Benjamin Constant a travaillé pendant quarante ans à un ouvrage sur l’histoire des religions, qui complète, sous de nombreux rapports, la doctrine libérale livrée par lui dans ses autres textes politiques. Pour permettre un premier accès à cet ouvrage monumental De la Religion, nous avons sélectionné ce premier extrait, issu des manuscrits, qui résume les arguments de l’auteur en une série de points, sur l’influence de la liberté religieuse sur le développement de la civilisation.
Influence de la liberté religieuse sur le développement de la civilisation
[Manuscrit,Œuvres complètes de Benjamin Constant, vol. XVIII (De la Religion t. II), p. 435-442.]
Dernier chapitre du Livre 5.
- Que c’est à leur indépendance du sacerdoce que les Grecs ont du leur supériorité en tout genre.
L’absence de pouvoir sacerdotal chez les Grecs, en laissant l’imagination, la pensée, toutes les facultés de l’homme s’exercer librement sur la religion. - eut pour la destinée de l’espèce humaine des effets bien plus étendus, plus durables et plus décisifs que ne l’a remarqué jusqu’à ce jour la foule des historiens et des philosophes.
- non seulement la religion demeura libre, mais tous les arts, toutes les sciences, dans les pays soumis aux prêtres, toutes ces choses furent comprimées.
[Lacune]
- Il s’est ensuite fortifié par l’identité des théocracies modernes et des antiques théocracies.
- Le sacerdoce qui avait remplacé les druides devait être plus content des Égyptiens, des Indiens et des Perses que des Grecs et surtout des Athéniens.
- Il savait bon gré sans doute au clergé d’Athènes de la mort de Socrate, de l’exil d’Anaxagore, de la proscription de Diagoras. Mais ce mérite de détail était insuffisant pour le satisfaire.
- Il lui fallait l’ensemble, cet ensemble imposant par son vaste silence, son poids énorme, et sa solennelle immobilité : De là les éloges de Bossuet pour les Égyptiens.
- Quand la philosophie du XVIIIe siècle prit naissance, elle se déclara, pardes motifs opposés à ceux des prêtres, l’admiratrice des peuples barbares.
- Leurs religions différaient du christianisme : à ce titre seul ils obtinrent toute la faveur de ses ennemis.
- en appuyant de témoignages douteux et d’écrits apocryphes leur érudition superficielle et leurs déclamations passionnées, ils croyaient humilier les prêtres chrétiens par les louanges qu’ils prodiguaient aux brames, et rabaisser l’Évangile qu’ils comprenaient mal, en exaltant les Vèdes qu’ils ne connaissaient pas.
- Effet bizarre de l’ignorance ! C’était pour outrager un messie né d’une vierge et rédempteur de l’homme qu’ils vantaient la sagesse des sectateurs de Crischna, fils aussi d’une vierge et mort percé de flèches sur la cime d’un arbre, pour le salut de l’espèce humaine.
- Le temps de ces puérilités est passé. Les esprits sont plus calmes, les faits sont mieux connus. La génération qui s’élève, en attachant avec raison, la plus grande importance à l’indépendance intellectuelle, ne met aucun intérêt à l’incrédulité. Elle est ce qu’elle doit être pour juger les choses ce qu’elles sont.
- Le caractère essentiel du sacerdoce, dans les contrées qu’il a dominées, a toujours été l’esprit stationnaire.
- Tous les anciens usages, toutes les anciennes opinions, tout ce que pouvait avoir fait partie à une époque quelconque, du culte ou de la doctrine, le sacerdoce s’est efforcé constamment de tout perpétuer, en dépit du progrès des idées et de la marche de l’esprit humain.
- Les lois de Menou, monument plus ancien qu’aucun de ceux que l’Occident peut produire, sont encore aujourd’hui, comme il y a plusieurs milliers d’années, la base de toute la législation civile et politique de l’Inde,et pour ainsi dire le type et la règle de la vie publique et privée[1].
- Le sacerdoce courbant le présent sous un passé immuable lui sacrifie l’avenir : les années s’accumulent, les siècles s’entassent, mais tout reste fixe, pétrifié, frappé de mort.
- Cette loi s’observe dans les sciences et dans les arts, comme dans les cérémonies et dans les rites. Nous montrerons ailleurs qu’elle s’observeaussi dans ce qui a rapport avec la morale.
- Longtemps avant que les Grecs eussent aucune idée de la géométrieet de l’astronomie, les Égyptiens avoient inventé ces deux sciences et les avaient portées au point nécessaire pour qu’elles répondissent au besoin qu’ils en avaient.
- au moyen de la géométrie, ils divisèrent leur territoire : au moyen de l’astronomie, ils divisèrent le temps.
- Cela fait, ils s’arrêtèrent, et ne s’occupèrent plus qu’à lier cette dernière science à leur religion, en essayant d’interpréter par l’astrologie le cours des astres.
- Les Grecs, d’abord leurs disciples, ne tardèrent pas à les surpasser.
- c’est à la Grèce que nous devons toutes ces méthodes, instrumentsquel’esprit humain crée, pour simplifier etaccélérer ses opérations. L’Asie,l’Égypte, ni le Nord, ne nous en ont transmis aucune[2].
- Ce ne fut toutefois ni le climat ni l’absence de facultés intellectuelles qui resserrèrent les sciences en Égypte dans ces bornes étroites.
- Le climat semblait favoriser les progrès des lumières par la fertilité de la culture qui, après les premiers travaux nécessaires à l’existence même de l’Égypte assura à ses habitants un loisir utile à l’avancement des sciences.
- Les Égyptiens étaient doués de facultés puissantes, comme le prouvent leurs promptes et nombreuses découvertes.
