Une interview réalisée par Emmanuel Arthault pour le site Enquête & Débat
Damien Theillier, vous êtes Président de l’Institut Coppet qui veut promouvoir l’école libérale française. Mais y a-t-il vraiment une tradition libérale en France ?
La preuve qu’une tradition libérale authentique existe réellement en France, c’est que nous possédons l’une des plus grandes œuvres collectives du libéralisme : les volumes du Journal des Economistes, écrits entre 1841 et 1940 par des auteurs que nous envient les américains : Bastiat, Garnier, Baudrillart, Molinari, Guyot, Passy et des dizaines d’autres penseurs de tout premier plan. Le Journal des Économistes fut pendant un siècle le fer de lance de l’idée du laissez-faire en Europe. Cette tradition intellectuelle libérale en France a toujours gardé jusqu’à aujourd’hui une pureté qui ne se retrouve dans aucun autre pays. A titre d’exemple, le terme « libéralisme » a conservé en France son sens originel, ce qui n’est pas le cas dans les pays anglophones ou l’on doit parler de « libéralisme classique » ou de pensée libertarienne pour éviter la confusion avec le « liberalism », devenu synonyme d’interventionnisme. Si nous n’y prenons pas garde, le même phénomène d’oubli et d’occultation pourrait bien se produire chez nous. Il n’est pas rare d’entendre qualifier par exemple un Jacques Attali de libéral, ce qui est un comble !
Quels sont vos objectifs ?
C’est à mieux faire connaître cette tradition et son héritage que l’Institut Coppet veut contribuer. L’Institut Coppet veut promouvoir le libre marché non uniquement comme une technique efficace de gestion des ressources mais comme un choix philosophique fondamental. C’est un choix de société, un choix moral et politique, fondé sur la double conviction que : d’une part, la société a le droit et la capacité de s’organiser elle-même librement sur la base du droit naturel de propriété, de l’échange et de la division du travail ; d’autre part, l’État ne crée pas la loi mais la protège et doit être limité à ses fonctions de gardien de l’ordre et de la sécurité.
Au cœur du libéralisme, il y a donc une philosophie du droit qui affirme que le droit n’est pas une création politique mais une institution antérieure à l’État et qui s’impose à lui. La thèse des économistes du XIXe siècle, c’est que le socialisme méconnait le droit. Mais ce sont les Physiocrates d’abord (Boisguilbert, Quesnay, Turgot), puis les Idéologues (Condillac, Say, Destutt de Tracy, Constant), qui ont posé les bases de cette philosophie, devenue source d’inspiration pour Hume, Smith, Jefferson puis Menger, Mises et Hayek.
E&D a entendu dire que vous prépariez un ouvrage sur les intellectuels conservateurs américains. Certains auteurs, Français, sont davantage connus Outre-Atlantique. Comment l’expliquez-vous ?
D’abord au fait qu’en France, à partir de 1848, les socialistes ont voulu attribuer les « coûts humains » de la révolution industrielle au développement du libéralisme plutôt qu’à l’agonie du féodalisme et à la persistance des corporatismes. De ce fait, on a occulté la véritable cause de la misère sociale : l’accaparement du pouvoir économique et social par des groupes d’intérêt jouissant de privilèges octroyés par l’État. Le succès du socialisme comme mode d’interprétation de l’histoire moderne explique en partie la conspiration du silence autour de l’école libérale française.
Cette école a néanmoins connue un étonnant renouveau aux Etats-Unis, dans le sillage de Ludwig von Mises notamment, d’abord avec la Foundation for Economic Education dans les années 40, puis avec les nombreux think-tanks conservateurs et libertariens au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Mises, qui arrive à New York en 1940, a toujours considéré Bastiat comme l’un des plus grands économistes modernes. En 1943 Leonard Read, fondateur de la FEE et ami de Mises, envoie aux 3 000 membres de son réseau un pamphlet de Bastiat intitulé La Loi. En 1950, La Loi devient la meilleure vente de la fondation. Au début des années 1970, près de 500 000 exemplaires avaient déjà été écoulés. Aujourd’hui, on atteint le million.
Comment analysez-vous la politique américaine actuelle ?
