Introduction à la nouvelle édition de l’Essai sur la population de Malthus

Introduction à la nouvelle édition de l’Essai sur la population de Malthus, par Pellegrino Rossi (Journal des économistes, mars 1845).


INTRODUCTION À LA NOUVELLE ÉDITION DE L’ESSAI SUR LA POPULATION PAR MALTHUS

Il est peu de livres dont la publication ait suscité plus de débats que l’Essai sur le principe de la population de Malthus. L’illustre écrivain se vit à l’instant même entouré d’adversaires acharnés et d’admirateurs fanatiques. Les premiers lui reprochaient amèrement d’avoir outragé à la fois l’humanité et la raison, d’avoir également méconnu les principes de la morale et ceux de l’économie politique. Les seconds, au contraire, ont salué l’apparition de l’Essai comme un bienfait pour le monde et une gloire nouvelle de l’esprit humain, comme une révélation (disait Hegewisch, le traducteur allemand de Malthus) des lois de l’ordre moral, comparable à la découverte des lois de l’ordre physique de l’univers par Newton. Les premiers, non contents de repousser avec indignation tout conseil de prudence adressé aux familles, toute idée de contrainte morale, soutenaient que dans tout pays la richesse et le bien-être ne pouvaient que s’accroître par la population, et que partout où cette loi économique ne se vérifiait pas, il fallait en accuser les institutions humaines, la mauvaise distribution des biens, les vices et la cupidité des hommes riches et puissants. Les seconds, dans les transports de leur zèle restrictif, allaient fort au-delà de tout ce que Malthus avait pu imaginer ; ils passaient de la contrainte morale à la contrainte physique, et ne craignaient pas de proposer des moyens préventifs que repoussent également le bon sens et la science.

Qui pourrait s’étonner de ces écarts ? Qui ne sait pas combien l’esprit de l’homme s’égare facilement dans l’étude des questions morales et politiques, de ces questions très complexes où il ne peut atteindre au vrai qu’en suivant la résultante de principes divers ingénieusement combinés, et où, par la nature même des investigations, le sentiment vient se mêler au raisonnement et en troubler la pureté ? On ne tient pas assez compte aux hommes qui cultivent les sciences morales et politiques de ces difficultés et de ces périls, que ne rencontrent pas les géomètres qui, « étant accoutumés, dit Pascal, aux principes nets et grossiers de géométrie et à ne raisonner qu’après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. »

La question de la population touche à tout, à la morale et à la politique, à l’économie nationale et à l’économie domestique. L’État, la famille, l’individu y sont également intéressés, pour le présent et pour l’avenir, pour leur force comme pour leur bonheur. Aussi, que d’aspects divers ne présente-t-elle pas ! Que de points de vue différents n’ouvre-t-elle pas à l’observateur attentif !

Les adversaires de Malthus nous disent, au nom de la morale, que le mariage est la satisfaction légitime d’un penchant naturel et impérieux, tandis que le célibat prolongé est très souvent une cause de débauche et d’immoralité ; ils affirment, au nom de la politique, que la population est le nerf et la force des États. Les familles, ajoute-t-on, ne se conservent et ne grandissent que lorsque des générations nombreuses les enrichissent par leur travail et les perpétuent par leurs mariages. Voyez les familles nobles : elles s’éteignent rapidement, parce que les calculs de l’orgueil y contrarient les vœux de la nature, et qu’on se refuse des enfants pour laisser un riche héritier. Enfin, écoutez bon nombre d’économistes : ils n’hésiteront pas à vous dire que plus il y a de travailleurs plus on obtient de travail, et, en conséquence, de produits ; que tout travailleur produisant plus qu’il ne consomme, loin d’avoir à redouter la famine et l’indigence, on doit voir dans tout accroissement de population un moyen d’abondance et une source de richesses. L’homme étant à la fois producteur et consommateur, comment la population pourrait-elle devenir une cause d’encombrement et de misère ? Quoi de plus ridicule que de s’alarmer des bornes infranchissables de la production alimentaire, lorsqu’il n’est encore qu’une si faible partie du globe qui ait été consacrée à cette production, et que nul ne sait quelles ressources le génie de l’homme peut trouver dans les forces de la nature pour augmenter la masse des subsistances ! D’ailleurs, à quoi bon ces alarmes, et ces moyens préventifs et ces anathèmes contre les mariages précoces et les familles nombreuses ? Faut-il donc des efforts pour empêcher que la population ne dépasse les moyens de subsistance, et que la vie ne se propage là où la vie est impossible ? Faites donc des théories pour prouver aux plantes qu’elles ne doivent pas naître au-delà du 80ème degré de latitude !

À ces propositions on oppose des propositions contraires qui présentent également toutes les apparences de la vérité. Qu’y a-t-il, dit-on, de plus immoral et de plus inhumain que de donner le jour à des enfants qu’on ne peut ni nourrir ni élever, et qui sont, après quelques années de pleurs et de souffrances, frappés d’une mort douloureuse ? L’homme a-t-il le droit de s’entourer de victimes et de cadavres pour se procurer quelques plaisirs fugitifs, quelques satisfactions sensuelles ? Si les riches, sous les inspirations de l’orgueil, contrarient le vœu de la nature, est-ce là une raison d’exciter les pauvres à mettre au monde des enfants qu’ils ne peuvent élever ? Une population robuste et satisfaite donne à l’État plus de forces et de sûreté qu’une population beaucoup plus nombreuse, mais pauvre, maladive, mécontente. Quel homme d’État ne préférerait pas deux millions de Suisses à six millions d’Irlandais ! La France, avec trente-quatre millions d’habitants, pourrait au besoin lever des armées aussi nombreuses que la Russie avec ses cinquante à soixante millions de sujets, dont une si grande partie n’atteint pas, dit-on, l’âge de dix-huit ans. La force des États, en ce qui concerne la population, ne se mesure pas seulement au nombre des hommes ; elle se mesure avant tout par le taux de la vie moyenne et de la vie probable. Les enfants ne sont pas une force, mais une charge pour la société.

Au point de vue économique, on répond que les produits ne se proportionnent nullement au nombre des travailleurs qui se présentent sur le marché, mais au travail effectif. La demande de travail n’est pas déterminée par la population, mais par le capital. Une fois cette demande satisfaite, toute offre ultérieure de travail ne produit qu’une baisse des salaires, utile sans doute aux entrepreneurs, funeste aux travailleurs, dangereuse pour l’État ; ce qui prouve en même temps, dit-on, qu’il est chimérique de compter sur une consommation toujours proportionnée à la population ; comme si, pour consommer, il suffisait de mener ici-bas une vie de privations et de misère. Deux mille travailleurs, ne gagnant chacun que dix sous par jour, ne consomment pas plus que mille, dont le salaire journalier serait d’un franc ; ils consomment moins que cinq cents, dont la journée serait de trois francs. Ajoutons que les cinq cents derniers seront heureux, sains, bien portants ; rassurés sur le présent, ils pourront faire quelques épargnes pour l’avenir, et se marier avec l’espoir fondé de pouvoir élever leur famille. Les deux mille ouvriers à dix sous par jour, au contraire, seront des indigents sans cesse tourmentés par le besoin, et ne seront amenés à se donner une compagne et à fonder une famille, que par les instincts matériels et l’imprévoyance de la brute. Assurément la population se proportionne toujours et d’elle-même aux moyens de subsistance : nous savons bien qu’il n’est pas donné aux philanthropes de faire des miracles, de prolonger la vie de l’homme là où la vie est devenue impossible. Mais comment le niveau entre la population et les moyens de subsistance sera-t-il maintenu ? Là est toute la question. Les philanthropes (chose bizarre !), c’est à la faim, à la souffrance, à la mort, qu’ils laissent le soin de le maintenir ; nous, nous préférons en charger la raison et la prudence humaine.

Que vient-on nous parler des vices de nos institutions, de l’excessive inégalité des conditions, de la fécondité inépuisable du sol, des vides immenses qui restent sur la surface du globe, et que les émigrations peuvent remplir ? Il est évident que tout cela ne touche pas au fond de la question ; car après que nous aurons fait sur tous ces points les plus larges concessions, qu’en résultera-t-il ? Ceci seulement, que dans plus d’un pays d’autres causes de souffrance et de malheur viennent s’ajouter à la coupable imprévoyance des pères de famille, et que les populations excessives auraient pu souvent trouver un soulagement temporaire, sous un gouvernement meilleur, dans une organisation sociale plus équitable, dans un commerce plus actif et plus libre, ou dans un large système d’émigrations. Est-il moins vrai que si l’instinct de la reproduction n’était jamais refréné par la prudence et par une moralité haute et difficile, toutes ces ressources seraient enfin épuisées, et qu’alors le mal serait d’autant plus sensible, qu’il n’y aurait plus ni remèdes temporaires pour le soulager, ni palliatif pour l’adoucir ?

