Biographie et introduction par David M. Hart*
Storch, Henri-Frédéric (1766-1835).
Storch était un économiste russe d’origine allemande (né dans la ville hanséatique de Riga en Lettonie qui a fait ensuite partie de l’Empire Russe) qui a été influencé par les écrits d’Adam Smith et de Jean-Baptiste Say. Il a été remarqué pour ses travaux sur l’économie du travail non-libre (notamment sur le servage), l’importance du capital (humain) moral (ou ce qu’il a nommé la « civilisation ») pour la richesse nationale, une théorie subjective de la valeur, la comparaison des systèmes bancaires, l’évolution de la monnaie à partir des matières premières échangées comme l’or et l’argent, et la plus grande capacité de production de richesse de l’industrie et du commerce comparée à l’agriculture. Storch a étudié aux universités de Jena et Heidelberg avant de revenir en Russie, où il a enseigné, a occupé divers postes dans l’enseignement et l’administration publique, et est devenu un membre correspondant de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg. Il a été choisi pour enseigner aux divers membres de la famille royale russe (tuteur des filles du tsar Paul Ier, puis nommé par Alexandre Ier comme enseignant d’économie politique auprès des Grands-Ducs Nicholas et Michael). Il est devenu conseiller d’État en 1804 et chef de la section statistique de l’Académie. En 1828, il a été promu au rang de conseiller privé et nommé vice-président de l’Académie des sciences, bureau qu’il occupera jusqu’à sa mort. Son ouvrage théorique majeur était les six volumes de son Cours d’économie politique, ou exposition des principes qui déterminent la prospérité des nations (1815), qui étaient basés sur les cours qu’il donnait aux grands-ducs.
Introduction
Storch a été contrarié lorsque Say a republié son Cours d’économie politique dans une nouvelle édition en 1823, avec un grand nombre de notes critiques et de commentaires soulignant ses « erreurs ». Il a répondu avec un volume supplémentaire en 1824 avec ses propres réponses. Ce fut tout à fait inhabituel et un peu bizarre. Pourquoi Say s’était donné tant de mal à faire cela ? Peut-être pensait-il que les idées de Storch constituaient une menace à sa propre théorie d’économie qui avait joui d’une renaissance après la défaite de Napoléon en 1815. Le Traité de Say (1ère édition en 1803) avait connu plusieurs éditions révisées en 1814 (2ème édition) et en 1819 (3ème édition) et la réputation de Say avait augmenté en conséquence. Peut-être pensait-il qu’une édition ultra-critique du traité de Storch permettrait de réduire toute menace de contestation par Storch.
Nous avons reproduit ces premiers passages du Cours de Storch parce qu’il y expose sa théorie de la valeur, qui était un sérieux défi à l’orthodoxie classique de Smith et de Ricardo. Storch développe une forme précoce de la théorie subjective de la valeur environ 60 ans avant la Révolution marginaliste des années 1870, et il est clair, à partir de ses commentaires, que Say s’était fortement opposé à cette nouvelle théorie. L’innovation de Storch (qui pourrait devoir une certaine inspiration à l’ouvrage Le Commerce et le gouvernement, considérés l’un relativement à l’autre (1776) de Condillac) était de rejeter l’idée que les objets avaient de la valeur en raison d’une qualité inhérente « objective », comme ayant une certaine utilité universelle ou une quantité définie de travail intégrée en eux, mais plutôt de considérer l’évaluation des objets comme étant originaires de l’ « opinion » ou du « jugement » tenus par les individus sur ces objets. Cette « opinion » varie selon le temps et le lieu, entre autres facteurs, dont la valorisation des objets a un caractère subjectif et non objectif. Voici quelques passages où Storch établit sa position :
P. 42 : « La source de ses besoins factices, c’est l’opinion, qui lui fait concevoir et désirer des jouissances au-delà des premières nécessités de la vie. L’habitude de ces jouissances en fait des besoins. »
P. 49 : « Ainsi, pour créer une valeur, il faut la réunion de trois circonstances : 1° que l’homme sente ou conçoive le besoin ; 2° qu’il existe une chose propre à satisfaire ce besoin ; et 3° que le jugement se prononce en faveur de l’utilité de la chose. Donc, la valeur des choses, c’est leur utilité relative, celle que leur reconnaissent les personnes qui les emploient à satisfaire leurs besoins. »
PP. 53-54 : « D’abord il est nécessaire d’observer que le jugement est, chez la plupart des hommes, une faculté trèsimparfaite, et qui exige beaucoup de travail et un grand concours de moyens pour se perfectionner. Ainsi l’arrêt qu’il porte sur l’utilité des choses, est loin d’être universel et infaillible ; en un mot, ce n’est qu’une opinion. Encore cette opinion n’est-elle pas le résultat du jugement seul, mais l’effet combiné de toutes nos facultés intellectuelles et morales. Comme être sensible, l’homme tâche de diminuer ses peines et d’augmenter ses jouissances; comme être intelligent, il conçoit des buts et juge des moyens qui peuvent lui servir à les atteindre. D’un côté les facultés intellectuelles ne seraient point actives sans le désir du bien-être; de l’autre, le désir de l’homme d’améliorer son sort serait vague et n’aurait aucun effet sans la conception et le jugement. Plus ces facultés se développent et s’étendent, plus l’homme conçoit de besoins, et mieux il juge des choses qui peuvent les satisfaire. Or c’est la multiplicité des besoins auxquels on peut satisfaire, qui constitue la richesse et la civilisation. »
P. 54 : « Mais la valeur n’est pas une qualité inhérente aux choses : elle dépend de notre jugement. Nous jugeons que telle chose est plus ou moins propre à tel usage auquel nous voulons l’employer, et c’est cette estime qui constitue sa valeur. Donc la valeur n’a d’autre source que l’opinion. »
Notez que Storch rappelle à ses lecteurs que ce livre provient des cours qu’il donnait aux Grands-Ducs Russes avec le procédé rhétorique de parsemer son texte par des références aux « Messieurs » qui étaient son audience originelle.
Henri-Frédéric Storch, Notions générales sur l’origine et la nature de la valeur (1823).
Chapitre premier. Facultés de l’homme.
C’est l’homme qui crée les valeurs. Les motifs qui le portent à les créer se trouvent tellement liés à sa nature même, qu’on ne peut bien les démêler qu’en remontant à cette source.
L’homme, par sa nature, est un être physique, intelligent et moral : il est doué, sous chacun de ces rapports, de certaines dispositions naturelles, qu’on appelle ses facultés.
Les facultés physiques de l’homme comprennent ses facultés animales et techniques. Les unes consistent dans l’action naturelle de ses organes ; les autres dans l’aptitude qu’ont ces organes d’exécuter des travaux mécaniques. Par exemple, la faculté de digérer est une faculté animale ; celle de pouvoir se servir de ses mains pour recueillir les aliments et pour les préparer est une faculté technique.
Sous chacun de ces rapports, l’homme a des avantages sensibles sur les animaux. Il supporte tous les climats ; presque tous les aliments lui conviennent ; sa constitution est comparativement plus robuste que celle de l’animal le plus fort. Sa démarche habituelle et la conformation de ses doigts le rendent propre à des travaux mécaniques que l’animal ne peut jamais exécuter ; enfin le don de la parole est une prérogative qu’aucun être organisé ne partage avec lui.
Dans ses facultés intellectuelles il faut distinguer les facultés rationnelles et les facultés esthétiques. Toutes les deux sont comprises dans l’entendement ; mais les unes se manifestent plutôt par l’usage du jugement et de la mémoire, les autres plutôt par l’action combinée du sentiment et de l’imagination. L’objet des unes est le vrai, l’existant ; l’objet des autres est le beau, l’idéal. S’il y a des espèces d’animaux qui ne sont pas tout à fait dépourvues de ces facultés, elles les possèdent dans un degré si inférieur aux facultés humaines, qu’il est impossible de les comparer.
Les facultés morales de l’homme sont encore de différente nature. Sa sociabilité, sa conscience, le penchant qu’il a de se mettre en rapport avec des êtres invisibles et surnaturels, et quelques autres sentiments qui naissent avec l’homme et qui influent sur presque toutes ses actions, peuvent être regardés comme autant de facultés naturelles et distinctes ; mais leur classification n’est pas nécessaire au but que nous nous proposons. Ces facultés, si l’on en excepte la sociabilité, sont entièrement refusées aux animaux.
Cette légère esquisse suffira, Messeigneurs, pour vous faire comprendre l’étendue et la diversité des facultés humaines. Elle peut vous expliquer en même temps pourquoi les hommes, si conformes, pour la structure de leurs corps, à quelques espèces d’animaux, inférieurs même à d’autres quant aux organes des sens ; pourquoi, dis-je, les hommes sont susceptibles d’un développement presque illimité, tandis que les animaux ne se perfectionnent jamais au-delà d’une certaine limite. C’est que, dans les hommes, le développement de l’individu profite à l’espèce entière, tandis que, dans les animaux, le perfectionnement est toujours isolé.
Cependant n’oubliez pas qu’originairement les facultés humaines ne sont que des dispositions. C’est par l’action qu’elles se développent.
Pour les mettre en action, il leur faut un mobile, un ressort : or quel est ce ressort?
Chapitre II. Besoins de l’homme.
Dès le premier instant de la vie nous sommes susceptibles d’impressions agréables et désagréables, de sentiments de peine et de plaisir : nous évitons les uns, nous recherchons les autres. Il s’ensuit que toute chose qui peut nous épargner une peine ou nous procurer un plaisir, est désirée par nous. Les désirs que nous avons de ces choses s’appellent nos besoins.
Les besoins sont ou naturels ou factices. Les besoins naturels de l’homme naissent indépendamment de sa conception et de son jugement : c’est sa nature, c’est-à-dire sa conformation, qui les lui donne, et qui le force à y satisfaire, sous peine de souffrir et même de mourir. La source de ses besoins factices, c’est l’opinion, qui lui fait concevoir et désirer des jouissances au-delà des premières nécessités de la vie. L’habitude de ces jouissances en fait des besoins.
