Huit articles sur le libre-échange

Dans cette série d’articles sobrement intitulés « Le Libre-Échange », Ernest Martineau, en fidèle disciple de Frédéric Bastiat, combat l’un après l’autre les sophismes des protectionnistes et montre à quoi aboutissent leurs conceptions. Le protectionnisme, c’est l’injustice de la loi mise au service de l’intérêt particulier des producteurs, au dépens du bien-être des consommateurs. C’est aussi une immense et bien amère déception, car tous ces producteurs privilégiés étant eux aussi consommateurs, ils ne parviennent pas même à jouir du fruit de leur système de spoliation.

(Le Mémorial des Deux-Sèvres, numéros du 27 avril, 23 mai, 30 mai, 8 juin, 27 juin, 25 juillet, 1er août et 15 août 1878.)


LE LIBRE-ÉCHANGE

[Mémorial des Deux-Sèvres, 27 avril 1878.]

 

La petite ville de Mugron (Landes) vient d’élever une statue au célèbre économiste Bastiat, qu’elle revendique avec une légitime fierté comme le plus illustre de ses enfants.

À l’inauguration de ce monument, M. Léon Say, ministre des finances, a prononcé un remarquable discours dans lequel il a longuement fait l’éloge de la vie et des travaux de Bastiat : éloge bien mérité auquel nul n’applaudit plus que nous qui savons tout ce qu’il y a de profondeur et de vérité dans les écrits de ce maître de la science économique, notamment dans cet admirable livre des Harmonies, qui contient l’exposé de la doctrine et que nous ne saurions trop engager nos lecteurs à lire et à méditer.

Des grandes vérités que ce livre enseigne, il en est une sur laquelle nous voulons appeler l’attention : c’est celle à laquelle le ministre faisait allusion lorsqu’il a manifesté le regret de ne plus voir porter aussi haut et ferme, depuis Bastiat, le drapeau du libre-échange.

Le libre-échange, c’est, en effet, le grand principe pour la défense duquel Bastiat a combattu le grand combat contre les protectionnistes, et ce n’est pas sans raison que M. Léon Say a dit que la lutte a perdu de sa vigueur depuis que le vaillant et infatigable athlète a disparu de l’arène.

Mais si les hommes disparaissent et meurent, la vérité subsiste, car elle est d’essence immortelle, et la liberté des échanges est une de ces vérités que Bastiat a démontrées avec tout l’éclat de l’évidence et dont le triomphe est assuré dans l’avenir, si l’avenir, comme nous le croyons, appartient à la vérité et à la justice.

Qu’est-ce donc que le libre-échange ? Il nous est impossible, dans un article de journal, d’étudier tous les aspects économiques, moraux, politiques de cette vaste question, il nous faudrait, pour cela, édifier les fondements de l’économie sociale ; nous nous bornerons à en exposer, le plus brièvement possible, la notion. Le libre-échange ou échange-libre, c’est la faculté pour tout homme qui a créé ou acquis un produit de le céder à quiconque, sur la surface du globe, consent à lui donner en échange l’objet qu’il préfère. Cette faculté, nous disons qu’elle constitue un droit, un droit aussi naturel et aussi sacré que le droit de propriété, par cette raison bien simple qu’elle se confond avec le droit de propriété dont elle est un élément constitutif.

Le droit de propriété, en effet, c’est le droit de disposer du fruit de son travail ; quand un homme, à la sueur de son front, a créé un produit, une valeur, il a le droit d’en disposer, de le consommer, de le donner, à plus forte raison de l’échanger contre tout autre produit à sa convenance, à la suite d’un contrat passé avec le propriétaire de ce produit, quelle que soit sa nationalité. Le priver de ce droit quand il n’en fait aucun usage contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs et dans l’unique but de satisfaire la convenance égoïste d’un autre producteur, c’est commettre une injustice, c’est légitimer une violation du droit de propriété. C’est porter atteinte à l’ordre public, violemment troublé par ce fait qu’une industrie, pour écarter la concurrence toujours importune pour le producteur, parvient à l’aide de la loi à rançonner les consommateurs à son profit. Tel est, en effet, le but avoué du système protecteur, de repousser le produit étranger, en vue d’élever artificiellement le prix du produit national similaire, de créer ainsi la disette sur le marché, de repousser l’abondance, le bon marché, en sacrifiant au producteur le consommateur. Tous les faux raisonnements à l’aide desquels on essaie de justifier ce système reposent sur cette erreur fondamentale : l’oubli des intérêts des hommes en tant que consommateurs.

On a vivement reproché à la science économique de ne s’occuper que du consommateur. « Vous oubliez le producteur », lui a-t-on crié. Cette objection n’a aucun sens. L’homme, en effet, produit pour consommer.

Dans la société telle que l’a faite la séparation des occupations, des métiers, le producteur et le consommateur se trouvent en présence, parce que la production et la consommation d’un objet ne se confondent pas dans le même individu. L’échange crée donc, relativement à chaque objet, deux intérêts distincts : celui du producteur et celui du consommateur, et il nous faut examiner quel est celui qui coïncide avec l’intérêt général. Or, il ne faut pas une longue attention pour s’apercevoir que c’est l’intérêt du consommateur qui est l’intérêt général, alors que l’intérêt du producteur est un intérêt égoïste et anti-social. Voyez, par exemple, les désirs secrets de tout producteur : vigneron, il se réjouira de la gelée qui atteindra les vignes d’autrui en épargnant les siennes ; propriétaire de mines de houille ou de fer, il désirera qu’il n’y ait pas sur le marché d’autre fer que le sien, etc. Nous pourrions passer en revue tous les producteurs et, au fond du cœur de tous, nous trouverions ce désir secret : les concurrents m’importunent et je voudrais bien les écarter. Et pourquoi cela, égoïste ? Parce que, si vous étiez seul, vous seriez le maître du marché et vous feriez la loi à la pratique. Voilà donc les désirs du producteur, désirs égoïstes et anti-sociaux.

Voyons, au contraire, les désirs du consommateur, son intérêt immédiat, et nous allons reconnaître qu’ils sont d’accord avec l’intérêt général, avec la prospérité et le bien-être de l’humanité. Le consommateur, l’acheteur qui se présente sur le marché désire le trouver abondamment pourvu. Saisons favorables, inventions de machines, barrières de toute nature enlevées, tout cela, c’est ce que désire le consommateur, et tout cela, c’est l’intérêt public bien entendu. Eh bien, que fait la loi dans le système protectionniste ? Elle prend parti pour le vendeur contre l’acheteur, pour le producteur contre le consommateur, pour la disette contre l’abondance, pour les désirs égoïstes et anti-sociaux contre les désirs conformes au bien général. Elle agit sur cette donnée : une nation est riche quand elle manque de tout. Car elle dit : c’est le producteur qu’il faut favoriser par un bon placement de ses produits. Pour cela, il en faut élever le prix. Pour en élever le prix, il faut en restreindre l’offre, c’est-à-dire finalement créer la disette et la famine artificielles. Le but des tarifs protecteurs est, en effet, d’empêcher les produits étrangers de venir sur notre marché. Le marché est donc moins abondamment fourni, et alors qu’on nous dise si le peuple est mieux nourri quand il y a moins de pain, de viande et de sucre dans le pays ? Mieux vêtu quand il y a moins de fil, de toiles, de draps ? Mieux chauffé quand il y a moins de houille ?

Ces développements suffisent pour montrer le vice du système protecteur et pour faire voir que c’est l’intérêt du consommateur qui est seul d’accord avec l’intérêt général. C’est qu’en effet l’homme social comme l’homme isolé produit pour consommer.

Le travail n’est pas un but, il est un moyen : le but du travail, c’est la satisfaction de nos besoins et de nos désirs. Le bien-être d’un homme ne se mesure pas à son travail, mais aux résultats de ce travail, à la satisfaction obtenue, la consommation, en langage économique. Il en est de même du bien-être d’un peuple, il se mesure non à son travail mais à ses consommations, car c’est là le but et la fin de tout travail, et c’est là, par conséquent, la pierre de touche du progrès. Il est donc absurde de reprocher à l’économie politique de ne s’occuper que du consommateur. L’intérêt général est là, sur lequel il faut avoir toujours les yeux fixés, et cet intérêt général est d’accord avec le droit, la liberté et la justice, et quand un système comme le système protecteur sacrifie à l’intérêt égoïste et anti-social du producteur l’intérêt véritable et les droits de l’humanité, ce système est jugé et condamné. Il suffit pour cela de le dénoncer à l’opinion publique, de réclamer la discussion et la lumière, et l’opinion publique, éclairée, en saura faire promptement justice.


LE LIBRE-ÉCHANGE

[Mémorial des Deux-Sèvres, 23 mai 1878.]

