Pellegrino Rossi, Introduction à l’histoire des doctrines économiques (Journal des économistes, juin 1842).
INTRODUCTION À L’HISTOIRE DES DOCTRINES ÉCONOMIQUES[1].
L’économie politique occupe aujourd’hui parmi les sciences mixtes un rang des plus honorables et que nul ne songe plus à lui contester : elle a fortement captivé l’attention publique ; elle a pris possession des esprits, et affirme hautement qu’elle a droit d’exercer une influence décisive sur toutes les affaires sociales. La presse lui prête ses mille voix, et la presse périodique, en particulier, redouble d’efforts pour en mettre les principes à la portée de tous. Aujourd’hui, connaître ces principes, ou du moins faire semblant de les connaître, paraît un moyen de succès à tout homme qui porte des regards de convoitise sur le pouvoir : on sait que cette connaissance est généralement regardée comme essentielle aux hommes d’État, et qu’il manquerait quelque chose dans l’estime et la confiance publiques à celui qui aspirerait au gouvernement de son pays tout en s’avouant étranger à la science qui préside au développement de la richesse nationale.
Sans doute, le culte de la science économique n’est pas, chez tous les hommes qui s’y vouent, également pur et sincère : les uns obéissent à une conviction éclairée ; ils n’ignorent ni le bien que cette science peut faire, ni les maux que, par ses enseignements, on peut écarter ou guérir ; les autres, impatients d’atteindre le but de leur ambition personnelle, ne font que s’abandonner aux impulsions générales de notre époque. Le courant de la société emporte toujours le vulgaire des esprits ; il les pousse aujourd’hui vers les études économiques comme il les poussait autrefois vers la jurisprudence ou vers la philologie.
On répète un lieu commun en disant que l’activité nationale s’applique tout particulièrement, de nos jours, au développement de la richesse et de la prospérité matérielle. Quoi qu’on pense de ce mouvement général, considéré au point de vue de la morale, il est certain qu’il seconde puissamment la diffusion des études économiques. Si la science ne rencontre pas aujourd’hui de génie créateur, aucun de ces hommes extraordinaires dont le nom fixe une époque et obscurcit la gloire de tous les noms qui l’ont précédé, elle trouve du moins un grand nombre d’hommes zélés et laborieux ; elle profite de leur ardeur qui les porte à tout remuer, à tout explorer ; et dût-il, de ces labeurs souvent peu éclairés, résulter un certain désordre, une agitation stérile ou de mauvais fruits, ce mouvement serait encore préférable à l’inaction et à la mort : l’erreur qui se produit au grand jour et devient un sujet de discussion, vaut mieux que l’ignorance absolue et qui n’a pas conscience d’elle-même.
C’est ainsi, pour ne parler que de la France, que sous l’administration de Colbert on vit éclore dans le domaine de la science économique le système mercantile. Un fait social devint le principe d’une théorie. Croyez-vous que la science aurait bientôt fait de nouvelles tentatives et recherché hardiment d’autres régions, si la doctrine mercantile, en se plaçant devant elle comme une barrière infranchissable, n’eût provoqué les esprits à la révolte ?
Toute résistance illégitime et excessive prépare une grande lutte. L’effroyable misère où les revers de Louis XIV, les besoins de son trésor, les prodigalités et les erreurs de la régence, et, plus que tout, l’irrégulière distribution de l’impôt, avaient plongé les cultivateurs, inspira Quesnay, et, sous cette inspiration, la secte des économistes combattit vaillamment les dogmes du système mercantile. Les disciples de Quesnay prirent place au premier rang parmi ces philosophes du dix-huitième siècle qu’un ardent amour de l’humanité poussait à tout renverser, dans l’espoir de tout réformer.
Mais dans ce temps-là, une fois l’occasion passée, la science, comme ces troupes du Moyen âge qui ne livraient qu’une bataille, rentrait dans ses foyers. Elle ne trouvait pas au dehors les puissants auxiliaires, toujours armés, toujours prêts au combat, qu’elle y trouve aujourd’hui, la liberté de la parole et la liberté de la presse. Alors, par ses affinités toujours suspectes avec la politique, elle éprouvait des gènes qui lui sont inconnues de notre temps. Aussi, lorsque s’évanouissaient les circonstances extraordinaires qui l’avaient appelée au grand jour et lui avaient donné un peu de courage, se réfugiait-elle de nouveau, timide et silencieuse, dans le cabinet de quelque penseur. Ces modestes habitudes de recueillement et de retraite ne lui sont plus nécessaires, aujourd’hui qu’elle peut manifester toute sa pensée et par la presse et à la tribune, qu’elle a même obtenu, à peu près dans l’Europe entière, les honneurs de l’enseignement public.
À l’aide de ces moyens, l’économie politique se développe librement, et rien ne lui paraît impossible. Curieuse dans ses recherches, confiante dans ses principes, hardie dans ses essais, loin de redouter les nouveautés, elle paraît regretter de n’en pas trouver assez ; elle craint le reproche d’impuissance bien plus que l’accusation de témérité.
Suffirait-il aujourd’hui, pour montrer toute l’étendue du champ que les économistes ont essayé d’ouvrir à la science, de rappeler les trois écoles dont les noms sont si connus, l’école mercantile, l’école des physiocrates, et l’école de Smith ? Qui ne sait qu’à côté de ces écoles célèbres s’élèvent et une école industrielle, qu’on pourrait appeler réformée, car elle n’admet pas dans toute son étendue le principe de la liberté de l’industrie et du commerce, et une école dite sociale, avec toutes les ramifications que lui ont données Saint-Simon, Owen, Fourier, et en général tous ceux qui, sous un nom ou sous un autre, veulent reprendre en sous-œuvre la société tout entière, la pétrir de leurs faibles mains, la refaire à leur image, et, comme ils le disent, organiser le travail ?
Un autre vous parle d’une économie politique française, anglaise, que sais-je ? comme si la science était chose municipale, et qu’il y eût à la gauche ou à la droite de la Manche ou du Rhin, des Pyrénées ou des Alpes, un quatrième instrument de production inconnu au reste du monde.
Vous le voyez, messieurs, les systèmes se multiplient, ou du moins il ne manque pas d’hommes qui estiment pouvoir nous révéler des secrets qui doivent changer le sort de l’humanité.