Voilà le ressort qui met en jeu nos facultés, et qui nous force à les développer. Sans les besoins, point d’activité, point d’énergie. Otez les besoins factices à l’homme, et vous le réduisez à l’inertie des bêtes ; ôtez-lui les besoins naturels, et vous le condamnez à végéter comme les plantes. L’animal n’a d’autres besoins que ceux de la nature ; ils ne s’étendent guère au-delà des choses qui sont indispensables pour sa conservation. Or, quelque difficile qu’il soit souvent de satisfaire même aux besoins naturels, cependant, si l’homme était borné comme les animaux à n’en avoir pas d’autres, son développement n’irait guère plus loin que le leur. Pour lui ouvrir une carrière plus vaste, la nature l’a rendu infiniment plus susceptible d’impressions agréables et désagréables que ne le sont les animaux. Ses désirs et ses dégoûts se tendent sur bien plus de choses. A peine l’homme de la nature a-t-il trouvé moyen de pourvoir à sa conservation, qu’il met déjà un certain raffinement dans le choix des objets qui lui servent à cet effet. Il ne lui suffit pas d’exister, il veut exister agréablement. Chaque besoin naturel fait naître en lui une foule de besoins factices. S’est-il procuré une nourriture saine et abondante, il voudra encore qu’elle flatte ses sens, qu’elle soit agréable au goût, à la vue, à l’odorat. A-t-il trouvé une matière propre à garantir son corps contre l’intempérie de l’air, il en fera sa parure. Son gîte étroit deviendra bientôt une chaumière commode, les armes qu’il porte pour sa défense seront bientôt brillantes et décorées ; dans la gaieté, le simple discours ne le contentera pas, ses paroles seront cadencées, il les accompagnera de chants. Quelque immense, Messeigneurs, que soit la distance entre le luxe d’un habitant des îles Kouriles et celui d’un seigneur opulent de Saint-Pétersbourg, le principe qui donne lieu à l’un et à l’autre est absolument le même ; car le luxe ne consiste que dans ce que la recherche et le raffinement ont ajouté aux besoins primitifs.
L’activité de l’homme ne s’arrête pas là. Rassasié de plaisirs sensuels, il éprouve l’ennui, cet aiguillon qui est inconnu aux animaux. Pour éviter ce fléau, l’homme se livre à la culture de ses facultés intellectuelles et morales. Se trouvant sans cesse en rapport avec la nature et avec ses semblables, il observe l’une, il étudie les autres, il rentre dans lui-même, et les lois qui gouvernent le monde physique et moral se développent insensiblement sous ses yeux. « Si les singes pouvaient avoir de l’ennui, dit Helvétius, ils deviendraient des hommes. » Ce trait d’esprit ne doit pas être pris à la lettre, mais vous voyez qu’il y a quelque chose de vrai.
Remarquez bien cependant que l’ennui ne peut se faire sentir que lorsque les besoins naturels sont pleinement satisfaits. Tant que ceux-ci absorbent l’activité de l’homme, il ne se trouve guère dans le cas d’être oisif. Aussi les germes des connaissances humaines se sont-ils développés d’abord dans ces climats heureux, où la nature facilite à l’homme plus qu’ailleurs le soin de pourvoir à son existence. Mais du moment qu’il est entré dans la carrière de la spéculation, la curiosité ou le désir de connaître, excité par les premiers succès, le mène toujours plus loin, et l’exercice de ses facultés intellectuelles lui devient un vrai besoin.
Autre différence entre les hommes et les animaux. L’animal est borné au présent, et pour ses peines, et pour ses plaisirs ; l’homme, au contraire, songe à l’avenir ; sa prévoyance écarte de loin tout ce qui peut lui causer des peines, elle lui ménage d’avance des plaisirs. Cette faculté de jouir et de souffrir par anticipation, l’effet combiné du jugement et de l’imagination, fait naître en lui le désir d’améliorer son sort, désir calme, à la vérité, mais qui agit puissamment sur le développement de l’homme, puisqu’il naît avec le premier usage de la raison, et qu’il ne nous quitte qu’au tombeau, quelle que soit notre condition. Le plus puissant, le plus riche, en un mot, le plus heureux des hommes, le nourrit aussi bien que le plus pauvre, le plus dépendant et le plus malheureux. Sans ce désir et l’espérance qui raccompagne, l’un et l’autre trouveraient la vie également insupportable.
Tel est le mobile qui met l’homme en mouvement. Le désir d’être heureux est la source de toutes ses actions ; tous ses autres penchants sont subordonnés à celui-ci. Ce principe est au monde moral ce que la loi de la gravitation est au monde physique, le puissant ressort qui lui imprime le mouvement. Aussi, aucune puissance humaine n’est-elle capable de le détruire, quoiqu’elle puisse bien quelquefois en arrêter l’effet.
Nous avons vu comment les besoins, armés de toutes les peines et accompagnés de toutes les jouissances, commandent le travail, aiguisent le courage, inspirent de la prévoyance, développent toutes les facultés de l’homme : il nous reste une observation importante à faire, c’est que cet accroissement progressif des besoins ne peut avoir lieu que dans la société. L’homme isolé sentira les besoins naturels ; il sera susceptible de besoins factices : mais ces derniers ne peuvent se développer que dans le commerce de l’homme avec des hommes (a).[1] Or cette condition ne manque jamais d’être remplie. Les besoins naturels des hommes étant infiniment plus étendus que ceux des animaux, la société de leurs semblables leur devient aussi infiniment plus nécessaire. L’enfance de l’animal, ou cet état de faiblesse dans lequel l’individu ne peut encore pourvoir lui-même à son existence, est pour la plupart de très-courte durée ; et du moment qu’elle finit, l’animal est un être entièrement indépendant ; il peut se passer de l’aide de toute autre créature vivante, et il reste par conséquent isolé. L’enfance de l’homme, au contraire, est bien plus longue, et pendant tout le temps qu’elle dure, son existence dépend entièrement du soin d’autrui. C’est par cette longue enfance que la nature a jeté les premiers fondements de toute société humaine : car l’état lui-même ne trouve son origine primitive que dans le gouvernement patriarcal des familles.[2] Durant tout le reste de sa vie, l’homme est exposé à bien plus de peines morales et physiques que l’animal : les chagrins, les infirmités, la vieillesse et mille autres accidents le mettent presque continuellement dans le cas d’avoir besoin de ses semblables. Ainsi, alors même que la longue habitude de vivre en famille n’en aurait pas fait un être social, ses besoins naturels le forceraient à le devenir.
Vous voyez que l’état social est l’état naturel des hommes, et que c’est une chimère de les supposer vivant dans l’isolement comme les bêtes. Or, du moment que la société humaine se forme, les besoins factices se font sentir, et leur multiplication graduelle est sans bornes. Chaque membre de la société, par l’individualité de sa nature, a des besoins factices qui ne sont propres qu’il lui : mais comme tous les autres sont susceptibles des mêmes besoins, et que rien au monde ne se gagne si vite que les besoins factices, il en arrive bientôt que ceux de chaque individu deviennent les besoins de tous.
Chapitre III. Valeur des choses.
A mesure que les besoins naissent, l’homme est forcé à rechercher les choses qui peuvent les satisfaire. La qualité qui rend les choses propres à satisfaire nos besoins se nomme leur utilité.
Mais l’utilité des choses ne se manifeste pas par elle-même : il faut la découvrir. C’est l’affaire du jugement. L’instinct, le tact, le hasard, y suppléent quelquefois ; mais à l’exception de l’instinct, qui est infaillible toutes les fois qu’il est nécessaire à notre conservation, les autres guides sont souvent en défaut lorsqu’ils ne s’aident pas du jugement.
Ainsi c’est notre jugement qui nous fait découvrir le rapport qui existe entre nos besoins et l’utilité des choses ; et c’est ce qui forme le caractère le plus distinctif de notre espèce. Les animaux n’ont que l’instinct pour découvrir ce rapport : c’est un guide sûr, mais il les abandonne du moment qu’il ne s’agit plus de leur conservation.
L’arrêt que notre jugement porte sur l’utilité des choses constitue leur valeur et en fait des biens.[3] Il ne suffit pas qu’une chose existe ou qu’elle puisse être utile, pour qu’elle ait de la valeur ; il faut encore que cette utilité soit reconnue. Nous en tirerons cette conséquence importante, que la valeur ne dérive point des causes qui font exister les choses, mais du jugement des personnes qui veulent les faire servir à leurs besoins. Toute chose qui a de la valeur existe, ou par la nature, ou par le travail humain, et tient son utilité d’une de ces causes : mais il ne s’ensuit pas que chaque chose produite par la nature ou par le travail ait de la valeur.
Ainsi, pour créer une valeur, il faut la réunion de trois circonstances : 1° que l’homme sente ou conçoive le besoin ; 2° qu’il existe une chose propre à satisfaire ce besoin ; et 3° que le jugement se prononce en faveur de l’utilité de la chose. Donc, la valeur des choses, c’est leur utilité relative, celle que leur reconnaissent les personnes qui les emploient à satisfaire leurs besoins.
Cet emploi se nomme consommation. Consommer une chose, veut dire l’employer à ses besoins.[4] Vous voyez que, dans le langage de l’économie politique, tout le monde, sans exception, est consommateur, et que les maisons, les métaux, les livres, les statues, en un mot les choses les plus durables, se consomment aussi bien qu’un dîner. Ce mot est encore applicable aux choses qui ne tombent pas sous les sens : ou peut consommer le travail, les connaissances, les talents. Au premier abord, cette signification paraît un peu étrange ; mais en y réfléchissant bien, vous trouverez que c’est le sens usuel qu’on attache à ce mot. Tout le monde (lit, consommer un mariage, un échange, un voyage, etc., pour dire, les terminer, les achever ou finir. Or la destination d’une chose utile est achevée ou terminée lorsqu’elle parvient à son consommateur ou à celui qui l’emploie à ses besoins.
Les, choses consommables peuvent être employées immédiatement à nos besoins, comme le blé qu’on destine à sa nourriture ; ou l’instruction dont on tire parti pour sa jouissance, on peut encore les employer à la production de quelque autre objet de consommation, comme les grains qu’on destine aux semailles, ou les connaissances qu’on fait servir à l’instruction d’autres personnes. Dans ce dernier cas, la consommation est toujours productive ; elle l’est même souvent dans le premier : le blé qui sert à nourrir le cultivateur est consommé productivement, tout aussi bien que celui qui est consommé en semailles. Il n’y a donc de consommation stérile que celle qui n’est nullement remplacée par une autre chose consommable.
La consommation est tantôt destructive, et tantôt elle ne l’est pas ; la destruction, à son tour, est tantôt lente et tantôt rapide, suivant la nature des choses et l’usage auquel on les destine.
Il y a des consommations qui ne détruisent point leurs objets, qui ne les détériorent pas même : telles sont la jouissance d’un sentiment moral, d’une belle vue, d’un beau climat, l’usage convenable qu’on fait d’un fonds de terre, etc.[5]
Il y a d’autres consommations qui ne détruisent pas immédiatement leurs objets, mais qui les détériorent toujours plus ou moins. Tel est l’usage qu’on fait des diamants, des maisons, de la vaisselle, des livres, des ouvrages de sculpture et de peinture ; des habits, des bêtes de somme et de trait, des instruments de métier, des machines, etc. Plusieurs de ces choses peuvent servir pendant des siècles ; d’autres s’usent en peu de temps. Ce qu’elles perdent de leur valeur par l’usage s’appelle le déchet.
Enfin il y a des consommations qui détruisent immédiatement leurs objets. Tel est l’emploi qu’on fait des aliments, du tabac, des bougies, du combustible, des matériaux, d’un feu d’artifice, etc. Dans le langage ordinaire c’est surtout à cette espèce d’emploi que se borne le sens du mot consommation.
