Dans son introduction aux Œuvres économiques et philosophiques de F. Quesnay (1888), August Oncken propose les raisons pour lesquelles, selon lui, le réexamen des doctrines de Quesnay est devenu nécessaire. C’est d’abord que ses idées, défigurées par Adam Smith dans la critique qu’il en fit dans sa Richesse des Nations, sont l’objet de préjugés et d’erreurs manifestes d’interprétation. C’est une première erreur que d’avoir confondu la doctrine de Quesnay avec celle des autres membres de l’école physiocratique ; c’en est une seconde que d’avoir considéré qu’une courte sélection de ses écrits résumait correctement la richesse de sa pensée. De ces constats, Oncken conclut à la grande nécessité d’offrir, après l’édition classique mais lacunaire d’Eugène Daire, la première édition complète des écrits de Quesnay. On pourra bien diverger d’opinion avec Oncken relativement à certaines des notes qu’il a ajouté à cette édition, mais on devra reconnaître le progrès qu’il a fait accomplir à notre connaissance d’un auteur cardinal dans l’histoire des idées économiques. B.M.
Œuvres économiques et philosophiques de F. Quesnay
INTRODUCTION
Dans son célèbre ouvrage, l’Ancien régime et la Révolution, dont l’idée principale consiste, on le sait, dans la démonstration que l’on doit apprendre à connaître la grande Révolution française non seulement en elle-même, mais encore par l’histoire des temps qui l’ont précédée, Tocqueville fait remarquer que le caractère véritable de ce grand évènement historique peut le mieux être découvert dans les écrits des économistes ou physiocrates. Toutes les institutions que la Révolution devait abolir sans retour ont été l’objet particulier de leurs attaques ; toutes celles, au contraire, qui peuvent passer pour son œuvre propre, ont été annoncées par eux à l’avance et préconisées avec ardeur ; on en citerait à peine une seule dont le germe n’ait été déposé dans quelques-uns de leurs écrits ; on trouve en eux tout ce qu’il y a de plus substantiel en elle, y compris le tempérament révolutionnaire.
Même en admettant que ces remarques soient discutables, il ne s’ensuit pas moins que pour comprendre ce grandiose évènement, il ne faut pas négliger l’étude des œuvres du parti dont il s’agit. À la veille du centenaire de la grande Révolution française, l’édition de tous les écrits économiques du fondateur de l’école physiocratique, ainsi que des traités philosophiques du même auteur ne doit pas paraître inopportune.
Non seulement des raisons historiques, en général, mais encore et spécialement des raisons d’économie politique paraissent rendre désirable une publication de ce genre dans le moment présent, car à notre époque s’applique à un plus haut degré encore qu’au temps même de Tocqueville (1856) ce que cet écrivain ajoute, à savoir : « De tous les gens de ce temps-là les économistes sont ceux qui paraîtraient le moins dépaysés dans le nôtre. Si je lis les discours et les écrits des hommes qui ont fait la Révolution, je me sens tout à coup transporté dans un lieu et au milieu d’une société que je ne connais pas. Mais quand je parcours les livres des économistes, il me semble que j’ai vécu avec ces gens et que je viens de discourir avec eux. »
Dans ces derniers temps, des problèmes que l’on croyait oubliés et abandonnés depuis longtemps ont été remis en lumière. Tel est le cas du vieux principe physiocratique suivant lequel le pouvoir de l’État doit vouer une sollicitude particulière à l’agriculture indigène et s’efforcer, par sa politique commerciale, de lui procurer pour ses produits le meilleur prix possible ; ce principe est actuellement inscrit sur le drapeau d’un parti qui s’est formé dans presque tous les pays civilisés, le parti agraire ou des Agrairiens. La lutte relative à la liberté du commerce des grains et du commerce en général est, de nos jours, menée avec une ardeur à peine moins vive qu’au temps de la physiocratie, et avec peu de nouveaux arguments. Et même la prétention de l’école, prétention dont on s’est raillé pendant tout un siècle comme étant un paradoxe, d’établir un impôt unique, a récemment trouvé dans la personne de l’Américain Henry George un défenseur aussi énergique que puissant par le nombre de ses adhérents. Dans son livre connu Progress and Poverty, il résume ses idées de la manière suivante, en en appelant spécialement à l’école de Quesnay : « Les économistes français du siècle dernier proposaient exactement ce que j’ai moi-même proposé, c’est-à-dire que toute imposition soit supprimée à l’exception d’un impôt sur la valeur des terres. » Et ce même auteur a dédié un autre ouvrage « à la mémoire de ces illustres Français du dix-huitième siècle, Quesnay, Turgot, Mirabeau, Dupont et leurs collègues, qui, dans la nuit du despotisme, ont prévu la magnificence des jours à venir. »
D’après ce qui précède, on pourrait presque parler d’une renaissance actuelle du système physiocratique, si des divergences très sensibles ne se faisaient remarquer entre les anciennes et les nouvelles idées.
Le parti moderne agraire cherche à relever l’agriculture par des moyens complètement opposés à ceux que préconisait en son temps le parti des économistes. Un prix élevé des céréales doit être obtenu non par la liberté extrême du commerce, mais par le protectionnisme. En outre, la liberté absolue du commerce est maintenant devenue le programme du parti économique, contre les intérêts duquel les physiocrates voulaient précisément s’élever, c’est-à-dire des gros négociants et des gros industriels. Enfin, H. George ne demande pas, comme ses devanciers, l’impôt unique pour garantir la propriété privée des biens-fonds et montrer par là le droit d’une classe spéciale de propriétaires fonciers, mais, au contraire, pour mettre à l’écart cette classe de propriétaires par « l’appropriation de la rente foncière par la voie de l’imposition », et pour arriver à la nationalisation de la propriété du sol.