Enfin, il est aussi arrivé ce qui arrive presque toujours lorsque, au milieu de tant d’essais, les esprits timides craignent de s’égarer en faisant un choix décisif : des hommes modestes et pacifiques ont fini, comme moyen de repos, par se persuader qu’au fond il y a un peu de vérité partout, un peu d’erreur partout, et qu’il ne faut songer qu’à rechercher et à recueillir ces fragments de vérité. De là ce qu’on appelle l’économie politique éclectique, qui est le système de ces sages qui n’osent pas adopter un système absolu.
Telle est l’esquisse incomplète et rapide des faits qui se passent sous nos yeux.
En présence de tous ces faits si nombreux et si variés, comment ne pas sentir la nécessité de les rapprocher les uns des autres, de les classer, de les comparer soit entre eux, soit avec les faits qui les ont précédés ? L’esprit humain, comme perdu au milieu de tant de directions diverses, éprouve le besoin d’une halte, pour se reconnaître et se rendre compte de ses progrès, de ses déviations, de ses erreurs. Il ne peut assurer sa marche dans l’avenir qu’en embrassant d’un coup d’œil toutes les routes qu’il a parcourues jusqu’ici. C’est dire que le moment est arrivé d’étudier sérieusement l’histoire de la science, de résumer dans un tableau régulier toutes les doctrines économiques qui ont laissé quelque trace de leur passage.
D’ailleurs, l’histoire seule peut éclairer de ses vives lumières une question qui n’est pas seulement une curiosité de notre esprit, car elle touche aux plus délicates appréciations des forces de l’intelligence humaine et des secours qui lui sont nécessaires. Dans toutes les sciences, et plus particulièrement dans les sciences d’observation et de raisonnement, il y a une action réciproque et constante entre les vicissitudes du monde extérieur et la science, entre les doctrines et les faits. Les faits extérieurs, en frappant notre esprit, le captivent, le fécondent, et lui inspirent des pensées qui n’auraient jamais pris naissance dans un esprit solitaire et contemplatif. En revanche, l’homme de génie dont les phénomènes sociaux ont éveillé la puissance, rend au monde étonné les inspirations qu’il en a reçues ; il les lui rend grandies, développées, pleines de vigueur et d’éclat ; et le monde les admire, car elles lui paraissent toutes nouvelles, et il les accepte, parce qu’à son insu il en portait le principe en lui-même : l’homme de génie peut ainsi exercer à son tour une influence sur les faits extérieurs ; une pensée confuse s’est transformée dans ses mains en une maxime évidente, et cette maxime devient la règle des hommes d’action.
Platon, Aristote, Cicéron, Machiavel, J.-J. Rousseau, ont dû en grande partie leurs doctrines politiques aux faits et aux institutions de leur temps. Platon avait devant les yeux l’exemple de Sparte ; Aristote avait étudié et recueilli dans un ouvrage particulier toutes les constitutions politiques dont il avait pu avoir connaissance ; Cicéron nous a donné, pour ainsi dire, l’idéal de la république romaine ; les principaux écrits de Machiavel seraient quelque chose de monstrueux et d’inexplicable, s’ils ne lui avaient pas été inspirés par l’état politique de l’Italie au Moyen âge ; enfin, il a été démontré par un savant publiciste que le Contrat social n’est qu’une éloquente et scientifique exposition de l’ancien gouvernement de la république de Genève.
D’un autre côté, nul ne contestera l’influence qu’ont exercée sur le monde extérieur, sur des hommes d’action, Platon, Machiavel, et plus encore le fier censeur de notre humanité, J.-J. Rousseau.
Il appartient à l’histoire de nous dire, et pour la politique, et pour l’économie publique, et pour toutes les sciences soumises plus particulièrement à l’influence des faits extérieurs, quelle a été aux diverses époques la juste mesure de cette action réciproque ; de démêler avec soin ce que la science a dû aux circonstances et ce qu’elle doit à la puissance créatrice et originale de l’esprit humain, ce qu’elle a puisé dans le monde extérieur, et ce qu’elle n’a trouvé qu’en elle-même.
L’histoire nous apprend en même temps à nous préserver de deux habitudes également funestes, l’habitude de se laisser asservir par les faits, et l’habitude de les dédaigner et de n’en tenir aucun compte.
L’économiste rencontre dans ses investigations deux ordres de faits : les faits généraux, constants, nécessaires, qui ne pourraient être autres qu’ils sont sans une profonde altération des éléments constitutifs de notre nature ; et ces autres faits mobiles, particuliers, qui peuvent être ou ne pas être, exister ici et ne pas exister ailleurs, durer pendant quelque temps, disparaître, et se reproduire sous des formes et des noms divers. C’est ainsi que la scène du monde se remplit de phénomènes très variés et qui ne changent pas la face des choses, comme les images d’une lanterne magique n’altèrent point la muraille sur laquelle elles se dessinent.
Les faits généraux et nécessaires fournissent à l’économie politique ces principes qui, avec toutes les déductions qui en découlent, constituent la science, la science économique dans toute sa pureté et sa rigueur ; les faits mobiles et variables peuvent en modifier les applications, ils ne peuvent en altérer les bases.
Subordonner la science à toute la mobilité, à toutes les contradictions des faits locaux et variables, ce serait l’annihiler. Pourrait-il en effet y avoir deux sciences, une science du Nord et une science du Midi, une science d’hier et une science d’aujourd’hui ? La science peut-elle changer de principes selon les circonstances, selon la contingence des cas ? C’est pourtant à cette absurde conclusion qu’aboutissent ces esprits légers qui ont des systèmes économiques pour chaque accident de la vie sociale, et qui abandonnent une doctrine comme un vêtement, affirmant toujours avec une égale assurance qu’ils tiennent le vrai, qu’ils possèdent l’absolu.
Faut-il donc ne tenir aucun compte des faits particuliers et mobiles ? La science doit-elle s’armer d’un stoïque dédain pour ces accidents de la vie sociale qui nous causent tant de souffrances et nous exposent à tant de pertes ? Est-il vrai d’ailleurs que les circonstances, soit physiques, soit politiques, des divers pays ne doivent en rien modifier, même au profit de la richesse sociale, les principes de la science dans leurs applications ?
