Histoire des doctrines économiques par Joseph Rambaud : le libéralisme éclectique

Histoire des doctrines économiques par Joseph Rambaud, 2e édition, 1902 (Professeur d’économie politique à la faculté catholique de droit de Lyon).

LIVRE II — LES THÉORIES DES LOIS ÉCONOMIQUES

CHAPITRE X, L’ÉCLECTISME LIBÉRAL  p. 443-457

En France les doctrines allemandes, plus ou moins imbues d’historisme et de socialisme d’État, ne sont pas parvenues à dominer. Non seulement les théories des lois économiques naturelles et permanentes ont conservé leur prestige ; mais avec elles se sont aussi conservées les doctrines libre-échangistes que les premiers disciples de Jean-Baptiste Say, puis Frédéric Bastiat, avaient soutenues. Les plus importantes revues (l’économie politique sont restées fidèles ces traditionnelles convictions. Si les idées de protection ont repris lute notable avance au cours de ces dernières années, c’est dans le monde des affaires et de la politique, beaucoup plus que dans les sphères de la théorie et de l’enseignement (1), quoique l’opportunité pratique de certaines concessions ait été, ressentie à peu près partout.

On comprendra combien nous devons être sobre d’appréciations en touchant aux économistes de la seconde moitié du XIXe siècle et surtout aux contemporains : nous croirions cependant être trop incomplet, si nous ne faisions pas sommairement connaître les principaux d’entre eux.

Le Genevois Cherbuliez, s’il appartient déjà à cette période, au moins pour la dernière partie de sa carrière, est encore un classique qui marche dans les traces de Ricardo (2).

En outre de diverses publications de circonstance, parues en 1848 et 1840 et dirigées contre le socialisme, on lui doit un Précis de la science économique et de ses principales applications (1862). C’est un libéral sans grande originalité, de l’école utilitaire de Bentham, assez profond et assez abstrait pour avoir été du petit nombre des économistes de langue française qui ont traité de la difficile question de la valeur internationale.

Nous citerons rapidement M. Courcelle-Seneuil, qui avait professé longtemps l’économie politique au Chili et qui a laisse beaucoup de travaux estimés sur les questions de crédit et de banque, ainsi qu’un Traité théorique et pratique de l’économie politique (1850), un des ouvrages qui distinguent avec le plus de clarté et d’énergie la science et l’art en économie politique (3).

Nous citerons M. de Molinari (né en 1810), très longtemps directeur de la revue mensuelle le Journal des économistes, que MM. Horace Say (fils de Jean-Baptiste Say), Garnier et Guillaumin avaient fondée en 1841. M. de Molinari est un malthusien doctrinaire, ardent partisan des théories libre-échangistes et par moments aussi avocat d’un évolutionnisme moral à travers lequel les principes (le la .loi naturelle sont exposés se voir enlever beaucoup de ce qui est donné la théorie des finalités momentanées et contingentes (4).

Nous citerons encore M. Léon Say, petit-fils de Jean-Baptiste et fils d’Horace, qui a laissé peu de travaux d’ordre didactique, qui a cependant traduit et vulgarisé l’excellente Théorie des changes étrangers de l’Anglais Goschen, et qui s’est illustré surtout par son œuvre financière (5). Ami et conseiller de M. Thiers au moment de l’émission des deux grands emprunts de ‘8il et 1872, sept fois ministre des-finances entre 1872 et 1882, il a pris une part importante A la plus colossale opération de change que l’on ait jamais observée — le paiement de l’indemnité de guerre des cinq milliards.

Nous citerons enfin M. Yves Guyot, ancien député et ancien ministre des travaux publics, auteur de bonnes publications contre les collectivistes et notamment d’une défense de la propriété contre Lafargue (6). Plus cyniquement que personne, M. Yves Guyot a formulé le système de la a morale de la concurrence », d’après lequel la loi de l’intérêt personnel, pratiqué sous un régime absolu de concurrence et de liberté, suffirait beaucoup mieux que toute morale métaphysique ou théologique a révéler et A faire observer les règles du juste et de l’injuste dans les rapports économiques des hommes entre eux (7).