Nous avons vu que la valeur n’est point une qualité inhérente aux choses, mais qu’elle dérive de notre jugement. Néanmoins, dans le langage scientifique, les choses elles-mêmes dans lesquelles on a reconnu de l’utilité se nomment des valeurs. De même qu’on appelle du nom de besoins les choses dont nous sentons le besoin, on exprime encore par le terme de valeurs les choses auxquelles nous attribuons de la valeur. Ainsi, choses utiles, objets de consommation, biens, valeurs, sont des termes qui ont exactement la même signification.
Chapitre IV. Sources de la valeur.
Vous avez reconnu, Messeigneurs, que la valeur naît des besoins de l’homme et de l’utilité des choses, et que c’est au jugement à découvrir le rapport qui existe entre ces deux éléments. Cette vérité, féconde en conséquences importantes, mérite d’être approfondie.
D’abord il est nécessaire d’observer que le jugement est, chez la plupart des hommes, une faculté très-imparfaite, et qui exige beaucoup de travail et un grand concours de moyens pour se perfectionner. Ainsi l’arrêt qu’il porte sur l’utilité des choses, est loin d’être universel et infaillible ; en un mot, ce n’est qu’une opinion. Encore cette opinion n’est-elle pas le résultat du jugement seul, mais l’effet combiné de toutes nos facultés intellectuelles et morales. Comme être sensible, l’homme tâche de diminuer ses peines et d’augmenter ses jouissances ; comme être intelligent, il conçoit des buts et juge des moyens qui peuvent lui servir à les atteindre. D’un côté les facultés intellectuelles ne seraient point actives sans le désir du bien-être ; de l’autre, le désir de l’homme d’améliorer son sort serait vague et n’aurait aucun effet sans la conception et le jugement. Plus ces facultés se développent et s’étendent, plus l’homme conçoit de besoins, et mieux il juge des choses qui peuvent les satisfaire. Or c’est la multiplicité des besoins auxquels on peut satisfaire, qui constitue la richesse et la civilisation.[6]
Remarquez que les besoins naturels nous sont donnés par la nature, et que l’opinion est la source de nos besoins factices.[7] Or les besoins naturels sont en très-petit nombre et ne font donner de la valeur qu’à fort peu de choses ; les besoins factices, au contraire, se multiplient à l’infini avec le développement de nos facultés intellectuelles et morales, et ils font donner de la valeur à une multitude innombrable de choses. Ainsi la plupart des choses n’ont une valeur que parce qu’elles satisfont à des besoins que l’opinion fait naître.
Mais la valeur n’est pas une qualité inhérente aux choses : elle dépend de notre jugement. Nous jugeons que telle chose est plus ou moins propre à tel usage auquel nous voulons l’employer, et c’est cette estime qui constitue sa valeur. Donc la valeur n’a d’autre source que l’opinion.
Les choses même de première nécessité tiennent leur valeur de cette source. Ces choses, à la vérité, satisfont à des besoins naturels qui naissent indépendamment de l’opinion : cependant l’estime que nous faisons de l’utilité de ces choses ne dépend que de notre jugement. La nourriture est un besoin naturel que l’opinion ne fait point naître ; mais si je préfère tel aliment à tel autre, c’est que je juge qu’il satisfait mieux à ce besoin.
S’il est vrai que l’opinion est la source de la valeur, il s’ensuit qu’il n’existe que fort peu de choses auxquelles on puisse attribuer une valeur absolue. Une pareille valeur ne peut se trouver que dans les choses qui satisfont aux besoins naturels, et qui y satisfont exclusivement. Or il n’y a que très-peu de choses qu’on puisse ranger sous cette catégorie ; le lait même de la mère n’est pas indispensable pour nourrir l’enfant nouveau-né ; l’opinion lui a substitué d’autres aliments. Il n’y a que l’air, la lumière, le sol et l’eau, qui paraissent avoir une utilité exclusive. C’est de ces choses, mais ce n’est que d’elles aussi, qu’on peut dire qu’elles ont une valeur absolue et tout-à-fait indépendante de l’opinion.
Cependant il est nécessaire d’observer que toute chose qui répond à un besoin naturel peut acquérir momentanément une valeur absolue, quand elle devient la seule chose propre à satisfaire un pareil besoin. Personne n’accordera au blé une valeur absolue, puisqu’il partage sa propriété nourrissante avec une infinité d’autres aliments. Néanmoins dans un pays où l’existence du peuple est basée principalement sur cette nourriture végétale, la récolte annuelle de blé acquiert une valeur absolue pour toute la quantité qui ne peut être remplacée par d’autres aliments, puisque, dans ce cas, l’opinion n’a plus de choix à faire.
Si c’est l’opinion qui donne de la valeur aux choses, il s’ensuit encore que la valeur doit être variable, comme l’opinion qui la fait naître. Or l’opinion peut varier sur nos besoins ; elle peut aussi varier sur l’utilité des choses qui satisfont aux besoins.
L’opinion ne peut point varier sur les besoins naturels, mais ces besoins eux-mêmes varient. Il n’y a que le besoin de la nourriture qui se fasse sentir sur toute la surface du globe ; encore varie-t-il dans le degré de force avec lequel il se fait sentir. Dans les pays tempérés, l’existence de l’homme demande moins de nourriture et des aliments plus légers que dans les pays froids. Tous les autres besoins naturels sont plus ou moins locaux. Il y a des contrées où l’homme peut se passer tout-à-fait de vêtement, d’abri et de chauffage ; il y en a d’autres où le besoin de ces choses se fait sentir continuellement et avec une telle vivacité, qu’elles lui deviennent tout aussi indispensables que la nourriture même.
Si les besoins naturels varient dans les différents pays, l’opinion sur l’utilité des choses qui satisfont à ces besoins, est sujette à des variations bien plus frappantes. Quelle variété n’y a-t-il pas chez les différents peuples dans les objets qui leur servent de nourriture principale! Dans les pays du nord, c’est le seigle ; dans ceux du midi de l’Europe, c’est le froment ; en Chine, c’est le riz ; dans d’autres contrées de l’Asie, c’est le manioc, le maïs ; dans les îles de l’Océan Pacifique, c’est le fruit de l’arbre à pain. Le bas peuple en Russie se nourrit principalement de légumes ; les Anglais préfèrent la viande aux végétaux, les Indous refusent toute nourriture de chair ; les Kamtchadales ne mangent que du poisson.
L’opinion sur l’utilité des choses qui satisfont aux besoins naturels ne varie pas seulement dans les différents pays ; elle change encore souvent dans le même pays, à différentes époques. Une nation accoutumée depuis des siècles à se nourrir du même aliment, peut changer d’opinion sur son utilité par la découverte d’une autre nourriture plus saine, plus nourrissante ou plus facile à produire. Si jamais le mahométisme ou la religion chrétienne se répandent dans l’Inde, les Indous ne refuseront plus la nourriture animale. Les progrès de la culture des terres au Kamtchatka changeront probablement la manière de vivre de ses habitants, et d’ichtyophages qu’ils sont, ils deviendront mangeurs de pain et de viande. En Europe, la culture du maïs et des pommes de terre a rendu le blé moins indispensable qu’il ne l’était autrefois ; et il n’y a peut-être que la difficulté de conserver les pommes de terre comme le blé, qui empêche qu’elles ne deviennent la principale nourriture végétale en Europe, c’est-à-dire qu’elles ne remplacent le pain.
Quant aux choses qui servent aux besoins factices, il serait inutile de prouver que leur valeur est variable, puisque ces besoins eux-mêmes n’ont d’autre source que l’opinion.
Chapitre V. Origines des échanges.
Jusqu’ici nous avons considéré les valeurs en faisant abstraction de la propriété : elles se présentent sous un nouveau point de vue, du moment qu’on les envisage comme des choses étant déjà au pouvoir de quelque personne qui est en état de se maintenir dans leur possession.
Quand les hommes vivent rassemblés en société, et que chacun cherche les moyens de satisfaire ses besoins à sa manière, il ne peut pas manquer d’arriver qu’une personne ne reconnaisse souvent de l’utilité dans une chose possédée par une autre personne. Or, si le possesseur n’est pas disposé à l’abandonner au premier venu, s’il attribue quelque valeur à la chose qu’il possède, quels moyens l’autre a-t-il pour se la procurer? Par exemple, dans une tribu de sauvages un individu fait la découverte d’une matière colorante dont il s’avise de se teindre le corps. Cette parure excite l’envie de tous ses compagnons ; chacun sent à l’instant le besoin de se teindre de la même manière : mais l’inventeur seul est en possession de la couleur ; comment les autres feront-ils pour en avoir leur part?
Dans un cas pareil il n’y a que trois moyens pour obtenir ce qui se trouve déjà être dans la possession d’une autre personne, savoir, la violence,[8] la persuasion et l’échange.
La violence est un moyen peu praticable. On n’est pas toujours le plus fort ou le plus rusé ; et lors même qu’on l’est au moment où la violence s’exerce, on n’est pas également sûr de l’être toujours ; on a des représailles à craindre. Cette circonstance retient déjà tout homme prudent d’employer une mesure qui peut lui attirer plus de désagréments qu’elle ne lui promet d’avantages. D’ailleurs le sentiment naturel du juste et de l’injuste empêche dans bien des hommes des actions que ce sentiment réprouve ; et plus il se développe, moins on est disposé à se livrer à de pareilles actions. Enfin ce moyen devient de plus en plus difficile, à mesure que la société se perfectionne. Quelque grossiers et peu éclairés que soient les hommes dans l’enfance des sociétés, ils reconnaissent bien vite qu’il est de l’intérêt de tous d’empêcher les violences et de se garantir mutuellement leurs propriétés.
La persuasion est un moyen plus efficace, et dont se servent même les animaux. Quand il leur est impossible d’user de violence, ils cherchent à gagner la faveur de celui à qui ils s’adressent. Le petit caresse sa mère, et le chien qui assiste au dîner de son maître s’efforce par mille manières d’attirer son attention pour en obtenir à manger. L’homme en agit quelquefois de même avec ses semblables. Quand il n’a pas d’autre voie pour les engager à faire ce qu’il souhaite, il tâche de gagner leurs bonnes grâces par des flatteries et par des attentions serviles. Cependant ce moyen encore est loin d’atteindre toujours son but ; d’ailleurs les progrès de la société le rendent de plus en plus insuffisant. Dans une société prospérante, les besoins de l’homme sont tellement multipliés qu’il devient également impraticable et humiliant de s’y borner pour satisfaire ses besoins. Il n’y a qu’un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d’autrui ; encore ce mendiant ne dépend-il pas de la bienveillance de tous ceux qui satisfont à ses divers besoins, mais seulement de celle des personnes charitables dont il reçoit l’aumône. L’argent qu’il en obtient le met en état de se passer de la bienveillance du boucher, du boulanger, et s’ils refusent de lui donner gratuitement de la viande et du pain, il s’en pourvoit en achetant ces choses.[9]
Reste donc l’échange comme le moyen le plus prompt, le plus sûr et le plus praticable en tout temps pour se procurer les choses qu’on ne possède pas ou qu’on ne saurait se procurer par son travail. Or plus la société avance en prospérité, plus les besoins de l’homme se multiplient, et moins il est en état de les satisfaire seul. Il est donc à tout moment dans le cas d’avoir besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendait de leur seule bienveillance : il est bien plus sûr de son fait en s’adressant à leur intérêt personnel. C’est ce que fait celui qui propose à un autre un échange quelconque ; le sens de sa proposition est ceci : Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous aurez besoin vous-même. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de vin ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme, et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage.