Reconnaissons-le, messieurs : l’économie politique aussi a eu ses incrédules et ses fanatiques, ses roués et ses puritains. Il serait difficile de dire lesquels, des hommes sans principes et des théoriciens inflexibles, ont le plus entravé à la fois les progrès de la science et le développement de la richesse publique. Il en est de l’économie politique comme du droit. Quoi qu’en disent les disciples de Hobbes, il est un droit indépendant de toute loi positive et locale, un droit qui n’est pas l’expression de la volonté arbitraire de l’homme puissant, mais une révélation de la raison appliquée à certains rapports de la vie sociale ; droit commun, universel, parce qu’il se fonde sur les conditions générales et permanentes de notre nature. Il est aussi un droit particulier à tel ou tel peuple, à telle ou telle forme de gouvernement ; droit non moins légitime que le premier, qui le modifie sans le dénaturer, ou à mieux dire, qui le développe conformément aux conditions spéciales de chaque société civile. Dans quel code lisons-nous que l’acheteur n’est pas tenu de payer le prix de la chose qu’on lui a livrée ? Mais il est des pays où il peut obtenir des facilités, des délais qu’on lui refuse ailleurs : ici tout retard dans l’accomplissement de ses obligations ne l’expose qu’à des dommages-intérêts ; là le créancier peut même le priver de sa liberté personnelle : ici le débiteur ne peut s’acquitter qu’en espèces sonnantes ; là il pourra payer avec du papier-monnaie, et ainsi de suite. La règle de droit commun, l’obligation de payer le prix se trouve diversement modifiée dans les divers pays ; mais le principe est généralement admis, généralement observé ; le prix doit être payé : partout où ce principe a été violé, on a fait une chose inique et absurde à la fois, et la conscience humaine l’a proclamé.
Il en est de même des principes de la science économique. Y a-t-il quelque part un instrument de production de plus ou de moins ? Pouvez-vous nous montrer un pays où le travail ne soit pas nécessaire au capital, où le capital ne puisse pas aider le travail dans l’œuvre de la production ? Sous quelle latitude obtiendrez-vous des produits abondants et à bon marché, si le travail y est rare et le capital aussi ? Quelle est cette heureuse région que rêvent certains philanthropes, cette région où l’on trouve une population qui déborde de toute part et des salaires élevés, des fourmilières d’hommes et point de misère ? Sur quel sol du Nord pourrez-vous obtenir des produits qui, par la qualité et le bon marché, puissent lutter avec les produits naturels au Midi ? Quel est le gouvernement qui pourrait renouveler la folie des assignats, sans déprécier le papier qu’il aurait émis, et sans bouleverser la fortune publique et particulière ?
Mais il est possible que dans un pays la circulation métallique puisse être avec utilité remplacée en tout ou en partie par des promesses, ou comme on dit par le papier, tandis qu’ailleurs ce moyen serait impraticable, funeste. Il se peut que, par sa situation géographique et politique, une contrée se trouve dans la nécessité de produire elle-même des objets que certains pays étrangers produisent à de meilleures conditions : il se peut aussi que des circonstances particulières nous commandent impérieusement de régler, pendant quelque temps, par la loi, les rapports des capitalistes et des propriétaires avec les travailleurs ; par exemple, là où des masses considérables d’esclaves seraient tout à coup affranchies.
Ces modifications des principes économiques ne sont nullement repoussées par la science, pas plus que le droit spéculatif ne condamne les tempéraments du droit positif et local. Tout dépend du but, de la nature, de la portée de ces dispositions particulières.
C’est à l’historien de la science qu’il appartient de nous éclairer sur ces questions compliquées et délicates ; en combinant l’histoire des doctrines économiques avec celle des faits sociaux, il nous donne les moyens de reconnaître et les erreurs de ceux qui, égarés par des circonstances particulières, ont complétement perdu de vue les principes, et les erreurs non moins funestes de ceux qui, fermant les yeux sur l’état de leur pays, sur les conditions de leur temps, ont paru croire que la société n’était je dirai presque qu’une troupe au repos, attendant avec une obéissance toute passive l’ordre de marche, et le signal du combat. C’est par l’histoire de la science qu’on peut juger avec une haute impartialité, au point de vue économique, Colbert, Law, Turgot, Napoléon, la vieille monarchie, la Révolution, l’empire, la restauration, bref, les hommes et les faits, les réformes et les événements auxquels nous devons les conditions présentes de notre industrie et de notre commerce.
Ajoutons que l’histoire seule peut nous apprendre à ne rien admirer et à ne rien mépriser outre mesure. Elle nous montre que des travaux scientifiques qui nous paraissent aujourd’hui peu importants, peu dignes d’attention, ont cependant contribué au progrès ; que les doctrines et les théories qui semblaient jadis les plus brillantes et les plus complètes n’ont pas tardé à laisser voir leur côté faible, leurs lacunes, leurs imperfections. C’est en suivant pas à pas les enseignements de la science qu’on peut rendre à chacun ce qui lui est dû, et se tenir en garde contre ce dédain et cet enthousiasme exagérés qui sont également incompatibles avec la justice, et, disons-le, également ridicules.
Enfin, messieurs, s’il est vrai qu’il puisse y avoir un éclectisme raisonnable, évidemment il suppose l’histoire. Aussi, dans un autre ordre d’études et de doctrines, les hommes éminents qui ont voulu naturaliser parmi nous la méthode éclectique, ont surtout favorisé les études historiques ; pour choisir, il faut comparer.
L’étude de l’histoire est-elle sans inconvénients, sans dangers ? Non, messieurs ; il en est un en particulier que le devoir me commande de signaler à ceux d’entre vous qui, fort jeunes encore, commencent probablement ces études, et ont besoin de se tenir en garde contre les fausses directions et les mauvaises habitudes que l’esprit humain ne prend que trop facilement.
L’étude de l’histoire d’une science quelconque, si elle n’est pas précédée ou accompagnée d’une étude approfondie de la science elle-même, peut nous accoutumer à nous contenter de connaissances superficielles, et donner à notre esprit une sorte de tendance au scepticisme.
