Introduction au Journal des économistes (1841), organe de l’école française

Journal_des_économistes,_1874,_SER3,_T34,_A9.djvuEn décembre 1841 commençait une aventure éditoriale de la toute première importance dans le domaine des connaissances économiques. Le Journal des économistes, qui disparaîtra presque centenaire lors de l’invasion allemande de Paris en 1940, était né des efforts conjoints de Gilbert Guillaumin, éditeur spécialisé depuis peu dans l’économie, et des personnalités qui formeraient en 1842 la Société d’économie politique. Face aux conservatismes et au développement des thèses socialistes et interventionnistes, l’ambition de cette publication est de remettre en avant le bon-sens économique, en étudiant les grandes questions du jour avec les enseignements des économistes de la « vieille école »[1], Turgot, Say, etc.  

Dans l’introduction qu’il rédige pour le premier numéro, Louis Reybaud présente ces objectifs. Il insiste aussi sur les devoirs d’unité des économistes et de diffusion du savoir économique, qui ont surtout présidé à la création d’une revue spécifiquement consacrée à l’économie politique. Par le ton adopté, par le choix des mots, cette introduction illustre parfaitement l’environnement difficile dans lequel ont à évoluer les économistes libéraux de l’époque. Quoique cette période soit restée pour les historiens le début d’un âge d’or du libéralisme français, où, pendant un temps, l’idée de liberté aurait été à la mode, la grande modestie des auteurs du Journal des économistes prouve l’exact opposé. « Vis-à-vis des intérêts actuels, l’économie politique veut surtout paraître modérée, patiente, bienveillante » écrit Louis Reybaud. Quel langage de la part d’un partisan de l’idéologie soi-disant dominante ! C’est que, loin de lancer une publication périodique comme organe de théories bien établies, les économistes français entendent plutôt soutenir leur héritage en danger. Le premier article, signé par Charles Dunoyer, est de ce point de vue particulièrement significatif : « Des objections qu’on a soulevées dans ces derniers temps contre le régime de la concurrence ». Aux antipodes de l’attitude foncièrement offensive des économistes du XVIIIe siècle, l’école de Paris (1840-1928) est contrainte d’adopter, dès ses origines, une attitude entièrement défensive.

Souvent cité, très peu lu, le Journal des économistes peut encore servir de nos jours à soutenir les efforts des partisans (et des artisans) de la liberté, en leur offrant foule d’arguments, d’exemples, de références, qui leur permettront d’emporter l’adhésion autour de leurs convictions. La section bibliographique de notre site (Listes de ressources) se remplit peu à peu des tables du Journal des économistes, avec le désir de transmettre aux générations présentes, et futures, l’héritage précieux de l’école française d’économie politique, dont cette publication fut l’organe pendant près de cent ans. B.M.

[1] C’est l’expression de Charles Dunoyer dans le deuxième numéro (janvier 1842) du Journal des économistes : « nous, les économistes de la vieille école ». (Journal des économistes, tome premier, 1842, p.143)


Introduction au Journal des économistes

(Journal des économistes, premier numéro, décembre 1841, tome premier, 1842, p.1-12)

Un recueil consacré à l’Économie politique et industrielle n’a pas à justifier pourquoi il vient prendre une place vacante dans la publicité ; on serait plutôt fondé à se demander comment il se fait qu’une telle science soit aujourd’hui sans organe spécial et périodique. Ce délaissement n’est, il est vrai, qu’apparent : l’économie politique se retrouve au fond de toutes les questions qui se discutent et de tous les problèmes qui s’agitent ; mais il n’en est pas moins avéré que son autorité, comme corps de science, s’est trouvée un moment affaiblie, et que pour la replacer à son rang, lui rendre tout son empire, l’accord des bons esprits, leurs efforts persévérants, sont devenus nécessaires. La vérité elle-même ne règne et ne se maintient ici-bas que par la lutte.