Vous voyez que les échanges doivent s’introduire parmi les hommes, du moment qu’ils sont rassemblés et qu’ils possèdent une variété de choses échangeables. Cette dernière circonstance est absolument nécessaire pour faire naître les échanges, car si personne ne possédait exclusivement une chose, ou si tout le monde était pourvu des mêmes choses, ou enfin si les choses n’étaient pas de nature à pouvoir être échangées, les échanges seraient impossibles. Ainsi la condition que je viens d’énoncer en comprend trois autres qu’il importe de développer.
1° Les échanges supposent la propriété. Une chose qui n’appartient à personne ne peut jamais devenir l’objet d’un échange. Or toutes les choses ne sont pas également susceptibles d’appropriation, c’est-à-dire d’appartenir à quelqu’un. L’air, la lumière, en font preuve ; personne ne peut se les approprier. Dans les sociétés prospérantes toutes les choses susceptibles d’appropriation sont en effet devenues des propriétés ; en conséquence il n’y a d’autre moyen légitime que l’échange, pour se procurer celles qu’on ne possède pas ou qu’on ne saurait produire soi-même.
2° L’échange exige encore que les choses soient transmissibles ; car il y a des choses qu’on peut posséder sans pouvoir les transmettre, comme les facultés naturelles et acquises de l’homme. De tous les objets que nous connaissons, il n’y a que les choses matérielles et le travail humain qui soient transmissibles : ainsi l’échange se borne à ces deux espèces de choses. Les choses matérielles comprennent : 1° la terre et les productions des trois règnes de la nature ; et 2° les ouvrages de l’homme formés ou composés de ces productions. L’homme lui-même est encore souvent un objet d’échange ; mais l’économie politique ne peut point le considérer sous ce rapport, puisque ce serait confondre la cause et l’effet, le créateur des marchandises et la marchandise. Les choses transmissibles qu’on peut s’approprier sont appelées choses échangeables.
3° Enfin pour faire naître les échanges, il ne suffit pas qu’il y ait des choses échangeables ; il faut de plus qu’il y ait de la variété dans ces choses. Si le travail de chaque individu pouvait suffire à tous ses besoins, et si chaque terrain produisait de tout, l’échange serait, impossible, chaque individu possédant déjà ce que les autres pourraient lui offrir. Mais heureusement il n’en est pas ainsi. La nature ayant lié la richesse et la civilisation du genre humain aux échanges, elle a eu soin aussi de rendre les échanges nécessaires et inévitables. La diversité qu’elle a mise dans les dispositions des hommes fait naître de la variété dans les travaux dont ils sont susceptibles ; et celle qu’elle a ordonnée dans les propriétés dont elle a doué la terre occasionne pareillement de la variété dans les productions que celle-ci fournit. Aucun homme, aucun pays ne se suffit entièrement à lui-même, du moment que les besoins factices s’éveillent ; tous doivent avoir recours les uns aux autres, et conséquemment tous sont forcés à faire l’échange. Tâchons de nous rendre cette nécessité plus palpable, par une analyse plus approfondie de ses causes.
Quelque nombreux que soient les traits communs qui distinguent l’homme et en forment une classe particulière d’êtres, cette conformité de l’espèce n’empêche point qu’il n’y ait une très-grande diversité dans les individus qui la composent. Comme il serait presque impossible de trouver deux hommes qui se ressemblassent parfaitement par leur physionomie, leur démarche et l’ensemble de leur figure, il le serait de même d’en rencontrer deux qui eussent toutes les facultés humaines dans la même extension et qui en fissent exactement le même usage. Il en résulte qu’il y a partout une grande diversité, non-seulement dans les besoins factices des hommes, mais encore dans les moyens qu’ils emploient pour satisfaire à ces besoins.
Quand les hommes sont rassemblés ou qu’ils vivent en société, les besoins factices de chaque individu se communiquent facilement à tous les autres [10] : mais chaque membre de la société, quoiqu’il soit susceptible d’avoir les mêmes besoins que tous les autres, n’en est pas pour cela également doué des facultés nécessaires pour y pourvoir. Dans une tribu de chasseurs, par exemple, tous les individus sentent également le besoin de se procurer de la nourriture, de la préparer, de se pourvoir d’arcs et de flèches, de construire des cabanes, etc. ; mais tous n’ont pas la même adresse à poursuivre le gibier, à faire la cuisine, à fabriquer des armes et à bâtir des huttes.
Dans cette situation, le seul moyen d’accorder les intérêts de tous, c’est l’échange. En conséquence, le chasseur adroit fournit du gibier à ceux qui se chargent de lui préparer sa nourriture, de lui fabriquer des armes et de lui construire ou réparer sa cabane ; celui qui a du talent pour la cuisine, devient le cuisinier de la horde et reçoit en récompense du gibier et une hutte de la part de ses compagnons, et ainsi des autres. Chacun étant en état de fournir un travail analogue à ses facultés, et tous reconnaissant de la valeur dans ce travail, il est tout naturel qu’ils s’arrangent de manière à troquer chacun le travail qu’il fait mieux que les autres, contre celui que les autres font mieux que lui.
C’est ainsi que la diversité des facultés humaines fait naître l’échange des travaux : mais elle ne produirait point cet effet, si les hommes n’étaient susceptibles de besoins factices. Chez plusieurs races d’animaux, qu’on reconnaît pour être de la même espèce, cette diversité de talents ou de dispositions naturelles est beaucoup plus remarquable que chez les hommes, antérieurement à l’effet des habitudes et de l’éducation. Par sa nature, un philosophe peut-être n’est pas de moitié aussi différent d’un portefaix en talents, qu’un mâtin l’est d’un lévrier, un lévrier d’un épagneul, et celui-ci d’un chien de berger. Toutefois ces différentes races d’animaux ne sont presque d’aucune utilité les unes pour les autres. Le matin n’ajoute pas aux avantages de sa force en s’aidant de la légèreté du lévrier, ou de la sagacité de l’épagneul, ou de la docilité du chien de berger : mais aussi il n’en sent aucun besoin. Quoique manquant de l’usage de la parole, il ne serait peut-être pas impossible à ces animaux de mettre leurs divers talents en commun et d’échanger chacun son travail contre celui de l’autre : mais un pareil accord ne se fait jamais entre eux, parce que leurs dispositions individuelles suffisent parfaitement aux besoins que leur a donnés la nature. Si cet échange de services était nécessaire à la conservation ou au développement des animaux, la nature leur en aurait inspiré le besoin, et l’instinct aurait remplacé en eux le jugement qui nous est nécessaire pour distinguer les services qui correspondent à nos besoins. [11]
Plus la société humaine fait de progrès, et plus la diversité des facultés acquises se prononce. La richesse, les habitudes et l’éducation mettent une distance immense entre des hommes, qui, par leurs facultés naturelles, se trouveraient sur la même ligne. Mais ce développement même que la richesse, l’éducation et les habitudes procurent à certains individus, n’eût pas été possible sans les échanges ; chacun alors eût été obligé de se procurer par lui-même toutes les nécessités de la vie ; chacun eût eu la même tâche à remplir et le même ouvrage à faire, et il n’y aurait pas eu lieu à cette grande diversité de fortunes et d’occupation qui seule peut donner naissance à une grande diversité de facultés acquises. Ainsi vous voyez que les échanges, qui dans l’origine paraissent être l’effet de la diversité des facultés humaines, en deviennent à la suite à leur tour la cause. Plus les échanges sont communs, plus il est possible à chaque individu de se borner à la besogne pour laquelle il se sent des dispositions et du goût, parce qu’alors il lui est possible de satisfaire à tous ses autres besoins par l’échange ; et plus chacun se borne à une besogne particulière, plus ses dispositions pour cette besogne ont le moyen de se développer et de se perfectionner.
De la même manière que la diversité des dispositions naturelles de l’homme fait naître l’échange des différents travaux qui sont le résultat de ces facultés, de même aussi la diversité des propriétés naturelles de la terre donne lieu à l’échange des différents produits matériels qu’elle fournit, soit seule, soit dirigée par le travail de l’homme. Chaque pays, chaque canton fournit certains produits, ou dans une plus grande perfection, ou exclusivement à toute autre contrée. Tous les pays de l’Europe produisent du lin ; mais celui de la Russie-Blanche et de Bologne est le meilleur ; plusieurs pays abondent en cuivre, mais celui de la Suède et du Japon est d’une qualité supérieure. Les vins renommés, le sucre, le café, les épiceries, ne viennent que dans certains climats, etc. A mesure que les besoins factices naissent et se multiplient, l’homme ne se contente plus des produits du sol qu’il habite : il visite d’autres contrées, pour y rechercher de nouvelles jouissances. C’est ainsi que la diversité des productions naturelles fait naître l’échange entre deux contrées, avec la même facilité avec laquelle il s’établit entre les habitants du même canton. D’ailleurs si deux contrées différentes offrent une diversité dans les produits de la nature, il est impossible qu’elles ne présentent encore une diversité dans les talents et les occupations de leurs habitants : ainsi les échanges de contrée à contrée ne se font pas seulement en raison des produits de la nature, mais encore en raison des produits du travail qu’elles peuvent s’offrir mutuellement. [12]
J’ai tâché de vous expliquer l’origine des échanges ; il me reste à vous faire connaître le mécanisme par lequel ils s’opèrent, et la terminologie qu’on a adoptée pour le rendre intelligible.
Tout échange est nécessairement précédé par l’offre et la demande des objets qu’on veut échanger. On offre une chose quand on témoigne le désir de s’en défaire par l’échange ; on la demande quand on manifeste l’intention de l’acquérir par ce moyen. Comme le troc suppose toujours deux objets échangeables, vous voyez que chacun des deux troquants peut être considéré comme offrant et comme demandeur. Les choses destinées à l’échange se nomment marchandises.
Lorsqu’il y a dans le même lieu plusieurs offrants et plusieurs demandeurs pour la même marchandise, on dit qu’il y a concurrence. Les offrants se font concurrence entre eux, les demandeurs de même. Comme chaque offrant offre une certaine quantité de la marchandise, et que chaque demandeur en demande une certaine quantité, vous voyez bien que l’offre d’une marchandise est sa quantité offerte, combinée avec le nombre des offrons ; et la demande d’une marchandise, sa quantité demandée, combinée avec le nombre des demandeurs. [13]
Là où l’offre et la demande d’une marchandise se rencontrent, elle trouve un marché ; ainsi le marché d’une marchandise s’étend à tous les lieux où elle peut s’échanger ou se débiter. Les marchandises qu’on offre à échanger ou qui cherchent à se débiter, sont dans la circulation.