Comparer la fécondité de la terre à celle de l’espèce humaine, et soutenir que l’une sera toujours égale à l’autre, n’est pas d’hommes réfléchis. La terre a ses limites, et nul ne peut ignorer qu’en appliquant au même champ une seconde, une troisième, une quatrième, une cinquième portion de capital et de travail, on n’obtiendrait pas indéfiniment un accroissement proportionnel des produits. Qu’importent les termes exacts des deux progressions indiquées par Malthus ? Il suffit, pour justifier ses doctrines, que l’une de ces progressions, que celle qui représente la propagation de notre espèce, soit plus rapide que l’autre ; résultat inévitable, si l’homme, comme la brute, n’écoute que ses instincts, s’il s’imagine que la famille est un fait qui ne doit pas tomber sous l’empire de la raison.

Tel est le résumé des deux doctrines, en ne prenant dans l’une et dans l’autre que ce qu’il y a de sérieux et de plus digne d’attention. Car des idées parfois singulières n’ont manqué ni d’un côté ni de l’autre.

Si un conseiller saxon, et après lui un écrivain d’une haute célébrité, en sont arrivés jusqu’à proposer un moyen préventif et mécanique par trop ridicule, un économiste du camp opposé a pris gravement à tâche de nous démontrer qu’une population devient nécessairement stationnaire lorsqu’elle est bien nourrie. À l’entendre, l’instinct de la propagation et le principe générateur ne retrouvent leur énergie que lorsque la nourriture diminue. C’est là, dit-il, une loi générale de la nature organique. Ainsi, le monde se trouve-t-il largement pourvu de nourriture ? il n’y a pas à craindre un accroissement, mais plutôt une diminution de la population. Une partie du peuple manque-t-elle d’aliments et va-t-elle bientôt mourir de faim ? admirez les lois de la nature ! Ces hommes affaiblis sentent par cela même leurs instincts de propagation s’animer, et, avant de mourir, ils sauvent l’espèce humaine en multipliant.

Il est curieux que cette théorie, qui n’est qu’un abus de l’argument d’analogie, ait pris naissance en Angleterre, où les classes riches, grâce au droit qu’elles ont de faire un fils, c’est-à-dire de tout donner à l’aîné en mettant les cadets à la charge de l’État, ne s’imposent pas d’ordinaire la moindre contrainte conjugale, et nous montrent des familles de six, sept, huit, dix enfants. Cependant nul ne dira que ces Anglais se refusent une nourriture abondante et solide.

Si l’on regarde de près aux doctrines que nous venons de résumer, on ne tarde pas à se convaincre que l’esprit de système agite également les deux camps. Chacun s’est emparé de quelques faits irrécusables, et par une généralisation hasardée, chacun en a tiré des conclusions excessives. C’est ainsi que dans une étude où il fallait tenir un compte si exact de toutes les circonstances, et ne marcher, je dirais presque, que de distinctions en distinctions, on est nécessairement arrivé, de part et d’autre, à des généralités qui n’étaient que des abstractions aussi déraisonnables qu’inhumaines. On trouve des erreurs partout ; partout aussi on retrouve une partie de la vérité. Jamais l’éclectisme ne fut plus topique et plus opportun.

Que l’espèce humaine puisse se propager avec une étonnante rapidité, c’est une vérité de fait qu’aucun homme sensé ne saurait contester. La population de l’Amérique du Nord a doublé plus d’une fois en moins de vingt-cinq ans : évidemment ce qui est arrivé en Amérique pourrait arriver partout. L’organisation physique et les instincts de l’homme ne sont pas profondément modifiés par le degré de latitude. En Amérique, pays neuf, riche en terres incultes et qui ne demandaient que des bras, du courage et un faible capital pour fournir une masse surabondante de subsistances, ce rapide accroissement fortifiait l’État et enrichissait la famille. En serait-il de même dans les vieilles sociétés, dans celles dont le territoire est depuis longtemps occupé par une population déjà si nombreuse ? Là est toute la question. Si, comme l’Amérique du Nord, l’Europe peut suffire aux besoins d’une population double, quadruple, décuple, tous les conseils de l’école de Malthus ne sont pas seulement inutiles ; la morale et l’intérêt les repoussent également. Pourquoi, en effet, retarder les mariages, et prolonger les dangers du célibat, et mesurer aux hommes les joies de la paternité, si tout chef de famille peut se voir entouré d’enfants joyeux et bien portants, et élever pour la société des travailleurs robustes et d’utiles citoyens ? Si, au contraire, le jour arrive pour les vieilles sociétés, où toutes les places étant occupées, les nouveaux venus ne pourraient s’y introduire et se nourrir qu’aux dépens de l’ancienne population et en tombant avec elle dans la misère ; s’il en est de ces sociétés comme de ces familles qui, heureuses tant qu’elles ne comptent que deux ou trois membres, languissent dans l’indigence le jour où huit ou dix bouches viennent autour de la table commune demander leur part ; qui voudrait dans ce cas repousser les conseils de la prudence et ne pas tenir aux sociétés le langage que tout homme sensé tient aux personnes qu’il a le droit de conseiller ? Combien de fois un parent, un tuteur, un ami, ne détourne-t-il pas du mariage un jeune homme qui, dans l’ardeur de ses passions, n’en calcule pas les suites et n’en prévoit pas les douleurs ! Combien de fois n’a-t-on pas représenté aux jeunes hommes tout ce qu’il y avait d’immoral et d’odieux dans cette légèreté qui amène à se donner une famille qu’on ne peut nourrir, et à s’entourer d’enfants dont on ne peut sécher les pleurs, dont, sous les étreintes du désespoir, on souhaite peut-être la mort ! Nul n’a imaginé jusqu’ici de blâmer ces remontrances et de les taxer d’inhumanité et de folie.

Encore une fois, toute la question est de savoir si l’instinct de la reproduction étant, dans l’espèce humaine, laissé à lui-même, il arrive pour les États un trop-plein, comme il arrive pour une famille. Si le fait est réel, on pourra critiquer certaines applications, quelques conséquences extrêmes de la théorie de Malthus, on ne saurait révoquer en doute la théorie elle-même ; car, au fond, cette théorie se réduit à ceci : l’instinct aveugle de la reproduction pouvant amener des résultats exorbitants et hors de proportion avec les moyens de subsistance, l’homme doit placer cet instinct, comme tous les autres penchants, sous l’empire de la raison.

Or, en nous plaçant sur le terrain de la question, et au point de vue des adversaires de Malthus, nous avouerons volontiers que nul ne connaît au juste les limites des forces naturelles qui servent à la production, ou qui aident à la distribution des richesses. Un économiste contemporain d’Aristote ou de Cicéron n’aurait pu compter sur la pomme de terre pour la nourriture des hommes, ni, pour leur déplacement et leurs émigrations, sur les moyens de transport qui sont aujourd’hui à notre portée. Il ne se doutait pas qu’un monde nouveau offrirait un jour des terres fertiles à des millions d’Européens, et que les Gaulois mangeraient du sucre des Antilles et du riz de la Caroline. Une cinquième partie du monde est venue plus tard s’ajouter à l’Amérique, et peut-être nos neveux pourront-ils se transporter dans la Nouvelle-Zélande aussi facilement que nous pouvons aujourd’hui aller du Havre à la Nouvelle-Orléans. Qui peut affirmer que de nouvelles substances alimentaires ne seront pas découvertes, qu’on ne trouvera pas le moyen d’obtenir de la même étendue de terrain des produits pouvant suffire à la nourriture d’une population double ou triple de celle qu’on peut alimenter avec les produits actuels ?