Tous ces auteurs appartiennent délibérément à l’école libre-échangiste, sans aucun tempérament.

M. Paul Leroy-Beaulieu a plus d’originalité et d’indépendance. C’est un esprit modéré et libéral, éclectique plutôt que doctrinaire, observateur très attentif des faits plutôt que constructeur de systèmes brillants et nouveaux. Il est l’adversaire clairvoyant et énergique du socialisme sous toutes ses formes. Écrivain d’une fécondité inépuisable et d’une vaste érudition économique, il a publié de fort nombreux ouvrages que nous ne pourrons tous citer.

L’Essai sur la répartition des richesses et la tendance à une moindre inégalité des conditions a été justement un des plus remarqués (8). L’intérêt particulier que ce volume présente ici pour nous, ne tient pas seulement à. la nature des questions tout actuelles et vivement passionnantes qu’il agite ; ce livre est en même temps, parmi les premiers ouvrages de M. Leroy-Beaulieu, celui qui aborde de plus près des problèmes de pure théorie. D’après lui, la répartition était, de toutes les parties de l’économie politique, celle qui était restée le plus en retard ; et il est convaincu, d’un autre côté, que les richesses, sous le régime actuel du libre travail, vont h une moindre inégalité. Pour la France, cette thèse est d’une incontestable exactitude. M. Leroy-Beaulieu l’appuyait sur des observations fort judicieuses, que les années n’ont fait depuis lors que confirmer. En ce qui concerne les salaires, il maintient une certaine influence du rapport entre les capitaux et la population ; mais il s’attache surtout à montrer l’action qu’exerce la productivité du travail ouvrier, quand cette productivité est modifiée, soit par des conditions naturelles locales, soit par des progrès techniques d’un ordre quelconque. Il faut enfin tenir compte de l’avantage que les lois ou les mœurs donnent à l’une dus parties contractantes dans la discussion du contrat de travail. En tout cas, le rapport nécessaire entre la productivité du travail et le salaire de l’ouvrier suffirait pour opposer un obstacle insurmontable tous les projets d’unification des salaires et de législation internationale du travail (9).

La Colonisation chez les peuples modernes : le Traité de la science des finances, excellent mélange de principes et d’exemples, dans lequel nos procédés actuels de gaspillage financier sont justement critiqués le Précis d’économie politique, très court, mais non moins substantiel ; l’Etat moderne et ses fonctions, œuvre d’actualité oit

Leroy-Beaulieu, tout en combattant très énergiquement le socialisme d’État sous quelque forme et par quelque fissure qu’il pénètre dans nos lois, ne reste pas cependant dans les formules trop étroites d’Adam Smith ou de Bastiat sur le rôle du souverain ; le Collectivisme ou examen critique du nouveau socialisme, travail de ferme et solide-polémique dirigé contre Émile de Laveleye, Schtufile, Karl Marx et Henri George : tous ces ouvrages, non moins que la direction du journal hebdomadaire l’Économiste français, préparaient M. Leroy-Beaulieu à son vaste Traité théorique et pratique d’ économie politique, qui restera comme une œuvre durable et qui se recommande beaucoup moins par l’exposition de systèmes dans lesquels il n’est pas si facile d’être neuf qu’il n’est dangereux d’être invraisemblable et bizarre, que par une analyse profondément fouillée des mille et mille phénomènes économiques les plus récents de la société contemporaine.