 

Dans un précédent article, nous avons exposé l’idée du libre-échange. Le libre-échange, avons-nous dit, c’est le droit de disposer librement du fruit de son travail, c’est-à-dire c’est un élément même du droit de propriété, du droit du travailleur sur son œuvre.

Quand un homme a créé ou acquis un produit, il a le droit de l’appliquer directement à ses satisfactions ou de l’échanger avec quiconque, sur la surface du globe, consent à lui céder en retour l’objet qu’il désire. Le priver de ce droit, c’est violer le droit de propriété dans une de ses manifestations les plus légitimes ; partant, le système prétendu protecteur qui se sert des tarifs douaniers dans le but de restreindre les échanges avec l’étranger, est un système injuste qui porte atteinte à la propriété. À cet égard, il importe, pour écarter toute équivoque, de nous expliquer nettement en ce qui concerne l’action des tarifs douaniers. Les droits de douane peuvent être considérés sous deux points de vue : au point de vue fiscal, au point de vue protecteur. En tant que droit fiscal, comme source de revenus pour le Trésor public, le droit de douane est à l’abri de tout reproche, il ne viole pas le principe du libre-échange.

Tant que l’État aura besoin d’impôts, il est clair que des taxes sont nécessaires pour alimenter le Trésor, et si un impôt est prélevé sur le produit étranger à son entrée à la frontière, nous n’avons pas à y contredire ni à en discuter la légitimité. Mais, sitôt que la taxe, perdant son caractère fiscal, s’élève considérablement dans le but d’empêcher l’échange, et de fermer le marché français au produit étranger pour favoriser une classe particulière d’industriels privilégiés, contrariant ainsi la perception fiscale, puisque la marchandise n’entrant pas, l’impôt n’est pas perçu, en un mot quand le tarif devient protecteur, alors nous disons qu’il y a là un monopole injuste, créé au profit d’une industrie, au préjudice du public consommateur.

Pour bien faire saisir à nos lecteurs cette distinction, comparons la douane à l’octroi. Au premier abord, ces deux institutions paraissent semblables. Qu’est-ce, en effet, que la douane ? Un octroi national. Qu’est-ce que l’octroi ? Une douane des villes. Mais cette ressemblance est plus apparente que réelle ; les procédés seuls se ressemblent, le but est différent.

Certes l’octroi, comme la douane, gêne les transactions, le commerce intérieur, mais le but du tarif d’octroi n’est pas le même que le but du tarif douanier protecteur. Le tarif d’octroi a pour but de créer un revenu aux villes, et non de gêner et d’entraver systématiquement les échanges ; le tarif protecteur, au contraire, contrarie le commerce international systématiquement, dans le but même de l’entraver, considérant ce commerce comme funeste à l’industrie nationale en général. Telle est la différence essentielle qui distingue ces deux sortes de tarifs ; sans doute les tarifs d’octroi ont pour effet de restreindre les échanges et les consommations, mais loin d’avoir un tel but, les partisans de l’octroi regrettent, comme ses adversaires, cette gêne et ces entraves apportées ainsi aux échanges. Si, par exemple, un droit d’octroi existe sur les boissons dans la ville de Niort, ce n’est sans doute pas dans le but d’empêcher les Niortais de boire du vin : le principe du libre-échange n’est donc pas engagé ni compromis par l’octroi.

Loin de moi la pensée de me faire ici le défenseur de cet impôt ; s’il est un point certain et indiscutable, c’est que l’octroi est un impôt mauvais, vexatoire, mal équilibré, condamné par tous ceux qui aiment la justice en tout et partout, surtout en matière d’impôts, et la justice en la matière c’est la proportionnalité. Or, quel impôt est plus inégal, par exemple, en ce qui concerne les boissons, tarifées au même prix sans tenir compte de la différence de valeur ; ce que je veux préciser, c’est que c’est un impôt, c’est-à-dire un tarif établi dans un but fiscal. Dès l’instant que nous voulons avoir, à Niort, des fontaines publiques, des rues pavées, des réverbères, il est clair qu’il nous faut une source de revenus pour faire face à ces dépenses. Les deux questions que soulève l’octroi sont donc les suivantes : 1° Le revenu de l’octroi rend-il au public autant qu’il lui coûte ; 2° Y a-t-il un mode de prélever ce revenu plus juste et plus économique.

Il est clair que l’on ne peut songer à supprimer l’octroi sans le remplacer : on ne peut tarir cette source de revenus sans en faire jaillir une autre pour faire face aux dépenses que j’ai indiquées. À cet égard, j’ai lu récemment un intéressant travail d’un économiste proposant de remplacer l’octroi par un impôt sur les valeurs locatives et sur le mobilier ; nos législateurs auront à s’occuper de cette question avec l’attention qu’elle mérite.

Je me borne à indiquer ce point qui ne se rattache qu’indirectement à mon sujet, et je me résume en disant que quels que soient les reproches que l’on puisse adresser à l’octroi en tant qu’impôt, il n’en mérite aucun au point de vue de la liberté des échanges : il ne serait critiquable que si, s’écartant de son but qui est de procurer un revenu aux villes, les droits en étaient surélevés dans le but de diminuer les échanges pour satisfaire quelques intérêts privilégiés.

Supposons, par exemple, une ville dont le Conseil municipal est composé en majorité de propriétaires ayant de vastes jardins dans l’intérieur des barrières d’octroi. Supposons que le Conseil prenne la délibération suivante :« Considérant que l’entrée des légumes fait sortir l’argent de la ville ; que l’horticulture locale est la mère nourricière des habitants et qu’il faut la protéger ; que vu la cherté de nos terrains (les pauvres gens !), le poids des taxes en ville et l’élévation des salaires, nos jardins ne peuvent pas soutenir la concurrence et lutter à armes égales avec les jardiniers de la campagne qui n’ont pas à payer ces taxes et dont les ouvriers se louent moins cher qu’en ville ; que dès lors il faut, au moyen d’un tarif très élevé à l’octroi, défendre à nos concitoyens d’acheter des légumes ailleurs que chez nous ; que le profit que nous ferons nous permettra de dépenser davantage ; que le libre-échange est une théorie, et que c’est fort mal à propos que ses théoriciens invoquent la justice, puisque la justice est ce qui nous convient ;

Par ces motifs, nous déclarons que l’entrée des légumes est soumise à un droit de 100%.

Et, comme la taxe modérée que payaient jusqu’ici les légumes à l’entrée faisait rentrer dans la caisse municipale une certaine somme que le droit protecteur lui fera perdre, puisqu’il n’entrera plus de légumes, nous décidons qu’il sera ajouté des centimes additionnels pour combler le déficit. »

Si, disons-nous, l’octroi se modelait ainsi sur le tarif protecteur de la douane, alors nous protesterions au nom des intérêts du public consommateur et de la liberté du commerce. Et cette supposition n’est pas purement gratuite. C’est ainsi que dans une ville voisine, le Conseil municipal a pris une délibération établissant un droit protecteur à l’octroi au profit des brasseurs de la ville, et le bon public n’a pas protesté (tant est grande l’ignorance des questions économiques) ; on n’a pas compris l’égoïsme d’une telle mesure qui, en bon français, se traduit ainsi : « Nous, producteurs de bière, nous levons une taxe sur votre soif et sur vos estomacs, nous vous défendons de boire de la bière autre que celle que nous fabriquons (puisque nous empêchons la bière étrangère d’entrer), c’est-à-dire que vos estomacs sont inféodés à notre bière, et nous nous réservons de vous en abreuver exclusivement par monopole et privilège, au prix qui nous plaira, puisque nous sommes maîtres du marché, ayant écarté les concurrents, quelle que soit notre rapacité et l’infériorité de notre situation au point de vue de l’outillage et du prix de revient. »

Oui, tel est le sens d’une pareille mesure, et ce qu’il est triste de constater, c’est que la masse générale du public ne s’aperçoit pas qu’elle est dupe et qu’elle est ainsi exploitée et rançonnée au profit d’une industrie privilégiée.

Cette comparaison que nous venons d’établir entre la douane et l’octroi aura, nous l’espérons, fait comprendre l’injustice du système douanier protecteur. Mais, objecte-t-on, dans ce système, si l’on établit le libre-échange, que deviendront les industries nationales : la concurrence étrangère va les ruiner, ne voyez-vous pas que l’Angleterre, par exemple, aspire à la domination par le travail.

Nous examinerons, dans un prochain article, cette objection.


LE LIBRE-ÉCHANGE

[Mémorial des Deux-Sèvres, 30 mai 1878.]

