Hayek, La théorie des phénomènes complexes (1961)

F. A. Hayek

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Introduction et traduction Alain BOYER

Paru dans les Cahiers du C.R.E.A.

Cahier N°13 septembre 1989

« Marchés, normes, conventions »

Numérisé par Michael Otis

A lire également, un précédent billet qui cite l’article de Hayek : L’identification des schémas, de William Gibson, la science-fiction inspirée par Friedrich Hayek

INTRODUCTION

Le texte qui suit date de 1961. Il a d’abord été publié dans un volume édité en l’honneur de Karl Popper, ami de longue date de Hayek. Les deux hommes, quoiqu’originaires de Vienne, se sont connus à Londres en 1936 à la London School of Economics, où Hayek enseignait depuis 1931. C’est alors, au séminaire de Hayek, que Popper lut la première version de ce qui allait devenir Misère de l’Historicisme[1], publié grâce à Hayek dans Economica en 1944. Les deux hommes se sont mutuellement fort influencé, Popper apportant à Hayek les éléments d’une épistémologie non positiviste et retenant de lui la critique du scientisme et l’individualisme méthodologique. A un an d’intervalle paraissaient The Road to Serfdom (1944) de Hayek et The Open Society and its Enemies (1945) de Popper, qui allaient consacrer les deux auteurs comme des libéraux anti-totalitaires et anti-utopistes. (Cela dit, Popper paraît plus favorable au réformisme social-démocrate que ne l’est Hayek. Cette opposition se cristallise autour de la notion poppérienne de « piecemeal engineering », que Hayek trouve décidément trop « constructiviste », la métaphore « technicienne » rappelant par trop à son sens la mentalité artificialiste et volontariste des saint-simoniens[2]). Les deux auteurs se retrouvent dans la critique du holisme, aussi bien en morale qu’en méthodologie, et dans l’insistance les « effets des actions des hommes mais non de leurs desseins », selon la formule de Ferguson mise en valeur par Hayek[3]. (Popper, sous l’influence de K. Polanyi[4] avait attribué l’aperception de ce phénomène fondamental à Karl Marx (la baisse tendancielle), alors qu’à l’évidence l’idée remonte au moins aux Ecossais, Ferguson et Adam Smith, et même à Mandeville).

Le texte qui suit est intéressant à plusieurs titres. Tout d’abord, parce que la notion de complexité occupe une place fondamentale dans le système de pensée hayékien, (qu’il serait pertinent de comparer et d’opposer à la théorie simonienne de la complexité[5]). Il s’agit de montrer que les sciences sociales peuvent accéder à un statut scientifique, à savoir, puisque Hayek accepte la théorie poppérienne, être capables d’engendrer des prédictions testables, alors même qu’elles sont notoirement incapables d’effectuer, au même titre que la physique, des prédictions précises, susceptibles de rendre possible un contrôle technique, une domination efficace des phénomènes. Tout au contraire, Hayek veut montrer les limites de la capacité d’intervention des gouvernants dans l’ordre complexe des phénomènes sociaux, conception qu’il oppose aussi bien aux socialistes planistes qu’aux décideurs néo-keynésiens (trop) confiants selon lui dans le « fine tuning ». En un mot, ni le holisme ni le constructivisme ne sont adaptés aux sociétés complexes : la défense de la liberté individuelle et du marché en découle. L’argument selon lequel la société moderne est tellement complexe qu’il convient de remplacer l’ « anarchie » du marché par l’organisation consciente doit être renversé. Il est impossible de remplacer un « ordre spontané » par une organisation lorsque le domaine est trop complexe.

Comment caractériser la complexité ? Non pas bien sûr au moyen d’un « concept classificatoire », divisant l’univers en objets complexes et objets simples, mais grâce à un concept comparatif – ces termes viennent de Carnap – caractérisant un ordre donné selon son degré de complexité, ou, inversement, selon son degré de simplicité.