De même on peut concéder que la production de la richesse deviendra plus active, et que la distribution en sera plus facile et plus équitable à mesure que, par l’effet naturel d’une civilisation toujours croissante, tomberont les obstacles que leur opposent encore des lois imparfaites et des coutumes pernicieuses. Qui voudrait en effet, en présence des progrès déjà accomplis, désespérer des progrès qu’il nous reste à faire ? Le système hypothécaire, indispensable au crédit des propriétaires fonciers, est bien incomplet ; aussi voyons-nous les capitaux, qui pourraient féconder notre sol, s’en éloigner avec crainte. Cela est vrai ; mais n’oubliez pas qu’hier encore la terre se trouvait enveloppée non seulement dans les liens des hypothèques occultes, mais aussi dans les chaînes de la féodalité, du fidéicommis, de la mainmorte. Les douanes, qui ne devraient être qu’une source abondante de revenus pour le Trésor, n’ont encore pour but principal que la protection de quelques entreprises particulières qui usurpent le nom de travail national, comme si les travailleurs avaient quelque intérêt à produire plutôt une denrée qu’une autre, et à faire la fortune d’un fabricant de bas ou de couteaux, plutôt que celle d’un producteur de pendules ou de souliers. Cette plainte aussi est fondée ; mais ici encore que de progrès lorsqu’on se reporte par la pensée un siècle en arrière, aux jours où, dans le même État, les douanes intérieures enchaînaient les communications d’une province avec l’autre, et où, à quelques pas de distance, on voyait des compatriotes, les uns manquer des denrées les plus nécessaires, les autres, faute d’échanges, s’appauvrir au sein d’une abondance stérile ! Les rapports des travailleurs avec les capitalistes ne sont pas réglés sur tous les points avec l’équité et la prudence nécessaires ; ici l’ouvrier, là le capitaliste, se trouve à la merci d’un mouvement d’humeur, d’un caprice, d’une machination ; sans vouloir ramener l’époque des jurandes et enlever à l’industrie sa plus belle conquête, la liberté, toujours est-il que le législateur ne peut pas laisser entièrement aux généralités du droit commun les rapports de l’ouvrier avec l’entrepreneur ; après avoir réglé si minutieusement le louage des choses, pourquoi ne pourrait-il pas fixer son attention sur le louage aujourd’hui si important du travail, non pour en supprimer la liberté et en dicter les conditions, mais pour en fixer les garanties, pour en écarter les abus, pour simplifier les contestations qu’il fait naître et en confier la décision à une juridiction prompte, économique, paternelle ? Ces remarques, nous en convenons, ne sont pas à négliger : mais ici encore, peut-on se défendre d’un juste sentiment d’orgueil lorsqu’on compare notre temps au temps passé ? On s’occupe sérieusement aujourd’hui de la condition des travailleurs, de leur sort, de leur avenir ; on propose toutes sortes de moyens pour assurer le bonheur des classes laborieuses. Cette préoccupation générale, qui est un des signes de notre temps, a déjà donné naissance chez nous aux salles d’asile, aux caisses d’épargne, aux sociétés de secours, à de nombreuses institutions de bienfaisance. Le gouvernement seconde les efforts des particuliers, et tout récemment encore, en étendant l’institution des prud’hommes, en appelant les ouvriers au rôle d’électeurs, d’arbitres, de jurés, en les associant aux entrepreneurs dans une œuvre de justice et de protection mutuelle, il a rendu hommage à la dignité du travail, et initié les travailleurs aux soins de la vie publique. Nous applaudissons à toutes ces mesures, et nous désirons vivement les voir s’étendre et se multiplier. Mais nous voudrions, en attendant, qu’on fût juste envers notre époque, en rappelant ce qu’étaient aux yeux de nos ancêtres ces prolétaires qu’on nous représente comme si malheureux aujourd’hui. À peine étaient-ils jadis regardés comme des hommes ; il n’y avait pour eux ni justice, ni pitié. La misère les poussait-elle à l’émeute ? on leur courait sus comme à des bêtes féroces, et les supplices les plus horribles les frappaient par centaines, sans que la société en fût plus émue qu’elle ne le serait aujourd’hui de quelques condamnations correctionnelles.

Quoi qu’il en soit, nous admettrons sans peine ces deux points, l’un que nous ne connaissons pas les dernières limites des forces productives de la terre, l’autre que les produits de ces forces pourront encore s’accroître et suffire à un plus grand nombre d’hommes, lorsque nos institutions et nos lois se seront améliorées, et n’opposeront plus d’obstacle au plein développement de ces forces productives et à la bonne distribution des produits.

Dès lors, nous devons en convenir, si l’on considère l’espèce humaine comme une seule et même famille, comme une famille patriarcale que rien ne trouble et ne divise, et notre globe tout entier comme un seul et même domaine sur lequel cette grande famille peut s’établir à son aise et se distribuer également sans rencontrer d’obstacle, il n’y a aucune raison de s’alarmer de l’accroissement de la population. Car le domaine est vaste et ses forces productives sont loin d’être épuisées. La famille peut donc s’augmenter et s’étendre : l’espace ne lui manquera pas ; il est des terres immenses qui ne sont pas encore occupées, et il est possible que les terres déjà occupées puissent, et par une meilleure culture, et par le perfectionnement des institutions sociales, suffire à un plus grand nombre d’habitants que celui qu’elles alimentent aujourd’hui. Ajournons donc, on peut nous dire, à quelques milliers d’années ces tristes débats sur l’accroissement de la population. La Providence n’a probablement pas livré la terre à l’espèce humaine pour que la plus grande partie en demeure inculte ou mal cultivée. Si l’on ralentit par des alarmes prématurées le développement de notre espèce, qui voudra pénétrer dans ces déserts qui n’ont encore entendu que les hurlements de la bête fauve ou les cris de quelque sauvage ? L’espèce humaine ne se propage que sous l’empire du besoin ; ceux qui se trouvent bien dans un lieu ne vont pas chercher fortune ailleurs.

Sans remonter à l’histoire du monde ancien, voyez les colons du Nouveau-Monde. Auraient-ils abandonné les montagnes de la Suisse, les bords du Rhin, les coteaux de l’Irlande, ces pays si chers, si vivement regrettés ; auraient-ils bravé les souffrances d’une longue navigation, les fatigues du défrichement, les embûches des sauvages, les dangers d’un climat inconnu, d’une terre inhabitée, s’ils n’avaient été poussés par la faim, si un débordement de population ne les avait pas jetés hors de leur pays natal ? Ne résistons donc pas par nos théories aux décrets de la Providence qui a enjoint aux hommes de croître et de multiplier. Lorsque la terre sera couverte d’habitants, lorsque le flambeau de la raison humaine répandra ses clartés sur toutes les parties du globe, et que de tous les points des deux hémisphères pourront s’élever vers le créateur de l’univers des hymnes de reconnaissance, le moment sera venu de rechercher si l’instinct de la propagation ne doit pas être contenu ou réprimé.

C’est là, reconnaissons-le, ce que les adversaires de Malthus ont dit ou pu dire de plus sensé.

Mais sur quoi repose leur système ? En réalité, sur deux abstractions. Première abstraction : la terre peut être considérée comme un seul et grand domaine également ouvert à tous les hommes. Seconde abstraction : l’espèce humaine ne forme qu’une seule et grande famille, une famille patriarcale.

Sont-ce là des propositions conformes aux faits généraux de l’humanité, autorisées par l’histoire ? C’est le contraire qui est vrai, et qui le sera pour bien longtemps encore.

Mais, dit-on, si cela n’est pas, cela devrait être. Soit. Cela sera vrai nécessairement un jour. Soit encore : soyons facile. Mais quand ? dans dix siècles, dans vingt, dans cinquante ? Singulière consolation, qu’une riante utopie, qu’une idylle, qu’une prophétie, pour des hommes qui ont faim, pour des enfants qui demandent du pain aujourd’hui !

Aujourd’hui la terre est divisée en lots nombreux qui opposent chacun mille obstacles divers à ceux qui veulent les occuper et s’y établir.

Là des obstacles naturels : l’énormité des distances, les climats meurtriers, un sol rebelle qui exigerait d’immenses travaux de nivellement, d’assainissement, avant de livrer à l’homme ses trésors ; là encore un défaut presque absolu de moyens de communication et de transport. Que d’avances, que de travail, que de science et de courage ne faut-il pas pour s’établir avec profit dans une terre nouvelle ! Voyez plutôt ce qui se passe tout près de nous, en Algérie. Quelle lugubre histoire que celle des nombreux colons qui, sur divers points du globe, ont péri misérablement, victimes de leur courage ou de leur témérité !

Ailleurs, les obstacles des institutions humaines : des peuplades hostiles et féroces, des gouvernements barbares et perfides, des lois prohibitives de toute nature, des langues inconnues, des religions fanatiques, des antipathies de race et de couleur.

Voilà le vrai, l’histoire, l’histoire ancienne et l’histoire contemporaine.

