« Il faut un pouvoir fort »

cover Guyot Préjugés politiquesS’il paraît naturel pour un aspirant au pouvoir de souhaiter un pouvoir fort, le contribuable, le citoyen, ont de leur côté des raisons de ne pas partager ce choix. Dans le texte suivant, publié en 1872 dans le livre Nos préjugés politiques, Yves Guyot nous rappelle que cette phrase « il faut un pouvoir fort », est ridicule, honteuse même, dans la bouche d’un citoyen, car elle signifie : plus d’impôts, plus de contraintes, plus de lois, et donc moins de liberté. B.M.

 


 

 XXI. Il faut un pouvoir fort !

 

— Il faut un pouvoir fort !

Joseph II, consulté par une dame sur les insurgents d’Amérique, répondit :

— Mon métier est d’être royaliste.

C’est une réponse de bonne foi : moi d’abord, le peuple après. Rien de plus juste dans la position de Joseph II.

Mais ce qui est difficile à comprendre, ce à quoi je ne suis parvenu que par l’analyse des divers sentiments et des diverses idées à laquelle je viens de me livrer, c’est que nous, citoyens, nous répétions, avec enthousiasme, cette formule inventée certainement par le trône :

— Il faut un pouvoir fort.

Vous figurez-vous un mouton demandant que le chien de son berger ait les dents plus longues et la morsure plus fréquente et plus violente ?

Vous figurez-vous le bœuf demandant un joug plus étroit et un aiguillon plus acéré ?

Vous figurez-vous un galérien demandant que sa chaîne soit plus lourde, que le bâton de l’argousin soit plus dur, que le bagne soit plus sombre ?

Eh bien ! badaud, niais, triple niais, quand tu répètes cette phrase : — Il faut un pouvoir fort ! tu es ce galérien, ce mouton, ce bœuf ! et tu mérites, pour ta sottise, toutes les étrivières qu’il lui plaira de te donner.

Et pourquoi veux-tu un pouvoir fort ?

Un malheureux utopiste, devenu fou, craignant qu’on ne fût trop heureux au pays de ses rêves avait réservé aux rassasiés de bonheur le droit de se faire fouetter.

Crains-tu, toi aussi, d’être trop heureux, et est-ce pour rompre la monotonie de ta félicité que tu veux un pouvoir fort ?

— Au contraire, me réponds-tu, c’est pour y arriver.

Examinons, en ce cas, quel bonheur ont jusqu’à présent dispensé à l’humanité les pouvoirs forts.

Cette idée qu’un bon despote peut rendre son peuple heureux, vient toujours de cette fausse idée, signalée dès la première page de ce livre, que l’homme peut créer de la force, du bonheur, quelque chose, et qu’un roi peut, plus que tout autre, procéder à cette création.

Il y a des gens qui parlent encore avec admiration, et les larmes aux yeux, des vertueux Antonins. Ce sont de bons despotes dans toute l’acception du mot. Quel bien ont-ils fait au monde ? « Préservèrent-ils l’empire de sa chute ? dit Chateaubriand. — Non. Il ne vint même pas à la pensée de ces bons princes qui gouvernèrent le monde romain de douter de la légalité de leur pouvoir, et de restituer au peuple les droits usurpés sur lui ».

Le plus grand bienfait qu’ils eussent pu donner au peuple romain, eût été de lui donner la liberté. Si c’est à rendre la liberté que servent les bons despotes, avouons qu’il serait bien plus simple de s’en passer.

Louis XIV, voilà l’idéal de l’absolutisme. Voici le jugement de l’histoire : « Ce règne éclatant… où l’État s’appauvrissait par des victoires, tandis que l’État se dépeuplait par l’intolérance ».

Louis XVI, bon despote, secondé par des ministres comme Turgot et Necker, essaie de sauver les débris de ce règne glorieux : il finit par ne pas trouver d’autre procédé que d’en appeler au pays lui-même, c’est-à-dire à la liberté.

Les rois se chargent du bonheur du peuple, quand il existe tout seul ; quand ils ont fait son malheur, ils s’adressent alors à lui et lui disent : — Viens guérir toi-même les maux que nous t’avons causés.

Quand Napoléon revient de l’île d’Elbe, il dit : « Citoyens ! » et prononce au Corps législatif ces paroles qui sont la plus formidable condamnation de sa vie : « Les hommes sont trop impuissants pour assurer l’avenir ; les institutions seules fixent les destinées des nations ». En même temps, il appelle les fédérés, les ouvriers aux armes ! Seulement, il n’ose les armer.

Cela revient à dire : — Sauvez-vous, mes amis, vous-mêmes ; mais j’aime encore mieux me sauver que vous sauver.