 

Est-il vrai que, dans le domaine pacifique du travail, l’action de la concurrence internationale constitue une véritable guerre industrielle, et que, dans le champ de l’industrie, comme sur un champ de bataille, le peuple le plus fort écrase le plus faible. Telle est la question qui se pose devant nous, et nul n’en saurait méconnaître l’importance. J’ajoute qu’elle se pose avec tout l’intérêt de l’actualité : je lis, à l’instant, en effet, dans un journal, que la Commission du tarif général des douanes a entendu les délégués de l’industrie cotonnière et des tissus pour les chaussures, les filateurs de la Normandie et des Vosges, et que ces messieurs réclament une élévation des tarifs de 50%, dans le but de les protéger contre l’industrie similaire anglaise, avec laquelle ils ne peuvent lutter à cause de sa supériorité. Telle est leur requête, elle implique que la concurrence est une guerre véritable, et qu’il importe que le gouvernement protège, dans l’intérêt de la prospérité nationale, l’industrie française contre la supériorité écrasante de l’industrie rivale étrangère.

Avant de répondre et de prouver la fausseté de cette idée, qu’il me soit permis de faire une observation que je soumets à la sagacité et à la méditation des lecteurs. Je demanderai s’il est possible que cette assimilation soit exacte ; si les luttes pacifiques de l’industrie, si différentes dans leur mode d’action des luttes barbares et sanguinaires de la guerre, peuvent néanmoins être semblables dans leurs résultats ; si le travail humain, qui constitue une lutte de l’homme avec la nature pour en tirer les produits capables de satisfaire nos besoins, peut avoir les mêmes effets définitifs que la guerre, cette lutte d’hommes à hommes pour s’entredéchirer et s’entretuer. N’est-il pas vrai que la raison proteste contre une aussi triste et désolante conclusion, qu’elle se refuse instinctivement à admettre qu’un même effet, l’écrasement, la domination du plus fort, résulte de deux choses si opposées dans leur essence et leur mode d’action. Oui, le bon sens se révolte contre une pareille analogie, l’esprit éprouve le besoin d’examiner de près cette idée pour en contrôler l’exactitude, et voici ce qu’un examen exact et attentif nous révèle. C’est que l’affirmation des protectionnistes a un côté vrai, mais qu’elle est fausse parce qu’elle est incomplète.

Sans doute, si pour apprécier et juger les effets de la concurrence internationale, on isole deux industries similaires et rivales, l’objection est fondée ; il est certain que la plus puissante écrase la plus faible, que si, grâce à la supériorité de ses capitaux et au bon marché de sa main-d’œuvre, une industrie étrangère est en mesure de vendre à meilleur marché que l’industrie similaire française, celle-ci, impuissante, sera obligée d’abandonner la lutte, comme en face d’un chemin de fer qui s’installe, l’industrie similaire des voitures et du roulage est obligée de succomber, écrasée par sa puissante rivale. Mais ce point de vue est-il complet, est-ce que l’effet de la concurrence ne s’exerce pas aussi au point de vue du public consommateur, c’est-à-dire de l’ensemble de l’industrie nationale, est-ce que, pour apprécier et juger son action, il ne faut pas se placer aux deux points de vue dont la réunion constitue l’économie de la société, je veux dire le producteur et le consommateur ? Complétons donc cette analyse et voyons jusqu’au bout, jusqu’à l’effet définitif, le résultat des luttes industrielles ; faisons le tour de l’édifice, au lieu de nous arrêter, comme font les protectionnistes, à en observer une face seulement, et la moins belle, et voici ce que nous constaterons.

C’est qu’à la différence des champs de bataille et de carnage où le vaincu est écrasé, dépouillé et soumis à un tribut, dans les luttes de l’industrie, le vaincu partage immédiatement avec le vainqueur le bénéfice de la victoire. Est-ce là un paradoxe ? Non heureusement, c’est une grande et consolante vérité qui satisfait l’esprit et qui réjouit aussi les âmes généreuses qui refusent de croire à l’antagonisme des intérêts des peuples et qui aspirent à leur pacifique et indissoluble alliance par l’entrelacement des intérêts. Oui, cette noble pensée de la fraternité des peuples, qui a été considérée comme une utopie, la science démontre, jusqu’à l’évidence, qu’elle est conforme à leurs intérêts et que ce n’est pas seulement au nom de la sympathie mais aussi au nom de l’intérêt bien entendu, par calcul, qu’il la faut désirer et rechercher. Je ne saurais donc trop appeler l’attention du lecteur sur ce point. Voyons comment le résultat de la lutte industrielle est tel que je viens de l’indiquer. Pour bien saisir ma démonstration, je vais prendre un exemple simple et familier :

Dans un modeste village, la maîtresse de maison fait elle-même le pain du ménage. Survient un boulanger qui s’établit aux environs. Tout calcul fait, notre ménagère s’aperçoit qu’elle aura plus de profit à s’adresser à ce concurrent, à cette industrie rivale. Toutefois, elle essaie de lutter. Elle tâche d’acheter son blé aux meilleures conditions, de ménager le combustible et le temps. De son côté, le boulanger fait les mêmes efforts. Plus la ménagère diminue son prix de revient, plus il baisse son prix de vente. Jusqu’à ce que, finalement, l’industrie du ménage succombe. Mais, remarquons-le bien, elle ne succombe que parce que le ménage a plus de profit en succombant qu’en continuant la lutte. C’est ce que, dans leur étrange langage, les protectionnistes appellent payer tribut au boulanger ; singulière façon de payer un tribut que de faire un marché avantageux et plus profitable que de produire directement son pain ! Eh bien, de même que l’industrie de notre ménagère succombe devant l’industrie similaire et rivale, mais succombe avec un profit, de même, quand deux nations luttent sur le terrain du bon marché, si l’industrie de l’une d’elles succombe devant l’industrie similaire et rivale de l’autre dans la production d’un certain produit, si la concurrence n’est plus possible, c’est qu’il y a profit pour elle à ne plus continuer la lutte, et à faire autre chose pour se procurer, par voie d’achat, ce qu’il lui coûterait plus de travail à obtenir par la production directe. Si, par exemple, l’Angleterre est en mesure de nous fournir des cotons et des tissus à un si bon marché que nos manufacturiers ne puissent plus continuer à en faire en France, si nous sommes battus, nous ne le serons que parce que, tout calcul fait, nous aurons plus d’avantage à y renoncer qu’à continuer, au point de vue de la prospérité de nos industries en général.

La lutte industrielle, dans ses effets définitifs, produit les mêmes résultats pour la nation en masse que pour notre ménagère. Qu’on veuille bien remarquer qu’il y a une foule de choses que les étrangers, par les avantages de leur sol ou de leur situation, nous empêchent de produire directement. Produisons-nous l’or, l’argent, le café, le thé, etc. ? Non. Est-ce à dire que notre travail en masse en soit diminué ? En effet, pour les acquérir par l’échange, nous en créons la contre-valeur, et nous les obtenons ainsi avec moins de travail que si nous les produisions directement. Nous économisons ainsi du travail que nous pouvons consacrer à d’autres satisfactions. Nous sommes plus riches d’autant. La rivalité étrangère, même quand elle nous interdit absolument une certaine industrie, a donc pour effet d’économiser notre travail, d’augmenter notre puissance générale de production.

Pourquoi ne produisons-nous pas nous-mêmes l’or et l’argent nécessaires à nos échanges ? Près de Niort, à Saint-Maixent, il y a, paraît-il, des mines d’or et d’argent : pourquoi ne sont-elles pas exploitées ? Parce que nous n’avons pas intérêt à les exploiter. Parce que les frais de production directe de chaque once d’or absorberaient plus de travail, coûteraient plus cher qu’une once d’or achetée en Californie ou au Mexique avec notre blé ou nos bestiaux. En ce cas, il vaut mieux voir nos mines dans nos champs. Il en est ainsi pour tous produits quelconques, pour les tissus de coton, pour le fer, la houille, comme pour l’or et l’argent, et par la même raison. Par cette raison décisive et sans réplique qu’il vaut mieux acheter au dehors ce qui nous coûterait plus cher à produire directement. Voilà ce que dit le bon sens, l’instinct pratique, et, à cet égard, qu’il nous soit permis de relever un singulier reproche des protectionnistes. Ces messieurs traitent, avec un certain dédain, les libre-échangistes de théoriciens, se réservant le titre d’hommes pratiques. Eh bien non, ils ne sont pas des hommes pratiques car leur système est en opposition avec la pratique générale de tous les hommes dont les actes sont volontaires et libres ; c’est nous qui sommes les hommes de la pratique.

