En janvier 1856, en prenant la charge de rédacteur en chef du Journal des économistes, Henri Baudrillart trace, dans une introduction à la quinzième année d’existence de cette revue, le tableau de l’état du libéralisme économique en France et dans le monde. Partout, dit-il, il est en progrès, et en France même, malgré l’absence de l’économie politique dans l’enseignement, le groupe des économistes libéraux se perpétue avec courage et répand les mêmes vérités qu’au temps de Turgot.
Henri Baudrillart, « Introduction à la quinzième année », Journal des économistes, janvier 1856.
Introduction à la quinzième année
Le Journal des Économistes entre dans la quinzième année de son existence.
Compter quatorze années révolues n’est pas de nos jours pour les Revues un fait tellement habituel, qu’un recueil périodique n’ait quelque droit de s’en prévaloir. Si, en outre, ce recueil n’a fait en aucun temps de sacrifices à la popularité, s’il n’a dévié, ni dans ses opinions, ni dans la manière dont il les soutient, de la ligne qu’il s’est tracée dès l’origine, peut-être lui sera-t-il permis de montrer au public, dans le fait même de cette durée, la preuve d’un succès sérieux et le gage assuré d’un long avenir.
Il serait oiseux d’insister sur le caractère bien connu et sur les tendances parfaitement accusées de ce recueil, en voie de publication depuis le 15 décembre 1841. On peut s’abstenir de rappeler qu’il est non seulement l’organe le plus complet et le plus accrédité qui s’occupe des questions agricoles, manufacturières, commerciales, et plus généralement des matières qui touchent à l’organisation de la société, mais le seul organe existant en France qui soit consacré spécialement à ce genre d’études. De même, toute profession de foi serait déplacée auprès de nos lecteurs et ne ferait que nous exposer à d’inutiles redites. Mais nous pouvons et nous devons dire quelques mots sur la manière dont le Journal des Économistes a rempli jusqu’à présent sa mission, et sur celle dont il prend l’engagement de la remplir à l’avenir.
« En parcourant les tables triennales analytiques du Journal, écrivait M. Horace Say, il y a deux ans, on verra qu’il n’est pas une seule des questions fondamentales de l’économie politique qui n’y ait été abordée. Les principes ont reçu de féconds développements, des aperçus nouveaux ont été présentés, la marche progressive de la science a été suivie et souvent même heureusement hâtée. Les faits présents, les modifications proposées ou introduites dans la législation économique ont été discutés et appréciés. Les ouvrages publiés, nonseulement en France, mais encore en Angleterre, en Italie, en Allemagne et ailleurs, ont été examinés, et les lecteurs du Journal ont pu se former une idée juste de l’importance et de la portée qu’ils pouvaient avoir. En un mot, le Journal des Économistes aétéfidèle à sa mission. »
Vraies en 1854, ces paroles le sont encore en 1856.
Elles ne cesseront pas de l’être. Rien ne sera négligé pour que ce programme soit sans cesse plus complètement rempli, comme il l’a été d’une manière sans cesse plus satisfaisante depuis la fondation du Journal. Car nous tenons à en faire la remarque : le Journal des Économistes ne s’est pas contenté de vivre depuis lors, il a suivi une voie constante d’améliorations. Il n’a pas cessé de recevoir des accroissements et des perfectionnements successifs. Le public a paru comprendre l’importance et l’étendue de ces développements, puisqu’il y a répondu par un nombre croissant de suffrages.
Ce qui fait l’originalité, nous n’osons dire la supériorité d’un recueil comme le nôtre, ce qui lui donne une raison d’être pour ainsi dire perpétuelle et un intérêt qui ne risque pas de s’affaiblir, c’est l’alliance constante de la théorie et de la pratique, qui lui permet d’embrasser à la fois deux mouvements bien distincts pourtant, celui des études et celui des affaires économiques dans le monde. Tout ce qui est pensé en matière d’économie sociale, et tout ce qui s’y fait de considérable forme pour notre Revue un champ d’études à la fois très large et très déterminé, plein de variété et d’unité tout ensemble ; variété dans les sujets, unité dans la doctrine, faites l’une et l’autre pour intéresser également et à un haut degré l’homme d’État, le publiciste, l’administrateur, le producteur, et simplement tout homme qui tient à ne pas rester étranger à son temps dans les faits qui en forment peut-être le trait le plus saillant, étranger à la science sociale en ce qu’elle renferme de vérités acquises essentielles et de grands problèmes encore à l’étude.