Or le concept de simplicité occupe une place de choix dans les réflexions des épistémologues, puisqu’il n’est pas rare d’entendre que le mérite de telle ou telle théorie réside dans sa (plus grande) simplicité. L’un des aspects traditionnels du problème de l’induction n’est autre du reste que le choix de la « meilleure courbe » passant par un nombre fini de points (les « données »), c’est-à-dire le problème de l’interpolation et de l’extrapolation. De Cournot à Poincaré, nombreux furent ceux qui considérèrent que la notion de simplicité était sans doute trop… complexe pour être analysée et qu’il convenait de l’accepter en tant que concept non défini, quoique nécessaire – on choisit la courbe « la plus simple » – et fondé uniquement dans l’intuition ou le bon sens du chercheur, éventuellement appuyés sur des a priori métaphysiques ou esthétiques[6]. Toutefois, dans les années 20, une analyse plus précise fut proposée, indépendamment, par Jeffreys et Wrinch en Angleterre (des proches de Keynes, qui publiait alors son fameux Traité de Probabilité) et, un peu plus tard, par le grand mathématicien allemand Weyl. L’idée est elle-même… simple et belle : une courbe est d’autant plus simple que le nombre de ses paramètres (« libres ») est faible[7]. Popper reprit cette théorie, en montrant qu’elle permettait d’identifier degré de simplicité, degré de « rigueur » – « le degré auquel une théorie impose la rigueur de sa loi à la nature », et degré de « falsifiabilité[8] ». Il s’agit, comme le fait remarquer John Watkins, d’une mesure « entrée-sortie » : une hypothèse est plus simple qu’une autre si moins de conditions initiales doivent être utilisées pour obtenir à partir d’elle une prédiction d’une prévision donnée, ou si une prédiction plus précise peut être obtenue à partir d’un ensemble donné de conditions initiales. (Cette caractérisation évite toute « double maximisation »).

On comprend mieux alors la définition hayékienne du degré de complexité par le nombre de variables (« le nombre minimal d’éléments qu’une réalisation particulière du pattern (de la structure) doit posséder pour présenter tous les attributs caractéristiques de la classe de patterns en question »). Si l’on se réfère à la définition que donne par ailleurs Hayek de l’ordre[9], on pourrait en déduire qu’un système est d’autant plus ordonné qu’il est simple, prédictible à partir de moins d’éléments « irréductibles ». Plus un système est simple, moins il est prédictible (et donc manipulable), moins ses éléments sont dépendants les uns des autres, plus il faut connaître de « conditions initiales » (de données « historiques ») pour le caractériser, plus le déterminisme laplacien devient utopique[10]. Plus un système est organisé (ordonné), plus il est simple, régulier, répétitif. (Exemple : la hiérarchie est moins complexe que le marché.)

La science cherche bien à « éliminer le hasard » (Hegel) (mais seulement le plus possible), à réduire, à analyser, à trouver des lois d’engendrement du divers, à minimiser le nombre des faits bruts, « données » non expliquées. Mais il ne faut pas pour autant en venir à simplifier[11] la réalité si elle est effectivement complexe (Hayek est un réaliste).

Comme Hayek le fait remarquer, attribuer à un ensemble de phénomènes un « pattern », un ordre ou une structure, si l’on n’est pas capable de « remplir tous les blancs » (de donner des valeurs à toutes les variables) ne laisse pas de permettre la formulation de prédictions testables, même si l’ensemble des « mondes possibles » autorisés par le modèle reste très grand. On perd en précision (en testabilité) ce qu’on gagne en intelligibilité. Des sciences sociales sont possibles, mais que l’on n’attende pas d’elles des prédictions singulières rendant possible une totale maîtrise des phénomènes. Du reste, Hayek montre que la théorie de l’évolution n’est pas autre chose, et que l’on se leurrerait à en attendre plus (la plus belle théorie du monde ne peut donner que ce qu’elle a). La théorie néo—darwinienne, correctement formulée, n’est pas une tautologie.