Que disons-nous, en effet, et que disent-ils ? Nous disons : « Il vaut mieux acheter à autrui ce qui coûte plus cher à faire par soi-même. »

Les protectionnistes, au contraire, disent : « Il vaut mieux faire les choses soi-même, encore que cela coûte plus cher que de les acheter. »

Eh bien, je dis qu’en regardant partout autour de nous, à la campagne, à la ville, à chaque heure, la pratique personnelle de chaque homme est de se conduire d’après notre principe. Est-ce que l’agriculteur fait lui-même ses habits ? Est-ce que l’écrivain protectionniste quitte la plume et fait ses souliers ou ses chapeaux lui-même ? Non, tous se procurent par l’échange ce qui leur coûterait plus de temps et de peine à produire directement, à l’exemple de notre ménagère. Ainsi font les communes, départements : ils échangent leurs produits ; ainsi feraient les peuples s’ils n’en étaient pas empêchés par la douane, par la force. Et le lecteur remarquera que c’était seulement par la force qu’on pouvait les empêcher d’échanger, puisque les protectionnistes veulent qu’ils produisent directement ce qu’il leur coûterait moins cher d’acheter, c’est-à-dire qu’ils renoncent à un avantage. Je le demande, en effet, à tout homme de bon sens et de réflexion : Si les échanges sont bons et utiles quand ils se font par-dessus la Loire et la Garonne, pourquoi donc seraient-ils mauvais et funestes par-dessus la Manche ou la Bidassoa ? Est-ce qu’il y aurait un gaz spécial qui, dans ce dernier cas, serait de nature à empoisonner les échanges au passage ?

Mais on insiste et on dit : Il faut égaliser les conditions de production, afin de pouvoir lutter à armes égales.

Nous répondrons à cette objection dans un prochain article.


LE LIBRE-ÉCHANGE

[Mémorial des Deux-Sèvres, 8 juin 1878.]

 

Nous avons dit, précédemment, quels sont les effets définitifs de la lutte industrielle entre les nations ; nous avons prouvé jusqu’à l’évidence comment, même dans la situation la plus défavorable, alors que, devant la supériorité étrangère, une branche de l’industrie nationale, écrasée par la concurrence, succombe, elle succombe avec profit au point de vue de l’ensemble du travail national, puisque la supériorité de l’étranger rend le travail similaire national inutile et superflu sous cette forme, en mettant à notre disposition le résultat même du travail ainsi anéanti. Qu’on se rappelle l’exemple de notre ménagère. À cet égard, la concurrence étrangère agit de la même manière que les machines. C’est une véritable machine économique, et il n’est pas une objection adressée au libre-échange qui ne se retourne également contre l’emploi des machines dans l’industrie. Aussi, les théoriciens de la protection, à moins d’être illogiques, inconséquents, doivent poursuivre de la même malédiction les machines ; est-ce que celles-ci, en effet, ne viennent pas faire une concurrence écrasante au travail de l’homme, est-ce qu’elles ne viennent pas anéantir, sous une certaine forme, le travail des ouvriers, les jeter sur le pavé en les remplaçant plus économiquement ; est-ce que l’on ne sait pas qu’il y a eu, à certaines époques relativement récentes, des émeutes d’ouvriers qui, dans l’ignorance, hélas ! des effets définitifs des machines, croyant qu’elles étaient pour eux une cause de misère et de ruine, ont envahi les ateliers où de puissantes machines étaient venues remplacer le travail de leurs bras, et les ont renversées et brisées ; absolument comme les protectionnistes repoussent de toutes leurs forces la concurrence étrangère ; est-ce que les machines n’accroissent pas la production de manière à ce que le marché soit inondé de produits, et ne faut-il pas redouter cet excédent de production, cette pléthore industrielle, à l’exemple de celle que produit la concurrence étrangère qui envahit le marché et l’inonde de ses produits ? Oui, nous pourrions suivre ce parallèle jusqu’au bout, et nous verrions toujours cette similitude d’effets entre la concurrence extérieure et les machines.

L’utilité de la concurrence, comme celle des machines, consiste à anéantir un certain genre de travail qui devient inutile et superflu ; ce travail, en ce cas, succombe avec profit parce que l’ensemble du travail national remplace ce qu’il produisait avec un excédent. Voilà le trait caractéristique de la lutte industrielle. Voilà la différence essentielle, radicale, qui sépare, dans leurs effets, les luttes pacifiques du travail des luttes barbares et criminelles de la guerre. Sur le champ de bataille, le plus fort écrase le plus faible. Sur le champ de l’industrie, le plus fort communique de sa force au plus faible. Dès lors, que vient-on nous parler de domination par le travail ? Qu’est-ce que cette singulière objection des protectionnistes, à savoir que le libre-échange est une campagne dirigée par l’industrie anglaise pour affaiblir et ruiner les industries étrangères ? La vérité, c’est que toute supériorité de capitaux et de main-d’œuvre chez une nation se traduit en bon marché et que le bon marché, apparemment, profite à l’acheteur, au consommateur. Que deviennent, dès lors, ces formules protectionnistes empruntées au vocabulaire des batailles : vaincre ses concurrents étrangers, les écraser, lever un tribut sur eux, envahir et inonder leur marché, etc. ? Autant d’expressions menteuses et fausses, traduisant des erreurs absurdes et de funestes préjugés, arrêtant la fusion des peuples et leur indissoluble alliance par l’entrelacement des intérêts.

Mais je veux examiner la question même au point de vue producteur, en négligeant pour un moment l’intérêt général du consommateur : je me propose de démontrer que c’est le libre-échange qui offre au producteur les chances les plus avantageuses pour lutter avec ses concurrents étrangers. La question est intéressante, en effet, car une fois la démonstration faite, le lecteur verra à quoi se réduisent les doléances des protectionnistes qui soutiennent que certaines branches d’industrie nationale ne peuvent pas soutenir la concurrence avec l’étranger. Voyons donc quel est le champ de bataille sur lequel a lieu la lutte industrielle : c’est le terrain du bon marché. Deux industries rivales cherchent, chacune, à vendre au meilleur marché possible, de là la tendance de tous les hommes, dans chaque branche d’industrie, à réduire son prix de revient, ses frais de production ; telle est la préoccupation constante de tous les hommes, sans exception, en tant que producteurs, telle est la tendance qui se manifeste dans la pratique. N’est-ce pas une indication que les gouvernements devraient suivre, afin d’agir dans le même sens ?

Eh bien, sous l’influence du système protecteur, loin de favoriser cette tendance, ils ont cherché à l’entraver, à la contrarier systématiquement. En effet, que fait le régime protecteur ? Il augmente le plus possible les prix de revient ; il renchérit tous les éléments qui le constituent.

Prenons par exemple une pièce d’étoffe. Ce qui compose son prix de revient, ce sont d’abord toutes les matières qui entrent dans sa confection ; ensuite, c’est le prix de tous les objets consommés par les travailleurs pendant la durée de l’opération. Or, la protection renchérit tous ces frais. Elle fait payer plus cher le fer, la houille, le coton, la laine qui entrent dans cette étoffe ; de même, elle augmente le prix des vêtements, des provisions consommées pendant la confection de l’étoffe, de là un prix de revient plus élevé et, par conséquent, l’obligation pour le producteur de vendre plus cher pour rentrer dans ses déboursés.

De telle sorte que lorsque les fabricants d’une nation protégée travaillent pour l’exportation et se trouvent en lutte sur les marchés étrangers avec leurs rivaux des pays libre-échangistes, ils sont battus parce que ceux-ci, ayant des frais de production moindres, peuvent vendre à meilleur marché. La douane renchérit tous les objets de consommation, toutes les matières premières qui entrent dans le produit ; par conséquent, les nations libre-échangistes ont l’avantage sur le terrain du bon marché. Et, à cet égard, rien de plus important à recueillir que les déclarations faites devant la Commission des douanes par les délégués de la Chambre de commerce de Tarare ; ces déclarations sont reproduites au Journal officiel du 23 mai dernier.

Ces industriels fabriquent des tissus de coton. Les filés de coton propres à cette fabrication leur viennent d’Angleterre et de Suisse, les filateurs français ne les produisant pas avec une qualité satisfaisante. Aussi, depuis près d’un siècle, ils réclament l’entrée à bon marché de cette matière première que ne leur donne pas la filature française, et ils n’ont pas encore obtenu satisfaction. On leur objecte que la filature française a besoin de protection, que, d’ailleurs, elle espère, d’ici à quelque temps, arriver à faire aussi bien que les filatures anglaises. À quoi ils répondent que leurs intérêts doivent être aussi respectables que ceux des filateurs de Lille, et qu’ils ne veulent pas être à leur merci. D’ailleurs ils demandent le libre-échange. Il leur est nécessaire pour la prospérité de leur commerce d’exportation. En effet, sur les marchés étrangers, ils rencontrent la concurrence de l’Angleterre et de la Suisse, pays de libre-échange, et ils sont battus sur le terrain du bon marché parce que ceux-ci ne paient aucun droit de douane sur les filés de coton, tandis qu’en France les droits sont de 25% de la valeur à l’entrée, de telle sorte que les fabricants français ne peuvent pas lutter avec eux.

