Intervention du 6 mai 1847 sur la légion d’honneur

Intervention du 6 mai 1847 sur la légion d’honneur

[Moniteur, 7 mai 1847.]

 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je ne veux pas entrer, avec M. le ministre de l’instruction publique, dans un débat sur la question de savoir quelle doit être la part, dans la distribution des décorations de la Légion d honneur, faite à l’intelligence, aux mérites civils, comparativement aux autres services publics qui demandent une égale satisfaction. 

Je me bornerai à cet égard à une simple observation. Sans doute les mérites civils sont grands, et surtout ceux de l’intelligence et du génie. La seule difficulté qui se présente consiste dans leur appréciation et leur constatation. 

Ils est bien plus facile de connaître le mérite qui se signale sur les champs de bataille, qui se manifeste par du sang répandu, par des actions d’éclat, que le mérite qui se signale par quelque œuvre littéraire dont la valeur est contestée par les uns, alors qu’elle est applaudie par les autres. 

Je me borne à une simple observation. Dans un temps de paix et de tranquillité générale, alors que les prétentions aux distinctions honorifiques s’accroissent tous les jours, dans le moment où il y a le moins d’actions d’éclat à récompenser, il importe de poser une limite. Quand nos soldats sont appelés sur les champs de bataille, la limite expire. Les dévouements abondent sans doute lorsque la guerre est imminente ; mais enfin, c’est seulement lorsque la guerre sévit que les exemples en sont si nombreux ; c’est en temps de paix que les exemples de mérite civil… (Bruits confus.) Ils deviennent d’autant plus considérables qu’on distribue davantage les récompenses honorifiques, car voici quelle est la conséquence : quand on a par malheur mal placé une distinction, ce qui arrive, quelquefois dans les carrières civiles, savez-vous quelle en est la conséquence ? C’est que tous ceux qui ne valent pas mieux que celui à qui la distinction a été donnée se croient en droit absolu de l’obtenir, et trouvent extrêmement injuste que même elle ne leur ait pas été tout d’abord adressée. Cela leur paraît une souveraine injustice, et ils ne comprennent pas, quand ils comparent, et quand ils voient qu’on est allé chercher si bas une occasion de donner une distinction, qu’eux, qu’ils croient si élevés, ne l’aient pas tout d’abord obtenue. 

Voilà le sentiment qu’ils éprouvent. 

D’un autre côté, dégoût profond chez ceux qui l’ont réellement méritée. 

Ceci peut être intéressant à observer dans un moment où l’abus, il faut le dire, est si grand, où M. le ministre de l’instruction publique prodigue avec une intention très sincère… 

M. LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE. Je n’accepte pas le mot ! 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. … Distribue, si vous voulez, avec une bienveillance extrême et avec un esprit de justice parfait, la décoration. 

Mais je dis que l’observation est nécessaire, dans un moment où précisément cette limite que, moi, je crois qu’on devrait poser, n’existe pas. 

Messieurs, il y a des choses qui parlent plus que toutes les paroles, ce sont les faits. Savez-vous combien il y a de légionnaires aujourd’hui ? 50 000 ! Mon Dieu ! le mérite d’une distinction c’est d’être rare ; cela a été dit si souvent, que j’ai honte de le répéter. Savez-vous combien le ministère actuel a distribué, pour sa part, de croix de la Légion d’honneur depuis 1842 seulement ? 23 000. (Rumeurs.) J’ai les chiffres, je les donnerai à la chambre si elle le désire. Je suis certain de ne pas me tromper, 23 000. (Non ! non !) 

M. VATOUT. C’est impossible ! 

Les chiffres qui ont été remis à la commission démentiraient le calcul présenté par l’honorable M. de Beaumont. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Voulez-vous me permettre ? Je vais répondre à l’instant même. 

L’honorable M. Vatout se trompe complètement ; je vais le lui montrer. C’est précisément dans le rapport de la commission que j’ai pris mes chiffres. J’ai fait le calcul des accroissements qui ont eu lieu depuis 1841, première année dont la commission a relevé les chiffres, jusqu’en 1846, dernière année, et j’ai trouvé… 

M. LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE. J’ai fait le même travail sur les tableaux présentés par la commission à la chambre, et j’ai trouvé un total de 9 656. 