Voilà les notions les plus indispensables sur les opérations de l’échange ; à mesure que nous avancerons, nous parviendrons à les préciser de plus en plus, et à en acquérir de nouvelles.
Chapitre VI. Valeur directe et indirecte. — Valeur échangeable.
Lorsque les échanges sont introduits, les choses utiles ou les valeurs que nous possédons, peuvent nous servir de deux manières : d’abord directement, quand nous les employons à notre propre usage ; et ensuite indirectement, quand nous les employons à les échanger contre d’autres valeurs. Ainsi dès lors l’utilité des choses est ou directe ou indirecte, et leur valeur de même.
Une chose obtient une valeur directe aux yeux de son possesseur, quand il la destine à son propre usage ou à sa consommation. C’est cette espèce de valeur que nous avons considérée jusqu’ici.
Une chose obtient une valeur indirecte, aux yeux de son possesseur, lorsqu’il la destine à l’échange. Cette espèce de valeur est toujours proportionnée à la valeur directe que le possesseur reconnaît dans les choses qu’il peut se procurer par l’échange. Un chasseur a tué plus de gibier qu’il n’en peut consommer avant qu’il se gâte : s’il n’y avait pas moyen d’échanger ce superflu, il le jetterait comme inutile, c’est-à-dire il n’y reconnaîtrait aucune valeur. Mais un autre chasseur a fabriqué plus de flèches qu’il ne lui en faut, et il offre de les troquer contre du gibier, dès lors le premier attribue une valeur indirecte à son gibier superflu, et cette valeur se mesure sur la valeur directe qu’il attribue aux flèches.
Les choses qui peuvent s’échanger les unes contre les autres, ont une valeur échangeable. Cette valeur, comme vous le sentez bien, ne dépend point de l’opinion de l’offrant, mais de celle du demandeur. Un libraire, par exemple, aurait beau offrir ses livres dans un village où personne ne sait lire : ils n’y auraient point de valeur échangeable, parce qu’ils ne seraient demandés par personne.
Ainsi c’est la demande qui donne cette valeur aux choses ; et pour qu’elles soient demandées, il faut qu’il y ait des personnes qui y reconnaissent une valeur directe : car qui voudrait faire l’acquisition d’une chose inutile? S’il arrive qu’une chose soit demandée par des personnes qui ne lui attribuent point de valeur directe, c’est que ces personnes sont des demandeurs intermédiaires, des marchands, qui ne la demandent pas pour eux-mêmes, mais pour d’autres personnes dont ils savent qu’elles attribuent une valeur directe à la chose. Ainsi un homme qui ne sait pas lire, achètera peut-être des livres ; mais ce sera pour les revendre.
Tout ceci, Messeigneurs, vous prouve que la valeur directe peut bien exister sans la valeur échangeable, mais que celle-ci suppose nécessairement la première. Il s’ensuit que la valeur échangeable d’une chose ne s’étend jamais au-delà de sa valeur directe, ni pour l’intensité ni pour la durée. Aussitôt que les consommateurs d’une chose cessent d’y reconnaître une utilité directe, la demande cesse, et avec elle la valeur échangeable qu’elle avait donnée à la chose. Nous avons vu dans le chapitre précédent, qu’il n’y a que les choses matérielles et le travail humain qui sont susceptibles d’être échangés : ainsi ces objets sont les seuls qui puissent avoir une valeur échangeable et devenir marchandises.
Chapitre VII. Idée générale du prix.
Pour consommer les échanges, les troquants sont obligés de comparer la valeur échangeable de leurs marchandises et de s’accorder sur la quantité que chacun cédera de la sienne contre une certaine quantité de celle de l’autre. Par exemple, lorsque dans notre commerce avec les Chinois, il s’agit de troquer des draps contre du thé, il ne suffit pas que les marchands russes et chinois déclarent vouloir échanger ces marchandises l’une contre l’autre : il faut encore qu’ils conviennent de la quantité de drap qui doit être cédée contre une certaine quantité de thé, et vice versa.
Ce sont ces quantités corrélatives qui constituent le prix des marchandises. Supposons que les marchands de Kiakhta conviennent de troquer quatre livres de thé contre une archine de drap : il est clair que la quantité de drap fait le prix du thé, comme la quantité de thé fait le prix du drap.[14] Ainsi le prix d’une marchandise ne peut jamais s’exprimer autrement que par le prix de la marchandise contre laquelle elle s’échange. Il s’ensuit encore que le prix d’une marchandise ne saurait hausser, sans que le prix de la marchandise contre laquelle on l’échange ne baisse. Si le prix du drap, relativement au thé, montait, le prix du thé, relativement au drap, diminuerait précisément dans la même proportion.
Comment le prix diffère-t-il de la valeur échangeable? En ce qu’il est l’expression précise de cette valeur. Quand le drap et le thé peuvent s’échanger l’un contre l’autre, ou contre d’autres choses, ces denrées ont une valeur échangeable. Mais lorsque, dans les échanges, on donne telle quantité de drap contre telle quantité de thé, les troquants sont convenus du degré de valeur échangeable qu’ils attribueront mutuellement à leurs marchandises ; et ce degré s’appelle le prix.
Mais voici une autre différence plus essentielle. Vous avez reconnu, Messeigneurs, que c’est la demande seule qui fait naître la valeur échangeable : il en est autrement du prix, car celui-ci est le résultat de l’offre et de la demande, c’est-à-dire il se détermine aussi bien par l’une que par l’autre. Si les prix des marchandises dépendaient uniquement de la demande, ils seraient purement arbitraires ; mais étant l’effet combiné de l’offre et de la demande, ils ont une base fixe vers laquelle ils tendent toujours, et dont ils ne peuvent dévier longtemps sans faire cesser l’offre.
Cette base, ce sont les frais de production, ou les avances indispensables qu’exige une marchandise pour la faire exister dans le lieu où elle doit s’échanger. Ces frais constituent le prix nécessaire de la marchandise, ou le prix que doit lui attribuer le producteur.[15] Lorsqu’une marchandise vient à être échangée, le producteur ne peut la céder au-dessous de ce prix sans une perte évidente ; s’il y est forcé, la production s’arrête ; car dans la règle, personne ne voudra s’occuper d’une production qui coûte plus qu’elle ne rapporte.
Cette notion du prix nécessaire, Messeigneurs, peut vous servir à préciser celles de la demande et du marché que vous avez déjà acquises. Vous voyez qu’une marchandise, n’est effectivement demandée que lorsqu’on offre pour l’avoir une valeur égale à son prix nécessaire [16] ; et que le marché d’une marchandise s’étend à tout demandeur qui offre un prix égal au prix nécessaire de la marchandise rendue chez lui. Or comme le prix nécessaire varie suivant les temps et les lieux, il s’ensuit que de deux personnes qui débitent la même marchandise, celle qui peut la céder à un prix nécessaire moindre, aura un marché plus étendu que l’autre, puisque sa marchandise trouvera un plus grand nombre de demandeurs effectifs.
Si l’offre pouvait toujours se proportionner exactement à la demande, les marchandises s’échangeraient toujours pour leur prix nécessaire ; mais il est impossible que cet équilibre se maintienne longtemps, alors même que le hasard l’a établi. D’un côté la demande de chaque marchandise varie sans cesse suivant le nombre et le besoin des consommateurs ; de l’autre, l’offre est sujette aux mêmes variations. Il s’ensuit que le prix de chaque marchandise devient le résultat d’une lutte entre les offrants et les demandeurs : leurs intérêts étant opposés, chaque parti cherche à pourvoir au sien propre, aux dépens de celui de son adversaire ; et les deux partis ne demeurent d’accord que lorsqu’ils ont divisé le différent entre eux proportionnellement à leurs forces respectives. Le prix qui se fixe de cette manière, s’appelle le prix courant ou le prix de marché. [17]
La demande et l’offre peuvent augmenter ou diminuer sans que la proportion qui subsiste entre elles soit dérangée : elles peuvent encore subir ces changements en sens contraire l’une de l’autre. Ainsi, il faut distinguer l’étendue de la demande et de l’offre, de l’énergie dont elles sont susceptibles. Sous le rapport de l’étendue, la demande et l’offre sont ou grandes ou petites ; sous le rapport de l’énergie, elles sont ou fortes, ou faibles. Quand la demande est grande ou petite l’offre l’est aussi ; mais quand la demande est forte, l’offre est faible ; et quand la demande est faible, l’offre est forte.
Ainsi, sous le rapport de l’étendue, quelles que soient ses dimensions, la demande et l’offre sont toujours en équilibre, et le prix courant de la marchandise est de niveau avec son prix nécessaire. Quand la demande est faible ou forte, la concurrence fait naître à côté de la lutte entre les offrants et les demandeurs, une seconde lutte, soit parmi les offrants, pour se défaire de la marchandise, ce qui fait que le prix baisse ; soit parmi les demandeurs, pour acquérir la marchandise, ce qui fait que le prix monte. Une demande forte produit la concurrence parmi les demandeurs ; une demande faible la produit parmi les offrants. Vous voyez que les forces respectives des deux partis sont toujours en raison inverse de leur nombre et du besoin qu’ils ont d’échanger. Le nombre augmente la concurrence que se font les uns aux autres les gens dont l’intérêt est le même ; le besoin les presse de conclure.
Une demande forte suppose que la quantité demandée surpasse la quantité offerte : il s’ensuit que les demandeurs effectifs (c’est-à-dire ceux qui sont disposés à faire l’acquisition de la marchandise au prix nécessaire) ne peuvent se fournir tous la quantité qu’il leur faut. Du moment qu’ils s’aperçoivent ou se doutent de ce déficit, la rivalité s’établit entre eux. Craignant de manquer de la marchandise, les plus riches des demandeurs, ou ceux qui sentent le plus grand besoin de posséder la marchandise, offrent un prix plus haut. D’autre part les offrants augmentent leurs prétentions à mesure qu’ils voient la concurrence s’accroître. De cette manière le prix s’élève plus ou moins au-dessus du prix nécessaire, suivant la grandeur du déficit, ou suivant que la richesse ou le besoin des demandeurs vient à animer plus ou moins la chaleur de cette concurrence. Le même déficit donne en général lieu à une concurrence d’autant plus active, que la marchandise se trouve satisfaire à un besoin plus indispensable et qu’il y a une plus grande égalité dans les fortunes des concurrents : de là le prix exorbitant des denrées nourrissantes pendant le blocus d’une ville ou dans une famine.
Une demande faible suppose que la quantité offerte surpasse la quantité demandée : il s’ensuit que la marchandise ne peut être toute cédée à ceux qui voudraient l’acquérir au prix nécessaire. En conséquence il faut bien qu’il y en ait une partie cédée à ceux qui veulent l’acquérir à un prix moindre, et le bas prix que donnent ceux-ci, réduit nécessairement le prix du tout. C’est ainsi que le prix courant tombe plus ou moins au-dessous du prix nécessaire, selon que la quantité de l’excédent augmente plus ou moins la concurrence des offrants, ou suivant qu’il leur importe plus ou moins de se défaire promptement de la marchandise. Le même excédant donne lieu à une concurrence d’autant plus vive, que la marchandise est plus périssable ; elle sera plus vive lorsqu’il s’agit d’échanger des oranges, que lorsqu’il s’agit d’échanger du fer.