Jamais la faiblesse des gouvernements forts n’a été mieux démontrée que par la conjuration de Malet. Napoléon Ier est à l’apogée de sa puissance ; il fait trembler le monde sous les pas de son armée. Un petit complot se met en travers de son char de triomphe, et manque de le faire renverser.

Le second Empire a toujours prétendu être plein de bonnes intentions. Eh bien ! qu’a-t-il fait ? de quelle utilité a-t-il été pour la France ? Dans un article resté célèbre, M. Clément Duvernois, tout le long d’une colonne, montrant des réformes à faire, disait : « Qu’est-ce qui empêche ?… qu’est-ce qui empêche ?… » Qui ? Mais votre empereur, votre gouvernement fort, puisqu’il était le seul maître. Il terminait en disant : « Il faut faire grand ! » Nous avons vu comment ce modèle des pouvoirs forts savait faire grand.

Mais ceux-là mêmes qui croient à une certaine vertu du despotisme ne croient pas à sa vitalité, à sa puissance de conservation.

« Je crois qu’on peut tout faire avec le despotisme, excepté le faire durer », disait le prince Napoléon.

  1. Bonjean confirmait, montrant l’opposition grandissant au Corps législatif et se manifestant même au Sénat, qui s’apercevait au bout de dix-sept ans qu’il jouait un rôle ridicule.

Et c’est ce despotisme, qui ne peut pas se conserver lui-même, qui a la prétention de sauver le pays, de le conserver !

Conservateurs, pensez donc un peu à cette inconséquence. Vous confiez vos plus chers intérêts à un panier percé.

Aussi, comme les despotes sentent leur pouvoir trembler comme feuille au moindre souffle, et qu’ils jouissent de la stabilité d’un danseur de corde, ils supplient qu’on les laisse tranquillement exercer leurs fantaisies, en promettant qu’elles ne seront pas perpétuelles.

Ils essaient de déguiser leur tyrannie et, en même temps, ils déclarent qu’elle n’est qu’un acheminement vers la liberté.

Napoléon Ier disait : « Je vous apporte l’ordre ; plus tard viendra la liberté. »

Quel fut son ordre, on le sait. Avant que la liberté vint, lui-même était parti.

Il en a été de même pour le second Napoléon : tous ses amis, ses thuriféraires, prétendaient qu’il était l’homme le plus libéral de France ; seulement, ils disaient aux partis : « Désarmez, et vous aurez la liberté ». La liberté, dès le premier jour, était promise comme « le couronnement de l’édifice ».

Eh bien ! si on avait commencé par en faire la base, n’eût-ce pas été plus simple, et croit-on que la France s’en trouverait plus mal aujourd’hui ?

Les Anglais n’ont point commis la sottise de s’en remettre à leurs gouvernants du soin de leur donner la liberté. Ils ont commencé par la prendre et ils continuent à la garder.

En 1789, c’est bien ce que nous fîmes aussi ; seulement, nous n’avons pas su conserver ce que nous avions acquis.

Mais il y a des gens que cette liberté effraie. « Attendez, disent-ils, quand le peuple sera instruit, on la lui donnera. D’ici là, le despotisme est utile ».

Le premier usage qu’ils font de ce despotisme est de ne pas instruire le peuple ; c’est un moyen tout simple de ne jamais lui donner la liberté.

C’est là l’idéal de « l’ordre sous un pouvoir fort ». L’instruction, c’est le désordre, car c’est la pensée, la discussion, substituées à l’automatisme.

Et moi, je vous dis que cet automatisme, dans la nuit, c’est le plus monstrueux désordre, car c’est la violation flagrante, la diminution, la castration de l’individualité humaine !

Il n’y a qu’un ordre, c’est la liberté.

Il n’y a qu’un ordre qui puisse vous donner cette prospérité que vous demandez en vain à un pouvoir fort : c’est la liberté.

« Je ne sais, dit Tocqueville, si l’on peut citer un seul exemple de peuple manufacturier et commerçant, depuis les Syriens jusqu’aux Florentins et aux Anglais, qui n’ait été un peuple libre. Il y a donc un lien étroit et un rapport nécessaire entre ces deux choses : liberté et industrie. »

Avant lui, Machiavel, ce terrible théoricien de l’absolutisme, mais qui avait sous les yeux l’exemple des républiques commerçantes de l’Italie, avait dit :

« Un État n’accroît sa richesse et sa puissance que lorsqu’il est libre ».

La raison en est simple : cette sécurité que vous cherchez dans un pouvoir fort, n’existe qu’avec la liberté ; car la liberté, c’est l’assurance contre l’arbitraire.

 

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