Ce n’est donc pas le système physiocratique comme tel qui célèbre maintenant sa résurrection. Il s’agit plutôt du réveil de quelques idées éparses de ce système, idées qui se rapportent aux intérêts les plus divers et dont quelques-unes frappent même par un violent contraste. Il devait donc être d’autant plus intéressant de jeter un regard en arrière sur cette ancienne doctrine elle-même, à l’époque où les principes qui sont maintenant indépendants les uns des autres, se mouvaient encore paisiblement unis et étaient tenus en équilibre par une discipline d’idées sévèrement logique.
Et pour cette raison aussi, la complète reproduction des œuvres de l’auteur de cette doctrine doit être considérée comme une entreprise opportune.
En effet, l’étude de la doctrine de Quesnay, auquel revient certainement le mérite incontesté d’avoir établi le premier système strictement scientifique d’économie politique, a été jusqu’ici négligée d’une manière surprenante. H. George avoue franchement ne connaître qu’indirectement la doctrine de Quesnay et de ses disciples, c’est-à-dire par les ouvrages des écrivains anglais. En conséquence, il ne sait pas non plus si, de la phrase approuvée par lui « la terre est la source de tous les biens », ces hommes en ont encore déduit d’autres principes vrais ou faux. D’ailleurs on entend assez fréquemment exprimer la plainte que, malgré toute la bonne volonté, on ne peut se procurer aucune connaissance détaillée sur le système physiocratique, attendu que dans les courtes mentions qui en sont faites dans les manuels d’économie politique, on ne rencontre que des paradoxes sans pouvoir découvrir l’idée qui doit les relier. Cette plainte est justifiée. On peut même parler du discrédit dans lequel cet ingénieux système est tombé chez les théoriciens économistes peu après la mort de son fondateur. De quelle manière s’explique ce fait étrange ?
On ne se trompera sans doute pas, en en cherchant la cause moins dans le naufrage qu’a subi le système au point de vue pratique pendant les deux années du ministère de Turgot, que dans la critique défavorable dirigée contre la doctrine de Quesnay par Adam Smith, dans son célèbre ouvrage Inquiry into the nature and causes of the wealth of nations (1770). Le grand prestige dont cet ouvrage a joui jusque bien avant dans notre siècle et qui n’a commencé à décliner que depuis une époque relativement peu éloignée, faisait considérer à tous les disciples de Smith comme un sacrilège de vouer une attention sérieuse à un système que le maître condamnait.
Il est vrai que cette critique n’est pas demeurée complètement sans réponse. Ainsi, abstraction faite des physiocrates, le comte Lauderdale (Inquiry into the nature and origine of public wealth, 1804), la qualifie de manquée, et envisage que les défenseurs de la doctrine attaquée ne l’« ont pas tant favorisée avec tout leur talent, que l’auteur de la Richesse des nations par la manière dont il a cru la réfuter. » Et dans l’appendice de sa traduction allemande du Traité d’économie politique de J.-B. Say (1807), L. J. Jakob, en approuvant Smith, a toutefois ajouté : « Mais si l’on examine les raisons par lesquelles Smith a cherché à soutenir sa thèse et à démontrer la fausseté des principes de Quesnay, on ne peut nier qu’une grande lacune n’existe dans son raisonnement et que beaucoup de ce qu’il dit paraît confirmer plutôt que réfuter le principe fondamental des physiocrates » (que le travail de l’agriculture est le seul qui soit productif).
En outre, dans une longue note de sa traduction française de l’ouvrage Wealth of nations, G. Garnier a tenté de réunir le système de Smith à celui des physiocrates, et a déclaré que les contre-observations de celui-ci résultent d’un simple malentendu. Quoiqu’il en soit, l’opinion dominante des autres spécialistes a toujours été celle que A. Blanqui a exprimée contre G. Garnier par ces mots « Le système est jugé sans appel. »
En raison de la grande influence exercée pendant tout un siècle, par la critique d’Adam Smith, sur le sort du système physiocratique, il a paru impossible de passer ce fait sous silence dans un ouvrage réunissant l’ensemble des travaux économiques de Quesnay. Et nous devions d’autant plus donner une explication à ce sujet qu’il résulte d’un examen approfondi que les objections du célèbre Écossais ont souvent un caractère hautement arbitraire et ne tiennent pas debout devant une contre-critique objective.
Les rapports de A. Smith avec Quesnay et son école ne furent pas seulement de nature scientifique, mais aussi de nature personnelle. Pendant le séjour de deux ans et demi (mars 1764 à octobre 1766) que l’ancien professeur de philosophie morale à Glasgow a fait sur le continent avec son illustre élève, le jeune duc de Buccleugh, il a passé environ dix mois à Paris. Ainsi que nous l’apprennent non seulement son biographe, Dugald Stewart, mais encore des communications provenant de Dupont de Nemours et de l’abbé Morellet, Smith s’est trouvé dans cette ville en relations assez intimes avec Quesnay et ses disciples, et surtout avec Turgot, à qui il avait été particulièrement recommandé par David Hume. Ainsi, J.-B. Say (Cours complet, t. II, page 562) veut avoir entendu de Dupont de Nemours que celui-ci a souvent rencontré Smith dans les réunions des économistes, et que ce dernier « y était regardé comme un homme judicieux et simple, mais qui n’avait point encore fait ses preuves. » Du reste, Morellet nous confirme qu’à cette époque Adam Smith s’était livré d’une manière spéciale à des études économiques ; dans ses Mémoires, il dit (t. I, p.244) : « J’avais connu Smith dans un voyage qu’il avait fait en France. Il parlait fort mal notre langue ; mais sa Théorie des sentiments moraux m’avait donné une grande idée de sa sagacité et de sa profondeur, et véritablement je le regarde encore aujourd’hui comme un des hommes qui ont fait les observations et les analyses les plus complètes dans toutes les questions qu’il a traitées. M. Turgot, qui aimait ainsi que moi la métaphysique, estimait beaucoup son talent. Nous le vîmes plusieurs fois ; il fut présenté chez Helvétius : nous parlâmes théorie commerciale, banques, crédit public, et de plusieurs points du grand ouvrage qu’il méditait », etc.