Ce n’est pas cependant que M. Leroy-Beaulieu n’y éclaircisse point d’une manière fort heureuse certains problèmes de pure théorie, tels que ceux de la stabilité nos besoins et de la substitution progressive de nos désirs. De moins en moins sans doute on veut d’une chose mesure qu’on en a davantage ; mais la satisfaction d’un besoin déterminé a pour effet de susciter le besoin et la demande d’objets de nature très différente et d’aider d’autres industries qui les produisent. Une psychologie économique sagement conduite est donc une préparation nécessaire à l’étude de « la loi de compensation », par laquelle seule on peut résoudre la fameuse question des machines (10). Ajoutons une heureuse réhabilitation de l’expression « valeur d’usage » et de la distinction qu’Adam Smith, après Aristote, avait voulu faire entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, sans qu’il faille confondre, comme Adam Smith l’avait fait, cette valeur d’usage avec la simple utilité, ou qu’il faille, comme la plupart de ses successeurs, cesser de la nommer. Il est parfaitement vrai, en effet, que dans l’évaluation de mes immeubles au point de vue de l’assurance contre l’incendie et au point de vue du paiement de l’indemnité pour sinistres, je fais justement constater une valeur d’usage qui n’a aucun rapport avec la valeur d’échange, ni avec le prix. Ce contraste est frappant, entre autres cas, pour les bâtiments d’un domaine rural, lesquels ont facilement une valeur d’usage quintuple de leur valeur d’échange (11) : il l’est également pour les objets auxquels nous tenons par un intérêt d’affection comme des portraits de famille ; nous donnerions beaucoup pour ne pas en être privés, mais souvent nous ne trouverions personne qui voulût en donner quelque chose si peu que ce fût.

Nous aimons surtout à reconnaître chez M. Paul Leroy-Beaulieu l’hommage intelligent qu’il rend au droit naturel et sa défense énergique de la propriété, sur le double fondement du droit naturel et de l’utilité sociale (12) :

Dans sa conception du rôle de l’Etat, M. Leroy-Beaulieu avait été précédé par M. Alfred Jourdan, doyen de la Faculté de Droit d’Aix et auteur du Rôle de l’Etat, dans l’ordre économique (1882). Avec l’un et l’autre de ces deux auteurs, l’école libérale contemporaine prenait très sagement position contre les sophismes et les menaces des diverses sortes de socialisme. M. Jourdan, toutefois, faisait de la liberté des échanges internationaux une règle essentielle de droit naturel (13), ce qui n’aurait pas moins faire que de l’exposer à des difficultés pour ainsi dire insurmontables, quand il se serait agi de justifier et d’imposer le rôle de l’État gardien et défenseur de la nationalité, en matière de service militaire par exemple.

Nous serions injustes si dans cette liste, forcément trop rapide, nous ne faisions pas une place M. Maurice Block, (1816-1901), dont nous avons cité si souvent les Progrès de la science économique depuis Adam Smith. La profonde justesse des vues y rivalise ordinairement avec l’inépuisable abondance des matériaux (14).

Chez M. Henri Baudrillart (1821-1892), le souci des questions morales apparaît dans le Manuel d’économie politique (1857) et dans les Rapports de la morale et de l’économie politique (1860), non pas que l’économie politique soit une branche de la morale ou qu’elle en soit subalterne, mais en ce sens que les leçons d’art économique qui se dégagent de la science, appuient généralement, pour le bien des individus et des peuples, les devoirs déjà révélés et imposés par la morale naturelle et religieuse. Son Histoire du luxe public et privé depuis l’antiquité jusqu’à nos jours (1878-1880) est le fruit de patientes recherches. Il n’en est que plus regrettable que sa belle étude historique, morale et descriptive des Populations agricoles de la France soit restée inachevée.

Parmi les économistes libéraux partisans des théories des lois économiques naturelles, est-ce donc qu’un souffle largement chrétien n’a jamais pénétré ? Si l’économie politique est une science, c’est-a-dire si elle découvre et possède des vérités, ne s’est—on pas dit, même après Bastiat, que ces vérités doivent avoir leur place dans l’ordre divin et que les lois qui les coordonnent entre elles doivent être quelqu’une des innombrables manifestations de l’éternelle Sagesse qui a disposé le monde et qui le gouverne ?