Comme on le verra, Hayek était aussi dès les années cinquante très attentif aux développements de la théorie des systèmes (de son « autre ami viennois » Bertalanffy[12]), de la cybernétique (Wiener, Von Foerster) aussi bien que de la linguistique chomskyenne et de la théorie des automates de von Neumann[13]. (Selon Hayek, Adam Smith avait largement « anticipé » la cybernétique et ce type de théories « remplaçent » avantageusement les approches « organiciste » ou holiste des phénomènes sociaux). Quoi que l’on pense de la conception hayékienne de la justice et de sa critique de l’interventionnisme, de l’utilitarisme (« pur non sens ») ou de l’approche statistique des phénomènes sociaux (« People who study statistics do not study society » !), sa théorie des ordres spontanés et sa conception de la complexité ne sauraient laisser indifférent[14].


[1] L’article de Hayek, ironiquement, pourrait être considéré comme une réponse à l’un des arguments « anti-holistes » de Popper dans M.H (ch 29), selon lequel les phénomènes sociaux ne sont pas plus complexes que les phénomènes naturels concrets (à l’exception des systèmes isolés et récurrents, rares en dehors des situations expérimentales), voire le sont moins puisque l’on peut adapter en scinces sociales un principe d’ « animation » qui permet des « reconstructions rationnelles ». L’analyse de Hayek permettra de distinguer plus nettement complexité et « complication » et de revenir sur la critique poppérienne. Cela dit, il est vrai qu’une science naturelle « concrète » telle que la météorologie, du point de vue même de Hayek, est tout aussi « complexe » que l’économie.

[2] Cf. The Counter Revolution of Science, 1952, ch.11 : The Source of the Scientistic Hubris : L’Ecole Polytechnique.

[3] Cf. l’article de Hayek qui porte ce titre dans Hommage à Rueff, Payot, 1967.

[4] Cf. The Open Society, II, ch 14 note 11.

[5] Cf. La Science de l’artificiel, trad. Lemoigne, et “The organization of complex Systems” in Models of Discovery, Reidel, 1977. Significativement, Simon lie complexité et hiérarchie : « la nature aime les hiérarchies ».

[6] Rappelons que les concepts fondamentaux de Cournot sont l’ordre et le hasard.

[7] Il s’agit donc, de manière toute leibnizienne, de rapprocher simplicité et « déterminité » d’une équation : cf. J. Watkins, Science and Scepticism, p.113. Mais cette caractérisation de la simplicité n’est pas suffisante.

[8] Cf. LDS, ch VII. Anticipant sur la théorie de l’information, et à l’encontre de Jeffreys (et du sens commun), Popper propose aussi : fasifiabilité = simplicité = information = improbabilité ; cf. H. Simon, op. cit, ch 1.4.

[9] Droit, législation et liberté, Vol I, ch 3.

[10] Sur la construction du concept de « désordre objectif », cf. LDS, App VI*. Depuis lors, les travaux de H. Atlan et les développements de la théorie algorithmique du hasard ont transformé la problématique.

[11] Cf. les travaux d’E. Morin et le commentaire de J.P. Dupuy dans Ordres et désordres, Seuil, ch VII.

[12] Cf. Droit.., III, Epilogue.

[13] Par contre, Hayek, à ma connaissance, ne cite guère la théorie des jeux du même von Neumann. Conjecture : des structures du type « dilemme des prisonniers » sont trop peu conformes à l’optimisme libéral de la « main invisible ».

[14] On se reportera également au Cahier du CREA n°9 (« Cognition et Complexité »). Il conviendrait aussi de se référer au livre de Hayek sur les fondements de la psychologie cognitive (The Sensory Order, R.K.P., 1952), il tente de montrer qu’ « un appareil de classification doit posséder une structure d’une plus grande complexité que celle des objets qu’il classifie » (8. 69)

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Une réponse

  1. G.L.

    Je frémis à l’idée que la traduction du texte – pas le texte de Hayek bien sûr – pourrait être dans la veine de la préface quoique nécessairement d’un autre ordre.

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