Si nous reconnaissons aujourd’hui l’utilité de l’histoire de la pensée économique, au point d’en faire une discipline obligatoire dans tout cursus universitaire en économie, nous ignorons souvent tout des origines de ce domaine de recherche. Il s’avère pourtant que c’est en France que parut le premier texte d’histoire de la pensée économique, et en France également qu’un économiste consacra le premier un ouvrage entier à la description des étapes de l’évolution du savoir économique. B.M.
Histoire de l’histoire de la pensée économique
par Benoît Malbranque
(Laissons Faire, n°6, novembre 2013)
À étudier de près l’histoire, on s’aperçoit assez vite que les hommes du passé n’ont jamais étudié l’histoire de suffisamment près. Si cette affirmation banale tient surtout quant aux grandes idéologies et aux passions collectives qui entraînent régulièrement les peuples dans la dérive, et jusqu’à la débâcle, elle ne perd pas de son pouvoir explicatif ni de sa véracité quant à la simple évolution des idées. La succession des théories économiques, par exemple, souffre de ce travers. On y observe que nombre de grands principes, ou du moins d’idées présentées comme des grands principes, avaient éclos quelques siècles auparavant, dans l’esprit brumeux d’un économiste inconnu, et que d’autres après lui avaient repris son intuition, et avaient partagé avec lui l’oubli dans lequel il était tombé.
On ne saurait donc minimiser l’importance de l’étude de l’histoire de la pensée économique, ni sous-estimer le mérite des hommes qui y ont consacré leurs talents. Ils sont à l’origine, plus que bien des théoriciens de l’économie, d’un grand monument qui servira à l’apprentissage des hommes et à la transmission des exemples du passé. Que serait Vincent de Gournay, sans le grand travail que réalisèrent Turgot, puis Gustave Schelle, pour expliquer et diffuser son œuvre ? Que serait même Gustave de Molinari, sans ses vaillants disciples, sans Gérard Minart aussi, qui lui a consacré la première biographie jamais parue. Que seraient Frédéric Bastiat sans George Charles Roche, Vauban sans George Michel, ou Léon Say sans Paul-Jacques Lehmnann ? Chacun de ces historiens, par son œuvre, a transmit l’héritage de ces économistes, pour que les générations suivantes puissent s’approprier leurs œuvres, et marcher dans leurs pas. Qui oserait dire que travailler à l’histoire des doctrines économiques ce n’est pas travailler en même temps à l’amélioration de la société de notre temps, et des temps prochains ?
Si l’histoire de la pensée économique est capitale, comme il apparaît en effet, il ne serait pas sans utilité de documenter quelque peu sa propre histoire ; de construire, en quelque sorte, une histoire de l’histoire de la pensée économique. Un tel exercice ne serait pas simplement un moyen de s’occuper l’esprit. Ce serait plutôt une contribution positive à la compréhension des mécanismes par lesquels une discipline scientifique parvient à se penser elle-même, et à penser les étapes de son développement. Comprendre comment est née l’histoire de la pensée économique, les missions qui ont été assignées à cette démarche littéraire par ceux qui s’y sont engagés les premiers, ce serait aussi, comme par ricochet, comprendre quels ont été les grandes réalisations des économistes qui ont attiré l’attention des historiens de la discipline.
Cette démarche d’une histoire de l’histoire de la pensée économique revêt même pour nous Français un intérêt supérieur, puisque les principaux personnages de cette histoire sont français. Comme nous l’étudierons par la suite, le tout premier article d’histoire de la pensée économique, et le premier ouvrage sur ce thème, furent tous deux le fruit d’économistes français.
Le premier écrit relatif à l’histoire de la pensée économique date de 1768. À cette époque, de nombreux économistes anglais, espagnols, hollandais, et italiens, avaient déjà publié des œuvres considérables, et un recensement critique aurait pu être effectué dans ces pays. Qu’il ne l’ait pas été illustre une vérité que nous pourrions prouver par ailleurs aisément : que c’est en France que le bouillonnement intellectuel en matière d’économie politique était le plus considérable.
Nous avions à l’époque, en effet, non seulement une activité littéraire considérable sur ces questions d’économie et de commerce, mais aussi la première école de pensée de l’histoire de cette science. C’est d’ailleurs d’un membre de cette école, qu’on appela plus tard la Physiocratie, que nous vint le premier écrit d’histoire de la pensée économique. Ce texte est intitulé « Catalogue des écrits composés suivant les principes de la science économique » et fut publié dans les Éphémérides du Citoyen (1768, volume 2, pp.191-202). L’auteur est Dupont de Nemours.