M. de Metz-Noblat a eu cette généreuse ambition, avec son modeste volume des Lois économiques, « résumé d’un cours d’économie politique fait a la Faculté de Droit de Nancy (15)». Lui-même présentait ainsi son but : « 1° montrer aux plus récalcitrants que l’économie politique est bien une science, en exposant dans toute sa rigueur la théorie des lois générales; 2,° désarmer les hommes d’affaires et les politiques, en leur accordant de prime abord que, dans la pratique, des causes de plus d’une sorte viennent troubler les lois théoriques et en modifier les formules, tandis que des intérêts supérieurs aux intérêts économiques peuvent justifier, voire commander des dérogations artificielles au cours naturel et normal des choses; 3° avant tout, enlever à l’économie politique le cachet antichrétien dont l’ont affublée les économistes, non Pour lui concilier la faveur des catholiques, mais parce que c’est un devoir de dire la vérité (16). » M. de Metz-Noblat n’a pas cependant l’optimisme de Bastiat, quoiqu’il ait la même foi en la Providence ; il n’a pas non plus la même aversion pour Malthus et Ricardo, dont il accepte bien les lois essentielles sur la population et la rente. Ce qui le garde sur tous ces points contre les entrainements généreux de Bastiat, c’est sa conviction que l’humanité tombée, souffrant d’autre chose que d’un manque de liberté, ne peut pas remonter au bonheur et trouver l’harmonie de tous les intérêts en remontant seulement à la liberté (17).

M. Claudio Jannet (1844-1894), professeur la Faculté catholique de Droit de Paris, que nous rencontrerons encore tout h l’heure avec l’école de la réforme sociale, a laissé une œuvre économique de la plus haute importance, le Capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle, vaste étude descriptive, morale et économique des phénomènes et des procédés nouveaux que le développement du commerce, la facilité des communications et la vulgarisation des valeurs mobilières ont partout amenés après eux. Il abordait ce travail avec un esprit vraiment éclairé et tout fait moderne, et avec un sens économique des plus judicieux et des plus droits. Son Socialisme d’Etat est un recueil intéressant de publications diverses sur les principaux problèmes que les aspirations socialistes ont fait naître, tels que ceux des caisses obligatoires de retraites et d’assurances. M. Claudio Jannet fut un des adversaires les plus déclarés du socialisme chrétien : convaincu que « le socialisme va être la grande hérésie du XXe siècle », comme il se plaisait à le répéter, il ne craignait pas de démasquer et de combattre en face quiconque fournissait des armes l’erreur ou en facilitait les approches, soit par des peintures dénaturées des faits sociaux, soit par des travestissements imprudents de la vieille morale catholique. Nous pouvons rapprocher de M. Claudio Jannet de M. Hubert-Valleroux, président de la Société d’économie sociale de Paris et auteur d’un excellent traité sur le Contrat de travail, où se trouvent nécessairement abordées toutes les questions ouvrières qui passionnent en ce moment l’opinion (18).

M. Charles Périn, professeur d’économie politique à l’Université catholique de Louvain, avait cherche faire entrer les économistes chrétiens dans une voie toute spiritualiste, bien plus éloignée des sentiers battus (19). La thèse que la Richesse dans les sociétés chrétiennes (1861) avait dû prouver, c’est que « pour l’ordre matériel comme pour l’ordre moral, rien de grand et de vraiment utile ne peut se faire et ne s’est jamais fait que par le renoncement. Le principe du renoncement est la condition générale de tous les progrès, parce qu’il est la condition première de l’union de l’homme Dieu…, le principe générateur et conservateur de toute civilisation (20). » C’est dire que l’ouvrage est une œuvre de haute philosophie, et même de philosophie mystique par plus d’une de ses pages.

Toutefois la démonstration est-elle complète ? Ou bien l’énoncé de la question n’aurait-il point, je ne voudrais pas dire une erreur, mais au moins un sous-entendu sur lequel il faudrait d’abord s’expliquer ?

