Dix ans avant les Physiocrates, la France avait déjà vu se former sur ses terres un groupe de penseurs dévoué à l’étude et à la propagation des principes économiques. Le « cercle de Gournay », regroupant administrateurs, économistes et hommes de lettre autour du breton Vincent de Gournay, a contribué de manière décisive à l’évolution des idées en France.
L’impulsion décisive. Histoire du cercle de Vincent de Gournay
par Benoît Malbranque
(Laissons Faire, n°7, décembre 2013)
Dix ans avant les Physiocrates, la France avait déjà vu se former sur ses terres un groupe de penseurs dévoué à l’étude et à la propagation des principes économiques. Le « cercle de Gournay », regroupant administrateurs, économistes et hommes de lettre autour du breton Vincent de Gournay, a contribué de manière décisive à l’évolution des idées en France. C’est grâce à eux que l’économie politique devint une science à la mode dans notre pays, et que c’est là qu’émergea ses théoriciens fondateurs. À l’occasion de la sortie de l’Éloge de Gournay écrit par Turgot (1759), voici une présentation de ce cercle, tirée de Les Economistes Bretons et leur rôle dans le développement de l’économie politique (1750-1900).
Vincent de Gournay, fils de commerçant et commerçant lui-même, était parti du comptoir, quand Quesnay était parti de la charrue ; tous les deux avaient pourtant abouti à la liberté économique et à la science du commerce. Il ne fut pas le seul à faire ce chemin. Autour de lui, ou plutôt avec lui, de nombreux économistes, bretons par origine ou par affiliation, mirent leurs forces en commun pour venir à bout de cette société d’Ancien Régime paralysée par les réglementations et meurtrie par une fiscalité oppressive, que l’intendant de commerce avait passé sa vie à condamner, et que ses idées, jointes à celles des philosophes et des économistes physiocrates, allaient finalement emporter dans la tourmente révolutionnaire.
Le présent article sera tout entier consacré à ce groupe d’économistes que l’histoire de la pensée a fini par nommer, avec justesse, le « cercle de Gournay ». Il montrera en quoi, dix ans avant leurs successeurs les Physiocrates, ce cercle d’économistes profondément ancré en Bretagne, développa tous les thèmes de l’économie politique avec une puissance théorique, des intuitions, et un succès qui ne méritent pas l’oubli dans lequel il est aujourd’hui tombé.
Les principaux manuels d’histoire de la pensée économique, ou du moins ceux qui ne se contentent pas naïvement de commencer avec « Adam Smith fondateur de la science économique », négligent habituellement toute cette série d’éco- nomistes qui, quelques années avant les Physiocrates, fondèrent la science économique en France. En vérité, quand on lit les écrits de l’époque, ceux des philosophes et des commentateurs, on est frappé du succès des écrits économiques, et de la popularité des questions qu’ils traitent, à une époque où les Physiocrates n’existaient pas encore, et où François Quesnay n’était encore qu’un simple médecin. Melchior Grimm, fin observateur de la scène littéraire française, écrivit par exemple, dès mars 1755, que « rien n’est si commun, depuis dix-huit mois, que les ouvrages sur le commerce. » [1]
C’est là un passage très étonnant, et inexplicable si l’on écoute nos manuels, selon lesquels Quesnay, en 1757, fonda la science économique. L’école physio- cratique, en effet, prit corps en 1757, après la conversion du marquis de Mirabeau aux idées du futur « maître » Quesnay. Les premiers recrutements intervinrent dès après : Mercier de la Rivière, encore intendant en Martinique, se lia à l’école de Quesnay en 1758. Dupont de Nemours ne fut recruté par Mirabeau qu’en 1763. Le Trosne s’y inséra à la même époque, et parvient à convaincre Nicolas Baudeau, qui devient physiocrate en 1766. Ce n’est qu’à cette date qu’est constitué le noyau dur de l’école physiocratique. Les premiers écrits qualifiés de physiocratiques avaient été les articles « Fermiers », « Grains », et « Hommes », que Quesnay fournit pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, en 1757-1758.