En présence de ces faits, une réflexion se présente d’abord à tout esprit que ne préoccupent pas les vues exclusives d’un système préconçu. On se demande : comment se fait-il que la doctrine du laisser faire, laisser passer le plus absolu soit professée en fait de population par ceux-là surtout qui la repoussent lorsqu’il s’agit de la production proprement dite ? Proposez-leur d’augmenter indéfiniment les produits, de s’exciter mutuellement, même de nation à nation, par tous les aiguillons de la libre concurrence. À les entendre, ce sont là de diaboliques inventions, des sophismes d’hommes sans entrailles, de cruelles théories qui déshonorent ce qu’ils appellent si plaisamment l’économie politique anglaise. Aussi y a-t-il quelque courage aujourd’hui à ne pas déserter son poste et à défendre les principes de la science sous le feu incessant d’attaques ardentes et opiniâtres ; ardentes comme l’égoïsme, opiniâtres comme l’ignorance. Demandez à certains hommes l’introduction de nouveaux produits, des relations commerciales plus faciles, permettez-vous de désirer plus de liberté, et vous les verrez froncer le sourcil, pâlir de colère, et vous repousser rudement en vous accusant de manquer de patriotisme et de lumières. Dites-leur au contraire qu’il faut que le peuple se marie, qu’il se marie de bonne heure, qu’il donne le jour à beaucoup d’enfants ; que cela est moral, utile ; qu’il n’y a jamais assez de travailleurs dans le pays, et vous serez touché de leur gracieux accueil ; vous verrez leur figure s’épanouir, leur rhétorique épuisera pour vous toutes les formes laudatives du langage.

Vous êtes peut-être embarrassé de mettre d’accord des opinions si diverses. Dans votre naïveté vous vous dites à vous-même : Qu’est-ce donc ? D’un côté, on ne veut pas que les Belges, que les Suédois nous apportent leurs houilles, leurs charbons, leurs fers, leurs machines, bref, leur capital ; et, d’un autre côté, on est enchanté de voir les travailleurs se multiplier, et non content de stimuler de toutes façons la population indigène, on ouvre les deux battants de toutes les portes du royaume aux travailleurs étrangers ? Que dirait-on, en effet, de celui qui proposerait d’interdire l’entrée de la France, d’appliquer le système prohibitif aux nombreux ouvriers belges, anglais, allemands, suisses, italiens, qui viennent faire concurrence aux ouvriers français ? Avec quel dédain on repousserait cette proposition ! La France, dirait-on, a toujours été hospitalière, l’ouvrier français ne redoute pas la concurrence ; et d’ailleurs voudriez-vous exposer à de cruelles représailles les Français courageux qui ont porté leur activité jusque sur les points les plus éloignés du globe ? À Dieu ne plaise que vous trouviez ces arguments mauvais ! Mais vous n’êtes pas satisfait, néanmoins ; vous persistez à vous demander à vous-même : Pourquoi ne veut-on pas une quantité indéfinie de capital, puisqu’on veut une quantité indéfinie de travail offert ? Pourquoi repousser les machines, les outils, les matières premières de l’étranger, et en accueillir en même temps les travailleurs ? Et si l’on vous dit qu’on veut que les travailleurs français puissent être reçus à l’étranger, vous répondez qu’on le veut aussi des machines françaises. Cependant on repousse par des droits énormes les machines étrangères. Ne vient-on pas d’entonner un hymne en l’honneur de l’Alsace, parce qu’elle fournit des machines à l’Allemagne ? L’Allemagne, on a dit, est tributaire de l’Alsace. Tributaire, c’est le mot à la mode ; car apparemment les Allemands ont porté leurs écus aux Alsaciens sans en retirer des valeurs correspondantes. Quoi qu’il en soit, n’est-ce pas là, direz-vous, une contradiction ? Et si c’en est une, comment l’expliquer ?

L’explication est facile. Il est parmi les hommes un bon nombre de simples et d’habiles.

Les simples ne comprennent pas et ne comprendront jamais la question. L’économie sociale est pour eux lettre close. Ils ne voient dans l’affaire que les vives amours du jeune âge et le danger que ces flammes comprimées n’éclatent par quelque désordre. Dites-leur que la morale nous conseille, que la religion nous commande de contenir nos appétits, lorsque nous ne pourrions les satisfaire qu’aux dépens du bien et du juste ; dites-leur que des enfants qui tremblent de froid, qui pleurent de faim, ne sont pas seulement un spectacle déchirant, mais une effrayante tentation pour les parents, qui trop souvent ne sortent de l’affreux combat auquel leur âme est livrée qu’emportés vers le crime, ou, ce qui est peut-être plus horrible encore, avec le cœur pétrifié par le désespoir qui étouffe les sentiments naturels, et fait que les enfants n’ont plus ni père ni mère. — On vous répondra tranquillement qu’il ne faut jamais désespérer de l’avenir ; qu’on doit avant tout prévenir par le mariage la corruption des mœurs ; que la charité vient suffisamment au secours de toutes les infortunes. Qui ne connaît pas ces lieux communs, et comment discuter avec des hommes qui répètent toujours les mêmes choses, et sur lesquels le raisonnement et les faits n’ont pas de prise ?

Les habiles, au contraire, connaissent le fond des choses ; pour eux ces lieux communs ne sont pas l’expression, mais le déguisement de la vérité. Ils applaudissent au langage des simples et en rient sous cap. Ils savent que plus il y a de travailleurs, plus, toutes choses étant égales d’ailleurs, les salaires sont bas et les profits élevés. Tout s’explique par cette formule, et en particulier le pacte d’alliance entre les habiles et les simples. Ils sont du même avis, parce que les uns ne saisissent point et que les autres saisissent très bien le fond de la question. Vous voudriez que le père de famille, au lieu de cinq ou six enfants, ne nous en présentât que deux ou trois ? Mais il nous faudrait alors hausser le salaire des jeunes travailleurs, et plus tard celui des adultes ; et si nous ne voulons pas voir diminuer le nombre de nos acheteurs, où trouverons-nous cet accroissement de salaires, si ce n’est dans une baisse relative de nos profits ? Vos conseils de prudence se résoudraient en un lourd impôt levé sur nous. Nous pouvons aujourd’hui gagner un million dans dix ans ; il nous faudrait, dans votre système, la vie d’un homme pour atteindre au même résultat. Laissez, laissez les travailleurs se multiplier : c’est le seul moyen de rendre les capitalistes maîtres du marché.

Ce raisonnement, qui ne se fait pas tout haut, est irréprochable en logique. Faut-il s’étonner que tandis qu’on repousse la concurrence des outils, des machines de l’étranger, on trouve tout simple de favoriser celle des travailleurs ? Si les capitalistes pouvaient fabriquer et vendre des travailleurs comme ils vendent des machines et des outils, nul doute qu’ils n’eussent demandé à grands cris des lois prohibitives contre les ouvriers étrangers ; ils les repousseraient alors comme ils repoussent aujourd’hui les bœufs et les chevaux de la Suisse et de l’Allemagne.

Quant à nous, nous voudrions pouvoir persuader aux travailleurs, aux jeunes hommes qui ne possèdent encore d’autre richesse que leur intelligence et leurs bras, qu’ils doivent se tenir en garde contre les conseils que leur prodiguent, d’un côté, les égoïstes, et de l’autre, les esprits chimériques. Nous voudrions pouvoir leur dire : la question de la population, c’est vous qu’elle intéresse avant tout et presque exclusivement. Nos discussions, les riches n’en ont que faire. D’un côté, le principe aristocratique, tout-puissant chez eux, les contient et leur inspire une prudence peut-être excessive ; de l’autre, qu’importe que leurs familles soient nombreuses ? Voyons-nous souvent leurs enfants tomber dans la misère et manquer de pain ? Même les imprudents trouvent des ressources dans la parenté, dans les alliances, dans les professions libérales, dans les carrières publiques. Les pères ont pu donner à tous leurs enfants une éducation distinguée, et par là des aptitudes et des espérances qui vous manquent. C’est là un fait nécessaire et parfaitement légitime. Les fonctions qui exigent de longues années de préparation, des avances considérables, ne seront jamais le partage du grand nombre, et il est bon qu’elles ne le soient pas ; car la société s’abaisse lorsque la culture de l’esprit n’est plus un moyen d’influence et une distinction.

