et prendre alors le risque d’ensevelir la grande idée libérale « dans ce linceul de pourpre où dorment les dieux morts », selon l’expression de Renan, soit considérer avec Lippmann et Rueff et nombre de ceux qui les entouraient, que le libéralisme économique n’était pas une doctrine hors-sol, hors-histoire, hors-mouvement et hors-réalité mais au contraire un être vivant soumis à la loi d’évolution et qu’en conséquence il devait impérativement s’adapter pour épouser son temps. » (p.333)
Il me semble que le choix entre un libéralisme de gauche et le libéralisme de laissez-faire est un débat important pour les partisans de la liberté à notre époque. Il est à regretter que Gérard Minart n’ait pas davantage investigué cette opposition, ni présenté les arguments par lesquels Jacques Rueff justifiait de transformer l’ancien libéralisme radical en un libéralisme plus modéré ou libéralisme social.
Jacques Rueff, partisan de la mathématisation de la science économique
Malgré tous les mérites du livre, qu’on lit de bout en bout sans se lasser, il y a un autre point qui me semble trop peu analysé par Gérard Minart, c’est la signification et la valeur de la position méthodologique de Rueff, qui considérait que la science économique devait être rebâtie sur les mêmes bases que les sciences naturelles et qu’elle devait faire un usage massif des statistiques et des mathématiques.
Il est vrai que Gérard Minart nous explique bien, dans son portait du jeune Rueff, en quoi il avait été attiré par les sciences. « Durant toutes ces années, écrit-il, sa grande préoccupation n’est pas l’économie mais la science. » (p.21) Et en effet, jeune, Rueff rêve d’une carrière scientifique. En 1919, il est accepté à Polytechnique. Il se formera sous les ailes de son mentor, le professeur Clément Colson, adepte de Léon Walras. Et Rueff dira : « Pour moi, le grand tournant fut la découverte de Léon Walras ». [20] Il le découvre en 1921. Et Minart d’ajouter : « L’École polytechnique, confluent de la triple influence de Walras, de Painlevé et de Colson, sera pour Jacques Rueff le creuset où s’élaborera, très tôt, très vite, la ligne directrice de sa pensée. » (p.32)
Or cet héritage est problématique. Nombreuses sont les critiques que les libéraux de l’école autrichienne et de l’école française ont de tout temps prononcées à l’endroit de la mathématisation de la science économique, dont Walras fut peut-être le plus grand représentant.
Gérard Minart n’embarrasse pourtant pas son récit de telles préoccupations. Il se contente de nous expliquer, quoiqu’avec beaucoup de précisions et un talent pour rendre le propos intéressant, les différentes phases de la formulation par Rueff de cette méthodologie, sans la défendre ni en elle-même ni face aux critiques.
En juin 1922, Rueff publie Des sciences physiques aux sciences morales : Introduction à l’étude de la morale et de l’économie politique rationnelles. Dans un article de 1925, Rueff présente « l’économie politique, science statistique » (Revue de métaphysique et de morale). Or Minart ne s’explique pas sur cette méthodologie de Rueff, sa conception de la science économique comme une science du même genre que les mathématiques. Il se contente d’affirmer : « Après Polytechnique et sous l’influence de Walras et de Colson il a définitivement tourné la page sur sa première intention de devenir biologiste pour entrer résolument dans la carrière d’économiste. Sans rien abandonner — point capital — d’un esprit et d’une démarche scientifiques où les mathématiques occupent la première place et forment de solides fondations pour les développements futurs de la pensée et de l’action. […] Voilà son premier profil. C’est celui d’un économiste qui a proclamé dans son « discours de la méthode » sa volonté d’édifier une économie politique scientifique à côté de l’économie politique littéraire. Cette volonté le range dans une tradition, pour ne pas dire une école, très active à l’époque et très bien représentée par quelques fortes personnalités qui laisseront des traces dans l’histoire de la pensée économique : l’école des économistes-ingénieurs-mathématiciens-statisticiens. Beaucoup seront aussi polytechniciens. » (p.52)
Cette méthode, qui prétend faire une application des disciplines scientifiques aux faits économiques, a été largement critiquée au XIXe siècle par les économistes libéraux français comme Jean-Baptiste Say, Yves Guyot ou Paul Leroy-Beaulieu, puis par les économistes autrichiens comme Mises ou Rothbard. Cette critique est à mon sens justifiée, comme j’ai pu le détailler il y a quelques années dans mon livre Introduction à la méthodologie économique. Qu’on soit convaincu ou non de l’erreur qui consiste à transformer la science économique, science des choix humains, en sous-discipline des mathématiques, et à faire usage des statistiques, qui n’éclairent que le passé, et non le présent, et encore moins l’avenir ; qu’on soit donc de l’avis des Autrichiens ou non, je crois qu’on doit regretter tout de même que Gérard Minart n’ait pas perfectionné sa biographie en traitant, même rapidement, de la question.