Telle est, en résumé, la requête des délégués de la ville de Tarare. Voilà des industriels, des fabricants qui demandent le libre-échange, la liberté pour leurs achats, et pourquoi ?Parce que, sur les marchés étrangers, ils ne peuvent pas lutter avec leurs concurrents des pays de libre-échange, les prix de revient étant beaucoup moins élevés qu’en France. Nous avions donc raison de dire que, même au point de vue producteur, le libre-échange est plus avantageux pour soutenir la concurrence que la protection. Aussi, puisque la lutte est engagée, puisque les monopoleurs s’agitent pour empêcher le renouvellement des traités de commerce et pour fortifier leurs privilèges, il faut que la question du libre-échange et de la protection se discute devant l’opinion publique, et que l’opinion se prononce en connaissance de cause.

Oui, il faut savoir si ce peuple qui a fait la Révolution de 1789, qui a, dans son histoire, la nuit immortelle du 4 août, acceptera que, sur les débris de la féodalité antique s’élève une féodalité nouvelle, une féodalité industrielle, un corps de monopoleurs et de privilégiés se faisant attribuer, par la législature, le privilège exclusif du marché national pour élever à un plus haut prix leur coton, leur fer, leur houille, etc., pour forcer la masse des consommateurs à leur payer un véritable tribut, et à subir ainsi une exploitation en coupe réglée. Il faut, puisqu’une enquête est ouverte, qu’elle soit complète et que tous les intéressés y fassent entendre leur voix.

Puisque la masse générale du public consommateur est indifférente, hélas ! parce qu’elle est ignorante et qu’elle est exploitée et rançonnée à son insu, il faut qu’à l’exemple de la Chambre de commerce de Tarare tous les industriels qui emploient comme matières premières le coton, le fer, la laine, etc., — il faut que les fabricants de tissus, les forgerons, maçons, tailleurs, etc. — se présentent à l’enquête et disent : nous demandons la seule protection à laquelle un citoyen ait droit, la justice et l’égalité ; nous demandons la liberté de nos achats, nos outils, nos matière premières, nos provisions ; nous demandons le droit de les acheter au meilleur marché possible ; par là, nos prix de revient seront diminués, la consommation de nos produits augmentera nécessairement, et nous ferons ainsi plus de profits, nous nous enrichirons sans porter préjudice à personne. Notre requête est légitime, elle se base sur ce principe : justice pour tous, liberté pour tous, égalité pour tous.

Mais je m’aperçois qu’entraîné par mon sujet, si vaste, qui touche à toutes le parties de la science économique, je n’ai pas réfuté l’argument protectionniste que j’ai indiqué précédemment, ce sera l’objet d’un prochain article.


LE LIBRE-ÉCHANGE

[Mémorial des Deux-Sèvres, 27 juin 1878.]

 

Je me propose, dans cet article, d’examiner et de discuter quelques-unes des objections principales adressées à notre doctrine du libre-échange. Mais d’abord je m’empresse d’ajouter un nouvel exemple, un nouveau fait à l’appui de la thèse que j’ai démontrée précédemment, à savoir la supériorité, même au point de vue producteur, de notre système sur le système protecteur, au point de vue de la réduction du prix de revient.

En outre de la déposition des délégués de Tarare, voici que les fabricants de chaussures parisiens et les membres de la Chambre de commerce de Lyon viennent également réclamer l’abaissement des droits de douane, pour avoir à plus bas prix leurs matières premières, partant pour pouvoir livrer à de meilleures conditions et n’être pas battus dans leur commerce d’exportation par leurs concurrents étrangers sur le terrain du bon marché.

C’est un fabricant de chaussures parisien, M. Pinet, qui, parlant au nom de cette industrie, déclare qu’ils ont intérêt à ce que les matières premières par eux employées dans leur fabrication : les cuirs, les étoffes, les articles de mercerie ou de passementerie, entrent en franchise, afin de les obtenir à de bonnes conditions et de pouvoir soutenir la lutte avec leurs concurrents étrangers à l’exportation. Ils font une exportation considérable en Angleterre, où les chaussures entrent — que le lecteur le remarque bien — sans payer de droits de douane. Les Autrichiens, les Suisses, les Belges leur font concurrence sur la marché anglais ; pour pouvoir lutter avantageusement avec eux, il faut donc qu’ils puissent vendre à bon marché, et pour cela il faut avoir des prix de revient à bon marché ; or, nous savons que le système protecteur renchérit tous les éléments qui entrent dans la composition du prix de revient. Voilà donc, mis ainsi en lumière, l’intérêt des fabricants de chaussures à l’établissement du libre-échange.

Voyons maintenant pour les fabricants de soieries de Lyon. Le commerce des soieries de Lyon a toujours été libre-échangiste ; et il faut que sa confiance dans la liberté ait été bien robuste et bien vive pour n’avoir pas éprouvé de défaillances ; pour n’avoir pas, à l’exemple de tant d’autres, réclamé la protection des tarifs douaniers alors qu’il a eu à subir ces épreuves, ces crises terribles qu’il a traversées et dont les souvenirs sont présents à toutes les mémoires. Eh bien ! jamais cette grande industrie des soieries n’est sortie des limites de la liberté pour implorer les faveurs de la protection ; elle a compris admirablement qu’elle eût fait ainsi fausse route, et que le remède eût été parfaitement illusoire. Le président, le secrétaire de la Chambre de commerce de Lyon, dans leurs dépositions à l’enquête, réclament le libre-échange ; ils mettent en lumière l’intérêt public, l’intérêt du consommateur, oublié, tenu dans l’ombre par les partisans de la protection, qui n’envisagent que la moitié du monde économique, lequel, au complet, se compose du producteur et du consommateur. Ils disent, en outre, qu’en tant que producteurs, ils emploient des machines, des outils en fer dans leur fabrication, et qu’à ce titre ils ont intérêt à l’importation du fer étranger pour acheter leurs machines au plus bas prix possible. Le secrétaire, M. Sevène, a fait une déposition très remarquable, où il a montré qu’il n’était pas seulement un commerçant intelligent, mais aussi un véritable économiste ; et qu’il ne suffit pas, comme tant d’esprits ignorants et superficiels le croient, d’être un commerçant, un producteur, pour comprendre les faits économiques, les intérêts généraux de la société, qui se compose du producteur et du consommateur, l’intérêt général étant toujours d’accord avec l’intérêt du public consommateur des produits.

Ces citations faites, j’arrive à discuter les principales objections des protectionnistes. Il en est une d’abord, très spécieuse, qui frappe tous ceux qui sont étrangers à la science et que je tiens à aborder en première ligne. C’est celle-ci : « Il faut que la lutte ait lieu à armes égales ; il faut égaliser les conditions de la production. De même que sur les champs de course on a l’enceinte du pesage pour établir égalité de fardeau entre les concurrents, de même, en matière de commerce, si l’un des vendeurs peut livrer à meilleur marché, il cesse d’être concurrent et devient monopoleur. La protection supprimée, l’étranger envahira notre marché et le monopole lui sera acquis. »

Voilà l’objection. Je ne l’affaiblis pas, je la prends telle qu’elle se présente à chaque instant dans la bouche des protectionnistes devant la commission d’enquête, et je vais montrer que si elle est spécieuse, si elle trompe au premier abord, elle est fausse et n’a absolument aucun sens quand on va au fond des choses, à tel point que si elle était admise elle ferait disparaître le commerce dans sa raison d’être. J’appelle donc l’attention des lecteurs et, notamment, des commerçants sur ce point. Mais d’abord une observation est nécessaire.

C’est qu’ici, comme toujours, nous prenons MM. les protectionnistes en flagrant délit d’ignorance économique, s’occupant uniquement du producteur, raisonnant exclusivement à ce point de vue, et faisant abstraction du public consommateur, absolument comme s’il n’existait pas. C’est là qu’est la fausseté du système protectionniste, il est faux parce qu’il est incomplet ; au lieu de faire le tour de l’édifice social, ils s’arrêtent à le contempler sur une de ses faces seulement, du côté du producteur ; il semble que pour eux l’autre face n’existe pas.