Ses relations avec les économistes paraissent avoir été si intimes qu’ils le considéraient comme un condisciple. On peut du moins tirer cette conclusion d’un passage des « Observations sur les points dans lesquels Adam Smith est d’accord avec la théorie de M. Turgot, et sur ceux dans lesquels il s’en est écarté » que Dupont a jointes aux Réflexions sur la formation et la distribution des richesses dans son édition des œuvres de Turgot ; ce passage, qui fait partie de la polémique contre Smith, est ainsi conçu : « Smith en liberté, Smith dans sa chambre ou dans celle d’un ami, comme je l’ai vu quand nous étions condisciples chez M. Quesnay, se serait bien gardé de le nier, etc. » Le désappointement a donc dû être d’autant plus pénible, lorsqu’enfin l’ouvrage Wealth of nations a paru et que les physiocrates y ont trouvé une critique aussi tranchante.
Il est vrai que Smith a revêtu sa critique de toute la politesse imaginable. Il fait l’éloge de la simplicité et de la modestie personnelles de « l’ingénieux et profond auteur de ce système. » Les partisans de celui-ci sont des hommes « d’un grand savoir et d’un talent distingué. » Il déclare « noble et généreux » le système lui-même et dit qu’« avec toutes ses imperfections, néanmoins ce système est peut-être de tout ce qu’on a encore publié sur l’économie politique, ce qui se rapproche le plus de la vérité. » Souvent ces passages sont cités pour mettre en lumière la prétendue haute opinion que Smith doit avoir eue pour la doctrine des économistes. Mais en réalité ces remarques ne servent qu’à donner une force d’autant plus grande aux objections formulées, car si en parlant avec des ménagements tellement évidents, on arrive en définitive à un jugement condamnant la doctrine, ce jugement doit donc être d’autant plus juste. Si maintenant Dugald Stewart dit qu’Adam Smith, ainsi qu’il l’a appris de sa propre bouche, a voulu dédier à Quesnay son ouvrage Wealth of nations, et qu’il n’a été empêché de le faire que par la mort de Quesnay survenue auparavant, nous sommes loin de vouloir douter de cette assertion. Mais cela ne peut nous empêcher de relever aussi les circonstances qui lui sont contraires.
En effet, on doit malheureusement dire qu’Adam Smith n’a pas apporté une très grande bonne foi dans sa critique, comme on le remarque dès les premiers mots.
Lorsqu’à la fin de mars 1776, le savant Écossais a livré à la publicité son livre longtemps attendu, Turgot occupait déjà depuis près de deux ans son fauteuil ministériel. Tout le monde civilisé suivait avec une profonde attention le tableau, qui se présentait pour la première fois, d’un grand empire devant être régi et même réorganisé d’après les principes de la science. Cet événement ne pouvait intéresser personne plus qu’Adam Smith, dont l’esprit préparait un ouvrage sur la même matière, et qui avait précédemment échangé personnellement ses idées avec l’auteur et le guide de ces réformes politiques administratives en France. Or, est-ce que Smith qui, dans ce temps-là, n’habitait plus sa retraite à Kirkcaldy, mais se trouvait a Londres, où il mettait la dernière main à son ouvrage, n’aurait absolument rien appris de ces évènements qui se produisaient dans le pays voisin ? Et cependant il commence le chapitre « des Systèmes agricoles » par la surprenante observation que voici : « Le système qui représente le produit de la terre comme la seule source du revenu et de la richesse d’un pays n’a jamais, autant que je sache, été adopté par aucune nation et n’existe à présent que dans les spéculations d’un petit nombre d’hommes en France », etc. Et il ajoute, pour justifier ce qu’il dit, qu’il veut simplement se borner sur ce point à reproduire les principes fondamentaux de ce système : « Ce n’est sûrement pas la peine de discuter fort au long les erreurs d’une théorie qui n’a jamais fait et qui vraisemblablement ne fera jamais de mal en aucun lieu du monde. »
Or, abstraction faite de la circonstance que, précisément pour cette époque, l’explication qui précède était fausse, il faut d’ailleurs envisager comme singulier l’argument consistant à subordonner la valeur scientifique d’un système à la question de savoir si ce système a déjà trouvé sa réalisation dans la pratique ou s’il est à présumer qu’il la trouvera encore. La théorie de la politique de Platon n’a jamais non plus été appliquée et ne le sera sans doute jamais ; cependant, on ne lui a jamais contesté sa place dans la science. En voyant d’ailleurs que dans les éditions ultérieures de son ouvrage et même dans la 3e édition (1784) qui se distingue par un grand nombre d’additions et d’améliorations, Smith n’a modifié en rien cette explication, nous pouvons parfaitement admettre qu’il n’a pas jugé à propos de faire une telle modification en raison de la place défavorable qu’il avait trouvé bon d’accorder au système de Quesnay à côté de sa propre doctrine. Cette impression se renforce encore, lorsque nous examinons de près et en détail les développements de Smith.