L’historien de la science ne saurait faire une exposition complète de toutes les théories qu’il rencontre, et en pénétrer toutes les profondeurs. Il doit s’interdire la discussion détaillée de chacune des questions qui se rattachent à telle ou telle théorie ; il ne peut qu’indiquer les principes, et signaler les résultats. C’est là le travail historique. Il est surtout fait, je ne dois pas vous le cacher, pour ceux qui possèdent déjà la science ; l’historien ne l’enseigne pas, il la suppose. J’ai sans doute l’intention de faire tous mes efforts pour mettre ce cours à la portée même de ceux qui commenceraient ces études ; mais, je le répète, dans leur propre intérêt et dans l’intérêt de la science, le devoir me commande de les avertir de ne pas prendre les résumés que je ferai passer devant leurs yeux pour le dernier mot de la science. Connaître l’histoire, c’est un complément d’instruction pour ceux qui possèdent les théories, mais ce n’est pas une étude suffisante pour ceux qui commencent. S’ils se bornaient à ce travail, s’ils ne poussaient pas leurs recherches plus loin, ils n’auraient acquis, et j’aurais la douleur de leur avoir servi de guide, que ces connaissances superficielles qui peuvent faire un instant briller un homme dans un salon ou dans une assemblée, mais qui ne le mettent jamais en état d’être sérieusement utile à son pays et à la science.
D’un autre côté, il est vrai qu’en voyant passer devant lui tant de systèmes divers, tant de systèmes dont pas un n’est parvenu à s’emparer de la société, l’esprit humain éprouve à la fin une sorte de lassitude et de dégoût. De là pour les uns une tendance au scepticisme, pour les autres un éclectisme inepte et grossier. Les uns finissent par croire qu’il n’y a rien de positif, rien de vrai ; les autres, que tout système ayant une part de vérité, il ne faut en exclure aucun en théorie, et moins encore en pratique. Cette sorte de scepticisme affirmatif, ce doute sans hésitations et sans angoisses, ressemble à la théologie de ces hommes qui conviennent de la nécessité d’une religion, mais qui pensent en même temps que toute religion ayant le pouvoir de nous sauver, on n’a qu’à prendre la première qu’on rencontre, ou celle qui s’accommode le mieux à nos circonstances et à nos goûts.
Après avoir ainsi signalé à votre attention les périls et les avantages de l’étude que nous allons entreprendre, il me reste, pour compléter cette introduction, à vous présenter quelques observations relatives à la méthode que je me propose de suivre.
Vous le savez, messieurs, non seulement en économie politique, mais en toutes choses, il ne faut pas confondre la science avec un nombre plus ou moins grand de faits, de pratiques, et de notions isolées. Il n’y a pas de sauvage qui n’ait quelques connaissances astronomiques, qui ne sache qu’à la nuit succède le jour, et au jour la nuit ; que les saisons alternent ; qu’à une heure du jour certains phénomènes se manifestent à un point de l’horizon, et que d’autres phénomènes apparaissent à un autre moment du jour vers un autre point. Cependant nul ne dira que c’est là la science de l’astronomie.
L’homme placé sur le théâtre du monde, dans un contact forcé avec les objets qui l’entourent, n’obéissait dans le principe qu’à ses instincts, à ses tendances, aux besoins qui le stimulaient, et qui lui demandaient des moyens de satisfaction prompts, immédiats ; ces moyens, il les saisissait d’abord tels qu’ils se trouvaient sous sa main, plus qu’il ne les choisissait. Jusque-là, il n’observait les faits que d’une manière superficielle et grossière ; il ne démêlait pas encore, par un acte délibéré de son intelligence, tout ce que ces faits renferment de vérités générales, de principes pour la science. Son intelligence n’était pas inactive (elle ne l’est jamais), mais elle le guidait plutôt par ce mouvement instinctif qui pousse certains animaux voyageurs à se placer à la tête de leur compagnie, qu’à l’aide de ces investigations réfléchies qui dirigent un pilote expérimenté dans des parages périlleux.
Il en est des peuples comme des individus. De même que pour chacun de nous ce n’est qu’à une certaine époque de la vie, après les faiblesses, les tentatives, les erreurs du jeune âge, que la réflexion se développe et que la faculté de l’observation et celle du raisonnement prennent tout leur essor, de même pour les peuples c’est à un certain âge seulement, après de longues et sévères épreuves, que se développe, avec la puissance de la méditation, l’esprit scientifique. C’est alors que l’intelligence humaine veut pénétrer plus au dedans de ces mêmes faits, qu’elle n’observait jusque-là que grossièrement et superficiellement ; c’est alors que se fait sentir le besoin de remonter aux causes, de saisir les principes, d’embrasser l’ensemble des choses en liant entre elles les conséquences des principes qu’on a saisis. Alors l’esprit humain, hardi comme le jeune homme qui sent avoir franchi les bornes de l’adolescence, ose chercher le dernier mot en toutes choses, même là où il nous est peut-être impossible de l’atteindre. Alors se forme la science. Elle naît de ces tentatives, audacieuses peut-être mais réfléchies, précoces mais délibérées. Car l’esprit humain n’agit plus instinctivement ni au hasard ; il commence à se connaître lui-même, et à savoir comment il doit appliquer ses forces à la connaissance de toutes choses. Qu’importe que dans sa hardiesse il s’égare souvent, que l’orgueil et l’impatience l’emportent, qu’il s’exagère d’abord la puissance de ses moyens, et qu’enivré de ce souffle divin qui nous anime, il ose même s’élancer au-delà des limites de l’humanité ?
Vous me direz peut-être : Mais l’esprit humain cherchant à se connaître lui-même et à calculer ses forces, essayant d’une méthode et s’appliquant avec la conscience de ses procédés à remonter aux principes de toutes choses, c’est là la philosophie. Sans doute, messieurs, c’est la philosophie, ce n’est que la philosophie. Sans philosophie il n’y a pas de science dans aucune branche des connaissances humaines.
La raison en est simple. Il n’y a pas de science sans méthode. Sans méthode d’investigation, sans méthode d’exposition, il peut y avoir un amas plus ou moins confus de notions pratiques ; mais la science, qui est un ensemble régulier de principes avec les conséquences qui en découlent, n’existe pas. Or, il n’y a pas de méthode sans philosophie : la méthode est-elle autre chose que la connaissance du mode dont l’instrument de la pensée doit être employé ? et peut-on connaître le moyen d’employer un instrument, si cet instrument lui-même nous est inconnu, si on n’en soupçonne pas même la puissance, les propriétés et les formes ?
La méthode suppose la philosophie ; elle naît avec elle et par elle. Aussi, en suivant l’histoire des développements de l’esprit humain, ne doit-on pas s’étonner de voir qu’il a débuté par la philosophie, par ces recherches que les esprits superficiels se plaisent à regarder comme oiseuses. Les sciences les moins abstraites, mais qui ne pouvaient commencer qu’à l’aide d’une certaine méthode, ont été les dernières à naître et à se perfectionner, précisément parce qu’il fallait auparavant qu’on perfectionnât l’instrument, et que l’instrument ne pouvait être perfectionné qu’autant que l’esprit humain commencerait par se connaître lui-même, et par acquérir le pouvoir de diriger ses forces.