Mais vous dont les familles n’ont pas encore gravi les hauteurs de la société, au lieu d’élever vers le sommet des regards d’envie et de former des vœux impuissants, regardez autour de vous et prêtez-nous l’oreille. Nous ne voulons pas vous apporter ici des théories, des généralités, des calculs statistiques qui sont pour le moins fort inutiles pour vous. Nous ne vous demandons qu’un regard attentif et un peu de bon sens appliqué, non au monde entier, mais à chacun de vous. Que la prudence pénètre dans tous les ménages et préside à l’établissement de chaque famille, et on n’aura plus à s’inquiéter du sort de l’humanité. Or, que voyez-vous autour de vous ? Un pays vaste, inculte, peu peuplé, mais sain, fertile, où rien ne s’oppose à l’exploitation, où la terre n’attend pour produire que quelques capitaux et des bras ? Mariez-vous à votre fantaisie, nous n’avons rien à vous, dire si d’ailleurs les heureuses conditions du sol et du climat ne sont pas rendues vaines par les institutions et les lois. S’il en était ainsi, soyez prudents. Ne vous flattez pas légèrement de réformes qui peut-être n’arriveront pas dans un siècle, tandis que vos enfants vous demanderaient du pain dans quatre ou cinq ans.

Il y a plus ; les mauvaises lois sont encore moins funestes que les déplorables habitudes. Ici encore il serait facile de citer des faits et des exemples. Triste spectacle que celui d’un peuple plongé dans l’abjection et la misère, uniquement parce qu’il ne veut pas en sortir, parce qu’il préfère l’abjection à un effort, la misère au travail ! Aussi, ne regardez pas seulement autour de vous, regardez au dedans de vous-mêmes. À la rigueur, nous pourrions reconnaître à l’individu le droit, le droit légal, s’entend, de rester oisif, mais oisif pour lui et pour lui seulement. Qu’il ne prétende pas vivre du bien d’autrui ; qu’il renonce à être père et mari, et, si bon lui semble, qu’il vive dans les haillons et qu’il meure sur la paille. Mais songer au mariage ; mais donner la vie à des enfants et se refuser au travail ! Je ne connais pas de tyran plus odieux qu’un père, qu’un mari valide et robuste, qui n’emploie ses forces qu’à étouffer les gémissements de sa femme et de ses enfants ; et j’admire l’indulgence et le sang-froid d’un juge qui ne condamne qu’à quelques jours de prison l’oisif qui, après s’être livré aux joies brutales de la taverne, ne rapporte à sa famille que des violences et des coups.

Mais laissons ce point qui n’appartient pas, à vrai dire, à l’économie politique. Il est évident que là où les subsistances ne manqueraient pas, pour peu que la population voulût, par son travail, les retirer d’une terre fertile qui les lui offre, c’est plutôt la réforme des lois et des mœurs qu’il faut proclamer, que la doctrine de Malthus. Nous le reconnaissons humblement, ce n’est pas l’économiste avec ses calculs, qui peut convertir à une vie active et digne une population sauvage ou dépravée. L’intérêt peut contribuer à retenir dans les voies du bien celui qui, par de plus hautes inspirations, les suit déjà : il n’y ramène pas celui qui a franchi toutes les barrières des affections naturelles, de l’honneur, de la religion, de la loi. Si l’intérêt avait cette puissance, le monde serait un paradis. Il est si facile de démontrer par les faits que le vice n’est pas utile !

C’est aux travailleurs, et en particulier aux prolétaires des pays depuis longtemps habités et exploités que nous voudrions nous adresser ; c’est d’eux qu’il s’agit essentiellement dans toutes les questions qui concernent la population ; et, encore une fois, c’est de la jeunesse laborieuse, des travailleurs honnêtes, que l’économiste prend souci, et qu’il peut espérer de dessiller les yeux.

Nous voudrions d’abord leur demander : Quel est le pays que vous habitez ? Est-ce un pays purement agricole, et dont toute l’industrie consiste à vendre l’excédent de ses produits ? Ne croyez pas que pour cela votre position soit des plus simples et des mieux assurées. Examinons.

Qu’êtes-vous dans ce pays ? Êtes-vous de petits propriétaires, ou des métayers, des colons, maîtres de vos outils et de votre cheptel ? Je me rassure ; vous n’aurez pas seulement de l’honnêteté, mais de la dignité, du respect pour vous-mêmes et pour votre famille. Vos mariages ne seront pas précoces, imprudents ; souvent même le fils aîné se mariera seul ; les autres, et ils seront peu nombreux, demeureront dans la famille à la fois copropriétaires et serviteurs, ou chercheront à pénétrer dans l’église, dans l’armée, ou ils loueront leur travail dans les grandes entreprises agricoles. Une disette, un désastre vient-il vous surprendre, vous saurez remplacer sur vos tables le pain par la pomme de terre, vendre votre cochon, votre volaille, votre vin, pour acheter du blé ; vous refuser pour cette année tout habillement nouveau et toute dépense extraordinaire ; en un mot, tenir tête à l’orage en redoublant de courage et d’activité. Je vous vois heureux et dignes comme les paysans intelligents et laborieux de plus d’un canton de la France, de la Suisse, de l’Italie. Les mauvaises années elles-mêmes vous sont utiles comme instruction et avertissement. Vous vous dites alors : Que serions-nous devenus, grand Dieu ! si notre famille était deux ou trois fois plus nombreuse qu’elle ne l’est ! Ce que vous seriez devenus ? Vous n’avez qu’à regarder non loin de vous pour l’apprendre, et si ces tristes exemples n’étaient pas à votre portée, ouvrez le livre de Malthus, ce vaste recueil de faits, et vous verrez ce que deviennent, sous le fléau d’une disette, ces populations imprévoyantes qui, déjà dans les temps ordinaires, se trouvent réduites au strict nécessaire.

Habitez-vous, au contraire, un pays purement agricole, mais tout de grandes propriétés et de grandes cultures, et n’êtes-vous que des journaliers ? Votre position, si simple en apparence, se complique et demande toute votre attention. Ce domaine auquel s’applique votre travail n’est en réalité qu’une manufacture. Après avoir débattu ses conditions avec le propriétaire qui lui loue la machine, le fermier doit d’abord s’assurer qu’il pourra recouvrer ses avances et payer le fermage, et tout naturellement chercher ensuite à retirer le plus qu’il pourra de profit net de son entreprise. Pourquoi vous offrirait-il un salaire élevé, si vous vous présentez en foule à sa porte ? Qu’arrivera-t-il en cas de mauvaise récolte ? Il se peut que le fermier lui-même en souffre, il se peut aussi que l’élévation des prix compense pour lui la rareté des produits ; cela dépend de plusieurs circonstances inutiles à énumérer ici. Mais vous, que pouvez-vous espérer, si par le nombre excessif des journaliers qui se font concurrence, le fermier dicte la loi du marché ? Pressés par la faim, vous serez heureux de conserver le même salaire en argent, qui sera loin de représenter le même salaire en nature ; et si, par les circonstances, les fermiers eux-mêmes se trouvaient atteints par les effets de la disette, vous verriez vos salaires en argent s’abaisser ; car assurément l’entrepreneur, sachant que vous avez plus besoin de lui qu’il n’a besoin de vous, ne consentirait pas à vous faire dans le partage la part du lion. N’oubliez pas que dans un pays ainsi constitué, si la concurrence peut animer l’offre du travail, elle n’anime jamais la demande. On ne multiplie pas à plaisir ces grandes manufactures agricoles. Les familles prolétaires peuvent s’accroître dans les villages : le nombre des grands propriétaires et des fermiers ne s’accroît pas ; l’étendue de la terre reste la même, et si la culture peut en être améliorée successivement, ces améliorations sont presque toujours lentes, et souvent elles ne s’accomplissent que par des machines qui diminuent, pour un temps ou à toujours, le travail humain. Dans ces pays, si la population est excessive, les jours de disette sont affreux ; vous voyez des hommes hâves, décharnés, chancelants, errer dans la campagne et disputer aux animaux la plus immonde nourriture.

Les pays purement agricoles, sans commerce, sans industrie, n’ont dans les jours malheureux ni le secours des grands capitaux disponibles, ni les ressources et la hardiesse de l’esprit mercantile : on n’y sait que souffrir et mourir. On n’y est admirable que de silence et de résignation.

