Inspiré par la crise de la filière porcine… et la lecture de Frédéric Bastiat.
Arnaud Deseau*
Dans le pays de Monocéphalie, la tradition veut que dès qu’une chose se passe mal, on se tourne vers le gouvernement de ce pays. Non pas que l’on ne sait régler ses problèmes soi-même ; mais il faut dire que l’appareil d’État de ce pays est si développé, si fastueux, que l’on se plaît à y recourir, tant il rappelle les grandeurs passées du temps où la Monocéphalie s’étendait par delà les mers et les océans.
Les Monocéphaliens sont un peuple fier – borné – et ils ne sauraient déroger aux traditions de leur pays, d’où qu’elles viennent – et ce même si la mémoire humaine à perdu le pourquoi du comment ainsi que le bien fondé de certaines coutumes.
Il n’y a pas tradition plus partagée et plus usée que celle qui veut que chaque Monocéphalien, lorsqu’il a un souci, se présente à Monocéphalia – la capitale – pour réclamer une aide ou un soutien. Cette coutume est même, disent certains, le ciment, le liant de la nation Monocéphalienne, tant elle rapproche tous les citoyens de leur État à tout moment de leur vie.
La coutume veut que des quatre coins du pays, les cortèges s’ébranlent en direction de la capitale. Après une entrevue avec les ministres concernés, les revendications des Monocéphaliens obtiennent satisfaction et ils repartent dans leurs provinces ; non contents, mais satisfaits. Les impôts baissent alors pour le secteur en question, les charges s’évanouissent, les cotisations refluent…
L’impôt chassé appelant l’impôt, le gouvernement s’empresse de regagner sur un secteur ce qu’un autre a obtenu par la tradition. Ainsi, les années sont rythmées par un bien étrange balai pour un observateur externe : la première année, les agriculteurs se plaignent du climat ou de la concurrence étrangère ; ils obtiennent gain de cause et les impôts baissent pour ce secteur ; la seconde année, le gouvernement doit retrouver des ressources pour ne pas mettre en danger l’édifice fiscal – et donc la tradition : les impôts augmentent pour les deux secteurs restants ; la troisième année, les industriels se présentent en grande pompe à Monocéphalia et demandent des allègements de charges : ils les obtiennent ; la quatrième année, l’État procède à un ajustement en prenant un peu plus d’argent au troisième secteur ; la cinquième année – c’en est trop – les consommateurs défilent avec le tiers-secteur réclamant une baisse globale des taxes pour les ménages : aussitôt entendue, la tradition est appliquée ; la sixième année, l’État revient sur quelques avantages accordés à l’un ou l’autre des secteurs… etc.
Ainsi va la vie en Monocéphalie. L’autre jour, un diplomate de ce pays me confiait ses inquiétudes sur le bien fondé d’une telle tradition : « Parfois je doute, me disait-il, c’est que j’ai l’intime conviction que la tradition est source de plus de problèmes qu’elle n’en résout… alors que pourtant c’est bien là son but : aider, assister chaque Monocéphalien dès qu’il le demande ! »
Ce à quoi je lui ai répondu de mon humble avis :
« Monsieur, la Monocéphalie semble embrigadée dans un bien curieux cercle que voilà. Aussi je vous donne ce conseil : aidez tout le monde ou n’aidez personne, car c’est de faire des cas particuliers de chaque secteur, chaque branche, chaque corps de métier qui ankylose votre État et tue les forces vives de votre pays à petit feu sous couvert de la tradition. Renoncez à cette tradition ! La Monocéphalie ne peut être le brancardier constant des intérêts privés les plus divers. Qui plus est un bien piètre brancardier : un poseur de garrots et un prescripteur de placebo, puisque c’est sa piteuse action elle même qui le rend ensuite indispensable sans jamais guérir le corps social de ses maux. Voyez comment, dans certaines nations voisines, l’appareil d’État ne se soucie guère de certains tracas et comment leur pays s’en porte mieux. En définitive je pense, votre Excellence, que le mieux serait de substituer une plus sage tradition à celle déjà en vigueur. »
« Qu’elle est-elle ? Je vous en prie, faite m’en part insista-t-il. »
« Laissez les Monocéphaliens décider pour eux-mêmes ; ils apprendront à faire des choix bien plus sages car on est toujours plus attentif à son destin, à l’économie de ses ressources, lorsqu’on se sait sans l’assurance de l’État derrière soi : c’est ce qu’on appelle, là d’où je viens, l’aléa moral. »
« Mais cette maladie dont vous avez trouvé le nom… Aléa moral, n’est ce pas, comment la guérir ? Si l’État ne sert plus à aider les gens, à quoi servira-t-il ?! »
« Je comprends votre inquiétude votre Excellence. Aussi pour vous répondre je vais vous exposer la tradition plus sage dont je vous parlais : l’État doit accompagner l’individu, jamais lui montrer la direction à prendre, car bien souvent, c’est la mauvaise. Prenons pour exemple l’agriculture : jadis le premier des secteurs – une véritable fierté nationale – aujourd’hui le dernier des secteurs par sa taille mais toujours une fierté pour votre nation. Les paysans de Monocéphalie, pourtant les plus braves du continent, se disent en grande difficulté. Du coup, ils n’ont de cesse de recourir à la tradition. Mais cette même tradition les enferme dans leurs bons comme dans leurs mauvais choix. Et ces derniers dominent assurément au vu du nombre de fois dont ils sollicitent la tradition de ce pays. Le problème est là. La tradition laisse penser aux individus que leurs mauvais choix seront sans conséquences puisque effacés par la solidarité nationale. Or, si l’État Monocéphalien se contentait d’aider ses agriculteurs dans leurs choix productifs – c’est-à-dire pour ce dont ils retirent un profit privé – je crois que l’on serait parvenu, ainsi, à une tradition assurément plus raffinée, plus sophistiquée, que celle actuellement en vigueur. »
« Effectivement, je ne puis qu’acquiescer à votre discours. Mais, tout bien pesé, et ce n’est une confidence pour personne, que faire des nos agriculteurs « en trop » ? Car notre agriculture est une fierté nationale et la tradition les a donc conforté plus que nécessaire dans leurs mauvais choix… et surtout depuis que nous faisons partie de l’Union Pluricéphale des Monocéphalies du Continent de laquelle nous retirons la part du lion en aides pour nos braves paysans. ».
« La réponse est simple votre Excellence et je vous l’ai déjà donnée : accompagner, sans jamais déresponsabiliser. Le choix privé doit montrer la voie et l’État doit accompagner le progrès – qui peut être déstabilisateur ; mais il ne doit pas aller contre lui. Un pays se développant a de moins en moins d’agriculteurs, c’est un fait bien connu et documenté. Les Monocéphaliens ne devraient pas voir cette évidence sous une autre marque que celle du progrès, qui, par définition, ne s’arrête pas. Bien sûr, c’est une fierté nationale et, fort heureusement, il y aura toujours de la place dans le monde pour que l’agriculture monocéphalienne prospère ; mais seulement un certain type d’agriculture. L’agriculture monocéphalienne a plus que trouvé sa place dans la qualité – il suffit de regarder sa contribution positive à la balance commerciale de votre pays pour s’en convaincre – d’autant plus que les contributions positives y sont rares. Le secteur est concurrencé par le bas de gamme, laissez-le donc lui même trouver le moyen de s’ajuster, de trouver son prix. La contrainte – surtout en économie – n’a jamais permis de faire des miracles : elle ne fait que retarder l’inévitable. »
* Étudiant en deuxième année de master en sciences économiques à l’Université catholique de Louvain (Belgique)
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