Il nous semble, quant nous, qu’une économie politique fondée sur le principe du renoncement ne tient pas un compte suffisant du principe économique. La production des biens terrestres, en effet, ne se conçoit pas sans une activité intelligente et volontaire qui s’adonne à leur recherche. En soi, sans doute, cette activité n’est qu’une vertu naturelle, heureusement servie par les dons de l’esprit : mais, quelle qu’elle soit, elle ne saurait être aucunement remplacée par une vertu, même surnaturelle, de renoncement. En vain M. Charles Périn considère-t-il celle-ci comme la première et la plus essentielle des forces économiques : il n’en faut pas moins qu’une prudence toute humaine accompagne et précède ce renoncement ; car il ne pourrait se ‘substituer elle sans l’éteindre ; bien plus, dans certains cas, que M. Périn n’a point dégagés, il risque de la décourager en l’empêchant de voir le but auquel elle doit tendre. Peut-être est-ce pour ce dernier motif — peut-être est-ce cause d’un affaiblissement de cette vertu tout humaine de prudence — que la prospérité économique et l’essor commercial de la Hollande et de l’Angleterre, après le XVIe siècle, ont contrasté avec le déclin dans lequel tombaient alors des nations catholiques du midi de l’Europe, soit cependant l’esprit de renoncement n’avait aucunement disparu, mais où cette prudence appliquée l’acquisition et à la conservation des richesses n’avait point gardé la clairvoyance et l’énergie des périodes antérieures.

Les vrais facteurs de la richesse sont le travail et l’épargne : le travail qui est rendu plus fécond par les capitaux déjà formés, et l’épargne, qui en forme pour l’avenir. Or, il est impossible de croire que l’épargne économique soit la même chose que le renoncement : car l’épargne ne peut venir qu’après le travail ; elle en suppose les produits ; elle les suppose aussi plus abondants que la consommation n’en exige, tandis que le renoncement se conçoit et se pratique fort bien sans travail de production économique et par conséquent sans produits de ce travail.

Ainsi le renoncement individuel, élevé au niveau d’une vertu, ne peut être un élément de richesse ou de progrès économique qu’à la double condition de ne pas décourager le travail et d’être accompagné ou corrigé par un esprit au moins collectif de capitalisation. Et cette double condition est-elle le corollaire obligé ou naturel du renoncement ? Pas le moins du monde : car le travail peut coexister ou ne pas coexister avec lui et le renoncement peut fort bien être un renoncement à l’épargne. Précisément les grands ordres monastiques — les Bénédictins, notamment, et les nombreuses communautés qui fleurirent dans les premiers siècles du moyen âge — ne furent des agents actifs de progrès matériels et de capitalisation économique, que parce que les moines qui en faisaient partie associaient au renoncement individuel le souci du développement, même matériel, de leur institution. C’est alors — mais alors seulement — que l’abstention de consommer laisse intacte la puissance de produire, tout en accroissant d’autant la puissance d’épargner. A un autre point de vue aussi, ces institutions pouvaient avoir, toutes choses égales d’ailleurs, d’autant plus de facilités pour épargner, qu’elles ne se recrutaient que d’adultes, c’est-à-dire que de membres susceptibles d’être immédiatement des producteurs, et qu’elles échappaient de cette manière aux consommations improductives qui sont, dans les ménages, une nécessité du renouvellement des familles et de l’éducation des nouvelles générations.