M. DE BEAUMONT. Précisément ! 

M. LE MINISTRE. Sur lequel le ministre de l’instruction publique figure pour 480. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Mon Dieu ! M. le ministre et M. Vatout vont voir que nous sommes d’accord. 

J’ai dit que le ministère du 29 octobre avait, de 1842 à 1846, nommé 23 000 légionnaires, et je vais le prouver. (Interruption.) 

Si vous ne me permettez pas de donner des explications, je ne pourrai terminer. 

Il y a tous les ans de 1 100 à 1 200 extinctions. Je cite ce fait, parce que c’est connu et accepté de tous ceux qui savent la question. Il faut donc calculer d’abord le chiffre des extinctions. 

M. VATOUT. Mais non ! 

M. LE MINISTRE. Ce sont les chiffres absolus qu’il faut prendre. J’ai cité la nomenclature des nominations. (Bruits confus.) 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Mon Dieu ! tout à l’heure M. le ministre des affaires étrangères parlait de questions qui arrivaient un peu inattendues ; j’avoue que je croyais que celle qui vient dans ce moment-ci ne viendrait que demain. Mais je crois que je serai en position de présenter des chiffres exacts lorsque j’aurai trouvé les notes sur lesquelles je me proposais de parler. Du reste, si j’ai commis une erreur, je serai le premier à la reconnaître ; on sait bien que aveu ne me coûte pas. 

Seulement voici un chiffre qui, j’espère, ne sera pas contesté, parce qu’il est incontestable. 

Voulez-vous juger de l’accroissement des nominations qui ont été faites par le ministère ? Il y a un moyen bien simple : prenez la première année qui est donnée par la commission, et comparez-la à la dernière : 

En 1842, il y a eu 1 535 nominations. Cela n’est pas contesté, je pense ? 

En 1843, il y en a eu 1 732 ; 

En 1844, 2 174 ; 

En 1845, 2 254 ; 

Et enfin, en 1846, 2 243. 

Ainsi, depuis 1842 jusqu’à 1846, la progression a été de 1 535 à 2 243. 

Il paraît qu’en ce moment c’est le chiffre normal. 

Je me demande si le gouvernement a l’intention et le désir sincère de maintenir dans quelque éclat et quelque respect une distinction ainsi prodiguée. J’adresse cette question et j’avoue que j’y attache quelque importance. Je n’y attache pas d’importance pour ceux qui, ne méritant pas cette décoration, l’ont obtenue ; mais c’est pour ceux-là qui précisément, l’ayant méritée, sont justement affligés de la voir prodiguer à ceux qui ne la méritent pas, c’est pour ceux-là que j’y attache de l’importance. 

Il arrive quelque chose de bien extraordinaire de notre temps, permettez-moi de le dire. Je ne sais pas si jamais temps fut plus fécond en scandales que celui où nous vivons ; tous les jours nous amènent la révélation de quelques faits nouveaux d’immoralité, de quelque acte honteux dont nous rougirions si nous n’avions le droit de le répudier comme étant trop loin de nous pour attirer notre attention. Mais l’esprit public est tous les jours affligé de faits de cette nature ; des actes d’égoïsme et de vénalité, des faits de turpitudes et d’impudeur viennent se manifester sans cesse. Et c’est dans ce moment que l’on voit se multiplier à l’infini le signe de l’honneur, comme s’il semblait nécessaire de recouvrir une multitude de vices de ce signe de l’honneur institué pour décorer les mérites et les vertus. C’est là un contraste qui se présente naturellement à l’esprit. 

Je demande, au nom des idées conservatrices, au nom des principes conservateurs dont vous prétendez avoir le dépôt exclusif, je demande que l’on prodigue moins le signe de la Légion d’honneur. Qu’on respecte davantage le droit de ceux qui l’ont justement obtenu ; que, dans le moment où, au sein de notre armée d’Afrique, il y a tant d’actes d’héroïsme et de dévouement, où il y a tant de militaires pour lesquels la dernière et la plus belle des récompenses est la décoration de la Légion d’honneur, on ne l’avilisse pas en la prodiguant, pour ainsi dire, à tout venant, en en donnant 2 243 par an. (Mouvement.) 

Je demande qu’il y ait une limite. Quelle sera cette limite ? (Bruit.) 