J’ai tâché d’étudier pour ma part deux manquements importants de cette biographie de Jacques Rueff, d’autant plus en détail que le livre est par ailleurs très agréable à lire et très instructif. C’est la grande qualité du livre dans son ensemble qui m’a suggéré de m’arrêter un peu longuement sur les deux seuls manques que j’ai pu trouver et qui, auraient-ils été étudiés, ne m’auraient laissé d’autres mots à prononcer sur l’ouvrage que cette formule que j’aurais aimé trouver davantage sur mes papiers d’écolier : 20/20.
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[1] Nous explorerons par la suite toute l’ambigüité qu’il peut y avoir dans la position de Rueff, qui les critique tout en adoptant leur manière de considérer l’économie, une manière de considérer l’économie qui conduit fatalement au planisme : car quand on fait de l’économie une statistique, on fait croire que la production peut être planifiée et les choix humains déterminés par une autorité centrale.
[2] « Pourquoi, malgré tout, je reste libéral », in Jacques Rueff, De l’aube au crépuscule, autobiographie, Paris, Plon, 1977, p.334
[3] Jacques Rueff, Œuvres complètes, tome III. Politique économique, p.20
[4] « Pourquoi, malgré tout, je reste libéral », in Jacques Rueff, De l’aube au crépuscule, autobiographie, Paris, Plon, 1977, p.339
[5] « Sur une théorie de l’inflation », Journal de la société de statistique de Paris, 1925, volume 66, p.106
[6] Jacques Rueff, Œuvres complètes, tome III. Politique économique, p.26
[7] Jacques Rueff, De l’aube au crépuscule, autobiographie, Paris, Plon, 1977, p.105
[8] Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, p.156
[9] Jacques Rueff, L’ordre social, Paris, Librairie de Médicis, 1948, p.640
[10] Jacques Rueff, L’ordre social, Paris, Librairie de Médicis, 1948, p.13
[11] Jacques Rueff, Œuvres complètes, III, Politique économique, 1, p.116
[12] Jacques Rueff, De l’aube au crépuscule, autobiographie, Paris, Plon, 1977, p.96
[13] Jacques Rueff, Œuvres complètes, III, Politique économique, 1, p.43
[14] « Pourquoi, malgré tout, je reste libéral », in Jacques Rueff, De l’aube au crépuscule, autobiographie, Paris, Plon, 1977, p.342
[15] Jacques Rueff, L’ordre social, Paris, Librairie de Médicis, 1948, p.561
[16] Jacques Rueff, L’ordre social, Paris, Librairie de Médicis, 1948, p.632
[17] Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, réédition Institut Coppet, tome 6, p.115
[18] Jacques Rueff, Œuvres complètes, III, Politique économique, 2, p.71
[19] Jacques Rueff, De l’aube au crépuscule, autobiographie, Paris, Plon, 1977, p.354-355
[20] Jacques Rueff, De l’aube au crépuscule, autobiographie, Paris, Plon, 1977, p.35
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