Mais, envisagé sous d’autres aspects, M. Charles Périn ne se sépare pas autant qu’ou pourrait le croire, des économistes classiques. Il admet par exemple la rente et les lois ricardiennes de la rente, et il le fait même sans isoler cette rente d’avec le loyer des capitaux fixes incorporés — confusion qui dés avant lui avait été répudiée très juste raison. — Il admet aussi le principe de population de Malthus, qui lui fournit une preuve de la nécessité du célibat religieux. Enfin, il combat très franchement et très heureusement la démocratie chrétienne (ou socialisme chrétien), dans laquelle il voit fort bien un danger non moins qu’une erreur (21). (…)

Dans l’ensemble, ce qui a caractérisé partout les tendances de l’économie politique au cours de la dernière génération, c’est, d’une part, une attention plus grande donnée à la succession des institutions et des phénomènes ; d’autre part, une plus vive sollicitude pour les intérêts et les souffrances des classes adonnées aux travaux manuels. Exagérées, ces deux tendances ont abouti ailleurs, la première l’historisme, et la seconde au socialisme : maintenues au contraire dans de justes limites, elles ont ramené la science vers l’esprit dont Turgot, Adam Smith et Jean-Baptiste Say avaient voulu l’imprégner.; elles l’ont dépouillée des abus d’une rigidité toute mathématique; elles l’ont rajeunie, en la dégageant des spéculations uniformes et un peu tristes dans lesquelles Malthus, Ricardo et Stuart Mill s’étaient plu l’enfermer; enfin et surtout elles ont fait germer les semences que la science et l’art économiques portent en eux-mêmes pour l’amélioration des conditions sociales et pour le bien-être du plus grand nombre.

Aussi bien le goût des études d’histoire est-il un des traits caractéristiques de notre XIXe siècle. Il a ramené les esprits à une appréciation plus juste d’un passé mieux connu ; il a préparé cette tardive réhabilitation du moyen âge, à laquelle Victor Hugo et Montalembert avaient contribué ; et transporté dans l’économie politique, il a fait éclore des œuvres durables, au premier rang- desquelles nous plaçons les travaux déjà cités de M. le vicomte d’Avenel (22).

***

(1) Le Cours d’économie politique de Cauwès, professeur à la Faculté de Droit de Paris (voir 3e édition, t. Il, pp. 180 et s.), est un des rares ouvrages généraux de doctrine conçus nettement dans un sens protectionniste.

(2) Cherbuliez (1797-1869) occupa à Genève la chaire de droit public qui avait été confiée par Rossi, se fixa ensuite A Paris, fut naturalisé Français et retourna en Suisse pour professer l’économie politique au Polytechnicon de Zurich.

(3) Courcelle-Seneuil (1813-1893), originaire de la Dordogne, fut journaliste, puis industriel en Limousin avant 1818. La République l’improvisa alors Directeur général de l’Enregistrement, poste qu’il occupa peu de temps. Ses sentiments politiques l’amenèrent ensuite à quitter la France, et ce fut dans ces conditions qu’il accepta de professer l’économie politique à l’École de Droit de Santiago du Chili. De retour en France en 1858, il fut nommé conseiller d’État en 1879.

(4) Voyez surtout en ce sens la Morale économique (1888).

(5) Léon Say (1826-1896), député ou sénateur depuis 1871 jusqu’à sa mort, ambassadeur à Londres en 1880, président du Sénat de 1880 à 1882.

(6) La propriété, origine et évolution, thèse communiste, par Paul Lafargue ; Réfutation, par Yves Guyot (1895).