Non, Messieurs, je ne veux pas discuter ici longuement cette question. Je le sais, il n’y a pas de grands débats dans une séance, et je crois qu’il y aurait eu la matière à un débat très grave ; mais enfin, permettez-moi de vous le dire : des hommes très sérieux, très conservateurs, très respectueux pour la prérogative royale, avaient pensé qu’il devait y avoir une limite, et c’est de la chambre des pairs qu’est sortie une proposition qui avait pour objet précisément de poser une limite à la distribution de la croix de la Légion d’honneur. 

Je ne sais pas s’il sera nécessaire de recourir à une loi, je ne sais, si cette loi était présentée, quelle elle devrait être ; mais je sais que dès actuellement il en existe une suffisante, quoiqu’elle ne soit pas spéciale. Cette loi, c’est la loi du budget. Savez-vous combien de croix on peut donner avec le fonds de 48 000 fr., annuellement porté au budget ? Eh ! mon Dieu ! c’est facile à compter. En 1842, on a donné 3 grand’croix, qui coûtent 480 fr. ; 9 croix de grand officier ; 42 croix de commandeur ; 198 croix d’officier ; 1 283 croix de chevalier ; en tout, 1 535 croix, c’est-à-dire 400 de plus que les extinctions, c’est-à-dire 800 de plus que ne voulait qu’on en donnât la commission de la chambre des députés qui avait été nommée pour examiner la proposition de M. Meunier. Eh bien, votre crédit de 48 000 fr., c’est précisément le prix du nombre de croix qu’on peut acheter, car, en 1842, on n’a eu besoin d’aucun crédit supplémentaire ; j’ai calculé moi-même qu’avec 48 000 fr. on peut payer les 1 535 croix distribuées, y compris les grand’croix et les croix des grands officiers. 

Je le demande maintenant : est-ce que vous croyez que quand le gouvernement en serait réduit à ne donner que 535 croix, dont 198 croix d’officier, 42 croix de commandeur, 9 croix de grand officier et de grand-croix, est-ce que vous croyez que le ministère serait dans l’impossibilité de récompenser tous les mérites qui se produisent, de décorer tous les savants qui découvriraient une planète ou composeraient une belle tragédie ? Est-ce que vous croyez qu’il lui serait impossible de faire face à tous les actes de dévouement et de génie qui se produiraient ? Je ne le crois pas ; et ici se présente naturellement l’observation que je voulais soumettre à la chambre. 

La commission des crédits supplémentaires, cette année-ci, comme celles de beaucoup d’autres sessions, après avoir blâmé très sévèrement le mauvais emploi, l’abus du crédit du budget, et avoir reproché au gouvernement de recourir à la voie des crédits supplémentaires, la commission conclut, Messieurs, précisément le contraire de ce qu’elle aurait du conclure. 

Voici ce qu’elle dit : « Un crédit analogue de 34 590 fr…. »

On en demande 55 000, c’est-à-dire un crédit qui est de beaucoup supérieur au crédit alloué par le budget ; il est vrai que cela s’applique à deux années. 

« Un crédit analogue de 34 590 fr. avait été demandé en 1845, pour être applicable aux exercices 1843 et 1844. La commission des crédits supplémentaires d’alors en avait proposé l’allocation à regret, déclarant en même temps dans son rapport que, si le gouvernement persévérait dans la libéralité dont la demande du crédit était le signe malheureux, la Légion d’honneur finirait par perdre son principal lustre. 

Ce n’est pas sans surprise que nous avons vu qu’il ait été tenu si peu de compte des sages avis de la commission de 1845. Nous avons cru devoir reproduire textuellement les termes de sa délibération, à laquelle nous nous associons. Nous ne pouvons qu’adresser au cabinet de nouvelles exhortations, à faire un usage modéré et équitable d’une distinction qui a produit des merveilles dans tous les temps, et à laquelle il importe de conserver tout son prestige. » 

Eh bien, moi je dis, et je crois que beaucoup de membres dans la chambre seront de mon avis, qu’il y a autre chose à faire qu’à adresser au gouvernement des exhortations, quand il n’est tenu aucun compte des exhortations précédentes qui lui ont été adressées. Mon opinion est que précisément, quand on a employé un certain mode d’agir, un certain procédé d’action et qu’on a reconnu qu’il était inefficace, il faut tâcher de trouver un meilleur moyen d’arriver. 

L’année dernière, la commission des crédits supplémentaires a demandé au gouvernement de s’arrêter, et elle l’a prié instamment de respecter le signe de la Légion d’honneur, de ne pas prodiguer la décoration. 