Nous avons parlé de l’unité de doctrine. Dans cette unité qui lui est chère, et que n’altèrent point de savantes discussions soutenues dans le sein même du journal sur tout ce qui est encore objet de controverse, le Journal des Économistes puise à la fois un juste sentiment de fierté et la meilleure part de son autorité en France et en Europe. C’est cette unité qui a fait sa force dans les jours si troublés et sous les régimes si divers qu’il a traversés, et qui la fera de plus en plus, à mesure que l’on sera frappé davantage du spectacle imposant que présente une école qui, au milieu des incertitudes et des variations d’une opinion sans principes qui ne conduit rien et que tout entraîne, est restée fidèle à elle-même, fidèle à la cause de la conservation sociale et à celle du progrès, qu’elle ne sépare pas l’une de l’autre. Il faudrait être bien injuste ou bien aveugle pour ne pas reconnaître que l’école économique qui, depuis Quesnay, Turgot, Adam Smith, au dernier siècle, n’a pas cessé de compter une série de noms illustres et respectés, présente en ce sens un phénomène bien remarquable, unique même, duquel il est permis de tirer sans témérité comme sans orgueil une induction hautement favorable à la vérité de ses principes. Car il n’a été donné qu’à la vérité de présenter un pareil degré de persistance. Le propre des écoles, c’est de ne pas durer. Voyez les écoles socialistes. Elles naissent, se multiplient à l’infini, font beaucoup de tapage, puis tombent dans l’oubli le plus profond et le plus irrévocable, mobiles comme l’erreur, périssables comme elle. L’école économique dure depuis plus d’un siècle. Elle a certes beaucoup appris depuis lors. Elle n’a pas cessé de se modifier. Elle compte des nuances distinctes. Mais elle reste au fond toujours la même. Ceux qui l’ont fondée reviendraient au monde, ils reconnaîtraient aisément leur drapeau et leurs héritiers ; ils seraient avec eux et à leur tête.
Autour de ce drapeau vient se grouper un nombre croissant d’adhérents, peuples et individus. L’Angleterre y est venue. Le Piémont y est venu. Une partie de l’Allemagne y est venue. La Belgique, foyer d’un grand mouvement économique, s’en rapproche chaque jour davantage. L’Espagne y arrive. Les États-Unis s’y sont rangés dès l’origine. Les peuples prospèrent dans la mesure même où les principes économiques sont par eux appliqués. Ces principes, comme l’a dit Mirabeau de la Révolution française, feront le tour du monde. Ils avancent lentement, parce qu’ils sont violemment combattus, souvent méconnus et travestis, et surtout beaucoup trop ignorés ; mais ils avancent toujours. Ne pas reculer, gagner du terrain pied à pied, qu’on ne perd plus une fois conquis, résultat immense ! Nous n’y mettons pas de présomption ; mais, encore une fois, quelle école philosophique ou politique, seulement depuis vingt ou trente ans, et en ne parlant que des mieux établies, pourrait dire la même chose sans que le cri public ne la réduisît au silence ?Laquelle n’a pas été vaincue ? Laquelle du moins n’a pas reculé ? Laquelle n’étale ses pertes et ne compte tristement ses blessures ?
Lentes, nous ne rougissons pas de le répéter, lentes sont les conquêtes de l’économie politique, mais elles vont sans cesse s’étendant aux individus comme aux nations. C’est ce qui explique que bon nombre d’hommes intelligents et de cœur, qui n’avaient embrassé le socialisme que comme une promesse d’amélioration pour le sort des masses, sont venus, eux aussi, à l’économie politique, quand ils ont pris la peine de la connaître autrement que sur des ouï-dire et des calomnies assez sottes, quoique très dangereuses, et qu’ils ont pu se convaincre qu’elle aussi n’a pas un autre programme que celui-ci : amélioration du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, élévation du niveau du bien-être au profit commun.
Le Journal des Économistes, même dans la publication d’études d’un caractère essentiellement positif, et d’importants travaux de statistique ou d’un intérêt spécial, n’oublie pas qu’il est le défenseur d’office et toujours sur la brèche de ces principes de liberté, de proportionnalité, d’humanité, qui se résolvent finalement en améliorations pratiques. C’est au nom des mêmes principes qu’il a pu combattre, avant et après la révolution de février, le protectionisme et le socialisme : ici des privilèges qui ne se justifient plus, s’il est vrai qu’ils se soient justifiés jamais ; là le mauvais esprit révolutionnaire ; partout l’injustice et la spoliation, soit qu’elles fussent implantées dans les faits existants, soit qu’elles s’insinuassent d’une façon menaçante dans les plans des prétendus réformateurs.
C’est en se plaçant, entre tous les partis purement politiques, sur ce terrain neutre qui concilie leurs meilleures tendances, qu’il peut compter parmi ses rédacteurs des hommes éminents appartenant aux rangs les plus divers, heureux de pouvoir se rencontrer dans une pensée commune. Signe également peu douteux, non seulement de l’honnêteté, mais de la bonté de la doctrine, que cet accord unanime d’hommes différant sur tout le reste, dans la défense des mêmes principes, dans la poursuite des mêmes réformes, par l’emploi des mêmes moyens.