Il ne faut donc pas, encore une fois, confondre les faits matériels et des notions quelconques avec la science. La science en toutes choses se reconnaît à trois caractères essentiels, qui sont un objet déterminé, des principes et une méthode.
Je dis, messieurs, un objet déterminé : c’est une condition que nous impose la nature bornée de notre esprit. L’intelligence humaine n’est pas assez puissante pour pouvoir s’élever jusqu’à cette synthèse ambitieuse qui réunirait toutes les sciences en un grand faisceau, comme tous les rayons d’une pyramide convergent au sommet. Tout peut se réunir, il est vrai, dans un seul et vaste système, car toutes les vérités ont certains rapports, certaines liaisons entre elles ; mais l’esprit humain a besoin de diviser, de séparer, pour comprendre. Toutes ces lignes qui convergent, ce n’est pas au sommet où elles se touchent qu’il peut les apercevoir, c’est vers la base où elles divergent. C’est là que l’esprit humain peut, pour ainsi dire, entrer au milieu d’elles, les considérer, les étudier, parce qu’il les examine séparément à l’aide de l’analyse.
Voilà comment, non seulement de nos jours, mais de tout temps, non seulement dans les auteurs modernes, mais dans Platon lui-même, vous trouvez une division et une nomenclature des sciences, bien que le philosophe reconnaisse qu’en effet la vérité est une, et qu’elle forme dans son unité cette grande synthèse dont j’ai parlé il y a un instant.
L’objet d’une science est donc plus ou moins étendu, selon les limites que l’analyse a établies. L’histoire naturelle a sans doute des rapports avec la physique, avec la chimie ; on l’a cependant distinguée de la physique et de la chimie ; on en a fait une science particulière. Dans sa généralité elle embrassait tous les corps constituant notre globe, tous les corps qu’il nous est donné d’observer. On a compris plus tard que c’est là un champ encore trop vaste ; aujourd’hui l’histoire naturelle se subdivise : vous avez l’histoire naturelle des corps organisés et l’histoire naturelle des corps non organisés. L’histoire naturelle des corps organisés se subdivise elle-même en plusieurs branches distinctes : la zoologie ne se confond pas avec la botanique, pas plus que la botanique ne se confond, d’un autre côté, avec la minéralogie.
Ces divisions ne sont pas des morcellements arbitraires ; elles sont indiquées par la nature des choses, commandées par le bon sens, par ce modeste instituteur auquel l’humanité doit tout ce qu’elle fait de durable, d’utile. C’est le bon sens qui nous a appris, dans son langage aussi juste qu’expressif, que trop embrasser pour l’homme c’est mal étreindre.
En resserrant les limites de nos recherches, nous décuplons les forces de notre entendement. Comme une rivière fortement encaissée, l’esprit humain ne creuse profondément que les sujets qui ne lui permettent pas d’errer à l’aventure, et de s’affaiblir en se prodiguant.
J’ai dit, en deuxième lieu, que toute science suppose des principes. Ici vous rencontrez la division des sciences en deux grandes familles, l’une dont les principes sont des vérités évidentes par elles-mêmes, des vérités que l’esprit humain accepte sans hésiter dès qu’il les entend énoncer, des vérités d’intuition ; telles sont les sciences métaphysiques, les sciences morales, les sciences mathématiques ; l’autre, dont les principes ne sont que des vérités d’observation, des faits généraux tirés par induction d’un certain nombre de faits particuliers et constants, bref des résultats vérifiés, généralisés, que nous prenons comme points de départ.
Cette distinction nous explique un fait qui paraît d’abord singulier dans la marche de l’esprit humain. N’avez-vous pas été souvent frappés de voir que les questions de métaphysique et de morale qui occupent nos philosophes, quelque diversité qu’il puisse y avoir dans l’énoncé du sujet et dans les formes de la discussion, sont au fond les mêmes que celles qu’on agitait, il y a bien des siècles, au fond de l’Asie, ou, plus tard, dans la Grèce ? Ce sont en réalité les mêmes questions sur l’origine et la certitude de nos connaissances, sur la destinée de l’homme, sur l’unité ou la dualité de l’être humain. Qu’y a-t-il de nouveau dans les tentatives plus ou moins audacieuses de nos panthéistes ? Est-ce une lutte nouvelle que celle du spiritualisme avec le sensualisme ? Mais nos recherches et nos discussions sur l’électricité, sur le magnétisme, sur une foule de matières relatives à la chimie, à la médecine, à la chirurgie, les anciens ne les soupçonnaient pas, on n’en trouve pas trace chez eux.
La raison en est simple : en ces matières, les questions elles-mêmes ne pouvaient naître que de l’observation ; l’observation demande du temps et des instruments ; je ne parle pas seulement des instruments matériels, mais de l’instrument intellectuel, de l’esprit qui devait apprendre l’art d’observer. D’où il suit que pour les sciences spéculatives on a pu dès l’abord faire et clore, pour ainsi dire, le catalogue des questions à examiner, tandis que ce catalogue ne sera jamais complet pour les sciences expérimentales. De quoi s’occuperont les physiciens d’ici à deux siècles ? Qui le sait ? Qui aurait dit à Aristote que les physiciens de nos jours s’occuperaient essentiellement de matières dont le précepteur d’Alexandre n’avait à peu près aucune idée ? Les faits sont si multiples et si complexes, et les procédés de la nature si cachés, que, malgré tous les progrès que nous avons faits, personne ne peut affirmer qu’il ne nous reste encore des progrès immenses à faire dans les sciences d’observation ; les sciences de déduction, au contraire, nous offrent un champ dont l’étendue est déterminée, quelle que soit d’ailleurs la profondeur des questions qu’elles présentent, et bien qu’il y en ait, parmi ces questions, dont l’esprit humain ne trouvera peut-être jamais la solution.