La vérité est que c’est durant la décennie 1750 que nous trouvons le début de l’économie politique scientifique. Le Journal Oeconomique est créé en 1751, le cercle de Gournay se forme la même année ; l’école physiocratique, à l’inverse, ne se constituera qu’à la fin de cette décennie. Dans son étude sur l’édition des ouvrages économiques au XVIIIe siècle, Christine Théré indique que pas moins de 349 ouvrages d’économie furent publiés entre 1750 et 1759, contre seulement 83 entre 1740 et 1749. [2] Cette hausse sensible d’activité littéraire dans la science éco- nomique est en grande partie de la responsabilité du cercle de Gournay, qui sera à l’origine d’une quarantaine d’ouvrages, dont certains rencontreront un très large succès : citons les Remarques sur la France et la Grande-Bretagne de Plumard de Dangeul, les Éléments de Commerce de Forbonnais, la Noblesse Commerçante de Coyer, et l’Essai sur la police des grains, par Herbert, avec son supplément de Montaudoin de la Touche.
C’est à la connaissance de ce cercle prolifique que nous souhaitons contribuer avec cet article. Une étude générale, qui manquait encore, a été produite récemment par l’INED, sous la direction de Loïc Charles, Frédéric Lefebvre et Christine Théré. Elle est intitulée : Le Cercle de Gournay : Savoirs économiques et pratiques administratives en France au milieu du XVIIIe siècle. Le lecteur qui trouverait dans la très sommaire présentation que constitue ce chapitre, une source nouvelle de réflexions qu’il souhaiterait approfondir, trouvera dans ce très érudit et très complet ouvrage de quoi satisfaire sa curiosité. Le présent chapitre ne peut prétendre à embrasser la somme de toutes les problématiques soulevées par l’ouvrage de l’INED. Nous tâcherons de nous acquitter du mieux que nous pourrons de la tâche difficile de présenter en si peu de pages l’activité littéraire d’un groupe aussi prolifique, aussi influent, et aussi savant que le cercle de Gournay.
C’est en mars 1751 que naquit le cercle de Gournay. À cette date, Gournay fut nommé intendant du commerce, une position qui le mit en relation avec tout le réseau des économistes français de l’époque, tant avec ceux de l’école physiocratique, encore en formation, qu’avec les économistes que comptaient alors la Bretagne, et qu’il parvint à réunir autour de lui. D’abord constitué des hauts fonctionnaires que Gournay côtoyait au sein de l’appareil d’État, et de quelques économistes proche de leurs réseaux, le cercle fut d’abord conçu comme une association de libre penseurs désireux de populariser, en France, cette nouvelle science de l’économie politique.
Trudaine, le supérieur direct de Gournay au sein de l’administration du commerce, fut le premier membre du cercle. On peut considérer que son adhésion date de 1752, année à partir de laquelle, apprenant à mieux connaître son brillant intendant, il en mesure les qualités et accepte de s’associer à lui. Avouons-le, il n’apporta aucune aide, au niveau littéraire, à la diffusion des principes écono- miques, mais travailla à mobiliser des troupes dans le combat de pédagogie économique engagée par Gournay, puis par son cercle. C’est lui, par exemple, qui dirigera le jeune Turgot, alors presque inexpérimenté sur ces questions d’économie vers Gournay et ses amis.
En cette même année de 1751, ce fut un économiste qui décida de lier son destin avec celui de Gournay: Véron de Forbonnais. Recrue de prestige, Forbonnais restera longtemps l’un des économistes les plus capables du cercle. C’est en 1751, tandis qu’il travaillait à plusieurs articles économiques pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qu’il fit la rencontre de Gournay et décida de travailler en collaboration avec lui. Dès 1752, il traduisit un ouvrage de l’économiste espagnol Ustariz, peut-être sous la demande expresse de Gournay. Sa « traduction libre » paraîtra en 1753, la même année que ses articles pour l’Encyclopédie.
Originaire du Mans, Forbonnais se rattachait à la Bretagne par ses intérêts commerciaux. La famille Véron produisait des draps et travaillait avec les grands ports bretons, et notamment celui de Nantes, ce qui mettra plus tard Forbonnais en contact avec Montaudoin de la Touche, économiste et armateur nantais. Après son départ de Nantes, la production drapière des fabriques de Forbonnais partait en partie en destination de Cadix, pour être ensuite exportée dans les colonies. Bien que cela ne soit qu’une conjecture, il est donc possible que Gournay et Forbonnais se soit connus avant leur rencontre physique en France, laquelle date, comme nous l’avons dit, de 1751.