Ce texte n’impressionne pas par son étendue, mais bien plutôt par sa démarche, tout à fait nouvelle. Pour Dupont de Nemours, il s’agit ici de recenser, pour chaque année depuis environ une décennie, les principales publications économiques, et d’accompagner cette énumération de brefs commentaires.
Selon l’avis éclairé de deux spécialistes de cette question, les historiens Ewald Schams et Oreste Popescu, il s’agit là du premier écrit strictement consacré à l’histoire de la pensée économique. 1De l’avis de ces deux historiens, le deuxième écrit sur l’histoire des doctrines économiques est également de la main de Dupont de Nemours. Il convient de s’y arrêter car il est, en taille notamment, nettement plus conséquent. Il s’agit cette fois non d’un article pour les Éphémérides, mais d’une brochure. Elle est intitulée De l’origine et des progrès d’une science nouvelle, et fut publiée au cours de la même année 1768. Il y a tout lieu de croire que le « Catalogue » fut l’inspiration première, et que la brochure en fut la forme développée.
Ce second texte est plus précisément une histoire de la pensée économique. Dupont de Nemours ne se contente plus d’énumérer les écrits économiques de la dernière décennie, qui a vu la naissance de l’économie politique scientifique : ici, il expose le mouvement intellectuel général qui a donné naissance à cette science.
Malheureusement, il s’agissait encore ici, et en dépit de l’intuition géniale, d’une histoire de la Physiocratie plutôt que d’une véritable histoire de la pensée économique. C’est d’ailleurs ce que notera Popescu : « It is what we could call a family history, but it is nevertheless a kind of history. » (Popescu, op. cit., p.172)
Afin de rendre compte des écrits relatifs à l’histoire de la pensée économique, dans l’optique qui est la nôtre ici, c’est-à-dire celle d’une histoire de l’histoire de la pensée économique, il nous faut franchir un gap d’un demi siècle. Bien que ce soit d’Angleterre que vinrent, entre temps, les grandes contributions à la théorie économique (on pense à Smith, Ricardo, Malthus, et les autres), c’est à nouveau à Paris que nous nous trouvons. 1837 : c’est un véritable tournant dans le récit que nous contons ici. Cette année là, Adolphe Blanqui publie une Histoire de l’économie politique en Europe depuis les Anciens jusqu’à nos jours.
Le titre, déjà, est significatif du projet. Il s’agit de retracer toute l’histoire de l’économie politique, et non seulement celle d’une école de pensée. Le champ couvert inclut également la pensée économique de l’Antiquité, qui sera plus tard tant méprisée par les historiens de la pensée. Blanqui a certes fixé des bornes géographiques à son étude, mais comment le lui en vouloir : en 1837, un économiste français ne peut ignorer qu’il existe des sciences économiques dans le reste du monde, en Amérique et en Asie notamment, mais il ne dispose encore que de très faibles moyens pour en rendre compte de manière objective. Aussi Blanqui les écarte-t-il d’emblée.
Selon Luigi Cossa, la publication de cette Histoire de l’économie politique a marqué un véritable tournant : c’est le début, selon lui, des œuvres « systématiques » en histoire de la pensée économique (Introduzione allo studio dell’economia politica, Milan, 1892). Popescu note également, en reprenant le travail de Coass : « With Blanqui begins a second stage of the history of economic thought. It is the stage in which in accordance with Cossa’s characterization, ‘‘works exclusively dedicated to the general history of political economy’’ are published. » (O. Popescu, op.cit., p.178)
Cette Histoire de la pensée économique n’est pas seulement brillante parce qu’elle est la première d’une longue et riche série. Les qualités intrinsèques de l’ouvrage, ainsi que la juste appréciation par l’auteur des différents économistes passés, et notamment sa juste appréciation d’Adam Smith, en font un ouvrage de référence pour quiconque s’intéresse à l’histoire de la pensée économique.
L’Histoire de Blanqui était d’ailleurs suivie d’une « bibliographie raisonnée de l’économie politique », un recensement critique de plus d’une centaine d’écrits économiques du passé. Le jugement de Blanqui, souvent confirmé par des spécialistes ultérieurs, est toujours précis et informatif.
Par ses nombreuses qualités, l’ouvrage de Blanqui mérite d’être à nouveau goûté par tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la pensée économique. Aussi lançons-nous avec l’Institut Coppet un projet de réédition de cette œuvre majeure. Puisse-t-elle servir à la formation économique de la jeunesse française du XXIe siècle, comme elle a servi pour celle des siècles passés.
B.M.
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1 Ewald Schams, « Die Afänge lehrgeschich Hicher Betrachtungsweise in der Nationalökonomie », Zeitschrift für Nationalökonomie, III, 1, Vienne, 1931, p.47 ; Oreste Popescun, On the Historiography of Economic Thought : A bibliographical survey, Journal of World History, 8 (1), p.171