Ceci nous amène au dernier caractère de la science, la méthode. Quelque nombreuses et variées que paraissent les méthodes scientifiques, il n’y a en définitive que deux méthodes bien distinctes, la déduction et l’induction. Ou, partant de principes évidents par eux-mêmes, ainsi que le fait le géomètre, on procède par voie de conséquences directes ; ou bien, à l’aide de l’observation fécondée par le principe de l’analogie, on induit que les choses étant ainsi aujourd’hui, elles seront ainsi demain, que les choses étant ainsi dans un certain nombre de cas, elles sont ainsi dans tous les cas semblables. Nous cherchons tous les soirs le repos avec la conviction que le soleil se lèvera le jour suivant, et notre conviction à cet égard est aussi entière que celle du géomètre quand il croit que le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des deux autres carrés. C’est la réunion des deux méthodes dans une certaine mesure qui donne naissance à des méthodes complexes et à une classe particulière de sciences.
Mais il ne nous appartient pas d’insister davantage sur ces caractères généraux de la science, caractères que nous avons voulu rappeler ici plutôt que les expliquer. L’étude approfondie de ces matières appartient à d’autres enseignements que celui dont j’ai l’honneur d’être chargé. Je voulais seulement rappeler ces principes pour bien déterminer l’objet de nos recherches et la nature de notre travail.
Voici en effet l’application de ces principes à la matière qui doit nous occuper.
Sans doute, il y a eu de tout temps des faits économiques. Le premier jour où un sauvage, à l’aide de ses mains, d’un bâton ou d’une flèche, a tué une pièce de gibier, et en a fait sa nourriture, il y a eu un fait de production, un fait de consommation ; et si la chasse a été l’œuvre de plusieurs sauvages qui ont partagé entre eux la pièce de gibier, il y a eu un fait de distribution. Cependant, comme nous le disions il y a un instant, ce n’est certes pas ce jour-là que la science économique a pris naissance.
Les faits économiques seuls ne constituent pas plus la science de l’économie nationale que les premiers pansements que les hommes ont appliqués à leurs blessures ne constituaient la chirurgie. Ce sont là, encore une fois, des faits qui peuvent être précieux à connaître pour la science, mais qui ne sont pas la science elle-même.
Cette remarque s’applique également à tous les faits économiques, aux faits individuels et de famille, comme aux faits nationaux et aux faits de gouvernement.
Si la chasse du sauvage n’est qu’un fait économique qui ne signale pas encore le commencement de la science, il en est de même du fait d’une famille nomade qui pose ses tentes quelque part, qui remue le terrain environnant, y jette quelques semences et se prépare une moisson quelconque. Nous savons qu’il y a là l’emploi de trois instruments, le travail, le capital et la terre ; que c’est par le concours de ces trois instruments que cette famille a obtenu du sol une récolte ; mais ces cultivateurs le savaient-ils ? Le savaient-ils d’une manière réfléchie, raisonnée ? Avaient-ils une idée nette de ces instruments producteurs ? Étaient-ils remontés à quelques principes ? Avaient-ils observé ces faits dans le but d’élargir le champ de leurs connaissances, et de tirer de cet ordre particulier de phénomènes toutes les conséquences qu’ils recèlent ? Nullement : ils obéissaient à un mouvement instinctif ; leurs observations étaient grossières et stériles ; en un mot, les caractères de la science ne se retrouvaient point dans les notions incomplètes et confuses qu’ils avaient acquises.
Sans doute encore, il y a eu de tout temps, dès qu’un État a été constitué, des impôts, des impôts perçus selon des règles diverses ; il y a eu, dès les temps les plus anciens, des colonisations, une sorte de commerce ; mais ces faits n’étaient pas des faits réfléchis, ils n’étaient pas l’application ou la conséquence d’une certaine doctrine. Les peuples et les gouvernements agissaient instinctivement comme l’individu.
Ce qui ne veut pas dire, qu’on ne s’y trompe pas, que ces faits ne soient utiles à connaître ; on a au contraire quelque droit de se plaindre du peu d’importance que les historiens paraissent y avoir attaché. Trop préoccupés de guerres et de politique, ils ont le plus souvent perdu de vue les faits économiques, ou ils les ont dénaturés par des récits incomplets et bizarres. Ne soyons pas, du reste, trop sévères : c’est parce que la science économique ne l’éclairait pas encore de ses lumières, que l’histoire générale apercevait mal les phénomènes relatifs à la richesse publique. Si la science eût existé, les historiens n’auraient pas ignoré qu’il y a dans la société un côté de plus à examiner, le côté économique. Dans leur ignorance, ils mentionnaient les faits économiques comme ils parlaient des éclipses ; le plus souvent, nous en sommes réduits à deviner ce qu’ils ont voulu dire, tant leur pensée est obscure et erronée.
Dès lors, il faut savoir gré aux écrivains qui ont tâché, autant qu’on le peut aujourd’hui, de combler ces lacunes, de rectifier ces erreurs, de reproduire ce côté trop négligé de l’histoire générale, le côté économique.
Ces utiles recherches offrent à la science des données dont elle peut profiter ; mais quant à la science elle-même, nous ne pouvons la reconnaître que là où la raison humaine s’est appliquée sciemment, en ayant la conscience de son œuvre, à un certain ordre de faits, et a produit un ensemble de connaissances qui réunit les caractères que nous avons indiqués.
Ajoutons cependant que la science ne se révèle pas seulement par des livres, par des traités ex professo, par l’enseignement direct des savants : les sources de la science sont variées. Nul ne conteste que les lois, que les institutions publiques ne puissent être des faits propres à démontrer que dans tel lieu, qu’à telle époque, la science avait fait certains progrès ; mais la démonstration n’est sérieuse que lorsque ces lois, ces institutions sont la preuve d’une doctrine dominante ; lorsqu’elles ne sont pas simplement des faits, mais la révélation et l’application d’un système.
Les lois qu’on a rendues, au Moyen âge, contre l’usure sont-elles l’expression d’opinions réfléchies sur la nature et les fonctions de la monnaie ? Je dis opinions réfléchies, je ne dis pas opinions fondées : qui ne sait que les sciences aussi sont sujettes à l’erreur ? Les lois dont je parle ne furent pas le résultat d’une théorie économique, vraie ou fausse ; elles dérivèrent d’une croyance religieuse : c’était par des raisons théologiques, en interprétant un passage de l’Évangile, qu’on proscrivait l’intérêt de l’argent. On ne s’embarrassait pas de savoir si la loi était conforme aux principes de l’économie politique, on la regardait comme une des règles du droit divin.
Ainsi, tout en reconnaissant que l’histoire d’une science peut trouver des documents et des sources non seulement dans les livres et les traités, mais aussi dans les lois et les institutions publiques, n’oublions pas que l’emploi légitime de ces sources demande un esprit critique, un examen attentif et une grande sagacité.