- Ils étaient doués surtout de l’une des qualités les plus nécessaires à tous les genres de perfectionnement, d’une persévéranceopiniâtre.
- Le véritable obstacle à tous leurs progrès fut le pouvoir sacerdotal.
- Même dans les arts qui sont à la fois les plus indispensables et les plus faciles, la même immobilité la même stupeur se font remarquer.
- L’état de l’agriculture aux Indes est encore aussi imparfait, les instruments aussi mauvais, les huttes des laboureurs aussi misérables que du temps d’Alexandre.
- Chose étrange ! dans ce métier nécessaire, qui fait leur occupation habituelle, les Indiens n’ont pas avancé d’un pas depuis deux mille ans[3].
- Il n’y a pas jusqu’à la médecine dont les perfectionnements ne paraîtraient pas devoir exciter d’ombrages. Il n’y a pas, disons-nous, jusqu’à la médecine qui ne soit entravée dans sa marche par des restrictions défiantes.
- Il était défendu en Égypte d’employer contre aucune maladie un autre régime ou d’autres remèdes que ceux qui étaient prescrits dans les livres de Mercure Trismégiste[4].
- Les médecins étaient voués chacun au traitement d’une seule partie du corps. Ils n’osaient pas traiter l’ensemble[5]; c’était une espèce de division en castes dans cette science.
- Les prêtres tendent comme tous les despotes à morceler les facultés humaines : ils divisent pour régner.
- Les médecins de l’Égypte ressemblaient beaucoup aux jongleurs. Leurs moyens consistaient en grande partie en cérémonies et en prières.
- Ils attribuèrent les maladies à des causes surnaturelles, à l’influence des astres. Ils les prédisaient[6].
- Ils recherchaient l’origine dans la malfaisance des démons[7].
- Isis,disaient-ils, faisait des cures miraculeuses, et se montrait aux malades pendant leur sommeil[8].
- La médecineétait devenue partie de la religion : de là l’interdiction de tout nouveau remède, comme d’une innovation religieuse[9].
- Aussi les admirateurs les plus aveugles des Égyptiens parmi les Grecs n’osaient vanter l’habileté de leurs médecins.
- Hérodote raconte que ceux de Darius, les plus expérimentés de l’Égypte, ne furent pas en état de le guérir d’une foulure légère, etqu’après avoir souffert entre leurs mains pendant sept jours, il fut obligé de recourir à un médecin grec, nommé Démocèdes, qui le guérit facilement[10].
- Il fallut qu’un étranger introduisit en Égypte l’écriture alphabétique[11], dont l’emploi toujours ou proscrit ou limité n’eut jamais qu’une application subalterne ou partielle, tandis que tout ce qui était important pour la dignité présente ou l’espoir futur de la race humaine était renfermé dans une tachygraphie mystérieuse.
- Cette tachygraphie et les hiéroglyphes qui lui servaient de base était à la fois une cause, une preuveet& un effet de l’ignorance. On retrouve l’usage des signes hiéroglyphiques chez les hordes errantes de l’Amérique ;
- et le triomphe du sacerdoce égyptien fut de perpétuer dans la civilisation ces essais imparfaits et rudes de l’état sauvage[12].
- On dirait que l’histoire, parce qu’elle enregistre les progrès et constate la marche de l’espèce humaine, était suspecte au sacerdoce.
- Elle lui semblait en quelque sorte sanctionner les changements qu’elle Il aurait voulu pouvoir lui imposer silence. Nous voyons les prêtres, dans plus d’un pays, détruire les monuments historiques.
- L’Orient n’offre que des généalogies, le Nord que de vagues et contradictoires traditions, le Midi que des cosmogonies confuses et ténébreuses.
- L’art de classer les faits suivant un ordre qui en les gravant dans la mémoire suggère à la raison les résultats qu’elle en doit tirer, cet ordre qui fait des événements de chaque siècle le trésor des siècles qui le remplacent, appartient tout entier au génie indépendant de la Grèce[13].
- C’est encore à la liberté laissée par les institutions grecques au sentiment poétique et religieux, que nous devons cette beauté idéale, qui caractérise leurs chefs-d’œuvres, modèles que les modernes imitent sans les égaler[14].
- Les monuments égyptiens se distinguent par une exécution minutieuse, par un soin égal, apporté à l’achèvement de toutes les parties, par une opiniâtreté de travail qui ne permet aucun oubli, et qu’aucun détail ne rebute.
- Mais il y a dans cette parité d’efforts quelque chose de mécanique : on voit que chacun remplissait sa tâche, et que, circonscrit dans cette tâche, il ne se permettait aucune idée qui put l’en distraire ou le porter au delà[15].
- On objectera à tort que la progression ne fut pas étouffée en Égypte, puisque ce fut graduellement que cette contrée fut peuplée, civilisée, transformée en grand Empire[16].
- Le sacerdoce dut favoriser ou permettre ces premiers progrès, parce qu’ils lui étaient nécessaires : mais il arrêta les progrès ultérieurs dès qu’il put craindre qu’ils ne lui devinssent dangereux.
- La réunion de l’Égypte en un seul état fut assurée par des révolutions politiques, des invasions et d’autres causes accidentelles, qui ne dépendaient point de l’esprit sacerdotal : et néanmoins au milieu de ces orages, cet esprit eut toujours assez d’influence, pour tenir les classes inférieures dans l’ignorance et dans l’abrutissement[17].
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[1] Schlegel, Weish. der Ind. p. 95.
[2] Herder Phil. de l’hist. III-190.
[12] Herder Phil. de l’hist. II. 115-119 sur les inconvénients des hiéroglyphes, même pour les prêtres.
[14] Pausan. Pline. Herder III. 356-357.
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