Vers la fin de la Restauration, les doctrines économiques avaient acquis un ascendant dont le souvenir est dans toutes les mémoires. Une épreuve de trente années, des controverses sans nombre sur les moindres points, une suite d’écrivains éminents et de professeurs illustres, l’adhésion des plus grandes intelligences du siècle, tout contribuait à recommander cette science, qui avait ses racines dans la tradition et qui promettait à l’avenir des fruits si beaux. Tout n’était pas aplani, sans doute, mais le chemin était ouvert ; il n’y avait plus qu’à l’élargir. Les intérêts avaient désormais une langue commune, et, pouvant se comprendre, ils n’étaient pas éloignés de s’unir. Aussi, quand une question de cet ordre se présentait devant les Chambres, on n’y voyait pas, comme aujourd’hui, les opinions s’émietter à l’ infini et s’en aller à l’aventure. Il n’y avait que deux partis alors : celui des principes et celui des routines. Les principes pouvaient être vaincus, mais ils succombaient avec gloire ; ils ne se laissaient pas entamer. Deux mobiles féconds dominaient les défenseurs de la science : la foi et la discipline. On avait une croyance et l’on combattait pour elle ; on avait des chefs et l’on reconnaissait leur autorité.

Cette situation n’existe plus. L’Économie politique a fait partie du triomphe de juillet, et, comme tous les vainqueurs de cette date, elle s’est vue, après l’événement, en proie à la confusion. On lui demandait plus qu’elle n’avait promis, plus qu’elle ne pouvait faire. Les vanités de secte, les prétentions individuelles, lui livraient des assauts continuels ; on l’outrageait, en se partageant ses dépouilles. La révolte une fois introduite dans la science, il y a eu autant de systèmes que de têtes : tout le monde voulait fonder une école ; on comptait vingt généraux pour un soldat. Le désordre ne s’est pas arrêté aux idées, il a gagné jusqu’à la langue, et nous avons assisté à une invasion de jargons de plus en plus détestables. Ce qui dominait dans cette rébellion, c’était, d’une part, le dédain profond du passé, de l’autre, une confiance imperturbable dans l’efficacité de quelques vues nouvelles. L’Économie politique a eu son romantisme comme les lettres : le bruit, les injures ne lui ont pas manqué ; elle a vu ses maîtres traînés aux gémonies, et l’on a pu croire un instant qu’elle aboutirait à un cours de poésie et d’imagination. Ce vertige a fait des victimes : à peine restait-il dans l’Institut et dans la presse un petit nombre d’hommes dont les convictions ne fussent pas ébranlées. C’était comme un ouragan ; les plus sages ont baissé la tête pour le laisser passer.

N’exagérons rien : cette levée de boucliers n’a pas produit un mal direct, mais elle a troublé le bien que l’on pouvait faire. La jeunesse seule en a été sérieusement atteinte ; les esprits réfléchis, les hommes d’étude et d’expérience, n’ont vu dans tout cela qu’un spectacle plein de curiosité. Seulement il en est résulté comme un affaissement dans la croyance économique ; le doute a envahi les opinions sans profit pour personne, et l’on a vu naître alors cette espèce de scepticisme, à l’ombre duquel vivent et se développent mille abus. Entre deux réformes qui se combattent, il se glisse toujours un intérêt, habile à les annuler l’une par l’autre. C’est ainsi que, pour embrasser de trop vastes innovations, on perd le bénéfice des plus petites. Le combat n’est plus dès lors entre les principes et les routines, mais entre divers principes confus que surveille l’intérêt particulier, toujours clairvoyant. Cette situation est des plus fâcheuses ; elle laisse les esprits sans lien, elle ouvre une brèche aux inspirations de l’égoïsme et de la présomption personnelle. Au milieu de l’anarchie des doctrines, les convenances de zone et de localité, les privilèges d’industrie et de profession, ont le champ libre devant eux et règnent d’une manière souveraine. De là cette impuissance dans la région des affaires, ces incertitudes, ces tâtonnements dont les Chambres actuelles nous ont donné tant de témoignages et tant d’exemples. L’enceinte législative a reçu le contrecoup du désordre extérieur ; elle s’agite dans le même trouble et voit peser sur elle le même nuage. Les questions les plus importantes y demeurent à la merci de scrutins aléatoires, et les destinées économiques du pays dépendent des moindres déviations de la logique individuelle. Les points de repère généraux étant effacés, on se trouve en butte à toutes les variations de calcul, à toutes les erreurs d’optique. Cela devait être.