Que cet auteur reproche à la doctrine combattue de nombreux paradoxes, cela peut encore passer. Mais ce qui est déjà injuste, c’est d’appliquer continuellement aux disciples de cette doctrine l’expression de « secte », à laquelle les physiocrates étaient très sensibles et contre laquelle ils ont sans cesse protesté comme « une expression injurieuse » (voir la note I, page 716). Et ce qui est une altération de la vérité, c’est lorsqu’il dit d’eux « qu’ils affectent de dégrader (sic) la classe des artisans, manufacturiers et marchands en la désignant par la dénomination humiliante (sic) de classe stérile ou non productive », et qu’il répète à plusieurs reprises, avec insistance, qu’ils auraient en revanche décerné à l’agriculture le titre honorifique (honorable appellation) de classe productive.
Il serait difficile de trouver un ouvrage physiocratique qui, en discutant ce point, ne repoussât pas le reproche que la qualification de non productive a quelque chose d’humiliant. « Cette épithète, dit Quesnay lui-même, n’a rien de choquant ; il y a beaucoup d’états plus relevés que le commerce qui l’adoptent sans répugnance. Les ministres des autels, les magistrats, les militaires exercent des emplois utiles et sont de la classe stérile quant à leurs fonctions Les distinctions physiques ne font rien à la dignité ; elles doivent intéresser peu l’amour propre des hommes », etc. (voir pages 521 et 522). Or, cette question formait justement le point central de la lutte passionnée dans laquelle le parti physiocratique était engagé à l’époque où Adam Smith vivait à Paris au milieu des membres de ce parti. La qualité de productivité appliquée à la fois aux trois classes de productions : l’agriculture, l’industrie et le commerce, n’a nullement été établie par Adam Smith seul. Au contraire, elle était déjà revendiquée avec énergie par les défenseurs du système mercantile contre Quesnay, comme on peut s’en convaincre en lisant la partie du présent ouvrage dans laquelle rentre ce sujet. Smith a été témoin personnel à Paris de tous les événements et incidents qui se liaient aux articles de Quesnay publiés par le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances (1766). Au lieu donc de reprendre pour son compte le reproche, maintes et maintes fois réfuté, des adversaires de cette époque, il aurait été bien plus convenable de sa part, de défendre l’école contre l’accusation qu’elle avait voulu attacher un discrédit à la désignation de non productive. Et il aurait eu d’autant plus de raison d’agir ainsi que, dans son propre système, il maintient, on le sait, la qualification d’improductive, si ce n’est pour les professions industrielles et commerciales, du moins pour les classes des travailleurs intellectuels, tels que les fonctionnaires de l’État, les ecclésiastiques, les médecins, les artistes, etc., et il n’entend pas non plus jeter par là de la déconsidération sur ces dernières classes. Le reproche de Smith ne peut donc pas être envisagé comme tout a fait loyal.
Mais aussi les objections positives dirigées contre la classification établie par les économistes, sont d’une faiblesse considérable, et nous nous trouvons ici en présence de la partie de la critique qui, d’après le jugement de Lauderdale et de Jakob, soutient plutôt qu’elle ne renverse les principes dont Smith fait le procès.
Quesnay n’avait pas reconnu aux industriels et aux commerçants la qualité de productifs, parce qu’ils ne faisaient que transformer et réexpédier des matières existantes et qu’ils n’en produisaient pas eux-mêmes. Mais la culture de la terre produit, outre l’entretien du travail qu’elle exige, un excédent de matières d’abord pour le propriétaire foncier, puis pour les classes professionnelles, et c’est pour cette cause purement physique qu’elle reçoit la qualification de productive. L’argument principal que Smith avance contre cette « erreur principale », comme il l’appelle, du système attaqué, est le suivant.
Il est exact, en effet, que, indépendamment du rendement déterminé pour leur entretien et la continuation de l’exploitation, les fermiers et les paysans produisent encore un produit net pour les propriétaires fonciers, ce qui n’est pas le cas des professions industrielles. Mais il continue ainsi : « Nous n’appellerions pas stérile ou non productif un mariage qui ne reproduirait seulement qu’un fils et une fille pour remplacer le père et la mère, quoique ce mariage ne contribuât point à augmenter le nombre des individus de l’espèce humaine et ne fît que continuer la population telle qu’elle était auparavant. Aussi, de même qu’un mariage qui donne trois enfants est certainement plus productif que celui qui n’en donne que deux, de même le travail des fermiers et ouvriers de la campagne est assurément plus productif que celui des marchands, des artisans et des manufacturiers. Toutefois, la supériorité du produit de l’une de ces classes ne fait pas que l’autre soit stérile et non productive. » Ainsi parle Adam Smith.
On se demande avec étonnement comment Smith a pu ici parler d’une « erreur principale », car il est pourtant évident qu’il fait moins une distinction de la chose que de la terminologie. Du reste, aujourd’hui encore la question est sujette à discussion, de savoir si — en admettant la même base — le mode de classification de Quesnay n’est cependant pas préférable à celui d’Adam Smith. Ainsi qu’on le sait, la théorie du travail productif et improductif a précisément été le point que les disciples de Smith n’ont pas maintenu. Déjà son apôtre le plus fervent, J.-B. Say, s’est élevé avec force contre cette théorie, du moins en tant qu’elle combat la productivité du travail intellectuel.
D’ailleurs, un fait qui démontre combien la critique tout entière a été rédigée avec peu de soin, c’est que Smith a complètement négligé, dans l’exposition du système, l’importante théorie de l’impôt unique.
Il a en outre prétendu que le système des économistes attend de trois moyens le plus haut degré de bien-être de toutes les classes du peuple, à savoir : l’établissement 1° d’une justice parfaite, 2° d’une liberté parfaite, et 3° d’une égalité parfaite (perfectly equality). Or, le fait que les physiocrates ont au contraire déduit de l’ordre naturel le principe de l’inégalité sociale et économique, vient contredire ce troisième point. Ce fait constitue même l’une des doctrines fondamentales du système.