Ce n’est cependant pas là ce que la société offre de plus compliqué et de plus dangereux aux classes laborieuses. Portez maintenant vos regards sur les pays essentiellement industriels et manufacturiers, là où l’agriculture n’est presque qu’une occupation secondaire, là où le capital, prenant les formes les plus diverses, s’applique à satisfaire ici tous les besoins généraux d’un peuple civilisé, là tous les caprices de la mode et les goûts raffinés de l’opulence. Suivez cette production dans ses formes si diverses, dans ses phénomènes si compliqués. Ces matières premières, si nombreuses, si variées, c’est des quatre parties du monde qu’il les faut tirer ; ces mélanges ne restent jamais les mêmes ; ces dessins, on est forcé de les renouveler chaque année. La concurrence veille sans cesse avec son regard perçant et cupide. Malheur à celui qui s’arrête un instant ! Il est écrasé par la foule qui le suit au pas de course. Rejoindre celui qui vous précède, le fouler aux pieds et passer outre, c’est là l’effort incessant de l’industrie ; c’est sa loi et sa vie. Il y a plus ; tous ceux qui ont profondément étudié ces grandes questions sociales vous diront que la liberté, régulière et pacifique lorsque les individus, obligés de se conformer aux indications de la nature, travaillent d’accord avec elle et profitent de ses forces au lieu de les contrarier, est devenue querelleuse, tyrannique et désordonnée, le jour où les gouvernements ont voulu faire mieux que la Providence, et donner au Nord les industries du Midi, au Midi les industries du Nord. La concurrence des individus est devenue alors concurrence des États, et il s’est formé dans le domaine de l’industrie un singulier mélange de liberté et de servitude. Les lois naturelles de l’économie publique se sont compliquées des lois positives de chaque nation, lois variables comme les intérêts de la politique, impitoyables comme l’intérêt personnel aux prises avec les intérêts généraux ; lois qui sont pour la liberté tour à tour des armes et des entraves, qui enfantent les représailles et la contrebande, les haines nationales et les crises commerciales ; bref, lois de guerre et de désordre.

Au milieu de ce chaos, que deviennent les travailleurs, ceux qui vivent au jour le jour, et qui, en cas de malheur, n’ont ni des épargnes à consommer, ni une cabane où s’abriter, ni un coin de terre à bêcher ? Leur est-il donné de comprendre les questions si complexes dont ils sont eux-mêmes un élément, ces questions qu’un petit nombre d’économistes peut à grand’peine démêler ? Hélas ! ce n’est que par les cruels enseignements de l’expérience que l’ouvrier parvient enfin à deviner tout ce qu’il y a d’incertain et de précaire dans ses rapports avec cette industrie artificielle qui est elle-même si incertaine, si capricieuse, si variable. Un haut salaire vous remplit aujourd’hui le cœur de joie ; le bonheur de votre famille vous paraît assuré ; vous encouragez le mariage de votre enfant, qui lui aussi est employé avec vous dans la même manufacture. Imprudent ! vous ne savez peut-être pas que votre entrepreneur ne trouve ses débouchés qu’aux États-Unis, en Allemagne, en Russie, et que demain l’esprit de représailles fermera les frontières de ces États à ses produits, ou ne les admettra que chargés de droits énormes ; vous n’avez peut-être pas considéré que les objets que vous fabriquez ne sont qu’une affaire de mode, un caprice, et que, très recherchés, chèrement payés aujourd’hui, ils seront abandonnés demain pour une autre nouveauté que vous ne produirez pas. Vous qui comptez sur la dextérité de vos mains et la sagacité de votre coup d’œil pour obtenir toujours le salaire d’un habile ouvrier, vous ne vous doutez pas du coup que va vous porter, du bouleversement que va produire dans votre industrie, un homme, un seul homme ; au moyen de quoi ? d’une idée. Mais cette idée enfante une machine mille fois plus puissante que vous, plus régulière dans son travail, plus exacte dans ses produits. Qu’êtes-vous à côté d’elle ? Ce qu’est le piéton même le plus vigoureux et le plus alerte à côté d’une locomotive.

Vous cherchez alors une autre occupation, un autre travail. Mais d’où vient qu’ici votre dextérité n’est plus la même, et que votre habileté est mise en doute ? C’est que la division du travail a développé l’une de vos forces et engourdi toutes les autres. La division du travail, dont les effets économiques sont si merveilleux pour le résultat général, n’est pas sans inconvénients pour les individus, et ajoute aux difficultés de leur situation dans les vicissitudes de l’industrie.

Enfin, qui vous assure que la guerre ne viendra pas tout à coup anéantir le commerce et paralyser par là la production de votre pays ? Voulez-vous rester dans le vrai ? Dites-vous bien qu’il n’y a pas de jour où vous ne puissiez vous réveiller au bruit sinistre d’une nouvelle qui entraînera la ruine de votre industrie. Car l’un des phénomènes les plus compliqués de toute société civile, c’est assurément la production industrielle, telle surtout que l’ont faite les rivalités nationales, si l’on veut tenir compte de tous les éléments qui lui sont nécessaires, de toutes les influences qui la dominent, de toutes les vicissitudes auxquelles elle est exposée. C’est dans ce phénomène si complexe, si varié, que se trouve pour ainsi dire compris le travailleur ; il y figure, il en fait partie, il en est un élément essentiel, qui ne peut ni se passer ni s’isoler de tous les autres éléments du même fait. Il agit sur eux et il en subit la réaction. Ce qu’il y a de variable et d’incertain dans l’un s’ajoute à tout ce qu’il y a d’incertain et de variable dans tous les autres. Travail, montant du capital fixe, montant du capital circulant, forme et puissance de l’un et de l’autre capital, concurrence des producteurs, concurrence des consommateurs, lois économiques, relations d’État à État, rien n’est certain, permanent, immuable, et un seul de ces éléments ne peut se modifier sans modifier en plus ou en moins, en bien ou en mal tous les autres.

Or, sur ce terrain toujours si mobile, où il peut tout à coup s’ouvrir un abîme, quels sont les plus exposés de tous ceux qui ont le courage de s’y aventurer ? Sont-ce les capitalistes ? Nullement. Le capitaliste, à moins qu’il n’ait à se reprocher une folle imprudence, n’est jamais pris entièrement au dépourvu ; s’il essuie des pertes, il sauve une partie de sa fortune ; s’il ne perçoit pas de profits cette année, il peut attendre les profits de l’année suivante ; ses économies, son crédit lui viennent en aide ; souvent il n’a qu’à supprimer ses dépenses de luxe pour rétablir l’équilibre de son budget domestique ; enfin, fût-il obligé de plier ses voiles et de quitter les affaires, il ne se retirerait pas sans quelques moyens d’existence, et en cédant à la mauvaise fortune, il peut retrouver dans sa retraite otium cum dignitate. Rien de semblable pour le travailleur qui vit au jour le jour et ne possède absolument que ses bras. Le malheur le frappe avant qu’il en soupçonne les approches. Quelles sont alors ses ressources ? La charité publique ou particulière ! L’émigration ! L’enrôlement !

La charité, hâtons-nous de le reconnaître, est une source qui n’a pas tari. La charité particulière des temps modernes est à la fois ingénieuse et libérale. Elle sait secourir le malheur en le respectant, consoler sans avilir ; toutes les infortunes la touchent ; toutes la rencontrent active, intelligente ; elle pénètre également dans le réduit de l’indigent et dans le cachot du criminel. Elle a pour tous des conseils, des consolations, des secours ; c’est au point qu’elle n’a pas échappé au reproche d’aveugle indulgence et de faiblesse. Elle trouve néanmoins des bornes, si ce n’est à ses désirs, du moins à son pouvoir. Ses moyens ne sont pas infinis ; aussi diminuent-ils relativement à mesure qu’augmente le nombre des infortunés. Elle a un pain pour vous, elle vous l’offre de grand cœur ; mais si tous ceux qui la sollicitent lui présentent en même temps une femme et de nombreux enfants à nourrir, que peut la charité au milieu de ces flots d’indigents ? Elle donnera à tous quelque chose, elle ne pourra donner le nécessaire à personne ; et malgré ses nobles efforts, elle verra les souffrances, les maladies et la mort dévorer cette population imprudente.

Comptez-vous sur la charité publique, légale ; sur cette charité toute matérielle, que les uns donnent toujours avec indifférence, souvent avec dureté, et que les autres reçoivent sans reconnaissance, car les uns la regardent comme un encouragement à la fainéantise, les autres comme un droit ; sur cette charité nécessairement sans pudeur ni réserve et qui, par ses registres officiels, vous abaisse en faisant de vous des assistés ? Cela s’appelle, de l’autre côté de la Manche, la taxe des pauvres. Informez-vous pour savoir si l’histoire de cette taxe est honorable pour l’espèce humaine ; quels sentiments elle excite ; quels rapports elle établit entre les pauvres et les riches. Demandez si les cinq milliards de francs que l’Angleterre a dépensés en secours dans l’espace de trente ans ont été un soulagement durable pour la misère et s’ils ont fait disparaître le paupérisme. La population de l’Angleterre proprement dite, qui n’est pas la moitié de la population de la France, s’accroît annuellement plus que la population française. Il n’y a ni taxe ni secours qui puisse prévenir les souffrances d’une population qui déborde.