Le seul remède à cette situation serait dans un retour sincère aux principes que les maîtres de la science ont proclamés, et dans la cessation de cette indiscipline qui semble faire de nos économistes un corps de partisans et non une armée régulière. Si l’Économie politique n’avait pas en face d’elle, comme ennemis directs, les intérêts qu’elle menace et les positions qu’elle discute, il serait sans inconvénient de laisser la carrière ouverte aux subtilités, aux réserves, aux controverses de détail, même aux utopies. Ce sont là des épreuves dans lesquelles toute science s’épure, se retrempe, et, dans une certaine mesure, ces épreuves sont nécessaires. Saint Paul a dit depuis longtemps que les schismes profitaient aux religions. Oui, mais pour que les schismes soient utiles, il faut d’abord que l’église soit solidement assise, et que les hérésiarques ne se multiplient pas au point de l’ébranler. C’est là malheureusement la situation de la grande école que Smith a fondée en Angleterre, et que Say a rendue populaire parmi nous. On a profité de ses divisions pour l’entamer, on ne l’a niée que parce qu’elle ne s’affirmait pas suffisamment. Elle est pourtant le seul point de départ des penseurs raisonnables, qui ne veulent se jeter ni dans les préjugés anciens, ni dans les fantaisies modernes : c’est à elle qu’il faut se rallier si l’on ne veut que la ligue des intérêts fasse avorter éternellement le succès des moindres réformes. Qu’on y songe, il n’y a de profit pour personne à persister dans un système de négation générale en vue d’affirmations conjecturales et chimériques ; il y aurait au contraire une utilité réelle dans l’accord des bons esprits en vue d’améliorations partielles et immédiates, qui ne s’ajournent que faute de concert.

Ce recueil, dans la sphère de son influence, appelle ce résultat et aspire à cette fusion. Bien des problèmes ont été posés, débattus depuis dix ans avec une entière indépendance ; des efforts isolés ont été faits dans mille directions. L’heure semble donc favorable pour réunir les opinions éparses et leur donner un centre commun. La science économique ne manque pas d’interprètes éminents, qui relèvent de la tradition sans abdiquer leur initiative ; mais, hors des cours publics et des séances de l’Institut, leur voix ne se fait pas assez souvent entendre. C’est à eux qu’est réservé l’honneur et le devoir de rendre à l’Économie politique sa force d’ensemble, son autorité, son unité. Les éléments de cette recomposition existent. Fatigué de systèmes téméraires, le public ne demande qu’à se reposer sur des idées qui ne causent pas de vertiges à sa raison, d’inquiétude à ses intérêts. Les amis de la science se grouperont autour des maîtres et les seconderont dans leur œuvre. Les Chambres elles-mêmes s’inspireront de cette tribune désintéressée, heureuses d’y trouver un point d’appui contre les luttes des localités et les rivalités d’industrie. L’heure est donc propice, la circonstance opportune.

Pour replacer l’Économie politique dans ses véritables conditions de succès, il faut d’abord repousser les présents funestes que des amis trop ambitieux ont voulu lui faire. L’Économie politique n’est pas la science universelle ; c’est une science circonscrite et spéciale, marchant sur son terrain, agissant dans ses limites. Elle est appelée à jouer, dans la vie des peuples, un rôle essentiel, mais elle n’aspire pas à décider seule de leurs destinées ; elle a ses problèmes particuliers, mais elle ne se flatte pas de résoudre tous les problèmes ; elle prétend améliorer l’état des sociétés, mais elle ne se propose pas de renouveler la face du globe. Pour l’application de ses vues, le monde dans lequel nous vivons est un théâtre suffisant : elle ne croit pas que tout ce qui existe puisse disparaître comme un décor de théâtre pour faire place à un décor nouveau. Science pratique avant tout, elle tient compte des obstacles, se préoccupe des froissements que toute innovation occasionne, fait la part des préjugés et respecte les résistances, même en les combattant. Ce n’est pas rendre service à une science que de la pousser vers des empiétements mal justifiés, et de lui faire embrasser plus de sujets qu’elle n’en peut étreindre. Le rôle de l’Économie politique n’a rien de vague : il est au contraire précis et déterminé, il n’admet pas de trop vastes synthèses. Le genre humain ne doit pas attendre d’elle une panacée pour tous les maux. Qu’elle parvienne à établir un peu d’harmonie dans le monde des intérêts, et elle croira avoir rempli sa tâche. La politique, la philosophie, la religion, feront le reste : le monde des passions et des sentiments leur appartient. C’est le caractère d’une science véritable que de savoir limiter son effort et définir ses attributions.