Ils ressemblent à tel provincial qui irait visiter la manufacture de tapisserie des Gobelins, s’arrêterait à regarder le travail des ouvriers, la tapisserie sur le métier, du côté seulement où se fait le travail (il a lieu à l’envers) et sortirait désillusionné, se croyant victime d’une mystification de la part de ceux qui lui avaient vanté les merveilles de cette manufacture, et avec d’autant plus de raison qu’il peut dire comme dans Tartuffe : « Je l’ai vu, de mes propres yeux vu, ce qu’on appelle vu. »

Sans doute il a vu, et il a bien vu, mais il n’a pas tout vu. Il n’a vu qu’un des aspects, et le moins beau, l’envers de la tapisserie. Pour voir complètement, il aurait dû faire le tour, et regarder de l’autre côté, contempler l’autre aspect, le beau côté de la tapisserie. Alors, il aurait compris qu’on ne l’avait pas trompé, et que ce sont bien là de véritables merveilles. C’est aussi notre reproche aux protectionnistes. Nous leur disons : vous ne regardez la concurrence que par une de ses faces, et la moins belle, par le côté du producteur ; faites donc le tour, regardez donc de l’autre côté, du côté du consommateur, et alors vous admirerez et serez émerveillés, car si l’œuvre des ouvriers des Gobelins est admirable, celle du grand ouvrier qui a construit l’édifice social est bien plus admirable encore.

Mais puisque nous ne pouvons décider ces messieurs à se placer au point de vue complet, aux deux faces de la question, examinons-la au point de vue producteur. Vous dites : attendons, pour faire le commerce avec l’étranger, que nous soyons dans des conditions égales. Eh bien, je vous réponds : votre raisonnement ne revient à rien moins qu’à supprimer le commerce, en l’attaquant dans sa raison d’être : et dire que vous voudriez vous réserver le monopole d’être des gens pratiques ! En vérité, vous n’avez pas plus droit à celui-ci qu’à ceux que vous vous êtes injustement arrogés. Qu’est-ce donc que le commerce ? Voilà un produit qui est à meilleur marché dans tel pays étranger qu’en France ; est-ce une raison pour ne pas faire le commerce avec ce pays, ou bien, au contraire, est-ce une raison de nous empresser de faire commerce avec lui ? Si les monopoleurs ne se mêlaient pas de trancher la question par la force, elle serait facilement résolue par les commerçants. Ceux-ci décideraient non seulement que c’est une raison suffisante pour commercer, mais que c’est même la raison unique du commerce, la seule possible, la seule imaginable. Mais les hommes pratiques du protectionnisme font à cet égard des théories différentes de la pratique des commerçants et de leur raisonnement. Ils disent : ce qui est plus cher au dehors qu’au dedans, laissons-le entrer en toute liberté ; et ce qui est à meilleur marché, employons la loi, c’est-à-dire la force, pour l’empêcher d’entrer. Voilà les théories des monopoleurs, car ce sont bien des théories, et, qui pis est, de détestables théories.

Mais il fait beau voir comment ils ont confiance en elles, et comment ils procèdent, dans la pratique, quand ils sont consommateurs, c’est-à-dire acheteurs. À cet égard, il est intéressant de lire au Journal officiel la déposition de M. Pouyer-Quertier devant la commission du tarif des douanes. Après avoir posé ce principe absolu qu’il faut éviter de payer tribut à l’industrie étrangère, réserver le marché national au travail national pour alimenter exclusivement celui-ci, que le patriotisme le commande, M. Pouyer-Quertier, interrogé sur son outillage industriel, s’est empressé de donner à la commission ce renseignement précieux, à savoir que ses machines ont été achetées en Angleterre. Et pourquoi ? parce qu’il les a achetées à meilleur marché qu’en France. Oui, voilà la pratique de M. Pouyer-Quertier quand il est consommateur de choses qu’il ne produit pas comme fabricant. Sur quoi je regrette qu’il ne se soit pas rencontré dans cette commission de trente-trois membres un esprit assez sagace pour lui tenir ce simple langage : « Si, comme acheteur, consommateur de machines, vous n’hésitez pas à payer tribut à l’industrie étrangère, à cesser d’alimenter ainsi le travail national, si votre patriotisme ne s’est pas effarouché de cette pratique, si le ramas de sophismes que vous entassez dans vos journaux et dans vos exposés de principes ne vous ont pas empêché d’acheter à l’étranger, souffrez donc que comme acheteurs, consommateurs de coton, nous allions nous aussi l’acheter là où nous le trouvons à meilleur marché, fût-ce à l’étranger. Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît à vous-même. »

Oui, je regrette beaucoup le silence des membres de la commission, je crois que de telles paroles auraient été décisives ; et si M. Pouyer-Quertier avait voulu, à l’exemple de Diafoirus, faire des exceptions et des distinguo, il eût encore été facile de lui répondre : vous faites des exceptions pour le coton ; vous êtes orfèvre, M. Josse, et votre étalage de belles phrases sur le travail national et les tributs payés à l’étranger n’est pas autre chose qu’une étroite manifestation d’égoïsme mercantile ; votre patriotisme, c’est une question de boutique. Voilà la pensée première du système prétendu protecteur, il n’y en a pas d’autre ; c’est un privilège sur les consommateurs nationaux que vous voulez vous attribuer à leur détriment ; et la preuve que vous ne croyez pas à ce que vous dites, c’est que dans votre pratique, vous ne suivez pas vos principes ; loin de là, vous vous mettez en contradiction flagrante avec eux.

Mais, nous disent les protectionnistes, ce bon marché que l’on nous promettait au nom du libre-échange, est-ce que nous l’avons obtenu ? Demandez, disait récemment un journal protectionniste, le Soleil, demandez plutôt à votre ménagère.

Je répondrai dans un prochain article à cette observation.


LE LIBRE-ÉCHANGE

[Mémorial des Deux-Sèvres, 25 juillet 1878.]

 

« On nous promettait la vie à bon marché, au nom du libre-échange ; promesse menteuse, ce bon marché, où est-il, demandez plutôt à votre ménagère », voilà ce que disait récemment un journal protectionniste, le Soleil. Et son observation est fondée dans une certaine mesure : il est arrivé, en général, que les objets d’alimentation, depuis les traités de 1860, se sont vendus à un prix assez élevé. Aux États-Unis, au contraire, depuis l’établissement du système protecteur, un fait non moins certain, c’est que les produits nationaux ont, en général, subi une dépréciation notable.

De telle sorte que, contre toute attente la liberté a une tendance à produire la hausse ; la protection, la baisse des prix. Et alors la confusion est au comble dans les deux camps. Les protectionnistes s’adressant aux libres-échangistes leur disent : Vous nous promettiez le bon marché, et c’est le contraire qui arrive. À quoi les libres-échangistes répliquent : De quoi vous plaignez-vous ? N’avez-vous pas ce que vous désiriez, à savoir la cherté des prix ? Votre but est d’assurer au producteur son prix de revient, et précisément il est manqué dans votre système, puisque c’est la baisse qui se produit à la longue ; la liberté, au contraire, vient donner satisfaction à vos vœux. Dès lors qu’avez-vous à réclamer et pourquoi, contre elle, ce concert de malédictions ?

La vérité est qu’il y a dans tout ce débat une méprise, une illusion qu’il faut dissiper à la lumière de la science. Et j’appelle ici l’attention de tous ceux, et ils sont nombreux, hélas ! qui se laissent séduire par les dehors spécieux du système protecteur, et qui, dans le doute, hésitent à embrasser la cause de la liberté ; je me propose de faire voir que la protection n’est pas seulement une restriction, une disette artificielle de produits sur le marché national, elle est aussi une déception et une déception cruelle pour le producteur : j’ajoute une déception méritée, parce qu’il faut que toute injustice à la longue trouve son châtiment, sans cela les lois sociales ne seraient pas harmoniques, et elles le sont ; ceux-là seuls en doutent qui les méconnaissent ou les ignorent. Oui, toute injustice trouve son châtiment à la longue, et le système protecteur est manifestement injuste ; je l’ai prouvé précédemment, et je défie le protectionniste le plus endurci d’ébranler cette vérité.