Ainsi la loi générale à laquelle le prix obéit, c’est qu’il monte quand la demande surpasse l’offre, et qu’il baisse quand l’offre surpasse la demande. Quand l’offre et la demande sont égales, cet équilibre peut être dérangé : 1° par un accroissement de la demande, ou par une diminution dans l’offre, ou enfin par ces deux causes réunies, et dans tous ces cas le prix montera ; l’équilibre peut encore être troublé ; 1° par une diminution dans la demande, ou par une augmentation dans l’offre, ou bien par ces deux causes réunies, et dans tous ces cas le prix baissera.
Quand la demande et l’offre ne sont point en équilibre, un changement dans les proportions peut le rétablir. Si la demande descend ou monte jusqu’au niveau de l’offre ; ou si l’offre monte ou descend jusqu’au niveau de la demande, l’équilibre se trouve rétabli.
Une Variation dans l’offre ou dans la demande ne fait pas changer le prix, lorsque la variation est égale des deux côtés. C’est le rapport des deux données qui détermine le prix courant ; quand le rapport demeure le même, le prix demeure le même. C’est ce qui fait qu’on trouve dans la circulation d’énormes quantités de certaines marchandises sans que leur prix soit avili. La demande qu’on en fait est énorme aussi. [18]
Quelles que soient les variations du prix courant, il est constamment ramené par la nature des choses vers le prix nécessaire ; car lorsqu’il est au-dessous de ce dernier, l’offre diminue, et quand il est au-dessus, elle augmente ; de sorte que l’équilibre tend sans cesse à se rétablir. Si cet ordre de choses se trouve dérangé, c’est toujours l’effet d’un monopole, c’est-à-dire d’un privilège qui, en écartant la concurrence des offrants, favorise quelques-uns d’entre eux, au préjudice des autres et de tous les demandeurs. Quand l’offre d’une marchandise est restreinte de manière qu’il ne peut pas y avoir concurrence parmi les offrants, ceux qui ont le monopole de la produire ou de l’amener au marché, profitent de ce privilège pour tenir le marché constamment dégarni, ce qui a l’effet que la demande reste toujours supérieure à l’offre, et que l’équilibre ne peut jamais se rétablir. Ainsi le prix de monopole est toujours le plus haut qu’il puisse y avoir. Nous verrons par la suite que le monopole résulte quelquefois des lois de la nature même ; mais bien plus souvent il est l’effet des institutions vicieuses des hommes.
L’excédent du prix courant sur le prix nécessaire, ou ce que l’offrant reçoit au-delà des frais de production, constitue son gain. L’excédent du prix nécessaire sur le prix courant, ou -ce que l’offrant reçoit de moins que ses frais de production, constitue sa perte.
Il est important d’observer que toutes les choses qui sont susceptibles de s’échanger ou de devenir marchandises, peuvent aussi se prêter. Le prix des choses qui se prêtent, se compose également d’un prix nécessaire et d’un prix courant, et il suit les mêmes règles que le prix des choses qui s’échangent. [19]
Chapitre VIII. Mesure commune des valeurs échangeables.
Nous avons vu au commencement du chapitre précédent, que dans l’échange de deux marchandises, chacune d’elles sert de mesure de valeur à l’autre. En supposant, comme nous y avons fait, que dans le commerce de Kiakhta une archine de drap soit échangée contre quatre livres de thé, il est clair que le drap est la mesure de la valeur échangeable du thé, et que le thé est la mesure de la valeur du drap. Si le prix de chacune de ces marchandises relativement à l’autre était le même pour tout le marché de Kiakhta, les commerçants de cet endroit ne pourraient-ils pas dire indifféremment qu’une archine de drap vaut quatre livres de thé, et qu’un poud de thé vaut dix archines de drap?
Sans doute ; mais dans une société commerçante il y a un grand nombre de marchandises, et il importe aux commerçants d’évaluer le prix de chaque marchandise, non-seulement par rapport à telle autre marchandise, mais par rapport à toutes les autres marchandises. Le marchand russe de Kiakhta, par exemple, est intéressé à savoir, non-seulement combien une archine de son drap vaut de thé, mais encore combien elle vaut de porcelaine, de rhubarbe, d’encre chinoise, de papier, de nangkin, etc. ; le marchand chinois est dans le même cas. Si le premier n’a jamais troqué son drap contre ces marchandises, il ne peut parvenir à connaître leur prix relativement au drap, que par le prix d’autres marchandises qui ont été échangées, non-seulement contre ces marchandises, mais aussi contre du drap. Mettons qu’une archine de drap s’échange ordinairement contre quinze livres de cuivre, et que cette quantité de cuivre puisse s’échanger contre une pièce de nangkin : le prix du cuivre relativement à ces deux marchandises présenterait alors un terme de comparaison pour les évaluer entre elles, et il s’ensuivrait qu’une archine de drap pourrait s’échanger ou qu’elle vaudrait une pièce de nangkin.
Vous voyez que ce procédé exige autant de termes de comparaison qu’il y a de marchandises en circulation, et que, si quelqu’une de ces marchandises n’était pas échangée contre deux autres marchandises, mais seulement contre une seule, elle ne pourrait point servir de terme de comparaison.
Ces difficultés d’évaluer le prix des marchandises, ont fait sentir à toutes les nations commerçantes la nécessité d’un terme commun de comparaison pour toutes les valeurs, comme il faut, pour réduire les fractions, un dénominateur commun, sans lequel on ne pourrait s’entendre. Ce terme commun de comparaison peut être purement idéal, et il l’est effectivement chez quelques peuples peu civilisés. On raconte que les nègres Mandigos, qui font le commerce de la poudre d’or avec les marchands arabes, ont imaginé un pareil moyen pour évaluer les denrées qu’ils échangent : ils les rapportent toutes à une échelle fictive, dont les parties s’appellent macutes. Ils disent par exemple : telle marchandise vaut 3 macutes ; telle autre vaut 5 macutes ; telle autre en vaut 10. Et cependant ces macutes ne peuvent ni se voir, ni se toucher : c’est un mot entièrement abstrait et qui ne désigne aucun objet sensible. Ce n’est ni une monnaie, ni un signe représentatif de la monnaie, car on n’échange pas sa marchandise contre deux, trois, quatre macutes, mais contre une autre marchandise valant le même nombre de macutes. Qu’est-ce donc? C’est un terme commun de comparaison pour tous les prix ; mais un terme idéal.[20]
Quoiqu’il soit possible d’évaluer les prix de cette manière, toutes les nations civilisées ont cependant préféré d’adopter pour cet effet une chose réelle, une marchandise. Cette méthode a l’avantage de présenter, non-seulement un terme commun de comparaison, mais encore une mesure de valeur, puisque la marchandise a elle-même de la valeur. Le choix n’était pas difficile. Comme c’est une qualité indispensable dans tout objet qui doit servir de mesure, d’être invariable autant qu’il est possible, tout le monde devait naturellement s’accorder à choisir la marchandise dont le prix, relativement à toutes les autres marchandises, était le plus constant et le plus uniforme dans tous les pays : or cette marchandise, c’est l’or ou l’argent. Le prix de ces métaux n’est à la vérité ni tout-à-fait invariable, ni tout-à-fait uniforme ; mais comme il n’existe pas d’autre marchandise dont le prix varie moins, soit d’un temps à l’autre, soit d’un pays à l’autre, ils sont toujours encore la mesure la moins imparfaite qu’on puisse trouver sur la terre.
Chapitre IX. Gage universel des valeurs échangeables : Numéraire.
Quelques grands que soient les avantages qu’une mesure commune des valeurs présente, ils sont loin d’écarter toutes les difficultés qui se rencontrent dans les échanges. Un homme, je suppose, a plus d’une certaine denrée qu’il ne lui en faut, tandis qu’un autre en manque. En conséquence le premier serait bien aise de se défaire par l’échange de son superflu, et le dernier ne demanderait pas mieux que de l’acquérir. Mais si par malheur celui-ci ne possède rien dont l’autre ait besoin, il ne pourra pas se faire d’échange entre eux. Le cordonnier va chez le boulanger, et, pour avoir du pain, il lui offre des souliers ; mais le boulanger est pourvu de souliers : c’est un habit qu’il lui faut. Pour en avoir un, il donnerait volontiers du pain au tailleur ; mais le tailleur ne manque point de cette denrée ; il voudrait avoir de la viande— et ainsi de suite à l’infini.[21]
Les embarras qui résultent d’une pareille situation, conduisent les hommes de bonne heure à l’idée d’emprunter les marchandises qu’ils ne peuvent pas se procurer par l’échange. Or dans l’enfance des sociétés, lorsque le crédit est inconnu, personne ne sera disposé à prêter une marchandise, sans s’assurer de son recouvrement par un équivalent ou un gage, que l’emprunteur dépose à cet effet chez le prêteur, jusqu’au moment où il pourra rendre la marchandise empruntée
Toute marchandise peut servir de gage ; mais les marchandises les plus propres à cet emploi, ce sont celles dont la valeur varie le moins possible, qui sont les plus faciles à transporter, qui peuvent se conserver sans altération, et qui sont susceptibles de se diviser, sans perdre de leur valeur, en autant de portions qu’il est nécessaire pour égaler la valeur qu’elles doivent représenter comme gage. Une marchandise qui réunirait toutes ces qualités au plus haut degré, serait si éminemment propre à servir de gage, que tout le monde s’accorderait facilement à n’en offrir et à n’en accepter d’autre que celle-là. Il ne faut donc pas s’étonner que les métaux, et surtout les métaux précieux, ont obtenu partout pour cet usage, la préférence sur toutes les autres marchandises ; car ils sont les seules dans lesquelles toutes ces qualités se trouvent réunies au plus haut degré.
Dès qu’une marchandise sert comme gage universel dans une société, elle cesse d’être un gage, elle devient une marchandise banale : elle ne se prête plus, elle s’échange contre toutes les autres marchandises. Tout homme sachant qu’elle sera volontiers reçue en échange contre toute autre marchandise d’égale valeur, est toujours prêt à la recevoir lui-même en échange des marchandises dont il peut disposer. Elle lui convient par cela seul qu’il est assuré qu’elle conviendra à d’autres ; et elle convient à tous, par la même raison qu’elle lui convient à lui-même.