L’Économie politique reconnaît si bien cette nécessité d’un classement dans les diverses branches de nos connaissances et de nos institutions, qu’elle fait journellement fléchir ses doctrines devant des besoins et des intérêts d’un autre ordre que les siens. Elle souffre que les faits tempèrent ce que les principes peuvent avoir de trop absolu. Aucune science n’est soumise à plus de servitudes et ne les supporte avec plus de résignation. Ainsi, pour les traités de commerce avec les nations étrangères, pour la fabrication des instruments de guerre, elle se subordonne à la politique, c’est-à-dire au plus despotique et au plus capricieux de tous les maîtres ; pour les subsistances, aux mercuriales officielles ; pour la vente de certains articles, aux mesures de police ; pour la liberté des échanges, aux exigences de la fiscalité ; pour le sort des ouvriers, aux lois souveraines de la morale ; pour l’accomplissement de plusieurs services publics, aux garanties du monopole. On ne peut pas s’effacer de meilleure grâce, ni se montrer plus accommodant en matière de concessions. Des réserves sont posées ; le temps les justifiera, voilà l’essentiel. Vis-à-vis des intérêts actuels, l’économie politique veut surtout paraître modérée, patiente, bienveillante ; elle ne veut pas qu’on puisse l’accuser de trop sacrifier à l’esprit d’aventures. La critique systématique ne lui sourit pas ; les bouleversements sur une grande échelle n’entrent pas dans son programme ; elle n’est ni pour les tentatives précipitées, ni pour les expériences hasardeuses. Sa prétention est d’indiquer, d’appuyer les réformes qui sont d’une application immédiate, celles que comporte l’état de nos sociétés. Les projets de régénération chimérique ou de partage violent qui semblent dominer quelques esprits lui commandent même plus de prudence et plus de réserve. Il faut qu’elle soit discrète, quand autour d’elle on l’est si peu.

Malgré ces entraves, l’Économie politique est appelée à rendre de grands services le jour où tout le monde comprendra combien c’est une science d’observation, riche en enseignements de tous les instants, de toutes les heures. Dans le domaine des affaires, il est peu de questions qui ne soient de son ressort, et les hommes de pratique peuvent la consulter avec autant de fruit que les hommes de théorie. Aujourd’hui surtout, c’est là sa tendance. Les parties abstraites de la science semblent désormais fixées ; la controverse des définitions est épuisée ou à peu près. Les travaux des grands économistes sur la valeur, sur le capital, sur l’offre et la demande, sur l’utilité, sur le salaire, sur les impôts, sur les machines, sur le fermage, sur l’accroissement des populations, sur l’engorgement des produits, sur les débouchés, sur les banques, sur les monopoles, les discussions auxquelles ces thèses délicates ont donné lieu, les correspondances intéressantes qui se sont échangées, semblent avoir marqué la limite des recherches dogmatiques, et forment un ensemble de doctrines au-delà duquel il y a peu de chose à espérer. Dans cette direction, les tentatives seraient louables sans doute, utiles peut-être, mais ingrates certainement. C’est plutôt dans la partie vivante de l’économie politique qu’il faut dorénavant chercher son succès.

L’application de la science à l’amélioration du sort des producteurs, ouvriers ou maîtres, voilà le but fécond, le but humain. Une partie de ce qui s’est dit à ce sujet porte, nous ne l’ignorons pas, l’empreinte de quelque exagération ; on a voulu viser à l’effet et assurer, en les outrant, la fortune des idées : c’est un fait incontestable. Il fallait aussi, dans l’étude de la condition des peuples, séparer avec plus de soin les résultats imputables à l’organisation industrielle proprement dite, de ceux qui découlent des institutions civiles et politiques. On aurait vu ainsi qu’il existe, de l’autre côté du détroit, certaines misères qui ne sauraient nous atteindre, et pour lesquelles, au point de vue national, on n’aura jamais rien à stipuler. L’étude des besoins physiques d’une race formait également partie de ce grand problème. Il fallait se demander pourquoi ce qui défraierait la consommation d’un Espagnol pendant une semaine peut-être, ne suffit pas à la consommation journalière du plus misérable des Anglais. Cet accroissement des besoins, à mesure que se développent les moyens de les satisfaire, est un phénomène d’un ordre supérieur ; et l’on pourrait en tirer cette conclusion déjà soupçonnée, que l’équilibre des joies et des peines tend toujours à se rétablir ici-bas, et que la prospérité et la misère n’existent que dans des termes essentiellement relatifs.