(7) La Morale de la concurrence, publiée dans la Nouvelle revue, n° du 1er janvier 1896. —« Où trouver un ressort moral ?… demande M. Yves Guyot. La religion ! vous disent les uns. Et laquelle ? Le brahamanisme, le christianisme ou l’islam ? Laquelle a donc supprimé les crimes de l’humanité ?… La métaphysique ? Nos philosophes plus ou moins éclectiques n’auraient pas tant parlé du devoir, si sa conception avait été évidente… Au lieu de croire qu’on peut forger le ressort moral avec des mots vides, des conceptions subjectives, je soutiens qu’il a pris place dans la civilisation moderne depuis un siècle et demi à peu près— La conception libre-échangiste produit un surcroît d’énergie, d’action pour l’individu, de bienveillance, de confiance et de solidarité à l’égard de l’humanité tout entière. Elle inspire la pratique des vertus morales les plus hautes, même de celles qui paraissent les plus inaccessibles… Dans les civilisations basées sur la science, sur la production et l’échange, le grand ressort moral est la concurrence économique » (Op. cit.). — C’est le benthamisme parvenu à sa dernière et plus cynique expression. M. Yves Guyot a également prouvé, par son attitude dans l’affaire Dreyfus, qu’il ne poussait pas moins loin l’indifférentisme patriotique. — « Dans une société individualiste, dit-il ailleurs, l’homme n’est plus un moyen, mais son propre but à lui… En dépit des apparences contraires, le grand effort du XIXe siècle est de substituer la civilisation scientifique et productive à la civilisation sacerdotale et militaire… Le progrès est en raison directe de l’action de l’homme sur les choses et en raison inverse de l’action coercitive de l’homme sur l’homme » (Critérium du progrès, dans le Journal des Économistes, n° du 15 décembre 1899, pp. 331-332). Mais si l’individu est son propre but à lui, comment obtiendra-t-on autre chose que le déchaînement de l’égoïsme ? Et M. Yves Guyot ne veut pas même d’une conception théologique et métaphysique du devoir !

(8) 1re édition, 1881.

(9) Comparez, dans l’Ouvrier américain de 31, Levasseur, 1608, t. I, les causes des salaires élevés en Amérique. Elles y sont, d’après lui : 1° la productivité du travail ; 2° le standard of life élevé que cette productivité lui a permis de se faire. C’est le désir de conserver ce salaire et ce standard of life, qui rend l’ouvrier américain protectionniste.

(10) Op. cit., 2, éd., t. III, p. 4t.

(11) « La valeur d’usage est l’importance qu’une personne attache à la possession d’un objet déterminé, et elle représente la quantité d’autres objets qu’elle serait disposée à abandonner pour l’acquisition de l’objet précis qu’elle a en vue : elle est absolument subjective. La valeur en échange est la faculté qu’a réellement un objet de s’échanger contre une certaine quantité d’autres objets : elle comporte le concours d’au moins deux volontés et renferme en général un élément objectif » (Op. cit., 2a t. Ill, p. 24).

(12) « II ne faut pas confondre, dit-il, ces deux idées distinctes : la garantie de la loi et la création par la loi… La loi ne créé aucun droit ; elle sanctionne et définit les droits existants ; ceux-ci naissent spontanément. La loi n’est jamais antérieure à un droit ; elle lui est toujours postérieure, de même que la grammaire, le dictionnaire et la syntaxe sont postérieurs au langage ». (Traité théorique et pratique, t. I., pp. 546-517). — Et ailleurs : « La propriété, dit-il, est un fait instinctif antérieur A la réflexion, comme tout ce qui est essentiel A l’homme, comme le langage, comme la constitution des sociétés, comme l’établissement de la famille et de la patrie… Ce sont les lois de la matière aussi bien que les lois de l’esprit humain qui imposent la propriété comme le mode le seul efficace et le seul praticable de l’exploitation du globe… La propriété ne confère pas au propriétaire la plénitude du résultat utile de la chose sur laquelle elle porte ; et le ne lui en attribue qu’une partie et en général une faible partie. Dans les fruits de tout bien approprié, il y a une part sociale qui dépasse de beaucoup celle qui échoit définitivement au propriétaire. Dans les pays les mieux cultivés, le propriétaire ne perçoit guère comme fermage absolument net que le quart, le cinquième ou le sixième du produit brut, le reste s’en allant en salaires, en engrais, en instruments de travail, en frais de toutes sortes, en impôts, en réparations, en assurances… Et qui oserait soutenir que toutes les installations faites par les propriétaires fonciers, tous les capitaux incorporés au sol depuis que la terre est propriété privée, tout le surcroît d’attention et d’efforts qui résultent de l’organisation propriétaire, n’aient pas augmenté la production agricole d’un sixième?… Donc, non seulement le régime de la propriété privée n’est pas onéreux aux consommateurs non propriétaires, mais il leur est considérablement profitable » (Op. cit., t. I, pp. 538, 5s., 566-569).