Après avoir rappelé les caractères généraux de la science dont nous nous proposons d’esquisser l’histoire, voyons quelle est la méthode à suivre dans notre travail.
Et d’abord, il paraît évident qu’il ne doit pas embrasser l’histoire de tous les faits qu’on a voulu appeler des faits économiques.
En publiant ce beau livre qu’il a intitulé Économie politique des Athéniens, ce n’est pas l’histoire des doctrines économiques en Grèce que le savant Boeck entendait publier. Ce qu’il a appelé l’économie politique des Athéniens, c’est le recueil et la classification de tous les faits qui, de près ou de loin, se rattachent à l’organisation d’un peuple ; il a recherché avec une rare sagacité tout ce qu’il a pu trouver de renseignements et de conjectures plausibles dans les monuments de l’antiquité grecque, relativement aux différentes classes de la population, soit libre, soit esclave, aux artisans, aux corporations, au commerce, au système monétaire, aux impôts. Il a fait pour le peuple athénien quelque chose d’analogue à ce qu’un autre savant, dans un ouvrage également très remarquable, a voulu faire pour tous les peuples de l’antiquité. Le travail de Heeren est encore une mine féconde dont l’historien de la science économique peut tirer parti ; mais, d’un côté, un grand nombre des faits qu’il décrit se retrouvent même chez des peuples qui n’ont encore, en matière d’économie politique, que des notions purement instinctives, et de l’autre, tous ces faits ne se rapportent pas à l’économie politique telle que nous la concevons. Il en est qui touchent à l’administration de l’État, à l’organisation sociale, à la civilisation générale, matières qui ont, sans doute, une certaine relation avec l’économie politique, mais qui cependant n’en sont pas, à proprement parler, une partie constitutive et intégrante.
Mais en même temps pourrions-nous nous flatter de vous avoir exposé l’histoire complète, intime de la science, par cela seul que nous aurions déroulé à vos yeux l’histoire des divers systèmes que le génie scientifique a enfantés ? L’histoire des systèmes, partie essentielle de l’histoire de la science, laisse néanmoins trop à désirer, si les faits sociaux ne viennent pas, pour ainsi dire, la nourrir, l’animer, en expliquer les phases et montrer les liens qui les rattachent les unes aux autres. Présenter chaque système comme un fait isolé, éclos tout d’un coup dans le cerveau d’un penseur, protem sine matre creatam, c’est faire de la science une histoire toute décharnée, et par morceaux décousus. Quelques prétentions qu’ait un système à être un tout par lui-même et à se montrer isolé de tout ce qui le précède et de tout ce qui le suit, quelque originalité qu’il ait ou qu’il affecte d’avoir, toujours est-il qu’il n’y a pas de système économique qui n’ait ses origines, ses antécédents, et qui, par ses résultats comme par son influence, ne se rattache aux doctrines qui lui ont succédé. L’esprit humain est soumis à des lois dont il ne lui est pas donné de briser le joug, quel que soit d’ailleurs le domaine qu’il veut exploiter. Nous l’avons dit, les faits du monde extérieur agissent sur l’intelligence, et la déterminent à se mouvoir dans certaines directions. On se priverait d’un puissant moyen d’explication si l’on ne recherchait pas dans le monde extérieur les origines de certains systèmes, les causes qui ont fait naître une doctrine à telle époque plutôt qu’à telle autre.
Il y a donc deux écueils à éviter : il ne faut pas regarder l’histoire des faits matériels comme constituant seule l’histoire de la science ; ni croire que l’histoire de la science serait complète, par cela seul qu’on aurait fait l’exposition de chacun des systèmes produits par le travail scientifique.
La saine méthode consiste dans l’emploi éclairé de ces deux éléments, les doctrines et les faits ; dans l’accord à établir, dans la juste proportion à garder entre ces deux sources d’information. L’histoire de la science en résulte vraie et complète ; complète parce que rien n’est omis, vraie parce que toute fausse interprétation d’une doctrine est évitée, à la lumière des faits extérieurs qui en ont déterminé la naissance et fixé la portée.
Au surplus, ces deux éléments, qui s’éclairent et se contrôlent l’un l’autre, ne se retrouvent pas seulement dans la science économique. Dans la science du droit, on les a appelés avec raison la partie intérieure et la partie extérieure de l’histoire : la première, c’est le travail même de l’intelligence humaine appliqué à la matière dont il s’agit, et les résultats de ce travail, je veux dire les systèmes et les méthodes ; la seconde, ce sont les faits du monde extérieur qui ont été l’occasion, la cause, ou l’expression d’une doctrine.
N’imaginons pas toutefois que l’historien soit tenu d’enregistrer tous les faits scientifiques qui se sont passés dans le domaine de la science. Non, messieurs ; rendre compte des systèmes et des méthodes, ne veut pas dire raconter toutes les fantaisies qui ont traversé l’esprit d’un individu, toutes les tentatives qu’une fausse appréciation de ses propres forces peut avoir suggérées. Bien des noms sont tombés dans l’oubli, bien des efforts n’ont laissé aucune trace après eux. Il est rare, en pareille matière du moins, qu’il y ait avantage à essayer de ressusciter les morts. Il peut être agréable de charmer les loisirs de quelque académie locale, de satisfaire une honnête vanité municipale : mais pour ceux qui ne songent qu’à l’histoire de la science, il faut des faits qui méritent d’être enregistrés, et sans lesquels l’histoire de la science serait incomplète. Le silence n’est condamnable que lorsqu’il ôte quelque chose à la vérité de l’histoire. C’est dire que le fait à enregistrer doit être remarquable, ou par sa valeur intrinsèque, ou par son originalité, ou par l’influence qu’à tort ou à raison il a effectivement exercée dans les affaires du monde et sur l’esprit humain. Là où il n’y a ni valeur intrinsèque, ni originalité, ni influence, il n’y a rien pour l’histoire.
J’ai dit que l’autre élément se trouve dans les faits extérieurs, et j’ai déjà indiqué que ces faits sont ou nationaux ou individuels.
Ainsi, il est évident que la position insulaire et la puissance maritime de l’Angleterre en ont modifié l’économie sociale et lui ont imprimé une forme et une direction particulière. D’autres faits ont contribué à ce résultat. Le système politique des Anglais a prévenu la subdivision des propriétés territoriales. C’est encore un fait national qui a influé sur le développement économique et porté vers l’industrie proprement dite une si grande portion des forces productives des Anglais.