Enfin, lorsqu’on lit aussi bien comme titre de chapitre que dans l’exposé lui-même que le système « représente le produit (produce) de la terre comme la seule source du revenu et de la richesse du pays », on se trouve en présence de notions et d’opinions erronées introduites dans le système même. En effet, Quesnay et ses disciples ont toujours représenté les terres et, dans un sens plus étendu, l’agriculture comme la source des biens et de la prospérité publique, mais jamais il ne leur a assimilé les produits des terres. Chez Smith, il en est autrement. L’« annual produce of labour » dans l’état primitif de la culture, et l’« annual produce of land and labour » dans l’état de la culture progressive, forment, comme on le sait, d’après sa terminologie, le « fund » et, dans un sens étendu, la « source » de la richesse publique ; la « source », parce que, suivant son système, deux torrents de biens se répandent du fond annuel, l’un pour la consommation immédiate (immédiate consumption) de la population, l’autre, comme capital dans le propre sens du mot, pour l’exploitation de l’entreprise qui doit produire de nouveaux biens. Mais Quesnay fut toujours étranger à une semblable manière de voir.
Pour terminer, ajoutons encore que Smith, en vue d’assurer à son système la place à laquelle il prétendait le mettre, de théorie intermédiaire entre le mercantilisme et le physiocratisme, a représenté la chose comme si le principe de la « liberté naturelle » devait être sauvé par lui contre ces deux systèmes. Comme toutefois la théorie de Quesnay repoussait à un degré beaucoup plus élevé encore l’intervention de l’État et comprenait donc la notion de liberté économique à un point de vue infiniment plus « naturel » que Smith lui-même, on peut ainsi se faire une idée de la justesse avec laquelle Blanqui, en se basant directement sur cette critique de la physiocratie, pouvait dire : « Le système est jugé sars appel. »
Personne n’est plus disposé que nous à reconnaître le grand mérite qu’Adam Smith s’est acquis dans la cause du développement de l’économie politique. Mais, pour être juste, il faut dire que la critique dirigée par lui contre le système des économistes français, n’est pas à la hauteur de ce que l’on était raisonnablement en droit d’attendre de lui. Cette critique ne prouve en aucune façon ce qu’elle veut prouver. Aujourd’hui encore, le système physiocratique attend sa réfutation scientifique. Et il en résulte la conséquence que l’on a fait tort, pendant un long siècle, à la doctrine de Quesnay, si erronée qu’elle puisse être d’ailleurs. Il serait temps de réparer ce tort par une nouvelle étude des œuvres de ce maître.
Les compatriotes de Quesnay, il est vrai, n’ont pas négligé cette étude dans la même mesure que les autres nations, mais ils l’ont cependant fait d’une manière assez sensible.
En général, toutefois, on ne peut certainement pas reprocher aux Français de n’avoir témoigné aucun goût pour les études littéraires historiques en matière d’économie politique. Au contraire, ils sont sur ce point beaucoup plus avancés que toutes les autres nations. Ils n’ont heureusement pas suivi l’avis de J.-B. Say, leur « plus célèbre économiste » d’après Blanqui, qu’il importait peu de savoir ce que nos prédécesseurs ont rêvé sur le sujet, qu’il s’agissait d’oublier les anciennes erreurs et non d’apprendre à les connaître. Tous les économistes remarquables de la France, depuis Montchrétien de Vateville, ont été l’objet de travaux monographiques plus ou moins détaillés, et provoqués en partie par les concours de l’Académie des sciences morales et politiques. Outre une grande quantité d’essais sur l’histoire de la littérature économique, nous possédons une série d’ouvrages étendus et précieux sur l’activité administrative de Colbert et les principes mercantiles qui s’y rattachent; nous en avons aussi sur Boisguillebert, Vauban, Law, l’abbé de St-Pierre, etc., qui souvent ont été étudiés par plusieurs auteurs. Même plusieurs membres de l’école de Quesnay ont été, de nos jours, l’objet d’études littéraires particulières. Rappelons entre autres l’ouvrage important, Les Mirabeau de Loménie, qui marche de pair avec la nouvelle édition de l’Ami des hommes, due à W. Rouxel ; rappelons aussi le livre, paru il y a peu de temps, de G. Schelle, Dupont de Nemours et l’école physiocratique. Même un physiocrate aussi secondaire que Ch. de Butré a eu il n’y a pas longtemps, l’honneur d’une étude monographique détaillée dans le livre de R. Reuss. Mais Quesnay lui-même, qui est pourtant la gloire des économistes français, est resté dans l’ombre. Il est vrai que dans la Collection des principaux économistes, éditée chez Guillaumin il y a un peu plus de quarante ans, Quesnay a trouvé place (t. II, 1846) à côté d’autres membres de son groupe, tels que Dupont de Nemours, Mercier de la Rivière, Baudeau et le Trosne. Une série de ses œuvres y est reproduite, précédée d’une introduction et d’une esquisse biographique par E. Daire. Mais ce qui pouvait satisfaire les besoins scientifiques de la première moitié de notre siècle et peut-être même aller au-delà de ces besoins, ne suffit plus pour les exigences de l’époque actuelle. Il faut reconnaître que l’édition faite par Daire des principaux écrits du fondateur du système physiocratique fut, pour son temps, un événement scientifique. À une époque où, par suite des louanges excessives adressées, précisément par un français, J.-B. Say, à Adam Smith, le maître écossais exerçait un empire illimité dans le domaine de l’économie politique, il y avait du mérite à relever le fait que des hommes semblables avaient déjà vécu et que le premier système théorique en cette matière était né en France. De nos jours, par contre, on peut dire que cette édition de Daire apporte des entraves dans les recherches littéraires historiques. On s’est tellement habitué à trouver dans cette collection tout ce qui mérite d’être connu du système physiocratique, que l’on a complètement renoncé à étudier les œuvres originales. Bien des choses qui auraient pu avoir une grande valeur pour l’intelligence des idées du système, prises dans leur ensemble, sont par là tombées dans l’oubli. Au point de vue de l’exactitude des relations historiques sur les systèmes, il ne suffit même plus maintenant de connaître simplement les œuvres prétendues les plus importantes d’un auteur : on doit étudier l’homme sous tous ses aspects ; on doit rechercher non seulement ses mérites, mais encore ses défauts, qui souvent n’apparaissent comme tels que pour le temps où il vivait, tandis que plus tard ils peuvent se présenter comme étant de véritables forces. On veut, maintenant, pouvoir poursuivre la naissance et le développement des idées afin de savoir pourquoi elles se sont formées et ont dû se former de cette manière et non autrement. Pour cela, des circonstances en apparence secondaires et même des tentatives non réussies sont souvent beaucoup plus importantes que les travaux principaux qui montrent l’homme sous son côté parfait.