Ce que je dis de l’insuffisance de la charité est encore plus de vrai l’émigration, de l’enrôlement, de tout déplacement quelconque. Ces ressources, ces moyens d’échapper à la misère, peuvent se concevoir pour l’homme qui est dans la force de l’âge et célibataire : mais pour un mari, pour un père de famille, pour l’homme entouré d’enfants en bas âge, faut-il répéter que ces moyens ne sont presque toujours que de cruels expédients ; expédients que condamnent également l’humanité et la morale ? Que ferez-vous ? Abandonnerez-vous à la charité publique, exposerez-vous à toutes les tentations de la misère votre femme, votre fille, vos enfants, pour échapper seul aux atteintes du besoin ? Est-ce là pour vous le but du mariage ? Sont-ce là les obligations qu’il impose ? Si, au contraire, dénué que vous êtes de toutes ressources, vous traînez avec vous, dans cette pérégrination de tristesse et de misère, votre jeune famille, croyez-vous qu’elle pourra en supporter les angoisses, les privations, les fatigues ? L’histoire vous le dit, la route de ces émigrations est semée de cadavres. Est-ce là encore pour vous le but de l’union conjugale ? Est-ce là la moralité de ces conseils qui vous ont poussé au mariage ? Il serait donc juste et bon de satisfaire un penchant sans tenir aucun compte des suites et des résultats !

Vous pouvez maintenant comprendre les enseignements de Malthus. Il importe de le répéter, c’est à vous qu’ils sont particulièrement destinés. Pouvez-vous encore douter que tout mariage précoce ne soit le plus souvent pour vous une coupable témérité ? Dès lors, que vous dit Malthus ? Si, fermant les yeux sur les suites, dit-il, vous n’écoutez que vos penchants, vous n’échapperez pas aux conséquences de votre imprudence. La population sera ramenée à son niveau par les obstacles répressifs, c’est-à-dire par la faim, par les souffrances et la mort.

Ce ne sont pas là de vaines déclamations, c’est un avertissement fondé sur des faits irrécusables, sur l’expérience de tous les jours.

La conclusion est évidente. Si les obstacles répressifs sont un supplice pour l’humanité et une honte pour la raison humaine, écartez-les par le seul moyen qui soit en votre pouvoir. Ne fondez pas légèrement de nouvelles familles ; imitez ce patriote qui ne voulait pas, en se mariant, donner de gages à la tyrannie ; n’en donnez pas à la misère ; vous tombez fatalement au pouvoir de ce hideux démon le jour où vous signez un mariage imprudent.

Nul ne vous dit de ne pas vous marier, mais attendez de le pouvoir faire en homme raisonnable.

Nul ne vous dénie les joies de la paternité, mais faites en sorte que par l’impatience d’en jouir vous ne les transformiez pas en horribles angoisses.

Bref, aux obstacles répressifs substituez ce que Malthus appelle les obstacles préventifs, c’est-à-dire un travail incessant, l’esprit d’ordre et d’économie, une prudence inébranlable, une haute moralité.

C’est là tout le système, ce système contre lequel se sont élevées tant de vaines et coupables déclamations.

Que d’autres vous disent de vous livrer étourdiment à d’aveugles penchants ; nous vous conseillons de les diriger, de les contenir par les lumières de la raison et les lois de la morale et de la prudence.

Que d’autres cherchent à vous consoler, à vous rassurer par la perspective de je ne sais quelle réforme qui reprendrait la société en sous-œuvre et donnerait à l’histoire un solennel démenti. Nous vous répétons que ce sont là des chimères, des systèmes arbitraires mille fois réfutés et dont il serait temps, pour l’honneur de la raison humaine, de ne plus entendre parler. En définitive, tous les systèmes sociaux se résument par l’un ou l’autre de ces deux mots : asservissement et liberté. L’histoire nous présente tour à tour l’homme fait machine et l’homme maître de lui-même. Choisissez. Nous sommes une société d’hommes libres. Tous ces réformateurs voudraient, sous une forme ou sous une autre, nous ramener à la servitude. Et de croire que ces rêves soient possibles au dix-neuvième siècle ! Si du moins ces utopies, en mettant au néant la liberté et la responsabilité individuelles, assuraient aux classes laborieuses le bien-être matériel. Ce ne serait certes pas assez, pour compenser la perte de la liberté, que de nous garantir la pitance du moine. Mais cela même n’est qu’une illusion. Car si la population n’était pas contenue par la prudence, par la contrainte morale recommandée par Malthus, elle déborderait dans les couvents industriels plus encore que dans les sociétés libres ; et quelle prudence, quelle contrainte pourrait-on attendre d’hommes dont l’être collectif aurait absorbé toute la responsabilité morale et presque anéanti la liberté ? Ajoutons que rien ne serait plus affreux qu’une disette dans un pays d’égalité absolue de fortunes, et où personne n’aurait de superflu.

Dans les temps de malheur, les riches propriétaires, les grands capitalistes sont la Providence des pauvres. Ils ont seuls les moyens de venir à leur secours et de leur demander du travail, les uns par esprit de charité, les autres par calcul. Aussi rien n’est plus stupide que ces déclamations qui ont pour but d’inspirer aux pauvres la haine du riche, et de leur représenter toute accumulation de capitaux comme un vol, toute grande maison comme une intolérable oligarchie. Autant vaudrait déclamer contre ces grandes rivières qui sont la force, la richesse et l’ornement d’un État ; serait-il sensé de désirer que ces masses imposantes, qui portent majestueusement sur leurs flots les richesses du pays et donnent des bras infatigables à l’industrie, des routes économiques au commerce, se transformassent en mille petits ruisseaux, dont aucun ne pourrait soutenir une barque ni faire mouvoir une usine ? Il est parmi les riches des hommes durs, cupides, égoïstes. Sans doute ; comme il est parmi les pauvres des ivrognes, des fainéants, des voleurs. Est-ce par la haine et l’envie que les classes laborieuses pourraient croître en puissance et en dignité, et partager un jour avec les capitalistes l’empire du marché ? Car, tout est là ; et le travail, la moralité et la prudence peuvent seuls y conduire.

J’ai expliqué ailleurs[1] quels sont au vrai les rapports actuels des travailleurs avec le capitaliste, et ce que c’est que le salaire proprement dit. J’ai cherché à faire comprendre en même temps les services que les gros capitaux rendent au travail, et les dangers dont ils menacent les petits capitaux ; enfin je me suis efforcé d’indiquer les moyens naturels, praticables, légitimes qu’on aurait d’échapper à ces dangers tout en profitant de ces services. Je ne puis revenir ici sur ces importantes questions, mais j’éprouve le besoin de répéter que si le moment arrive où les capitaux ne suffisent plus aux nécessités des travailleurs, la faute n’en est pas aux capitaux, mais aux travailleurs eux-mêmes qui, sans tenir aucun compte des vicissitudes du marché, ont multiplié imprudemment et dépassé par le nombre toute demande possible de travail. Ajoutons qu’en supposant même que tous les capitalistes voulussent porter eux-mêmes la peine de l’imprudence des travailleurs, soit en demandant un travail dont ils n’auraient que faire, soit en allouant à un travail utile un salaire supérieur à celui qui est déterminé par les circonstances du marché, ce dévouement si peu probable, si peu naturel, ne serait qu’une ruine pour tout le monde sans profit durable pour personne. Je dis sans profit durable, car le mouvement ascendant de la population ne s’arrêtant pas, au bout d’un petit nombre d’années le soulagement temporaire qu’on aurait trouvé dans la consommation improductive de tout le capital accumulé ne se retrouverait plus lorsqu’un nouveau désastre viendrait frapper les travailleurs.

Que les classes laborieuses se persuadent enfin que leur avenir est dans leurs mains, et qu’il n’est donné à personne de réaliser l’impossible. Toutes les fois que le nombre des travailleurs dépasse habituellement les forces du capital disponible, la baisse des salaires est inévitable. Que les salaires baissent, les profits restant les mêmes ou s’élevant, ou que les salaires ne baissent qu’après une baisse des profits ; que les ouvriers tombent dans la misère après la ruine des capitalistes, ou qu’ils y tombent les capitalistes conservant leurs richesses, et voyant même leurs revenus s’accroître, toujours est-il que rien ne peut assurer le sort des travailleurs que la prudence et la moralité dans les rapports des deux sexes, et un développement de la population rigoureusement proportionné aux moyens de subsistance dont les travailleurs peuvent légitimement et selon toute probabilité disposer.