L’or et l’argent remplissant sa double fonction de servir comme mesure générale des valeurs et comme marchandise banale, on leur a donné le nom de numéraire quand ils servent à cet usage. Il paraît cependant que la première de ces fonctions a été leur destination primitive, et qu’ils n’ont été employés à la seconde que dans la suite des temps. Ceci n’est point une supposition gratuite ; c’est une observation fondée sur l’expérience. Le besoin d’une mesure commune des valeurs est bien plus urgent que celui d’une marchandise banale. Nous venons de voir que chez les nègres Mandigos, l’invention des macutes a précédé l’usage du numéraire. Dans le commerce qui se fait entre la Russie et la Chine, l’argent sert à évaluer toutes les marchandises ; cependant ce commerce se fait par des trocs. La même chose se pratique chez les libraires d’Allemagne rassemblés aux foires de Leipsick : chacun d’eux y troque ses livres contre ceux des autres libraires ; mais le prix de ces livres est évalué en numéraire. Dans tous les pays civilisés il se fait chaque année un grand nombre d’échanges sous forme de trocs, pour lesquels on peut se passer d’une marchandise banale ; mais dans aucun de ces échanges on ne peut se passer d’une mesure commune des valeurs.
A mesure que les hommes se sont familiarisés avec l’habitude de tout évaluer en numéraire et d’échanger tout contre du numéraire, ils se sont accoutumés à considérer les échanges sous un nouveau point de vue. Ils ont distingué l’échange d’une marchandise contre toute autre marchandise, de celui qui se fait d’une marchandise contre du numéraire, et ils ont appelé le premier troc, et le second marché. Un marché n’est que la moitié d’un troc, qui s’achève toujours ensuite par un autre marché. Un homme, par exemple, qui échange du vin contre de la toile, fait un troc ; mais celui qui a besoin de toile, et qui échange son vin contre de l’argent, ne fait que la moitié d’un troc, puisqu’il lui faut ensuite échanger l’argent contre de la toile. Chaque marché se compose d’un achat et d’une vente. Le vendeur, c’est celui qui cède la marchandise ; celui qui l’acquiert et qui la paie, c’est l’acheteur. Dans les trocs, chacun des deux troquans fait également l’offre et la demande ; dans les marchés, le vendeur seul est censé être l’offrant, et l’acheteur seul être le demandeur.
La plupart des nations commerçantes ont tâché de suppléer au numéraire par des papiers de crédit, qui doivent représenter le numéraire, lequel lui-même ne fait que représenter les marchandises. Ces papiers, compris sous le nom de billets de banque, ont plus ou moins de valeur, suivant que les conditions qu’ils énoncent, sont plus ou moins exactement remplies : ainsi leur valeur est extrêmement variable, et elle peut même tomber au point de devenir nulle. Cette circonstance les rend tout-à-fait inhabiles à servir de mesure commune des valeurs, et peu propres à en être le gage universel ; quoique, sous un autre rapport, ils soient un instrument de circulation très-commode, par la facilité avec laquelle on peut les transmettre et les envoyer au loin. Nos assignats, par exemple, sont, sous ce rapport, un instrument d’échange bien plus commode que la monnaie d’argent ; mais sous tous les autres rapports ils lui sont inférieurs. Ils ne sont, ni un gage aussi sûr, ni une mesure de valeur aussi juste. Lorsqu’il s’agit de comparer des valeurs en différens temps ou en différens lieux, on ne peut plus s’en servir comme terme de comparaison , parce que leur valeur varie d’un jour à l’autre. C’est par cette raison que, toutes les fois qu’il m’arrivera dans la suite de ce cours d’évaluer des sommes en monnaie de Russie, je me servirai constamment de la monnaie actuelle d’argent. Je vous prie de ne pas négliger cet avis, puisque autrement il y aurait lieu à beaucoup de confusion dans les idées et à des méprises essentielles.[22]
Chapitre X. Classification des valeurs : Biens externes ; Richesse. — Biens internes ; Civilisation.
Jusqu’ici, Messeigneurs, nous avons employé le terme général de valeurs ou de biens pour désigner les choses dans lesquelles l’opinion reconnaît une utilité : il est temps d’examiner la nature de ces choses, et de les classer suivant les caractères qui les distinguent.
La distinction la plus frappante qui se présente d’abord, c’est qu’il y a des valeurs qui sont susceptibles d’appropriation, et qu’il y en a qui ne le sont point. Les premières seules sont l’objet de l’économie politique car l’analyse des autres ne fournirait aucun résultat qui fût digne de l’attention de l’homme d’état.
Parmi les valeurs qui peuvent entrer dans notre possession, les unes sont matérielles et se composent de choses hors de nous ; les autres sont immatérielles, c’est-à-dire elles ne tombent point sous les sens ; celles-ci forment notre propriété morale et font partie de notre être. On peut distinguer ces deux classes de valeurs par les noms de Biens Externes et de BIENS INTERNES ; les premières sont communément appelées RICHESSES ; les autres n’ont point de dénomination particulière.
Ainsi le terme de richesses comprend tous les produits matériels de la nature et du travail que nous pouvons nous approprier et dans lesquels l’opinion reconnaît une utilité. On peut les diviser en richesses nourrissantes, métissantes, logeantes, meublantes ; une espèce particulière se constitue des moyens de production, tels que les fonds de terre, les bâtimens de ferme, les usines, les ateliers, les magasins, les moyens de transport, les instrumens de métier, etc.
Chacune de ces espèces comprend des richesses brutes et des richesses préparées à différens degrés d’avancement. Ainsi les grains, la farine, le pain, sont également des richesses nourrissantes ; la laine qui couvre les brebis, la laine peignée et cardée, le fil de laine, le fil teint, le drap et les habits appartiennent également à l’espèce des richesses vêtissantes, etc. Les richesses brutes sont quelquefois des produits spontanés delà nature ; mais les richesses préparées doivent toujours leur origine au travail aidé par la nature. Le bois sauvage et celui que l’homme a planté et soigné, sont tous les deux des richesses, quoique le premier soit un produit spontané de la nature, et le second un produit du travail aidé par la nature. Mais pour préparer le bois à l’usage de l’homme, pour en faire par exemple des meubles, il faut nécessairement du travail.
Sous le nom de biens internes nous comprenons tous les produits immatériels de la nature et du travail, dans lesquels l’opinion reconnaît une utilité, et qui peuvent former la propriété morale de l’homme. On peut en distinguer autant d’espèces qu’il y a de facultés humaines ; ainsi nous rangerons sous la cathégorie des biens physiques, la santé, la vigueur, la dextérité, les arts mécaniques, etc. ; sous celle des biens intellectuels, la raison, les lumières, le goût, les sciences, les arts libéraux, etc. ; enfin sous celle des biens moraux, la sociabilité, les sentimens moraux et religieux, la liberté, la propriété, etc. Tous les biens internes indistinctement peuvent servir comme moyens de production.
Chacune de- ces espèces comprend également des biens dûs à la nature seule, et d’autres qui sont le résultat du travail aidé par la nature. Les facultés naturelles sont le produit spontané dé là nature ; les facultés acquises sont celui de la nature et du travail.
Vous voyez que si la source de la valeur est dans l’opinion, celle des choses auxquelles nous attribuons de la valeur, se trouve dans la nature et dans le travail. Ces deux puissances étant d’une utilité si éminente, ont elles-mêmes de la valeur ; mais puisqu’elles agissent comme causes dans la production des valeurs, l’économie politique aussi ne les considère que sous ce rapport, et conséquemment elle ne les range ni parmi les richesses ni parmi les biens internes.
Les choses matérielles sont susceptibles, non-seulement d’être possédées, mais encore d’être transmises : ainsi, pourvu que l’opinion de plusieurs personnes leur reconnaisse de l’utilité, elles peuvent avoir une valeur échangeable ou un prix. Les choses immatérielles au contraire, peuvent être possédées, mais, à l’exception d’un très-petit nombre, on ne saurait les transmettre : ainsi elles n’ont qu’une valeur directe, et ne peuvent jamais acquérir une valeur échangeable. On ne peut ni les acheter ni les vendre ; on ne peut acheter et vendre que le travail qui les produit.
Cette observation fournit le second caractère distinctif des unes et des autres : les richesses ont un prix ; les biens internes n’ont que de la valeur. Quand il s’agit de la valeur des richesses, c’est toujours de leur valeur échangeable ou de leur prix qu’on parle. Cette manière de s’exprimer n’est point blâmable, parce que l’idée du prix est comprise dans celle de la valeur ; mais il ne faudrait point parler du prix des sciences, des sentiments, des vertus, parce que ces choses ne peuvent jamais en avoir.
La masse entière de richesses qui se trouve exister dans une nation, constitue sa RICHESSE NATIONALE ; et celle des biens internes qu’elle possède, sa CIVILISATION. C’est de ces deux objets que se compose la Prospérité Nationale. L’analyse de leur nature, de leurs causes et de leurs effets, nous occupera successivement dans les deux branches de l’économie politique.[23]
Notes
Les notes de Storch sont sous la forme (I).
Les notes de Say sont sous la forme (a).
[1] (a) Le développement des besoins suppose encore d’autres conditions, dont nous parlerons dans la suite ; mais ces conditions mêmes ne peuvent avoir lieu que dans la société.
[2] (I) Cette idée que le gouvernement patriarcal est le premier type du gouvernement politique et que le prince est dans l’état ce que le père est dans la famille ou la tribu, a pris naissance dans un temps où l’on ignorait complètement la nature, les ressources et l’objet de la société. Il n’y a aucune analogie entre le chef de la famille et le chef de l’état. L’autorité du père est fondée sur la nature ; c’est elle qui l’a créée, non seulement parce que le père a engendré les enfants, mais parce que l’être qui est fort a le pouvoir sur l’être qui est faible, l’être qui crée les choses nécessaires à la vie, sur l’être qui ne sait encore rien créer et qui a besoin de tout. Dans l’état, l’autorité du chef est toute de convention, car la nature n’a fait en lui qu’un homme faible comparé à une nation. La véritable expérience, l’expérience qui apprend ce qui convient à la société et les moyens de se le procurer, est dans la nation ; c’est là que sont les capitaux, l’industrie, les sciences, les arts et le travail.
Dans la famille toutes les idées utiles, tous les moyens d’exécution, viennent du chef ; c’est lui qui conçoit toutes les entreprises productives et qui réellement fait vivre ses enfants et ses ouvriers. Dans l’état, le chef vit aux dépens de ses administrés qui ne prospèrent jamais mieux que lorsqu’il s’abstient de diriger leurs actions.
Une nation pourrait à la rigueur subsister sans son gouvernement : chaque profession échangerait les fruits de son travail contre les produits du travail des autres. Un gouvernement sans nation ne saurait se concevoir.
Ce sont vraiment de plaisants enfants que ceux chez qui se trouvent la force, la pensée et l’exécution! On en peut dire autant de l’emblème d’un berger conduisant son troupeau. Il faut renvoyer toutes ces bergeries politiques aux siècles passés ; elles ne sont plus du nôtre. J.-B. S.