Le gouvernement n’en a tenu aucun compte. Je m’oppose à ce que nous venions encore devant la chambre faire des protestations également énergiques mais reconnues stériles. Je ne veux pas que nous venions demander de nouveau une chose par un procédé sans efficacité. 

Il y a une manière toute simple : que la chambre, par exemple, reconnaisse que 48 000 fr. est un crédit suffisant pour faire face à tous les besoins du service, et qu’elle établisse ce principe, qu’elle dise au gouvernement : La vraie limite sera dans le crédit financier qui vous est ouvert ; si vous dépassez ce crédit, il ne vous sera pas alloué de crédit supplémentaire. 

Je sais bien qu’il y a une objection : c’est l’objection des faits accomplis. Il y a 55 000 fr. de dépensés ; qu’est-ce qui les payera ? 

Il y a une manière, à mon avis, de résoudre la question. Je ne demande pas que les 55 000 fr. soient mis à la charge d’aucun des ministres à qui on peut reprocher les libéralités excessives que je reproche ; mais je crois que la chambre ferait sagement si elle retranchait 50 000 fr. sur le crédit demandé, et si elle les retranchait précisément dans le but qu’elle entend marquer, par son vote, une limite pour le gouvernement et le faire sortir de la voie mauvaise où il s’est engagé. Il y aurait dans ce mode de procéder cet avantage, que la chambre montrerait énergiquement sa volonté, qu’elle ferait quelque chose d’efficace, et qu’elle serait fondée à espérer que le gouvernement tiendrait compte de l’avertissement qui se formulerait et se résumerait dans un vote significatif et efficace, et qui n’aurait pas le malheur d’être aussi impuissant que les votes précédents. 

M. VATOUT. Membre de la commission, je me suis séparé d’elle sur ce point ; et en voici les motifs : 

J’ai examiné que, sur les 2 000 croix accordées dans l’année 1846, la guerre et la marine en avaient pris 1 500. Or M. Gustave de Beaumont lui-même, qui vient d’attaquer si vivement le crédit, reconnaît qu’il n’a rien à dire contre les décorations qui sont obtenues sur le champ de bataille. 

Restent donc 700 croix. 

Ces 700 croix devaient être distribuées entre les sept autres ministères, plus la présidence du conseil. Eh bien, je prends pour exemple le ministère de l’intérieur. Le ministère de l’intérieur est le plus vaste dans son personnel : il compte environ 100 000 maires et adjoints, il a les préfets, les sous-préfets… 

Plusieurs membres à gauche. Comptez les conseillers municipaux, les gardes champêtres. 

M. ODILON BARROT. Qui sont aussi des fonctionnaires. 

M. LE GÉNÉRAL SUBERVIE. Et tous les électeurs. 

M. VATOUT. Je reprends : Le ministère de l’intérieur a dans ses attributions 100 000 maires et adjoints, et vous savez tous, Messieurs, que l’on donne des croix aux maires ; c’est une récompense qui leur est bien due. Le ministère de l’intérieur a le département des beaux-arts, les établissements de bienfaisance, les commissions gratuites des hospices : il a de plus les gardes nationales de tout le royaume. Et cependant M. le ministre de l’intérieur n’a donné que 191 croix. Eh bien, dans cette proportion, il n’y a rien, il n’y a absolument rien à reprocher au ministre de l’intérieur, et je crois que les services civils doivent aussi recevoir leur récompense quelque honorables, quelque utiles, quelque glorieux que soient les services militaires. 

Voilà ce qui m’a engagé à me séparer de mes honorables amis dans la commission des crédits supplémentaires. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je demande à rectifier une assertion énoncée par moi et qui n’était pas exacte.

Voici qui ce que je voulais dire : c’est à partir de 1831 jusqu’en 1845 qu’il y a eu 23 000 nominations dans la Légion d’honneur. Il y a eu dans le même intervalle une augmentation de 40 000 à 50 000 hommes, et des nominations au nombre de 23 000, augmentation totale de 10 000 ; mais 23 000 nominations faites à raison des extinctions dont il faut tenir compte. Quant aux nominations faites sous le ministère actuel, de 1842 à 1846, en cinq ans, leur chiffre a été de 9 938. 

Autant j’étais peu sûr de mes paroles quand tout à l’heure j’ai affirmé un fait que je reconnais inexact, autant sur ce dernier point je puis déclarer que je ne me trompe pas. 