C’est alors que les classes laborieuses pourront s’élever graduellement, si elles savent en même temps user avec intelligence de leurs forces et de leurs moyens. J’ai montré dans mon Cours d’économie politique combien chaque famille d’ouvriers pouvait améliorer sa condition par un système équitable de secours mutuels et de dépenses en commun ; c’est là ce qu’il est raisonnable de demander à l’esprit d’association et de confraternité. Dans ces limites, l’exemple des communautés religieuses, des monastères est très bon à proposer. Car l’isolement est funeste à ceux qui ont très peu à dépenser, à ceux qui ne peuvent pas faire d’avances, acheter leurs provisions en gros et en temps utile, consacrer beaucoup de temps, beaucoup de soins à leur économie domestique. La multiplication des ménages pour les pauvres est une duperie ; et sans rêver une vie absolument commune, qui ne convient pas à des hommes ayant femme et enfants, et qui tendrait à détruire l’esprit de famille, il est une communauté partielle, une communauté d’achats, d’approvisionnements, de chauffage, de repas, de secours, qui n’a rien d’impossible ni d’immoral, et qui ne dépasse nullement par ses combinaisons l’intelligence des classes laborieuses. Si au lieu de prêter l’oreille aux rêveries des hommes à systèmes, elles ne prennent conseil que de leur équité et de leur bon sens naturel, elles pourront multiplier et étendre sans peine les essais déjà réalisés dans cet ordre de faits. Cela ne fait pas de bruit, cela n’a point d’éclat, et n’a pas besoin, pour s’accomplir, d’un Josué qui arrête le cours de la société ; mais aussi sont-ce là des voies qui ne mènent ni à la Cour d’assises ni à Charenton. Des associations volontaires, temporaires, de cinq, six, dix familles, plus ou moins, pour mettre en commun, non leur travail, non leur vie tout entière, non ce qu’il y a de plus personnel dans l’homme et de plus intime dans la famille, mais une partie de leurs gains, de leurs dépenses, de leur consommation, de leur vie domestique matérielle et extérieure, dans une vue de secours mutuel, ne seraient pas seulement, pour les travailleurs, un moyen de bien-être, mais un moyen d’éducation et de moralité. Peut-être verrions-nous un jour autour de ces foyers domestiques agrandis, une partie au moins de ces imprudents ou de ces égoïstes qui peuplent aujourd’hui les plus sales tavernes et grossissent la bourse du cupide marchand qui les empoisonne. C’est là la part que l’homme peut faire à l’esprit d’association. Il ne faut jamais abdiquer sa liberté personnelle, moins encore doit-on exiger dans son propre intérêt le sacrifice de la liberté d’autrui.

Tout dans les opinions et dans les mœurs de notre temps appelle les classes laborieuses à un avenir plus heureux et surtout plus digne. Le mouvement social de notre époque ne peut se faire par parties détachées, car il ne s’accomplit ni sous les inspirations exclusives du privilège, ni sous la loi brutale et inique de l’égalité matérielle ; mais au nom de la liberté et de l’égalité civile, et des plus nobles principes de notre nature. Il y a profit, élévation pour tous ; il n’y a eu abaissement pour personne.

Les classes supérieures ont perdu d’odieux privilèges et gagné la liberté. S’il leur est défendu de maltraiter des vilains, elles n’ont plus à craindre les lettres de cachet. L’élévation de la bourgeoisie est le fait le plus saillant de notre civilisation, et celui que nul ne conteste. Cette élévation, les classes laborieuses voudraient-elles la regretter, l’envier ? Ce serait un aveuglement. La bourgeoisie procède du travail, et ne se recrute que par le travail. C’est une aristocratie toujours mobile, toujours ouverte et des plus légitimes, car elle est fille de ses propres œuvres. Assurément la bourgeoisie n’est nullement disposée à se laisser enlever les richesses qu’elle a gagnées à la sueur de son front. Elle les défendrait avec la même ardeur et la même persévérance qu’elle a mises à les acquérir. Assurément encore, nous ne l’avons pas nié, il se trouve dans les rangs de la bourgeoisie plus d’un impitoyable égoïste. Mais à considérer cette classe en général, qui pourrait sans injustice méconnaître ses sympathies pour les classes laborieuses, et la vivacité avec laquelle elle se porte à tout ce qui peut contribuer à leur bien-être et à leur avancement ?

Cet élan est commun à toutes les classes ; il est le résultat d’un sentiment général, une des marques de notre civilisation. Sous ce point de vue, tous ces systèmes, tous ces projets qui se sont produits de nos jours, et qui peuvent tous se résumer sous le nom d’organisation du travail, toute cette politique socialiste, dans laquelle on a vu jusqu’à des esprits éminents faire des excursions heureusement rapides et fugitives, sont un fait digne d’attention. C’est encore là une expression, à la vérité exagérée, du sentiment général qui anime la société. Tout mouvement social, politique, économique, littéraire, peu importe, est précédé par quelques avant-coureurs, enfants aventureux qui ne savent pas trop ce qu’ils proclament ni tout ce qui les suit, et il laisse toujours derrière lui des hommes lourds et engourdis qu’on pourrait comparer à ces cétacés que le flot abandonne sur la grève, s’ils ne se faisaient surtout remarquer par leurs impuissantes criailleries. Les uns et les autres, les premiers par leurs emportements, les seconds par leur désespoir, attestent également que le mouvement est réel. La société, en s’élevant, n’entend pas plus laisser en arrière les classes laborieuses qu’elle ne veut leur confier la direction du mouvement et se mettre à leur suite.

L’essentiel est que les travailleurs comprennent leurs intérêts et le vrai de la situation. Le travail est libre, et il n’est plus donné à personne de l’asservir. Au lieu de s’en plaindre, le travailleur doit en être fier, car sans liberté il ne serait, comme l’ouvrier des Antilles, qu’une bête de somme, une des têtes d’un troupeau. Mais la liberté, avec ses avantages et sa dignité, a aussi ses angoisses et ses dangers. Elle élève et soutient les âmes saines et les esprits prévoyants ; elle égare les âmes corrompues et les esprits faibles et téméraires, Voyez ces bourgeois qui nous apparaissent aujourd’hui si heureux, si riches, si puissants : comment se sont-ils élevés ? Quelles luttes n’ont-ils pas dû soutenir ! Avaient-ils affaire, comme les travailleurs de nos jours, à une société amie, bienveillante, généreuse ? Avaient-ils pour eux les sympathies universelles, l’esprit de leur siècle ? Ils étaient entourés d’ennemis ; ils devaient croître et grandir au milieu d’une caste qui les foulait aux pieds, dont le cœur était de fer et la main toujours armée du glaive et du bâton. Et cependant où est aujourd’hui cette horrible féodalité qui les écrasait de son mépris, et qui, comme le patricien romain, se regardant tanquam e cœlo demissa, ne voyait dans toute union des deux races que l’accouplement monstrueux de l’homme avec la brute !

Tels ont été les résultats du travail, de l’ordre, d’une persévérance soutenue et patiente, et d’une inébranlable prudence ; de ces qualités et de ces vertus auxquelles Malthus et ses disciples appellent aujourd’hui les travailleurs.

On dira peut-être que les travailleurs s’aidaient alors de moyens artificiels, tels que les corporations, les jurandes, les maîtrises, Sans doute ces moyens étaient alors une nécessité, mais une nécessité politique. Une protection particulière était indispensable lorsque les pouvoirs publics étaient impuissants, et n’offraient de sécurité à personne. Veut-on nous rendre aujourd’hui toutes ces entraves ? Qu’on nous rende donc en même temps la féodalité. La bannière des corporations ne peut raisonnablement se déployer que contre la bannière du privilège armé. Faut-il organiser une défense et s’en imposer les charges lorsque toute attaque a disparu ?

Les jurandes et les maîtrises n’ont pas été une institution générale. Là même où elles existaient, elles étaient loin d’embrasser tous les métiers et toutes les professions. Le progrès, au contraire, a été général, et si l’on veut y regarder avec attention, on reconnaîtra qu’il a été plus rapide encore là où ces institutions n’entravaient pas les travailleurs.

La liberté n’a pas besoin de secours artificiels. Elle ne demande à l’homme, pour l’élever, que l’emploi des nobles facultés que la Providence lui a départies. Être libre veut dire être raisonnable. La brute n’a pas la liberté ; et l’homme qui, dans les actes importants de la vie, se livre aveuglément à ses appétits et imite la brute, abdique par cela même toute liberté comme toute dignité.

ROSSI.

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[1] Cours d’économie politique.

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