Mais, quelles que soient les réserves que l’on puisse faire, et en réduisant les choses à leur juste mesure, il n’en est pas moins certain que la destinée des classes laborieuses est digne de toute la sollicitude des économistes, et qu’ils ne sauraient donner à leurs recherches un mobile plus élevé et plus généreux. Des symptômes singuliers se déclarent au sein des populations manufacturières. D’un côté se reproduisent ces coalitions des ouvriers contre les maîtres, lutte de ceux qui ne peuvent pas attendre contre ceux qui le peuvent, triste duel qui se termine toujours par des capitulations douloureuses. Des mécomptes successifs n’ont pas suffi pour éloigner ces manifestations déplorables dans lesquelles l’ouvrier apporte comme enjeu son existence même et celle de sa famille, tandis que le maître n’expose, à la rigueur, que la prospérité de son établissement. Les interruptions de travail éclatent de nouveau : naguère c’était dans la fabrication des papiers peints, hier dans la dorure sur bronze. Cette formidable question du salaire, qui a tant de fois agité Londres et Manchester, reste donc intacte. Parmi les chefs d’industrie, une autre tendance se déclare. Les souffrances issues du choc des rivalités ont amené le désir de s’entendre ; la concurrence menace de se transformer en coalition. Au lieu d’agir isolément et de courir à leur ruine par le chemin du rabais, divers manufacturiers, et dans plusieurs genres de fabrication, ont aujourd’hui concentré leurs produits, combiné leurs prix, et associé pour ainsi dire leurs bénéfices. Une limite volontaire a été assignée à la production, et les avantages résultant de ces traités ont été répartis entre les diverses manufactures en raison de leur importance. Dans cette nouvelle combinaison, les affaires n’ont plus rien d’aléatoire, et, sans les craintes qu’inspire encore la loi, peut-être ces pactes, qui n’ont d’abord été qu’une arme défensive, deviendraient-ils un instrument d’oppression. Les choses vont presque toujours ainsi dans ce monde : pour éviter un excès, il est rare qu’on ne se rejette pas sur un autre.

Ces symptômes sont graves : ils appellent toute l’attention des économistes. On peut les considérer comme les pronostics d’une organisation confuse dans laquelle le travail chercherait un équilibre et une régularité qui lui manquent. En eux-mêmes, les deux moyens sont mauvais : ce n’est pas en exerçant sur les maîtres une sorte de violence morale que les ouvriers parviendront à améliorer leur condition ; ce n’est pas en constituant chaque industrie à l’état de monopole que les manufacturiers s’assureront une prospérité durable. Il ne faut voir dans tout cela que des expédients pour échapper à une situation précaire, ou des combinaisons pour arriver plus vite à la fortune. Mais ces accidents de la vie industrielle n’en sont pas moins curieux à observer, et c’est surtout dans ces études sur le vif, pour ainsi dire, que l’économie politique peut trouver des aperçus nouveaux, peut-être même des inspirations inattendues. Au fond de tous ces efforts se cache un principe, celui de l’association, qu’on aurait tort de condamner sur des manifestations irrégulières. Ce principe sera-t-il aussi fécond, aussi infaillible qu’on le croit, et parviendra-t-il jamais à trouver une formule satisfaisante ? Ce sont là des énigmes. La science doit chercher à les pénétrer, à donner ses solutions si elle en trouve, à dissiper les illusions si elle n’en trouve point.