L’illusion que j’ai à signaler et à combattre consiste en ceci : c’est que les protectionnistes se figurent qu’il y a une cause unique de cherté, comme aussi de bon marché, alors qu’en réalité il y en a deux. En effet, il n’est pas de règle plus certaine que celle-ci : c’est que la cause déterminante du prix d’un produit, c’est le rapport de la quantité offerte à la quantité demandée, ce que la science appelle la loi de l’offre et de la demande. Par exemple, en ce qui concerne le prix du travail, un ouvrier disait avec raison : Quand deux ouvriers courent après un maître, le salaire diminue ; quand deux maîtres courent après un ouvrier, c’est le contraire qui se produit, et le salaire hausse. L’offre et la demande, voilà donc deux éléments qui déterminent le prix, et ils peuvent se combiner de bien des manières : c’est ainsi que le prix hausse, et quand l’offre est rare, et quand la demande est abondante. De même le prix baisse, soit quand l’offre est abondante, soit quand la demande est rare. Et qu’on remarque bien que s’il y a deux causes de cherté, il y en a une de bonne, et l’autre de mauvaise espèce. De même, il y a un bon marché désirable et un bon marché funeste. La cherté mauvaise, c’est celle qui résulte de la rareté de l’offre : rareté, en effet, c’est disette, et disette c’est privation. La bonne cherté, c’est celle que produit l’abondance de la demande, pourquoi ? parce qu’elle indique le développement de la richesse générale. De même le bon marché funeste, c’est celui qui résulte du peu de demande, ce qui indique l’appauvrissement de la clientèle, des consommateurs ; le bon marché désirable, c’est quand il y a abondance de l’offre, comme aux années de bonnes récoltes. Voilà ce qu’il faut remarquer avec soin, ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, et malgré l’aridité de cette théorie, elle est assez importante pour mériter qu’on s’y arrête et qu’on y réfléchisse. Eh bien, le système protecteur a pour effet de provoquer, à la fois, la mauvaise espèce de cherté et la mauvaise espèce de bon marché. La mauvaise cherté, en écartant les produits étrangers, partant en raréfiant l’offre, en faisant la disette sur le marché. L’avilissement du prix, en diminuant la demande, par la mauvaise direction qu’il imprime aux capitaux et au travail, et surtout en accablant le public consommateur de taxes et d’entraves, en un mot en appauvrissant la clientèle. Si bien que ces deux tendances en sens contraire se neutralisent, en ce qui concerne le prix, et de là cette déception, ce châtiment, ce système prétendu protecteur restreignant en même temps l’offre et la demande manque son but et ne parvient même pas à réaliser la cherté, objet de ses vœux. Il n’y a rien de changé quant au prix ; mais, hélas ! il n’en est pas de même de la condition du peuple protégé, puisque le résultat, c’est une atmosphère économique raréfiée, un marché où une disette artificielle a été systématiquement produite, en un mot il y a moins d’objets destinés à la satisfaction, à la consommation du public, partant, moins de richesses.

L’effet de la liberté est précisément opposé, et cela se comprend aisément. Dans son résultat général, il est possible que le bon marché ne se réalise pas, car les deux tendances que nous venons de signaler dans le système protecteur, nous les retrouvons ici également. La liberté agit exactement comme les routes, les chemins de fer, comme tout ce qui facilite les communications, tout ce qui détruit les obstacles. Le premier effet, c’est, en levant les barrières, d’augmenter l’abondance du produit ainsi affranchi, partant, d’en baisser le prix. Mais augmentant aussi, et en même temps, l’abondance de toutes les choses contre lesquelles ce produit s’échange, elle en augmente la demande, et le prix se relève de ce côté. Je viens de comparer la liberté aux chemins de fer ; eh bien, qui ignore que tel a été le résultat produit par les chemins de fer, qui n’a pas entendu déclamer les ménagères contre ces maudits chemins qui enlèvent le beurre, les bestiaux, etc., et, par l’accroissement de la demande, provoquent et amènent la cherté. Est-ce une raison pour demander la suppression des chemins de fer ? non certes, pas plus que pour repousser la liberté, car le résultat final est celui-ci. Supposons une balance à plusieurs plateaux dans chacun desquels il y a une certaine quantité de fer, de drap, de coton, de toiles, de houille, etc. Si nous ajoutons un peu de fer dans un plateau, il tendra à s’abaisser ; mais si on ajoute un peu de coton, de houille, aux autres plateaux, l’équilibre se refera par ce côté, le fléau ne changera pas ; mais regardons la condition de la nation, elle est modifiée à son avantage ; le peuple est mieux vêtu, mieux chauffé, plus riche par conséquent. Car la richesse, ce n’est pas l’or et l’argent, c’est d’avoir à sa disposition beaucoup de pain, de viande, de coton, de fer, etc. Il ne faut pas s’arrêter au prix nominal des objets, car remarquons ceci : comme les produits s’échangent contre des produits, une rareté relative de tout, et une abondance relative de tout laissent exactement au même point le prix des choses, le fléau de la balance, mais non la condition des hommes. Pour juger une mesure économique, il ne faut donc pas regarder au prix nominal, mais à l’abondance ou à la rareté des objets sur le marché. Voilà la théorie, que messieurs les protectionnistes y réfléchissent, malgré le dédain qu’ils professent en général pour la théorie et pour les théoriciens, et ils comprendront alors la déception qui se trouve au bout de leur système, et pourquoi c’est un détestable système, et, quoi qu’ils en pensent, une détestable théorie. Dans un prochain article, j’examinerai les conséquences des principes que je viens de poser.

 


LE LIBRE-ÉCHANGE

[Mémorial des Deux-Sèvres, 1er août 1878.]

 

Dans mon précédent article, en exposant la règle générale qui gouverne les prix, la loi de l’offre et de la demande, j’ai montré comment il existe deux causes de cherté comme aussi de bon marché. J’ai attiré sur ce point l’attention du lecteur en lui recommandant de ne jamais oublier que deux termes contribuent à fixer le prix de tout objet : la quantité offerte d’une part, et de l’autre la quantité demandée ; et que, sous le régime de la liberté, si la quantité offerte augmente, si, grâce à cette abondance de l’offre, le prix tend à baisser, la quantité demandée augmente aussi, par suite de la richesse générale, et les prix tendent à se relever de ce côté. Que sous le régime de la protection, au contraire, on voit se développer à la fois la la mauvaise cause de cherté et la mauvaise cause de bon marché : la mauvaise cherté par la diminution, la rareté de l’offre ; le mauvais bon marché par la diminution de la demande ; de telle sorte que le système, manquant son but, ne réalise même pas la cherté objet de ses vœux. Oui, le vice fondamental du système protecteur se trouve dans l’ignorance de cette grande loi économique, si simple pourtant, et si évidente, de l’offre et de la demande.

Les protectionnistes cherchent la valeur d’un objet uniquement en lui-même, dans ses qualités intrinsèques, sans tenir compte du milieu dans lequel il se trouve placé. Ces prétendus hommes pratiques, qui nous reprochent d’être des rêveurs et des utopistes, n’ont jamais songé que, parmi les éléments qui font la prospérité d’un producteur quelconque, il en est un, essentiel, qu’il ne faut jamais négliger, à savoir la prospérité de sa clientèle.

Voici, par exemple, un fabricant de draps. Il se présente devant la commission d’enquête du tarif des douanes : là, on lui demande si la concurrence étrangère lui déplaît, et s’il désirerait en être affranchi : à quoi il répond généralement par l’affirmative ; et, fièrement, nos protectionnistes s’empressent d’enregistrer cette réponse dans leurs colonnes. Lisez plutôt le journal le Soleil. Il faut véritablement une forte dose de naïveté aux lecteurs de cette feuille pour être surpris de cette réponse. La concurrence, en effet, la concurrence étrangère comme la concurrence en général, est toujours gênante, toujours amère pour le producteur. Aussi, fait-il tous ses efforts pour s’en débarrasser, pour éloigner le calice de ses lèvres, et quand il se présente sous la forme d’un étranger, il n’est pas fâché que le gouvernement, à l’aide de la douane, se mette de son côté pour repousser le concurrent odieux. Mais il faut bien remarquer ceci, c’est que la protection n’est pas une faveur isolée, elle est accordée à un grand nombre d’industries différentes.

Si le fabricant de draps seul était protégé, si la loi venant à son secours, se faisant complice de sa pensée égoïste, le débarrassait seul du concurrent étranger, il y aurait là sans doute une injustice au détriment des autres industries, des consommateurs, une disette artificielle de draps produite sur le marché national pour rendre le fabricant français maître de ce marché ; mais enfin cette injustice lui profiterait, et il pourrait voir son industrie prospérer, puisque, maître du marché, il ferait la loi à la pratique, il hausserait son prix à sa guise. Mais il n’est pas seul à profiter des faveurs de la protection, et si grâce à ce système il y a rareté de drap sur le marché, ce même système amène aussi, au profit d’autres industriels, la rareté de fer, de la houille, des outils, etc., soit la rareté en toutes choses contre lesquelles s’échange le drap. Et l’on comprend alors la déception, la mystification qui l’attend. Si la rareté du drap agit dans le sens de la hausse, la rareté des autres produits agit dans le sens de l’avilissement du prix, par la diminution de la demande, par l’appauvrissement de la clientèle, de telle sorte finalement que ces deux tendances en sens contraire se neutralisent, et que le drap ne se vend même pas plus cher que sous le régime de la liberté. Il n’y a de certain que ceci comme résultat final : c’est que, comme il y a moins de produits de toute sorte dans la pays, nous sommes moins bien pourvus de toutes choses. Et voilà comment l’égoïsme n’est pas seulement un mauvais sentiment, il est aussi, et c’est là son châtiment mérité, un mauvais calcul. Oui, ces fabricants de draps, qui remplissent de leurs doléances les colonnes du Journal officiel, qui, poussés par un sentiment dont le public appréciera la dignité, viennent mendier les faveurs de la protection, et avec une insistance trop intéressée pour qu’on puisse les croire sur parole, étalent devant la commission d’enquête les causes de leur infériorité industrielle vis-à-vis de la concurrence étrangère, ces fabricants, dis-je, devraient bien réfléchir et se dire ceci : En adoptant le libre-échange, nous ferons un bon calcul. Sans doute, le premier effet de la liberté, de l’affranchissement de la douane, sera d’augmenter l’offre et, partant, d’abaisser les prix de vente, mais ces prix se relèveront d’autre part par l’accroissement de la demande. Nous aurons plus de clientèle et, surtout, une clientèle plus riche ; la consommation du drap, en effet, n’est pas une quantité fixe, invariable, et le premier usage que feront les familles peu aisées de l’abolition des douanes, de l’augmentation de la richesse générale qui en sera le résultat nécessaire et immédiat, sera de se mieux vêtir. N’oublions pas cet élément essentiel de notre prospérité : la prospérité de notre clientèle.