M. CHÉGARAY. Je voudrais que la chambre me permît de faire une simple observation. Tout le monde est d’accord sur ce point, qu’il n’y a pas d’abus, du moins d’abus graves dans la distribution des décorations de la Légion d’honneur, en tant qu’elles ont porté sur les services militaires. 

M. MARQUIS. Nous n’avons rien dit de cela ! 

M. CHÉGARAY. Si ce n’est pas l’avis de M. Marquis, c’est l’avis de M. de Beaumont. 

Je voulais faire remarquer à la chambre que l’augmentation porte d’une manière très considérable sur les services militaires. 

Ainsi, la première année, le compte nous en est donné dans le rapport de la commission, il a été accordé, pour le service de la guerre et de la marine, 1 130 décorations ; et dans la dernière année, pour les deux départements de la guerre et de la marine, il en a été accordé 1 459. 

La chambre voit par là que l’augmentation porte très considérablement sur les services militaires et maritimes que personne, dans cette chambre, ne croit assurément trop récompensés. Tout le monde sait bien que l’effectif de l’armée militante, que l’effectif en Algérie a été bien plus considérable dans l’année dernière qu’en 1842 ; tout le monde sait fort bien que l’activité de nos flottes, l’effectif de cette marine a été beaucoup plus considérable dans les dernières années que dans l’année 1842. 

Il y avait donc de justes motifs de récompenser plus largement des services rendus dans une proportion plus considérable. 

J’ajouterai que l’une des causes d’augmentation du nombre des décorations civiles les plus saillantes, ce sont des services récompensés par le département des travaux publics et par le département du commerce et de l’agriculture. 

Le département des travaux publics a donné, dans la dernière année, un nombre de décorations double de celui qu’il avait donné dans les années 1842 et suivantes. Qui peut s’en étonner en voyant l’énorme développement qu’ont pris les travaux publics, et les services qui n’ont jamais été rendus dans une proportion si considérable par notre corps si dévoué des ingénieurs civils ? 

M. MANUEL. Il n’en a pas assez donné. 

M. CHÉGARAY. On dit que M. le ministre des travaux publics n’en a peut-être pas assez donné. On peut être de l’avis de M. Manuel ; mais enfin, l’année dernière, le nombre des croix accordées par ce ministère a été doublé. 

Il en est de même pour le ministère de l’agriculture et du commerce. Dans ces dernières années, l’administration (et on l’en a toujours louée) s’est préoccupée, plus qu’elle ne l’avait fait encore, des progrès agricoles, des encouragements à donner à l’agriculture. 

La chambre a donné des encouragements pécuniaires, le ministre a voulu y joindre des encouragements honorifiques ; qui pourrait l’en blâmer ici ? Quant à moi, je n’en prendrai pas la responsabilité. 

Ainsi, au premier rang, ce sont les services militaires ; au second, les services dans les travaux publics, l’agriculture et le commerce qui ont été récompensés : et si l’on trouve qu’ils l’ont été trop, et qu’il faut en blâmer le ministère, je le répète, quant à moi je ne prendrai pas sur moi de l’en blâmer.

M. LACROSSE. Messieurs, la loi de l’an 10 est méconnue dans toutes ses dispositions. Je n’ai pas besoin de rappeler que les nombres fixés dans chaque catégorie sont depuis longtemps dépassés. L’ordonnance aujourd’hui en vigueur, l’ordonnance du 26 mars 1816, n’est pas respectée plus que la loi de l’an 10. 

L’arbitraire préside à la répartition des récompenses qui ont été l’objet d’une si généreuse ambition tant qu’une sage réserve en limitait la distribution. 

La restauration tenait peu à conserver l’existence de la Légion d’honneur : ses actes furent conseillés par la politique, et pourtant ils ont un caractère de prudence qui en fait regretter l’abandon. 

L’ordonnance porte, art. 33, que la répartition des décorations aura lieu entre les ministères par proportion de quarantièmes : à la guerre, vingt ; à la marine, cinq ; le surplus aux services civils. 

L’honorable préopinant a fondé son argumentation sur une erreur de chiffres. Ce n’est ni moi ni mes amis qui voudrions nous élever contre les récompenses données à ceux de nos soldats qui combattent en Afrique ou à nos marins qui défendent sur les mers l’honneur du pavillon. (Très bien ! très bien !) 