L’enseignement économique rencontre en France de graves obstacles ; il ne faut pas se les dissimuler, si on veut arriver à les vaincre. Nos préjugés nationaux, nos errements administratifs, notre éducation, nos habitudes d’esprit tendent à nous en éloigner. Il est incroyable à quel point les vérités les plus élémentaires de l’économie politique sont peu répandues, tandis que le contre-pied de ces vérités règne paisiblement dans les esprits à l’état d’axiome inébranlable de l’ignorance ou du faux savoir. Pour répandre des vérités que chacun théoriquement proclame utiles entre toutes, l’enseignement de l’économie politique, qui parle en Angleterre par des milliers de voix, non seulement dans les universités, mais dans les mecanic’s institutions, compte en France une ou deux chaires. L’enseignement de l’économie politique pour la jeunesse des classes moyennes élevée dans les grands établissements d’instruction publique, ou à l’usage des classes populaires, n’existe pas, comme si les mêmes préjugés publics qui le rendent nécessaire en France plus que partout ailleurs l’empêchaient de s’y établir. Aussi fait-il beau voir les effets de cette ignorance en temps de révolution. Il y a peu d’années, tout le monde parlait sur l’économie politique. À toute heure du jour, jusque sur nos places, il n’était question que de population, de capital, de salaires, de crédit. Cela défrayait des milliers de volumes, et Dieu sait combien d’articles de journaux ! Aux intentions les plus pures, comme aux discours les plus enflammés, il ne manquait rien qu’un peu de savoir. Aussi cela n’a dû aboutir qu’à entasser sur les questions sociales des nuages épais, qu’à soulever stérilement beaucoup de poussière. Il nous serait dur de croire qu’après avoir tant disserté au hasard sur ces choses si sérieuses et si fondamentales, on n’y pense même plus du tout. Nous avons heureusement des raisons pour penser qu’il en est autrement.
Beaucoup de bons esprits comprennent qu’il ne suffit pas d’oublier les questions pour les supprimer, et se mettent en quête des solutions par la seule voie qui les donne, c’est-à-dire par l’étude consciencieuse. Ils n’ont pas le fol orgueil de penser que des hommes d’une haute intelligence, qui y ont consacré une existence entière de méditations et de labeurs, et qui forment à travers le temps comme une chaîne de penseurs et d’observateurs qui se continuent les uns et les autres, n’en savent pas plus là-dessus que le premier venu auquel il plaît d’accorder à ces questions, de temps à autre, quelques heures d’une attention distraite. Nous ne voudrions pour preuve de cette tendance sérieuse que l’éclatant succès d’un ouvrage essentiellement scientifique, du Dictionnaire de l’Économie politique, une des œuvres capitales de ce temps-ci. Ce que le Dictionnaire fait pour la science acquise, le Journal le fait chaque mois pour la science en voie de formation et de progrès. Il tient le public au courant de chacun des compléments qui s’y ajoutent. Il empêche les hommes mêmes qui se sont dévoués aux études économiques de s’engourdir sur la foi trompeuse de cette pensée, qu’il n’y a plus rien à apprendre et plus rien à faire. Il fait pénétrer les idées économiques chez ses lecteurs sous cette forme plus animée de la polémique, qui, à l’avantage de piquer vivement la curiosité, joint celui de passer en revue sur chaque question les points de vue les plus divers.
À aucune époque, peut-être, les études économiques n’ont présenté un intérêt plus puissant et plus général qu’à celle où nous sommes. L’année même qui vient de finir en témoigne d’une façon qu’il est impossible de méconnaître. À l’exception de cette guerre, glorieuse à jamais sans doute pour nos armes et notre ascendant, mais qui fait payer si cher au présent la sécurité de l’avenir et qui coûte tant de sacrifices au monde civilisé, les événements les plus importants qui ont marqué le cours de l’année 1855 sont des événements économiques. Des réformes de tarif, qui, par leur nombre et surtout par la tendance persistante qu’elles indiquent dans le gouvernement, ont dû causer de grands soucis aux adversaires de la réforme douanière, qui sentent l’avenir leur échapper; des traités pour établir ou consolider les droits sacrés et jusqu’ici trop méconnus de la propriété littéraire, dans les relations internationales ; des visites de souverains qui, entreprises en vue de la guerre, servent à l’union des nations et à la concorde des intérêts ; enfin, par-dessus tout, cette Exposition de l’industrie, l’événement capital de l’année, dans laquelle chacun a pu voir comme le résumé de la civilisation des peuples et comme un plaidoyer irrésistible en faveur de la nécessité qui se présente pour eux de resserrer les liens de leur alliance commerciale et de faire disparaître ce qu’il y a de restrictif dans leurs tarifs réciproques, sens que le pouvoir lui-même n’a pas hésité à lui reconnaître dans des paroles empreintes d’une netteté parfaite et d’une solennelle magnificence, tous ces faits relèvent au plus haut point de l’économie politique, et paraissent propres à en répandre le besoin et le goût. C’est aussi ce qui résulte de la vuerendue plus claire de ce qui nous manque encore en développement de richesse et de capital. Tout ce que la France a encore à faire en ce sens pour réaliser ce qu’il lui est possible d’accomplir est énorme. Et ce que nous disons de la France s’applique plus ou moins à l’Europe entière. Une vaste et consciencieuse enquête pour toutes les améliorations est donc à ouvrir. Le Journal des Économistes, dans sa mesure et pour sa part, compte s’y dévouer énergiquement. Pour remplir cette tâche d’éclaireur, il ne craint pas de faire appel, non seulement à la sympathie, mais au concours de tous et à toutes les lumières, prêt à accueillir tous les travaux, à provoquer toutes les vues utiles.
HENRI BAUDRILLART.
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