Fréquemment l’impression d’ensemble diffère essentiellement de celle que l’on acquiert de quelques parties, toujours réunies d’une manière arbitraire, du moins jusqu’a un certain point. Souvent aussi un auteur a traité, dans des passages saillants, un point principal de sa doctrine avec peu de vigueur, parce qu’ailleurs il s’étend sur le sujet avec d’autant plus de détails. Dans les travaux reproduits par E. Daire, personne, par exemple, ne pourra tirer un renseignement sur l’opinion de Quesnay en ce qui concerne la politique du taux de l’intérêt de l’argent. D’après le caractère dont est pénétrée sa théorie, qui tend à repousser toute ingérence de l’État dans les relations économiques, le lecteur supposera que sur ce point Quesnay est aussi demeuré fidèle à ce principe. C’est exactement le contraire qui est vrai. Dans le présent ouvrage (pages 399 et suivantes), on peut lire un article intitulé Observations sur l’intérêt de l’argent, qui a paru sous le pseudonyme de M. Nisaque (anagramme de Quesnay) dans le numéro de janvier du Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, et dans lequel Quesnay combat vivement l’opinion des commerçants et financiers, suivant laquelle « le taux de l’intérêt de l’argent prêté à constitution de rentes perpétuelles doit hausser ou baisser à raison de la concurrence du nombre plus ou moins grand de prêteurs ou d’emprunteurs ; d’où résulterait la ruine de la nation. » Et, chose digne de remarque, il base expressément ses arguments sur la loi naturelle qui doit être dans ce cas étayée par la loi positive. Il faut, dit-il, une « loi positive du prince », une « règle authentique qui serait renouvelée au moins tous les dix ans » pour protéger l’emprunteur contre le taux arbitraire de l’intérêt de l’argent, fixé par le prêteur, et surtout pour maintenir dans des proportions convenables le taux d’intérêt du capital avec le revenu des biens-fonds ; car rien n’est aussi nuisible à l’agriculture qu’un taux d’intérêt supérieur au revenu naturel des biens-fonds et, en outre, continuellement variable ; par là, les hypothèques expulseraient les propriétaires de leur patrimoine, etc. On peut remarquer que les idées de Quesnay concordent déjà jusqu’à un certain point avec celles de Rodbertus.
Par ce qui précède et d’ailleurs par d’autres faits encore, on peut voir que Quesnay était bien éloigné de pousser jusqu’à l’extrême la liberté économique demandée par lui. Il se distingue essentiellement en cela de son école. Ainsi, Dupont, qui était alors rédacteur du Journal de l’agriculture, etc., a laissé entrevoir, déjà au moment de l’impression de l’article, son opinion divergente ; en effet, il a fait remarquer, dans une note, que les idées de l’article ne s’appliquaient qu’à l’agriculture dans le sens étroit du mot, ce qui ne répondait pas à l’opinion de Quesnay, et il a ajouté qu’il « souhaitait une réplique beaucoup plus qu’il ne l’espérait. » Dans la collection des écrits économiques de Quesnay, qu’il a publiée plus tard sous le titre de Physiocratie, il a intentionnellement omis cet article.
D’autres exemples pourraient encore être donnés pour démontrer que, d’après ses œuvres économiques complètes, Quesnay n’avait pas exactement les mêmes vues que celles qu’on lui attribue en prenant pour base ses ouvrages « les plus importants » connus jusqu’à présent. Mais il résulte d’ailleurs de l’exemple cité, que c’est une illusion de croire que l’on peut aussi bien apprendre à connaître le système de Quesnay par les ouvrages des disciples que par ceux du maître lui-même.
Au contraire, plus on étudie les innombrables écrits du parti physiocratique, plus on remarque clairement les divergences essentielles qui existent entre ses membres. En particulier, rien n’est moins exact que l’énonciation d’Adam Smith se trouvant dans sa critique ci-dessus rapportée, et consistant à dire « que les écrivains de cette secte suivent tous, dans le fond et sans aucune variation sensible, la doctrine de M. Quesnay » ; et ce qui fait ressortir encore la légèreté de Smith, c’est qu’il qualifie ensuite de « petit livre » l’ouvrage de l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques par Mercier de la Rivière, ouvrage en 2 volumes comprenant ensemble 900 pages in-12, et auquel il renvoie spécialement le lecteur. Il est vrai que les divergences citées par Dupont de Nemours dans sa Notice sur les économistes qu’il a mise en tête de l’Éloge de Gournay dans son édition des œuvres de Turgot, ne sont pas justes non plus. Quoiqu’il en soit, on ne peut trouver la doctrine de Quesnay dans sa pureté que chez le maître lui-même, et c’est aussi le maître seul qui peut nous faire connaître exactement les principes philosophiques de son système économique. Plusieurs conséquences strictement logiques de certains principes fondamentaux avec lesquels l’édifice complet subsiste ou s’écroule, sont présentées sans enchaînement par les disciples et apparaissent en conséquence comme paradoxes.