Ces récompenses n’excèdent pas beaucoup les limites fixées par l’ordonnance de 1846. Le nombre légal et réglementaire pour les ministères de la guerre et de la marine serait de 1 375 : or il y a eu 1 459 nominations ; ce n’est donc que 84 nominations en sus du nombre fixé par l’ordonnance. 

Messieurs, vous voyez que cette proportion n’est pas énorme ; elle serait peut-être moindre si les ministres s’abstenaient de comprendre, dans les promotions de la Légion d’honneur qui sont faites sous leur contre-seing, diverses personnes qui ne sont point placées sous leurs ordres ; si, par exemple, je suis amené à le dire, le ministre de la marine ne se croyait pas chargé de décerner des récompenses à des artistes ; cela est dans les attributions du ministre de l’intérieur. Il y aurait donc quelques défalcations à faire sur les récompenses données aux militaires par-delà le nombre légal, et la part de ces nominations diminue d’année en année depuis 1844. 

Mais puisque la loi est tombée en désuétude, puisque l’ordonnance n’est pas respectée, la proposition de l’honorable M. de Beaumont ne me paraît avoir aucun des inconvénients qu’on appréhende ; au contraire, la réduction proposée par mon honorable ami serait un bienfait pour la Légion d’honneur et pour le gouvernement ; elle n’aurait pas d’inconvénients, car chacun sait que le rejet, dans ces sortes de circonstances, ne mettrait la dépense à la charge d’aucun des ministres ordonnateurs en particulier. 

Elle aurait l’avantage de maintenir dans le respect de la loi et de l’ordonnance les ministres qui, il faut bien le dire, sont entraînés à en sortir par des obsessions quelquefois parlementaires. (C’est cela ! — Bien !) 

À l’appui de la proposition de l’honorable M. de Beaumont, je me permets d’adresser à l’honorable M. Chégaray lui-même et aux honorables membres qui adhèrent à son opinion, cette question. Voici ce que dit l’ordonnance : « En temps de paix, pour être admis dans la Légion d’honneur, il faut avoir exercé ses fonctions au moins pendant vingt ans avec distinction. » (Mouvements divers.) Or, je le demande, la conscience de chacun des membres de cette chambre ne se révolterait-elle pas si on voulait leur faire déclarer que tous les légionnaires récemment nommés ont servi l’État depuis vingt ans, soit de leur épée, soit dans des fonctions administratives, soit enfin en cultivant les lettres, les arts ou les sciences ?

Suivons encore les avancements de grade en grade : n’y a-t-il pas eu un oubli du temps nécessaire et déterminé par la loi ? Il est bien entendu que les services éminents sont affranchis de ces sortes de règles, mais il faut qu’ils soient constatés, et, dans les nominations dernières, rien pour moi ne justifie les faveurs prodiguées à un grand nombre de personnes qui n’avaient ni la durée des services, ni les services et le rang que la Légion d’honneur est destinée à récompenser. 

Je résumerai par un mot ce que je viens de dire : le seul frein efficace et puissant qui puisse être opposé à ce débordement de décorations, qui menace de faire tomber le signe de la Légion d’honneur dans le plus déplorable discrédit, c’est de recourir à des mesures légales ; du moins faisons respecter autant que possible les ordonnances qui régissent actuellement la Légion d’honneur : appliquons notre pouvoir en matière de crédits extraordinaires, à consolider une institution si riche en glorieux souvenirs et si féconde en généreux encouragements ; prêtons force au pouvoir contre l’obsession et l’intrigue : c’est doubler le prix des récompenses qu’il décerne an courage militaire, au courage civil, non moins digne de distinction et plus rare peut être de nos jours. Jusqu’à ce que la Légion d’honneur, réglée par une loi, voie renaître son éclat par la limite forcée de ses cadres, la chambre ne saurait faire aucun acte plus utile que la rédaction proposée par l’honorable M. Gustave de Beaumont. (Approbation à gauche.) 

M. LE GARDE DES SCEAUX. Messieurs, si la question devait se décider par la loi et par le texte de l’ordonnance qui vient d’être citée, elle se déciderait contrairement à la proposition qui vous est faite ; car l’ordonnance de 1816 qu’on invoque porte précisément, dans un de ses articles, que le nombre des chevaliers de la Légion d’honneur est illimité ; et cependant je ne m’empare point de ce texte, je ne l’oppose pas ; je crois que c’est par d’autres raisons que de telles questions doivent se résoudre. 