Ce qui me frappe depuis deux ans, c’est l’exaspération du citoyen moyen vis-à-vis du « tout-État ». C’est ce ras le bol qui s’exprime avec le Tea Party, mouvement de révolte contre la hausse généralisée des dépenses publiques et des impôts. L’idée du Tea Party c’est que pour laisser plus de liberté aux gens, il faut d’abord leur laisser une plus grande partie du fruit de leur travail et réduire ainsi les taxes énormes qui amputent leurs salaires.Ce qui signifie aussi nécessairement réduire les activités du gouvernement. Car si l’on veut réduire ses rentrées d’argent, il faut réduire ses sorties, ses dépenses. En ce moment les élus du Tea Party au Congrès se battent pour réduire de plusieurs centaines de milliards de dollars les programmes du gouvernement fédéral dans le budget 2012. Le Tea Party, c’est la nation réelle qui tente de reprendre l’initiative qui lui avait été confisquée par les politiciens. Les grands partis détestent cela. Ils aiment « gérer » les masses. C’est pourquoi ce mouvement est systématiquement accusé de populisme, voire de racisme par les partis au pouvoir et par les médias, en Amérique comme en France.
Avons-nous quelque chose à apprendre des Etats-Unis ?
En Amérique, les hommes et les femmes sont nettement plus libres de mener leur vie comme ils l’entendent, dans la mesure où ils ne commettent pas de crimes. Là-bas, il y a beaucoup moins d’obstacles à l’action individuelle que partout ailleurs. Il y a des balises, des zones rouges certes, mais pas de rail pour dire comment on doit faire les choses. Le libre marché en Amérique est un système social qui encourage d’abord ceux qui sont responsables d’eux-mêmes à continuer à vivre de la sorte. Dans ce système ils auront de fortes chances d’être récompensés. Mais dans ce système, le crime y est aussi fortement découragé par la punition. Chacun peut faire son propre chemin en sachant qu’il doit rendre des comptes s’il franchit la zone rouge du respect d’autrui.
Aux États-Unis, la société civile se bat pour conserver son autonomie par rapport à l’establishment. Elle s’engage sans complexe dans la formation de l’opinion publique pour influencer le pouvoir. C’est pourquoi il existe une culture des lobbies, des think-tanks et des « grassroots », ces associations par lesquelles les citoyens, pour se faire respecter, font entendre constamment leur voix, à droite comme à gauche. Le Tea Party est une coalition de tous les mouvements citoyens appartenant à la droite conservatrice et libertarienne. En France, l’opinion publique a toujours été façonnée par la classe médiatique et culturelle, opposée aux valeurs de la société civile. Aujourd’hui, les règles du jeu commencent à changer. Les élites au pouvoir sont discréditées, les intellectuels ont perdu leurs privilèges, la presse est en faillite. Le moment est venu pour la société civile de se faire entendre, non pas seulement pas le vote (ou le refus du vote) mais par des référendums spontanés, des pétitions, des boycotts, des manifestations de rue, des créations artistiques… et des blogs !
Que faudrait-il rejeter de l’expérience américaine ?
Beaucoup de mes amis libéraux français regardent la religiosité des américains comme un reste de barbarie théocratique qu’ils voudraient voir disparaître. Cela m’a toujours paru absurde. En voulant détacher l’Amérique de son socle religieux, on se prive, à mon sens, d’une compréhension correcte de l’exceptionnalisme américain. Tocqueville l’avait bien compris et parfaitement formulé dans la Démocratie en Amérique. Il a beaucoup insisté sur le rôle joué par les associations et les institutions naturelles comme la famille, le quartier et surtout les églises, contre le pouvoir « arbitraire » du gouvernement politique. Il explique que c’est l’existence d’une pluralité d’autorités intermédiaires dans l’ordre social qui permet d’éviter les empiétements du pouvoir dans la sphère privée. La société civile, en tant que distincte de l’État, est un tissu de communautés et d’institutions au sein desquelles l’individu peut exercer concrètement sa liberté et sa responsabilité. Ces communautés peuvent à leur tour devenir oppressives (la tyrannie de la majorité), c’est pourquoi il faut veiller à prévenir le communautarisme et le fanatisme religieux en privilégiant l’universel, l’exercice de la raison individuelle et du jugement critique. Mais on ne peut nier que c’est en partie le christianisme, malgré ses errements bien connus, qui a rendu possible l’éclosion de la civilisation occidentale en général, y compris dans sa forme laïque et libérale.
Mais pour répondre positivement à votre question, ce qui me semble à rejeter aux État-Unis, c’est la volonté de coercition à outrance de l’Etat égalitariste moderne. De ce point de vue, l’Amérique ne fait plus exception à la règle. Depuis la Guerre de Sécession jusqu’à Obama, en passant par le New Deal de Roosevelt et la Great Society de Kennedy et Johnson, on assiste à la création d’un pouvoir central de plus en plus écrasant, au nom du Bien, au nom de la volonté de faire le bonheur des gens, à leur place et malgré eux.
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