Voilà le langage de bon sens, de la vérité pratique : et n’est-ce pas là, en effet, une vérité qui crève les yeux ? Est-ce que jamais l’on peut parler de prix sans tenir compte de la différence des milieux ; est-ce que le prix d’une maison, d’un terrain, est le même dans un village qu’à Niort, à Niort qu’à Nantes, à Nantes qu’à Paris ; est-ce que l’Auvergnat qui quitte ses montagnes pour aller à Paris ne voit pas sa situation améliorée par ce changement de milieu ? N’est-ce pas ce que le poète a compris dans cette touchante histoire du petit Savoyard : « On vit heureux ailleurs, ici dans la souffrance, pars mon enfant, c’est pour ton bien. » Est-ce que l’horloger, le tailleur, etc., ne savent pas que le phylloxéra n’est pas seulement l’ennemi du vigneron, mais qu’il est aussi pour eux un fléau et que la ruine des vignerons, c’est la ruine de la clientèle ? C’est là une vérité qu’il faut retenir ; parce que le jour où elle sera comprise, chacun cherchera son bien dans le bien général. Je montrerai dans un prochain article combien elle est méconnue par les protectionnistes.


LE LIBRE-ÉCHANGE

[Mémorial des Deux-Sèvres, 15 août 1878.]

 

Nous avons vu précédemment comment les partisans du système protecteur méconnaissent la grande règle économique de l’offre et de la demande ; ces prétendus hommes pratiques n’ont jamais observé ce fait pratique, qui crève les yeux, à savoir que la valeur d’un produit dépend du milieu dans lequel il se trouve placé ; en d’autres termes, que l’un des éléments essentiels de la richesse d’un industriel, c’est la richesse de sa clientèle.

De là ce système faux, mal construit, basé sur cette idée funeste : Le profit de l’un est la perte de l’autre, système qui prétend que la prospérité d’un peuple est incompatible avec la prospérité des autres, que leurs intérêts sont en opposition entre eux ; qui, par la plus injuste et la plus mal fondée des comparaisons, assimile le commerce à la conquête, le travail à la domination. De là ces accusations au moins étranges adressées aux libres-échangistes de vouloir livrer l’industrie française aux manufacturiers anglais. De là, enfin, cette formule devenue banale dans la bouche des protectionnistes : L’Angleterre n’a adopté le libre-échange que pour arriver à dominer les autres peuples par sa supériorité économique ; son but est de les appauvrir pour conquérir le privilège de les vêtir et de les alimenter ; elle aspire à approvisionner la consommation universelle. C’est le mot de M. Pouyer-Quertier devant la commission d’enquête. Il est difficile de qualifier, comme elles le méritent, de pareilles assertions. Elles ne sont pas seulement ridicules et absurdes ; elles sont, en outre, et au suprême degré, dangereuses et antisociales.

Ainsi, voilà une nation qui aspire à appauvrir les autres pour édifier sur leurs ruines sa prospérité ; elle désire alimenter la consommation universelle, travailler pour les autres à l’effet de les nourrir et vêtir, exporter en un mot ses produits, sans jamais rien recevoir en échange, toute importation étant funeste et contenant en germe la ruine du travail national ; cette nation habile a découvert le secret du commerce qui, comme celui des armes, consiste à toujours donner sans jamais recevoir ; ruiner sa clientèle, voilà le but qu’elle poursuit, et en ce faisant, elle est excessivement intelligente et habile, elle est dans la bonne pratique commerciale, c’est là qu’est le secret de sa conversion au régime du libre-échange.

En vérité, est-il possible que les hommes d’État français aient pu se laisser duper si longtemps par des déclamations aussi niaises et aussi ineptes, que des hommes sérieux aient pu, un seul instant, accorder créance à de semblables sottises.

Eh quoi ! c’est là le mobile qui fait travailler les producteurs anglais, donner sans recevoir, exporter sans importer, c’est ainsi qu’ils parviendront à s’enrichir et à appauvrir les autres ? Mais s’il en est ainsi, si tel est leur mobile, il doit diriger également la conduite des travailleurs des autres pays, car il est évident que le but des producteurs est le même, en quelque lieu qu’ils se trouvent, et il suit de là que tout homme aspirant à s’enrichir et ne pouvant, dans ce système, y parvenir que par la ruine des autres, tous les hommes qui travaillent sur la surface du globe aspirent à se ruiner réciproquement.

Quelles théories ! combien elles sont funestes et antisociales. J’avoue qu’il m’est impossible de comprendre comment les hommes d’État qui osent les imposer aux peuples dont ils dirigent les destinées peuvent goûter un moment de repos et de tranquillité. Il est temps, enfin, de les attaquer et de les combattre en montrant combien elles sont ridicules et fausses. Vous dites que l’Angleterre veut alimenter la consommation universelle, que, pour s’enrichir, elle aspire à appauvrir et ruiner les autres nations. Je vous réponds : Non, cela n’est pas vrai. Votre assertion est absurde, vous supposez chez cette nation ce calcul : « Pour ma prospérité, il me faut une clientèle ruinée, et j’agirai de manière à atteindre ce but. » Eh bien, s’il y a quelque part sur la surface du globe un producteur qui fait un tel calcul, sa place est marquée à Bicêtre ou à Charenton, et ceux qui disent qu’il a fait là un bon calcul ne sont guère plus raisonnables.

Cela revient à dire que les commerçants de Niort désirent que le phylloxéra étende ses ravages de manière à ruiner leur clientèle de la Saintonge, qu’ils souhaitent aussi que des fléaux analogues détruisent les récoltes en céréales ou les bestiaux des éleveurs des autres parties de la contrée, afin d’alimenter la consommation d’un département ruiné. Voilà l’idéal protectionniste, et qu’on ne croie pas que j’exagère, je prie le lecteur de se reporter aux dépositions faites devant la commission d’enquête, il verra que tel est bien leur langage et leur système. Système faux et langage inexact.

Ce qui est vrai, le voici : Le producteur anglais, comme tout travailleur quelconque, produit pour consommer, pour arriver, par son travail, à la satisfaction de ses besoins et de ceux de sa famille. Les Anglais désirent obtenir une foule de produits qui ne viennent pas dans leur île ou qu’elle ne produit pas en quantité suffisante : vins, soieries, thé, café, etc. Ils travaillent pour les autres, mais c’est à condition que les autres travaillent pour eux ; en d’autres termes, ils échangent leurs produits contre les produits étrangers, ils exportent pour importer, et leurs exportations sont le paiement de leurs importations. Vous dites qu’ils désirent appauvrir leur clientèle ; eh bien, vous qui détestez les théories, et qui demandez que nous vous citions des faits, je vais vous en citer et que vous ne démentirez pas. Le fait est que les Anglais reçoivent une foule de produits des États-Unis, alors que le marché des États-Unis leur est presque complètement fermé ; ils font du libre-échange sans réciprocité avec l’Amérique du Nord. Le fait est que les Anglais reçoivent une foule de produits des autres parties du monde, si bien que la valeur de leurs importations dépasse de plusieurs centaines de millions leurs exportations. Le fait est qu’avec ce système, ils sont parvenus, depuis vingt ans, à éteindre pour sept cent cinquante millions de leur dette publique. Le fait est que tout cela vient contrarier singulièrement votre système d’après lequel la politique commerciale anglaise consisterait à exporter ses produits sans recevoir ceux des autres nations. Le fait est qu’il y a là un démenti complet donné à votre fameuse théorie de la balance du commerce, d’après laquelle, pour la prospérité d’une nation, il faut que le montant de ses produits exportés dépasse la valeur de ses importations, système qui est tout au long exposé dans le rapport de la commission du Sénat sur les souffrances du commerce, et qui n’en est pas moins détestable, quoi qu’en pensent nos sénateurs protectionnistes. J’examinerai ce système dans un prochain article. [1]

E. MARTINEAU.

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[1] Article non retrouvé.

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