Je tombe d’accord avec les honorables préopinants ; je crois (et il ne saurait y avoir sur ce point deux avis dans cette chambre) qu’il faut se garder de l’abus, qu’il ne faut pas être trop prodigue du signe de l’honneur, destiné à récompenser les services éminents dans les carrières militaires ou civiles. J’ai quelque droit peut-être de proclamer cette vérité d’une manière générale, puisque je suis désintéressé dans le débat et complètement étranger à tous les faits exacts ou inexacts auxquels, dans la pensée des honorables préopinants, il peut être fait allusion. Mais je crois qu’il s’agit ici bien moins d’une question de chiffre, que d’une question de sage et juste appréciation. Je crois que personne dans cette chambre ne voudrait prendre sur lui-même, en l’absence de la disposition de l’ordonnance de 1816, de limiter par avance le nombre des décorations qui seront accordées chaque année. Ce n’est pas ainsi, je le répète, que la question doit se poser. Les circonstances qui peuvent appeler à donner des décorations varient et doivent varier nécessairement d’une année à l’autre. Il y en aura tantôt plus, tantôt moins ; mais on ne saurait poser d’avance une réglé qui se formule par un chiffre. 

Ce qu’il y a d’essentiel, ce que tout le monde doit reconnaître d’un accord unanime, c’est qu’une exacte justice, c’est qu’un discernement sévère doit présider à cette distribution. 

Telle a toujours été, telle est encore aujourd’hui ma pensée, et je crois pouvoir dire que déjà, dans le court exercice que j’ai fait jusqu’à présent du pouvoir qui m’est accordé à ce sujet, je me suis montré fidèle à cette règle de conduite, j’ai montré qu’elle était profondément empreinte dans mon esprit. Je ne crois donc pas que la proposition de l’honorable M. de Beaumont, soit qu’elle ait pour objet de restreindre pour l’avenir le nombre des décorations à donner, soit qu’elle ait seulement pour but de jeter un blâme sur les actes accomplis, doive être admise par la chambre. 

Que s’il s’agit seulement de la question du chiffre de l’allocation, elle se présentera plus naturellement dans la discussion du budget, et lorsque la chambre aura à délibérer sur le crédit demandé pour l’exercice 1848 : d’après ces considérations je crois qu’il n’y a pas lieu de s’arrêter à la proposition qui vous est faite. 

M. ODILON BARROT. Le sentiment universel qui trouve son expression dans le rapport même de votre commission est qu’il y a abus dans la distribution de ce signe de l’honneur ; que l’institution en est gravement compromise ; que les heureuses conséquences qui peuvent en résulter pour les services publics, pour la moralité publique, en sont affaiblies. Si, sous la restauration, on a cru devoir modifier la loi meme de l’institution, et entrer dans un chiffre illimité, il est peut-être temps de mettre une limite à cette espèce d’émulation, à laquelle tous les ministères semblent aujourd’hui livrés, faisant cette déplorable statistique qui vous a été présentée : Moi, j’ai tant de fonctionnaires, il me revient tant de décorations. 

Il y a déjà quelque temps que le sentiment que nous exprimons a été représenté dans les grands corps de l’État ; et il faut qu’il soit bien vrai, qu’il soit bien sérieux, qu’il se rattache à de bien graves intérêts pour avoir provoqué la plus éclatante manifestation, pour avoir engagé les chambres à proposer un projet de loi qui a eu l’assentiment des majorités dans les deux chambres, tendant à circonscrire dans une limite déterminée le droit de la couronne. La couronne, sans doute, usant de la prérogative extrême que notre constitution lui assigne, a refusé sa sanction à ce vœu des deux chambres ; mais le vœu n’en reste pas moins ; et si depuis qu’il a été ainsi formulé dans l’acte le plus solennel que nos institutions puissent admettre, on a vu que, bien loin de déférer à cet avertissement, bien loin d’apporter quelque réserve dans la distribution des décorations, d’année en année, sans qu’il y ait eu aucun de ces grands événements qui peuvent motiver ou expliquer une telle profusion, d’année en année, la progression a toujours été croissante ! pouvons nous rester inattentifs, pouvons nous rester indifférents en présence de tels faits ? 