(13) Jourdan, op. cit., pp. 192 et s. — Le Cours analytique d’économie politique du même auteur se recommande par la clarté de l’exposition.

(14) 1ère éd., 1890 ; — 2e éd., 1896..

(15) 1ère édition, 1867 ; — 2e édition, avec préface de Claudio Jannet, 1880.

(16) Op. cit., 2e éd., p. XLIII-XLIV. — Il est incontestable que l’économie politique mal comprise ou radicalement ignorée a été souvent calomniée par d’excellents catholiques, comme étant inconciliable avec la morale chrétienne et comme ayant engendré le socialisme. C’est le mot de Donoso Cortès disant au Parlement espagnol (30 janvier 1850) : « Le socialisme est fils de l’économie politique, comme le vipereau de la vipère, lequel, à peine né, dévore celle qui vient de lui donner la vie » (Œuvres, Paris, 1862, t. I, p.386). Cette thèse revient constamment sous la plume des catholiques sociaux. Nous estimons, quant à nous, que la question est mal posée. Démontrez, si vous pouvez, que l’économie politique est une prétendue science qui n’a découvert que des erreurs, et alors nous vous l’abandonnerons : mais si elle est une science véritable, s’il faut tenir pour exactes des relations qu’elle découvre ou des propositions qu’elle formule, nous ne pouvons pas admettre l’antagonisme prétendu de la vérité scientifique et de la vérité religieuse, parce que la contradiction de deux vérités serait un monstre logique dont la simple hypothèse révolte le bon sens.

(17) « En y regardant de plus près, dit-il, les publicistes catholiques eussent reconnu que, loin d’être en contradiction avec l’esprit de l’Evangile, l’économie politique en prouve à sa manière l’origine divine. Elle montre, en effet, que les institutions et la discipline de l’Église sont parfaitement conformes aux principes établis par une science toute moderne (allusion au principe de population de Malthus); que, même sur les questions de l’ordre purement matériel, la religion a toujours donné aux fidèles les conseils et les préceptes les plus propres assurer le bien public ; et qu’enfin, par la pratique des vertus chrétiennes, toutes les questions économiques intéressant l’humanité reçoivent, de fait, la solution la plus favorable aux faibles et aux malheureux » (Lois économiques, préface, p. XXXIX).

(18) Contrat de travail, 1895. — Les aspirations de cette école se trouvent heureusement présentées, sous une forme élégante, bien éloignée de toute recherche scientifique, clans les ouvrages de M. le comte d’Haussonville, Misère et remèdes, 1886 ; Socialisme et charité, 1895 ; Salaires et misère de femmes, 1900 ; Assistance publique et bienfaisance privée, 1901.

(19) Né à Mons en 1815, professeur l’Université catholique de Louvain depuis 1814. — En outre de la Richesse dans les sociétés chrétiennes, il faut citer du même auteur les Lois de la société chrétienne, 1875 ; — les Doctrines économiques depuis un siècle, 1880. — Nous n’avons pu nous inspirer de ce dernier ouvrage, qui, ne donnant pas de références aux auteurs, nous semblait surtout rédigé d’après des opinions préconçues.

(20) Richesse dans les sociétés chrétiennes, avant-propos ; — item, p.175 et sommaire du ch. XII, L. I.

(21) Voir en ce sens, parmi les œuvres de M. Périn, le Socialisme chrétien (1879), le Salaire d’après l’Encyclique (1891) et de nombreux passages de ses Premiers principes d’économie politique (1895), entre autres pp. 49-130, etc. de ce dernier ouvrage.

(22) Histoire économique de la propriété, des salaires, des denrées et de tous les prix en général depuis l’an 1200 jusqu’à 1800, 1891 ; — La fortune privée à travers sept siècles, 1895.

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