Un autre problème, non moins intéressant, est celui de l’initiative qui appartient au Gouvernement en matière d’utilité publique, et de la mesure dans laquelle cette initiative doit et peut s’exercer. L’esprit d’entreprises n’a pas tenu, en France, tout ce qu’on attendait de lui ; le génie des grandes affaires ne semble pas être encore l’apanage de notre nation. De là, sans doute, ce retour vers l’intervention de l’État pour la conduite des travaux de viabilité. Les uns réclament cette action d’une manière absolue, les autres ne l’admettent que d’une manière mixte. Jusque-là, rien de plus légitime, et si la question restait sur ce terrain, elle ne ferait pas à l’autorité, quoi qu’il pût s’ensuivre, une part trop grande. Les voies de circulation, dans leur régime actuel, sont l’œuvre de l’État et la propriété commune : on n’innoverait rien en lui laissant le soin de doter le pays d’un réseau complet de ces nouveaux chemins, enfants du génie moderne. Mais ce qui serait fâcheux, c’est de voir ce système réagir sur la neutralité du pouvoir au milieu des intérêts privés ; ce qui serait à redouter, c’est une exagération de son initiative, utile dans certains cas, nuisible dans beaucoup d’autres. Il y a là un écueil dont il faut se défendre. Un Gouvernement ne peut pas prétendre à dominer l’activité particulière, même avec l’intention de la servir. Ce serait pour lui un trop grand souci et une responsabilité trop lourde. À peine suffit-il au soin des affaires générales ; n’y ajoutons pas les affaires privées. Cependant quelques esprits y songent, et ce ne sont pas les illusions les moins dangereuses du moment.

On le voit, l’Économie politique a un vaste champ devant elle, et des difficultés sérieuses l’y attendent. Elle ne les résoudra pas toutes, et c’est le reproche qu’on lui adresse. On la proclame impuissante parce qu’elle n’a pas trouvé de remède à diverses infirmités industrielles et commerciales. Mais il n’est point de science d’observation qui n’en soit là ; elles ont toutes un côté conjectural qui est la sanction de leurs parties positives. La médecine ne guérit pas toutes les maladies ; en est-elle moins pour cela une science, une belle science ? La philosophie n’a pas trouvé, ne trouvera jamais le problème des existences, ce secret de Dieu : s’ensuit-il que la philosophie soit une science sans valeur, sans intérêt, sans portée ? Comme toutes les connaissances humaines, l’Économie politique a ses doutes, ses mécomptes, ses abîmes. Elle sait que la richesse d’un peuple est dans son travail, mais elle n’a pas trouvé la loi de justice distributive par laquelle la mesure du travail déterminera celle des jouissances. Elle ignore les moyens d’épargner les tortures de la faim aux malheureux que les machines déplacent et que la concurrence laisse sans emploi. Sans l’aide de la morale et de la charité, elle ne pourrait rien pour les enfants que l’on énerve avant l’âge, ni pour les vieillards dont les forces se sont usées au service de l’industrie. L’équilibre naturel qu’elle proclame et qu’elle invoque ne suffit donc pas pour calmer toutes les douleurs et soutenir toutes les existences.

Ce sont là de tristes aveux, mais il faut savoir les faire. Les hommes de cœur y puiseront le désir de venir au secours des hommes d’étude, et le dévouement achèvera ce que la science a commencé. Ces thèses nouvelles, ces difficultés sociales, appartiennent à l’économie politique ; elle y apportera sans doute sa modération et sa prudence habituelles. Au milieu de prétentions qui se combattent, il est difficile d’élever une voix qui soit écoutée : l’autorité des noms et la valeur des doctrines atteindront seules ce résultat. Si ce recueil pouvait contribuer à cette pacification de l’industrie, à sa sécurité, à sa prospérité, il croirait avoir obtenu le plus beau succès que des économistes puissent ambitionner. On leur a plus d’une fois reproché de tenir plutôt compte des produits que des hommes : ce serait une réponse victorieuse à cette accusation.

Une Revue de l’Économie politique a encore d’autres services à rendre. Une foule de documents de la plus grande importance vont s’enfouir, sans profit et sans retentissement, dans la poussière des bibliothèques, après avoir été distribués à quelques fonctionnaires et aux grands corps de l’État. Les comptes-rendus de l’administration des douanes, ceux de la justice civile et criminelle et des sessions des conseils généraux, les publications statistiques des ministères du commerce, de la marine et des travaux publics, n’obtiennent pas toute l’attention qu’ils méritent et sont à peine l’objet de quelques résumés incomplets. Ce recueil donnera une grande place à ces matériaux importants, les raisonnera, en pèsera le mérite. Les enquêtes du parlement anglais et ces vastes travaux qu’il fait exécuter sur la situation de ses possessions des Deux-Indes demeurent ignorés en France, ou y sont à peine révélés par quelques extraits succincts. Ils figureront ici dans des analyses étendues et consciencieuses. Nuls documents ne fournissent de plus intéressants détails sur la condition des classes ouvrières, sur la constitution de la propriété, sur les banques, sur la compagnie des Indes, sur les colonies pénales, sur les postes, la navigation à vapeur, les chemins de fer, et sur tous les éléments de la puissance des grands peuples. Il est impossible de méconnaître la portée de pareilles questions ; elles occupent désormais le premier rang dans nos discussions parlementaires, et, il faut l’ajouter, elles n’y sont pas toujours traitées avec les connaissances et la maturité convenables.