L’étude des développements du fondateur du système physiocratique, qui ne sont obscurs que si l’on n’en a que quelques parties devant soi, est rendue plus attrayante par la circonstance que l’on n’y trouve pas ce fatigant enthousiasme des disciples pour le maître, enthousiasme qui a, par exemple, poussé le marquis de Mirabeau à prétendre que le Tableau économique est la troisième grande invention du genre humain après celle de l’écriture et de la monnaie. Et pourtant cet enthousiasme ne s’est en général manifesté que lorsque la propre puissance intellectuelle de l’écrivain a commencé à décliner.
Certes, l’étude des travaux économiques de Quesnay n’était pas une chose si aisée, une partie d’entre eux étant difficile à trouver. L’erreur très répandue que le médecin versaillais a peu écrit en matière économique repose évidemment sur le fait que, dans les domaines autres que celui de la médecine, Quesnay n’a produit aucun ouvrage volumineux et que, sur les questions économiques, il n’est sorti de sa plume que des études et des articles disséminés, qui n’ont d’ailleurs pas été publiés sous son nom. C’est ce qui explique, par exemple, que le disciple contemporain de Quesnay en Allemagne, Mauvillon, a pu dire dans les Physiokratische Briefe an den Herrn Professor Dohm (1780) : « Dans le système physiocratique, bien loin que son inventeur eût écrit seul, c’est précisément lui qui a écrit le moins. »
Blanqui, dans son Histoire de l’économie politique (1838), s’exprimait dans le même sens en disant : « Quesnay écrivait peu et d’une manière presque toujours sententieuse et obscure. » Et même dans l’ouvrage de Léonce de Lavergne sur les Économistes français du dix-huitième siècle (1870), nous trouvons cette phrase surprenante : « Outre ses maximes, Quesnay a très peu écrit. » Nous pensons que grâce au tableau des œuvres de ce dernier, que nous donnons dans le présent ouvrage, cette assertion ne se reproduira plus. Nous espérons en même temps avoir contribué à faciliter dans une large mesure l’étude des travaux du fondateur du premier système scientifique d’économie politique.
Il nous reste encore à parler maintenant des points de vue qui nous ont dirigé dans la rédaction de cet ouvrage.
Le premier devoir que nous avions à remplir, c’était d’être complet. En effet, il n’y aurait eu aucun sens de présenter derechef au public un simple choix des travaux de Quesnay, puisque l’édition de E. Daire, pleine de mérite pour l’époque où elle a paru, est actuellement considérée comme insuffisante en raison, précisément, de son état incomplet. En conséquence, nous avons recherché avec ardeur toutes les œuvres sorties de la plume de Quesnay, et avons fait notre possible pour nous les procurer. Nous avons la conscience de n’avoir laissé inutilisée aucune indication quelconque, fournie à cet égard par la littérature physiocratique.
Un autre devoir était l’exactitude. Lorsqu’il ne s’agissait pas de fautes d’impression évidentes, nous avons reproduit les textes originaux avec toutes leurs imperfections, sans même corriger les fautes manifestes de l’auteur. Nous sommes parti de l’idée que, dans le doute, le lecteur préférait se tromper avec l’auteur que d’avoir raison avec l’éditeur. Mais nous avons envisagé qu’il était conforme à notre tâche de faire remarquer, dans les notes, les endroits selon nous incorrects.
En ce qui regarde le contenu lui-même du livre, nous avons cherché à remplir plus complètement encore le premier de ces devoirs, en recueillant, autant que cela a été possible, et en insérant dans l’ouvrage les œuvres philosophiques de Quesnay, ainsi que les notices biographiques écrites sur lui dans son temps et aussitôt après sa mort. En revanche, les œuvres médicales ont été, cela va sans dire, laissées de côté. L’ouvrage se divise en trois parties principales, savoir :
I. Pièces biographiques ;
II. Œuvres économiques ;
III. Œuvres philosophiques.
Puis vient un Appendice, renfermant, d’abord, un supplément biographique de Dupont de Nemours sur la postérité du maître, puis un Tableau général de tous les produits littéraires de Quesnay, y compris ses ouvrages médicaux.
La première partie (pièces biographiques), dans la forme qui lui a été donnée, pourrait peut-être paraître singulière à quelques personnes. Bien que nos études sur les évènements de la vie du médecin versaillais aient été assez approfondies, ainsi que le lecteur le remarquera de suite, nous avons néanmoins renoncé à faire nous-même, sous forme d’essai, un résumé du résultat de ces études, comme cela est d’usage dans les éditions de ce genre. Considérant que les anciennes sources littéraires qui donnent des renseignements biographiques sur Quesnay et auxquelles les auteurs suivants ont puisé, sont également devenues rares, nous avons envisagé qu’il y avait du mérite à rendre plus facile, par une réimpression, l’usage des Éloges de Quesnay par le marquis de Mirabeau, le comte d’Albon, Grand-Jean de Fouchy, Romance de Mesmon, et en outre, les passages, relatifs à notre sujet, des Mémoires de madame du Hausset et de Marmontel, etc. Au moyen de ces divers documents, le lecteur peut dès lors établir lui-même la biographie du fondateur de la physiocratie, sans qu’il ait besoin pour cela des yeux d’une autre personne. Pour nous-même, nous nous sommes attribué le modeste rôle d’indiquer dans des notes les résultats de nos propres investigations, d’examiner quelques assertions au point de vue de leur exactitude et de rétablir sous leur vrai jour quelques opinions étranges qui étaient devenues une tradition.