[3] (a) Cette vérité n’est pas neuve, mais elle n’a jamais été développée et prouvée d’une manière convaincante (I) C’est sur elle que l’abbé de Condillac a fondé son système ; mais l’ouvrage dans lequel il le présente (le Commerce et le gouvernement, considérés l’un relativement à l’autre) est si peu fait pour captiver l’attention du lecteur instruit, que l’application fait oublier le principe. Dans la préface que Garnier a mise à la tête de sa traduction de Smith, il énonce (p. 5) le même principe, et d’une manière très-précise et très-énergique ; cependant le silence qu’il garde sur l’opinion contraire de Smith, fait bien voir que ce n’était qu’une idée qui l’avait frappé momentanément, et dont il n’avait point saisi les conséquences.
(I) M. Storch ici n’est pas équitable. Cette vérité sert de fondement à un livre auquel il a quelques-obligations. J.-B. S.
[4] (I) Pour qu’il y ait consommation il faut de plus qu’il y ait une destruction de valeur et que cette valeur ait été donnée par l’industrie. On ne consomme pas l’eau d’une rivière, bien qu’on l’emploie, parce qu’elle n’avait aucune valeur. On ne consomme pas un champ, bien qu’il ait une valeur, parce que ce n’est pas l’industrie qui la lui a donnée ; mais on peut consommer les clôtures, les bâtiments ajoutés à ce champ, parce que ce sont des produits de l’industrie ; qu’ils ont une valeur, et que la consommation qu’on en fait détruit cette valeur. Ce n’est point parce qu’une chose est terminée, finie, comme il est dit plus bas, qu’elle est consommée : c’est parce que sa valeur n’existe plus. Il n’y a aucun rapport entre la consommation d’un mariage et les consommations de l’économie politique, si ce n’est, peut-être, les satisfactions qu’on y goûte. J.-B. S.
[5] (I) Dans les exemples cités il y a jouissance et non consommation, car on ne détruit pas la valeur de ce dont on jouit. J.-B. S.
[6] (a) Les philosophes et les moralistes de l’antiquité pensaient autrement sur ce sujet. Si quem volueris esse divitem , dit Sénèque, non est quod augeas divitias, sed minuas cupiditates. Cette maxime, si elle était suivie, nous conduirait infailliblement à la pauvreté et à la barbarie, c’est-à-dire à cette condition où l’homme se rapproche le plus des bêtes, et où il perd tout ce qui ennoblit sa nature.
[7] (b) Voyez le chap. II, p. 42.
[8] (a) Sous ce nom je comprends toute mesure illégitime qu’on emploie pour se mettre en possession de la propriété d’autrui, comme, par exemple, la spoliation, la rapine, le larcin, le vol, etc.
[9] (I) La violence et la persuasion ne peuvent pas être mises au rang des moyens de satisfaire les besoins de la société. Si un homme obtient ainsi une portion de ce qui m’appartient, je suis privé de la faculté de satisfaire mes besoins précisément jusqu’au point où il acquiert la faculté de satisfaire les siens. Il n’y a que la production qui introduise dans la société de nouveaux moyens de se satisfaire. Hoc opus, hic labor est. J.-B. S.
[10] (a) Voyez chap. II, p. 47.
[11] (a) C’est effectivement le cas de quelques espèces d’entre eux, qui vivent en société, comme des castors, des abeilles, des fourmis, des termites, etc.
[12] (a) Smith cherche l’origine des échanges dans un penchant à trafiquer, qu’il suppose être naturel à l’homme, et dont il croit les animaux dépourvus. Il ne veut point décider si ce penchant est un des premiers principes de la nature humaine, ou s’il est une conséquence nécessaire de l’usage du raisonnement et de la parole. (Wealth of nations, vol. I, p. 20.) La solution de ce problème, que j’ai hasardée, me semble plus naturelle ; si elle était trouvée satisfaisante, il s’ensuivrait que la division du travail serait plutôt la cause que l’effet des échanges, du moins dans ses commencements.
[13] (a) La plupart des auteurs économiques bornent la notion de l’offre et de la demande aux quantités offertes et demandées : on voit combien cette notion est insuffisante, puisqu’elle exclut la concurrence, circonstance dont l’effet n’est pas moins décisif pour le taux du prix courant que celui des quantités.
[14] (I) L’usage veut que l’on appelle valeur échangeable la quantité de toute autre marchandise que l’on donne en échange de celle qu’on veut avoir, et prix la quantité de monnaie que l’on donne pour le même objet. J.-B. S.
[15] (a) C’est le prix que Smith appelle le prix naturel ; qualification qui ne lui convient guère. J’ai préféré le ternie employé par Sismondi, qui exprime ce qu’il doit exprimer.
[16] (a) Say, Traité, etc., 1re édit., tom. II, p. 68.
[17] (a) Il n’y a que les marchandises dont la demande est régulière et constante, qui ont un prix courant. Une marchandise qui n’est pas régulièrement demandée, n’a qu’un prix de fantaisie, dont il ne peut pas être question quand on veut découvrir les lois qui règlent les prix. Lorsqu’on parle du prix d’une marchandise, sans autre désignation, on entend par-là son prix courant, et non son prix nécessaire.
[18] (a) Say, Traité, etc, 1re édit., tom. II, p. 58.
[19] (I) Cette exposition de faits, en général vraie, n’a peut-être pas dans l’expression toute la précision désirable.
Il est impossible de parler du rapport entre la quantité que l’on offre et la quantité que l’on demande d’une certaine marchandise, en faisant abstraction de son prix, parce que c’est à tel prix et non à tel autre que l’on peut demander d’un côté et offrir de l’autre telle ou telle quantité.
En 1813 lorsque la difficulté des communications, les risques delà contrebande, l’énormité des droits, avaient porté les sucres blancs en France au prix de cinq francs la livre, la France se trouva dans l’impossibilité d’en consommer, et par conséquent d’en demander, plus de 14 millions de livres par an. (voyelle rapport fait à cette époque par le ministre de l’intérieur). Aujourd’hui (1822) que le même sucre vaut un franc, il convient à la France d’en consommer 100 millions de livres environ. Dans les deux cas, les quantités fournies à la France étaient égales à sa demande ; mais il est évident que ces quantités étaient dépendantes des prix.
Sur ce sujet assez délicat, il n’est pas impossible d’accorder Adam Smith qui pense que les prix sont pour chaque marchandise, le résultat du rapport entre l’offre et la demande ; et M. David Ricardo qui soutient que l’offre et la demande n’y influent en rien, et que les prix des choses ne sont réglés que par les frais de production, par cela même que M. Storch appelle le prix nécessaire.
Les frais de production déterminent, il est vrai, le prix auquel on peut fournir une certaine quantité d’une certaine denrée ; mais ces frais eux-mêmes varient selon la demande. En effet de quoi se composent les frais de production? Des profils des différents producteurs ; du salaire des travailleurs notamment. Quand la demande d’un produit augmente, le salaire des travaux propres à le créer, augmentent ; et comme ce salaire compose en partie les frais de cette production, il est également vrai que le prix est monté par la demande, et que le prix est toujours égal aux frais de production.
Ainsi en supposant que la population et la richesse de la France vinssent à s’accroître, la France pourrait porter la consommation de sucre qu’elle fait, de 100 à 120 millions de livres. La quantité offerte resterait pour un moment inférieure à la quantité demandée ; le prix monterait conséquemment ; et les producteurs de sucre pourraient dès lors en faire venir de plus loin et en tirer de quelques endroits où sa culture est plus dispendieuse ; les salaires et les profits des anciens producteurs seraient plus forts ; une demande plus grande aurait porté le prix de cette denrée d’un franc à un franc vingt centimes peut-être ; et ce prix ne serait encore que le remboursement des frais de production.
Dans la supposition contraire, si la culture d’une canne plus abondante en sucre, celle d’Otaïti, par exemple, se répandait partout où l’on peut cultiver cette plante ; on obtiendrait peut-être, sans faire plus d’avances, un quart plus de sucre ; l’offre du sucre augmenterait ; son prix baisserait à quatre-vingts centimes, et ce prix, causé par l’excès de l’offre, serait encore l’expression des frais de production.
Les prix ne sont pas seulement déterminés par le rapport qui existe entre l’offre et la demande : ils sont l’expression même de ce rapport. Mais la preuve de cette proposition exigerait des développements qu’il m’est impossible de donner ici. Quant au monopole, il ne fait que varier les données, mais ne change rien à la théorie. Regardez la quantité d’une marchandise que le monopoleur met en vente, comme la quantité que l’on peut obtenir par la production, et les profits qu’il fait, comme étant des frais de production indispensables, et vous aurez, aussi bien que dans les exemples précédents, un prix qui sera tout à la fois le résultat du rapport entre la demande et l’offre, et l’expression des frais de production.
J’avoue que je n’ai pu comprendre ce que l’auteur a voulu dire dans son dernier alinéa. Il n’y a nul besoin de stipuler le prix des choses qui se prêtent, et nul débat à ce sujet ne peut s’établir entre le prêteur et l’emprunteur. Il faut que l’on rende la chose prêtée, et non qu’on la paie. Je me fais d’autant moins de scrupule de faire remarquer cette obscurité, que dans l’estimable ouvrage de M. Storch, ce défaut est fort rare. Il est même étonnant qu’un auteur manie avec autant de facilité une langue qui n’est pas la sienne. J.-B. S.
[20] (a) II ne faut point confondre ces macutes avec les monnaies fictives des peuples de l’Europe. Ces dernières, à la vérité, n’existent pas comme pièces de monnaie, mais elles existent dans les petites espèces dont elles se composent, tandis que les macutes n’existent nulle part. Le rouble, avant le règne de Pierre-le-Grand, était une monnaie fictive ; mais les copeks dont il se composait, étaient une monnaie réelle. Ainsi le rouble de ce temps-là n’était point un terme de comparaison imaginaire, comme les macutes ; c’était un certain nombre de copeks qu’on exprimait par ce nom. Au lieu de dire cent copeks, on disait un rouble. Il en est de même des livres tournois, des livres sterling, des piastres d’Espagne, et en général de toutes les monnaies fictives.
[21] (a) Say : Traité, etc., 1re édit., tom. I, p. 416.
[22] (a) J’ai rassemblé en dix tableaux toutes les données nécessaires à la connaissance du numéraire de Russie, et j’y renvoie le lecteur une fois pour toutes. Ils se trouvent à la fin du dernier volume, qui contient les Notes appartenant à cet ouvrage.
[23] (I) On trouvera au tome III, dans mes notes sur la seconde partie de cet ouvrage, des objections graves contre cette classification que M. Storch fait des valeurs. Je devais attendre jusqu’au moment où il aurait développé ses motifs, avant de les apprécier. J.-B. S.
* Traduit par Marc Lassort, Institut Coppet
Source : Heinrich Friedrich von Storch, Cours d’économie politique, Exposition des principes qui déterminent la prospérité des nations. Ouvrage qui a servi à l’instruction de LL.AA. II. Les Grands-Ducs Nicolas et Michel. Avec des notes explicatives et critiques par J.-B. Say (Paris, J. P. Aillaud, 1823). Volume 1. “Notions générales sur l’origine et la nature de la valeur,” 39-94.
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