Pour se faire une idée de la richesse des sujets qu’embrasse l’Économie politique, il suffit de jeter un coup d’œil sur les questions qui, depuis quelques années, occupent les esprits et divisent les opinions. Il en est peu, dans le nombre, qui ne soient du ressort direct de la science, et qui échappent à ses attributions. Une récapitulation, même incomplète, en donnera une idée. Ainsi, la guerre entre le sucre colonial et le sucre indigène ; ainsi, les réformes dans l’organisation de la boucherie ; le travail des enfants dans les manufactures ; le traité de commerce avec la Hollande naguère signé ; le traité de commerce avec l’Angleterre qui ne l’est point encore ; l’union avec la Belgique, au moins pour le régime industriel ; les changements survenus dans les lignes des douanes espagnoles ; les difficultés qu’un monopole partiel a soulevées à Naples, et qu’un monopole universel a suscitées en Égypte ; l’association des douanes allemandes ; l’abaissement de la taxe des bestiaux ; les récentes conséquences du revenue-bill aux États-Unis ; les difficultés antérieures que la situation des banques y avait fait naître ; l’accaparement des cotons américains maintenu pendant deux années, et réagissant sur les marchés d’Europe ; le renouvellement des privilèges de la Banque de France ; les crises périodiques qui affectent la Banque de Londres, et le prêt qui en est issu ; les lois qui intéressent nos pêches lointaines, et l’accord intervenu au sujet de nos pêches littorales ; la rupture commerciale avec les républiques Mexicaine et Argentine, et les hostilités qui en ont été le résultat ; l’établissement des lignes de paquebots transatlantiques ; la création des chemins de fer si souvent ajournée, si souvent reprise ; les modifications à nos tarifs prohibitifs et à nos droits protecteurs ; les enquêtes manufacturières ; les écarts de l’association commanditaire ; l’établissement des conseils de prud’hommes ; la question si vaste de l’esclavage et de l’émancipation des nègres ; les lois sur l’amélioration des voies navigables, sur l’achèvement et l’administration des canaux ; la lutte interminable entre les zones de production et entre les industries, entre l’agriculture et le commerce, entre la navigation et quelques fabrications particulières ; les lois sur les faillites, et sur la refonte des monnaies ; les coalitions d’ouvriers en vue d’une augmentation de salaire ; les insurrections violentes dont l’état de quelques centres manufacturiers a été la cause ou le prétexte : tels sont, dans un coup d’œil nécessairement approximatif, les débats qui, vidés naguère, ou encore en suspens, relèvent de l’Économie politique, et ne peuvent attendre que d’elle une solution satisfaisante. Pour ces diverses questions, de quel intérêt n’eût-il pas été d’obtenir le concours des esprits compétents, qui les eussent envisagées au seul point de vue de la science !

Ce n’est pas en quelques pages que l’on peut dérouler tout ce qui s’attache d’intérêt et de profit à l’étude de l’Économie politique. Nulle science n’offre plus d’attraits, et ne gagne davantage à être connue. Il est facile de la traiter d’une manière cavalière et d’en parler avec dédain quand on ne l’a point étudiée, mais ceux qui la consultent sérieusement se pénètrent bien vite de ce qu’elle vaut. Au milieu des difficultés quotidiennes qu’engendre le conflit des intérêts particuliers, elle est toujours le seul abri qui reste aux intérêts généraux. Au nombre des topiques offerts chaque matin pour la guérison des plaies sociales, il n’en est point qui ait plus de vertu réelle et plus d’efficacité. Elle ne se vante pas d’être infaillible, et c’est encore un de ses mérites. Il est des problèmes qu’elle a résolus ; il en est d’autres qui restent livrés à la discussion et sur lesquels les opinions sont appelées à se produire avec une entière liberté. C’est une évolution nouvelle dans l’existence de l’Économie politique, et nous sommes assurés qu’elle ne sera ni la moins curieuse, ni la moins féconde.

Louis Reybaud.

 

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