En 1752, Forbonnais introduisit son cousin, Plumard de Dangeul, auprès de Gournay, et celui-ci l’inséra au sein du cercle. Il lui fit traduire un autre ouvrage espagnol, celui-ci d’Ulloa. La traduction paraîtra en 1753. Plumard de Dangeul, possédant alors un grand réseau de connaissances, apporta à son tour au cercle plusieurs nouvelles recrues : Malesherbes, l’abbé Le Blanc, et l’abbé Coyer. Ces deux derniers s’illustrèrent immédiatement par leur activité : l’abbé Le Blanc traduisit les Discours politique de David Hume (publication en 1754), et Coyer s’attaqua à une question épineuse, destinée à nourrir un vif débat : l’entrée des nobles dans la vie économique et le commerce, avec un bien-nommé La Noblesse commerçante. Plumard de Dangeul favorisa plus tard l’entrée dans le cercle de Gournay du breton O’Héguerty, dont nous parlerons bientôt en détail.
Vers 1754, Turgot, amené par Trudaine, rejoignit le cercle et, plutôt que de traduire, il accompagna Gournay dans ses tournées à travers les régions de France. À la même époque, un autre membre de la haute administration, Étienne de Silhouette, se rapproche du cercle. Quelques années plus tard, il fera entrer l’abbé Morellet, un ancien ami d’enfance de Turgot, au sein du cercle. Gournay le mit immédiatement à contribution, sur un sujet qu’il avait lui-même traité auparavant : le commerce des toiles peintes.
Après la création de la Société de Bretagne, en 1757, Montaudoin de la Touche, son inspirateur, se rapprocha de Vincent Gournay. Les deux se connaissaient déjà : par ses activités d’armateur à Nantes, Montaudoin était en contact régulier avec Cadix, plate-forme indispensable du commerce négrier, où opérait Gournay. Autre membre de Société de Bretagne, Louis-Paul Abeille rejoignit le cercle en 1757. Avec cette dernière entrée, le cercle de Gournay atteint sa dimension finale, dimension qu’il gardera pendant deux ans, jusqu’à sa dissolution en juin 1759, avec la mort de Gournay.
Roulant sur la plupart des grandes questions économiques, la glorieuse activité du cercle de Gournay est une nouvelle raison d’admirer ce grand économiste, qui marqua autant son époque qu’il a peu marqué l’histoire et, semble-t-il, notre mé- moire commune.
Les économistes français, sans doute moins myopes que nous, rendirent très tôt hommage au cercle de Gournay et à son leader. Les physiocrates le nommèrent parmi leurs précurseurs, malgré toute leur vantardise habituelle, et leur manière de se considérer comme les créateurs de cette « science nouvelle » qu’était l’économie politique. Un économiste moins prétentieux, et plus juste dans ces apprécia-tions, Jacques Accarias de Serionne, reconnaîtra en 1767 qu’il avait été précédé dans le traitement de ces matières par un petit groupe d’économistes :
« Un petit nombre de français, également philosophes et citoyens, commencèrent il y a quelques années à imiter les écrivains anglais. Ils traduisirent d’abord leurs modèles, et les ont bientôt surpassés en beaucoup de choses. Ils ont employés tous les agréments, toutes les richesses de la littérature, à traiter des choses utiles ; ils ont fait naître et répandu le goût des sciences les plus nécessaires à la prospérité de l’Etat. » [3]
Nul doute que l’auteur faisait ici référence au cercle de Gournay. Plus tôt encore, le Mercure de France observait déjà cette tendance éminemment nouvelle :
« L’économie politique est aujourd’hui la science à la mode. Les livres qui traitent de l’Agriculture, de la population, de l’industrie, du commerce et des finances, sont dans les mains d’une infinité de personnes qui, naguère, ne feuilletaient que des romans. » [4]
Nous étions en novembre 1758, quelques mois avant la mort de Gournay. Quel meilleur hommage pouvait-on rendre de son activité et de l’influence de son cercle d’économistes ?
B.M.
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[1] Melchior Grimm, Correspondance littéraire, t.II, pp.506-507
[2] Christine Théré, « Economic publishing and authors, 1566-1789 » in Studies in the History of Political Economy. From Bodin to Walras, Londres, 1997, pp.13-18
[3] Jacques Accarias de Serionne, Les Intérêts des Nations de l’Europe, développés relativement au commerce, Paris, 1767, t.I, p.26
[4] Mercure de France, novembre 1758, p.69
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