Pensez-vous que ce fait n’a pas influé sur l’esprit de leurs économistes ? J’aurai plus d’une fois l’occasion de vous démontrer le contraire.
Les faits individuels aussi ne manquent pas d’importance.
Certes, on n’a pas encore enlevé, et je ne sais si on enlèvera jamais à Adam Smith la première place parmi les économistes. S’il est tombé dans quelques erreurs, s’il a laissé des lacunes, il n’est pas moins vrai qu’il nous a donné un ouvrage immortel, un de ces ouvrages qui fixent une époque, un livre qui était pour la science économique ce qu’a été dans une autre branche des connaissances humaines l’Esprit des lois.
Or, lorsqu’en suivant les travaux d’Adam Smith on veut se rendre un compte exact de ses conceptions, de ses tendances, du but qu’il voulait atteindre, croyez-vous qu’il ne soit pas utile de connaître les circonstances de sa vie, les événements qui ont pu exercer une influence sur son esprit, et faire de ce modeste Écossais, de ce littérateur distingué, de ce professeur de philosophie morale, un si grand économiste ?
Que nous apprennent les faits particuliers, personnels ? Qu’Adam Smith acceptait, dans son humble fortune, la mission d’accompagner dans ses voyages le jeune duc de Buccleugh ; qu’il passait ainsi des mois entiers à Toulouse, à Genève, qu’il faisait un plus long séjour à Paris. À Paris, nous le voyons en rapport avec Turgot, avec Helvétius, avec Quesnay lui-même, le chef de l’école physiocrate. Que nous dit l’abbé Morellet dans ses mémoires ? « J’ai connu Smith, je l’aimais beaucoup. La première fois que je l’ai connu, il s’exprimait fort difficilement en français ; cependant M. Turgot estimait beaucoup son talent. Nous le vîmes plusieurs fois ; il fut présenté chez Helvétius ; nous parlâmes théorie commerciale, banque, crédit public, et de plusieurs points du grand ouvrage qu’il méditait. »
Ainsi l’ouvrage de Smith n’est point une pensée que les voyages et la conversation lui aient suggérée : c’est bien une pensée à lui, une pensée originale qui s’est présentée à son esprit en développant son cours de philosophie morale. Comment a-t-il été amené à méditer sur cette face de la question sociale, sur l’économie politique, sur la richesse nationale ? Nous le verrons en temps et lieu. Mais pendant que cette idée était encore chez lui plus ou moins confuse, incomplète, en état, je dirais presque de gestation, une circonstance heureuse fait de lui un voyageur, et le transporte dans la ville où existait alors une grande école économiste, l’école qui, la première, avait nettement compris que dans les faits économiques se cachait une science à part, l’école physiocrate.
Smith jeta-t-il sur cette école un regard dédaigneux, comme nous sommes tentés trop souvent de le faire lorsque nous rencontrons des hommes qui ne s’inclinent pas devant nos opinions ? Non, messieurs : Smith était un vrai savant, un esprit libre, tout préoccupé de la science, de la vérité, nullement de lui-même ; aussi était-il simple et modeste. Smith se proposait de dédier son grand ouvrage au docteur Quesnay, au chef de l’école physiocrate ; la mort enleva Quesnay aux respects du philosophe écossais.
Vous le voyez, la biographie, n’est pas sans utilité pour l’histoire de la science : il est des faits personnels qui ont un rapport intime avec le développement scientifique de l’individu, et avec les créations de son génie.
En essayant de coordonner ces deux éléments de l’histoire, les faits internes et les faits extérieurs, nous n’oublierons pas que les seconds ne doivent que servir à l’éclaircissement des premiers ; c’est l’histoire des doctrines qui doit être le fondement de l’histoire de la science.
Telle est, messieurs, la route que nous nous efforcerons de suivre.
Il ne me reste plus qu’une observation à faire, ou à mieux dire, qu’une observation à vous rappeler, car j’ai déjà eu plus d’une occasion de la développer dans cette enceinte, et je ne veux pas y insister aujourd’hui.
Quand un homme annonce vouloir entreprendre l’histoire des sciences mathématiques ou l’histoire de la zoologie, tout le monde est d’accord sur la nature et l’étendue du sujet qu’il va traiter. S’il annonce l’histoire de la botanique, personne ne s’attend à ce qu’il parle d’animaux, de minéraux, de poissons ou d’insectes. Mais l’économie politique, pour les uns, est une science générale qui embrasse presque toutes les sciences morales et politiques ; ils veulent ramener dans son giron tout ce qui est propre à favoriser la civilisation, soit matérielle, soit morale : d’autres lui assignent pour domaine tout ce qui peut contribuer à la prospérité matérielle : enfin, il en est qui considèrent l’économie politique comme la science qui n’a pour objet que d’expliquer deux grands phénomènes sociaux, la production et la distribution de la richesse nationale.
C’est ainsi qu’en annonçant une histoire de l’économie politique on peut faire naître les attentes les plus diverses. Si l’on pensait, comme M. Storch, que tout ce qui peut favoriser la civilisation rentre dans l’économie politique, l’histoire de l’économie politique ne serait rien moins que l’histoire de la civilisation du monde.
Pour nous, l’économie politique est la science de la richesse nationale, la science qui montre comment cette richesse se forme et comment elle se distribue. Nous reconnaissons les affinités de cette science avec les autres sciences politiques et morales, comme les savants reconnaissent les rapports qui existent entre les diverses sciences physiques et naturelles. Mais ces liaisons, quelque intimes qu’elles puissent être, ne nous empêchent pas de répéter que, dans l’intérêt de la science elle-même, il faut prendre l’économie politique telle que Smith l’avait conçue, telle qu’à mon sens Aristote lui-même l’avait entrevue dans l’antiquité.
C’est de la science ainsi circonscrite que nous voulons étudier l’histoire : cette année, l’histoire de l’économie politique dans le monde ancien ; plus tard, l’histoire de cette même science au Moyen âge et dans le monde moderne.
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[1] M. Rossi avait consacré les deux dernières années de son enseignement au collège de France à un cours ayant pour objet l’histoire des doctrines économiques. Nous en publions la première leçon, que la sténographie avait recueillie, et que M. Rossi a revue et corrigée.
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