La proposition de mon honorable ami M. de Beaumont est un nouvel avertissement donné au gouvernement. J’espère qu’il en profitera ; car, s’il était méprisé comme les autres, la chambre aviserait et emploierait des moyens plus efficaces. Il s’agit d’un retranchement de crédit qui n’a d’autre portée politique que celle d’être l’expression non stérile d’un sentiment général, universel, un avertissement pour l’abus qui est fait dans la distribution des décorations. (Approbation à gauche.) 

M. LE PRÉSIDENT. M. le ministre de l’instruction publique a la parole. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je demande que le crédit soit réduit de 5 000 fr. 

M. LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE. Je suis obligé de soumettre une observation à la chambre. 

Ce serait une erreur que de croire que les observations qui se sont produites dans des discussions antérieures n’ont produit aucun espèce d’effet. 

Tout le monde, dans le débat, a séparé les distinctions militaires des distinctions civiles, et je remarque, dans les tableaux qui ont passé sous les yeux de la chambre, que, pour les distinctions civiles, la différence, de 1846 à 1845, est de 250 croix en moins, dans lesquelles le ministère de l’instruction publique est pour 37. 

Il est donc complètement inexact de dire que la proportion ait été constamment croissante. Le chiffre total a diminué, et le chiffre a surtout diminué dans les distinctions civiles. Dans les distinctions civiles, il a diminué, je le répète, de 250, de 1845 à 1846. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je demande à faire une simple observation. (Aux voix ! aux voix !) 

Il est impossible de laisser sans réponse les paroles que vient de faire entendre M. le ministre de l’instruction publique, et qui auraient pour conséquence de faire croire à la chambre et au pays que le mal dont nous plaignons diminue, tandis qu’il s’accroît. 

Vous faites la distinction entre les services civils et les services militaires. 

Je ne veux pas prendre le ministère de l’instruction publique. 

M. LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE. Prenez-le. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je prendrai celui de l’intérieur, qui est le plus civil de tous. (On rit.) 

J’en ai le tableau ; et permettez-moi de faire remarquer qu’il n’est pas indifférent d’examiner l’accroissement, surtout dans les grades élevés de la Légion d’honneur. 

Savez-vous quel a été cet accroissement dans le seul ministère de l’intérieur, d’après les tableaux qui nous ont été donnés ? Le ministère de l’intérieur a nommé, en 1842, un grand officier seulement ; en 1843, aucun ; en 1844, 2 ; en 1845, 1 ; 1845 et 1846 sont enchevêtrés l’un dans l’autre, parce que ce sont les deux années électorales. 

M. LE GARDE DES SCEAUX. Pour 1846, le chiffre est moindre. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Attendez. 

Voulez-vous savoir combien M. le ministre de l’intérieur a nommé de commandeurs ? En 1842, cinq ; en 1843, quatre ; en 1845, six ; en 1846, neuf. Combien d’officiers ? En 1842… — (Rumeurs.) 

Messieurs, je compare les années 1845 et 1846 avec celles qui ont précédé, car c’est en prenant une seule année qu’on fait de fausses statistiques ; tandis que par la comparaison on les faits véritables. (Aux voix ! aux voix !) 

Je demande de répondre à une dernière observation à laquelle je tiens à faire une réplique. 

M. le garde des sceaux disait : « Vous voulez donc restreindre les choix qui pourraient être nécessaires et forcer le gouvernement à nommer toujours le même nombre de chevaliers et d’officiers de la Légion d’honneur ! » Je ne demande pas qu’on nomme chaque année 1 535 membres de la Légion d’honneur ; ce que nous voudrions, c’est qu’on n’en pût pas nommer plus. Je persiste à demander la réduction de 5 000 fr.

M. LE PRÉSIDENT. M. Gustave de Beaumont a proposé une réduction de 5 000 fr. Cette réduction est combattue par le gouvernement. Je la mets aux voix. 

(La réduction n’est pas adoptée.) 

Je mets aux voix le chapitre avec l’article. 

(Le chapitre est mis aux voix et adopté dans son entier.) 

A propos de l'auteur

Gustave de Beaumont est resté célèbre par sa proximité avec Alexis de Tocqueville, avec qui il voyagea aux États-Unis. Son œuvre, sur l'Irlande, les Noirs-Américains, ainsi que ses nombreux travaux académiques et politiques, le placent comme un auteur libéral sincère et généreux.

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