Le contenu de la seconde partie principale (œuvres économiques) a été puisé aux sources suivantes :
I. Tomes VI et VII de l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot, 1756 et 1757 ;
II. Quatrième partie de l’Ami des hommes, par le marquis de Mirabeau, 1758 ;
III. Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, rédigé par Dupont, septembre 1764 à novembre 1765 ;
IV. Éphémérides du citoyen ou bibliothèque raisonnée, rédigées par Baudeau et Dupont, à partir de janvier 1767
V. Physiocratie ou constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain. Recueil publié par Dupont, 1768.
L’étendue totale des œuvres économiques de Quesnay renfermées dans le présent volume s’élève, dans le même format, à plus du double de celles qui sont contenues dans l’édition de E. Daire. Celui-ci s’est borné à reproduire les travaux qui se trouvent dans l’Encyclopédie et dans la Physiocratie.
Dans les notes, nous nous sommes intentionnellement abstenu de toute discussion des principes théoriques. L’historique spécial de chaque mémoire a seul été annoté. L’ouvrage aurait pris un autre caractère que celui qu’il doit avoir, si nous avions voulu nous engager dans une critique des principes de Quesnay. Ceci serait l’objet de traités particuliers. Et le fait que Daire s’est quelquefois écarté de cette ligne de conduite n’a pu que nous fortifier à agir ainsi, car nous ne considérons pas son procédé comme heureux.
En ce qui concerne enfin la troisième partie (œuvres philosophiques), les motifs pour lesquels nous avons placé après les œuvres économiques les écrits philosophiques qui sont plus anciens que celles-ci, sont expliqués en détail dans la note de la page 721 ; nous pouvons donc, sur ce point, renvoyer le lecteur à cette note. Et pour permettre de jeter un coup d’œil sur la connexion qui existe entre les idées médico-physiologiques de Quesnay et ses travaux, métaphysiques et économiques, nous avons donné, en traduction française, une analyse critique assez détaillée des « Göttinger Gelehrte Anzeigen » de l’ouvrage de Quesnay Essai physique sur l’économie animale (2e édition 1747), critique probablement due à la plume de A. de Haller. Mentionnons encore que l’éditeur, dont la langue maternelle et usuelle est l’allemand, a estimé qu’il allait de soi que le présent ouvrage devait paraître en entier dans la langue de Quesnay. Et il se sent pressé de témoigner ici toute sa reconnaissance à M. E. Bonjour, traducteur au département fédéral des affaires étrangères, à Berne, qui a établi le texte français de l’introduction, des notes, etc., ainsi qu’à M. le professeur docteur Wilhelm Lœwenthal, qui a soigné la partie philosophico-médicale de l’ouvrage. Les notes de l’éditeur sont désignées par les initiales A. O., afin de les distinguer de celles qui sont renfermées dans les textes originaux.
Encore un mot.
Le présent ouvrage paraît au moment où le représentant actuel le plus autorisé de l’histoire de la littérature économique en Allemagne, Wilhelm Roscher, à Leipzig, célèbre le jubilé de sa cinquantième année de carrière scientifique. En nous permettant de déposer sur la table de fête l’édition complète des œuvres économiques de l’homme auquel le monde doit le premier système scientifique d’économie politique, nous exprimons l’espoir que ce jubilé, auquel prennent part de cœur non seulement les savants de l’Allemagne, mais encore ceux des pays situés au-delà de ses frontières, puisse donner une impulsion nouvelle aux études littéraires historiques dans le domaine de l’économie politique. On ne saurait dire qu’aujourd’hui l’on se consacre à ces études autant qu’elles le méritent. En Allemagne surtout, ce sont les questions pratiques de politique sociale qui attirent maintenant, en première ligne, l’attention des jeunes gens qui travaillent dans le champ de la science économique. Et, dans les recherches si savantes et si méritoires que l’on fait sur le passé, on traite l’histoire des conditions économiques bien plus que l’histoire de la théorie. En même temps on cherche à accomplir une révision des principes fondamentaux de la science conformément à la vie économique plus avancée du temps présent. Tout cela est très réjouissant mais n’épuise pas le sujet. S’il est vrai que la théorie qui nous a été transmise ne répond plus et ne peut plus répondre aux prétentions du temps actuel, parce que de nouveaux éléments de civilisation ont pris place dans la vie économique et sociale des peuples, il n’en est pas moins vrai que nous ne trouvons de base solide pour l’établissement de nos propres idées, qu’en nous rattachant au passé et en puisant dans ses trésors intellectuels. Ne perdons pas de vue que d’anciennes questions depuis longtemps en repos renaissent tout à coup avec une nouvelle vigueur, et remarquons d’autre part que souvent aussi des théories anciennes ne sont insuffisantes pour notre époque que parce qu’elles nous ont été transmises d’une manière également insuffisante. C’est ainsi que surgit à côté de la nécessité d’une révision des principes fondamentaux, l’exigence d’une révision de la tradition scientifique. La tradition est et doit être de même en mouvement continuel ; car selon que les nécessités du moment pèsent lourdement, tantôt sur un facteur économique, tantôt sur un autre, il s’ensuit, pour les systèmes économiques entrés dans l’histoire, un changement de classification au point de vue de leur valeur dans le présent. Il faut donc toujours retravailler les matériaux qui s’y rapportent. Personne ne voudra avoir la prétention d’avoir jamais fait sous ce rapport quelque chose de complet et de concluant ; il ne peut être ici question que de contributions à l’œuvre générale. Et en exprimant le vœu que le présent ouvrage soit considéré comme une modeste contribution dans ce sens, nous le présentons par ces lignes au savant dont nous célébrons le jubilé, ainsi qu’au public scientifique.
Berne, octobre 1888.
AUGUSTE ONCKEN.
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