LA ROUTE DE LA SERVITUDE (1944)
* * *
CHAPITRE X
LA SÉLECTION PAR EN BAS
* * *
Tout pouvoir amène la corruption, le pouvoir absolu amène une corruption absolue.
Lord ACTON.
Passons maintenant à l’examen d’une croyance qui fournit une consolation à ceux qui jugent inévitable l’avènement du totalitarisme. Cette croyance affaiblit singulièrement l’opposition de gens qui s’emploieraient à fond pour combattre ce système s’ils se rendaient bien compte de son caractère. Cette croyance consiste à admettre que l’aspect le plus répugnant du système totalitaire est dû à quelque accident historique, au fait, par exemple, d’avoir été instauré par des bandits et des assassins. Si la création du régime totalitaire a porté au pouvoir en Allemagne, remarque-t-on, des gens de l’espèce de Streicher et de Killinger, de Ley et de Heines, de Himmler et de Heydrich, cela prouve que les Allemands sont corrompus, mais ne démontre nullement que l’avènement au pouvoir d’une pareille bande soit la conséquence inévitable du système. Ne serait-il pas concevable que le même système fut dirigé par des hommes probes pour le plus grand bien de la communauté ?
Nous ne devons pas nous faire d’illusions et imaginer que tous les gens honnêtes doivent forcément être démocrates ou désireux de participer au gouvernement. Un bon nombre d’entre eux préférerait, sans doute, confier les affaires publiques à des personnes qu’ils estiment compétentes.
Il n’y a rien de bas ni de déshonorant à approuver une bonne dictature honnête. On nous répliquera en disant que le totalitarisme est un régime fort, s’exerçant indifféremment sur les bons et les méchants, que ses buts et son utilité dépendront uniquement de la personnalité du dictateur. Du moment que nous ne devons pas redouter le système, mais seulement le danger de le voir dirigé par un personnage douteux, on peut prévenir le mal, s’imagine-t-on, en prévenant les méchants et établissant, avant eux, une dictature des braves gens.
Sans aucun doute, un système « fasciste » instauré en Angleterre serait très différent de ses modèles italien ou allemand. Surtout, si la transition s’effectuait sans violence, nous aurions peut-être un chef plus scrupuleux. Au cas où le système fasciste serait inévitable, un dictateur anglais serait probablement préférable à tout autre. Mais tout ceci ne prouve pas qu’un fascisme anglais, à la longue, se montrerait très différent et moins intolérable que n’importe quel autre. Nous avons toutes les raisons de supposer que les manifestations les plus répugnantes des systèmes totalitaires actuels ne sont pas des sous-produits accidentels, mais bel et bien des phénomènes que le totalitarisme produit inévitablement tôt ou tard. De même que l’homme politique, dans un Etat démocratique, s’il veut diriger la vie économique d’après un plan, sera acculé soit à y renoncer soit à prendre des pouvoirs dictatoriaux, le dictateur en régime totalitaire sera amené soit à écarter toute considération morale soit à se résigner à un échec. Les hommes sans scrupules auront, par conséquent, le plus de succès dans une société qui évolue vers le totalitarisme. C’est évident pour quiconque a mesuré l’abîme séparant le régime totalitaire du système libéral. La différence essentielle est celle qui distingue l’atmosphère morale du collectivisme de celle de la civilisation occidentale, avant tout individualiste.
On a beaucoup discuté jadis de la « base morale du collectivisme ». Nous nous occupons surtout de ses résultats moraux. En examinant l’aspect éthique du collectivisme, on se demande, d’habitude, s’il repose sur de réelles convictions morales, ou bien quels genres de convictions morales il faudrait avoir pour obtenir les résultats escomptés. Nous posons la question d’une façon différente ; nous demandons quelles conceptions morales produira une société organisée à base de collectivisme, et selon quelles idées elle sera dirigée. L’influence mutuelle, l’interpénétration du moral et des institutions peuvent produire dans la société collective une éthique entièrement différente des idées morales qui avaient conditionné la formation du collectivisme. Nous avons une tendance naturelle à croire que le système collectiviste issu de principes moraux élevés doit devenir un terrain propice à la création des vertus correspondantes : en réalité, il n’y a aucune raison a priori pour qu’un système favorise les facteurs qui ont servi à son établissement. La conception morale dominante dépendra, en partie, des qualités individuelles nécessaires pour réussir dans le système collectiviste ou totalitaire, et en partie des exigences de la machine totalitaire elle-même.
Nous devons revenir un instant en arrière et examiner les conditions qui précèdent immédiatement la suppression des institutions démocratiques et l’instauration du régime totalitaire. Ce stade est caractérisé par l’exigence d’une action gouvernementale énergique et rapide, par le mécontentement général provoqué par la lenteur et la bureaucratie démocratiques : on réclame l’action pour l’action. Dans cette ambiance, on se tourne vers l’homme ou le parti qui semble suffisamment fort et résolu pour « agir ». « Fort » ne signifie pas, dans ce sens, une majorité numérique, parce que c’est surtout l’inefficacité des majorités parlementaires qui exaspère le peuple. On cherche donc un homme qui dispose dans la masse d’un soutien suffisant pour prendre toute mesure qu’il estime nécessaire. C’est là qu’apparaît le nouveau type de parti, organisé selon les méthodes militaires.
En Europe centrale, les partis socialistes ont habitué les masses aux organisations politiques semi-militaires, embrassant autant que possible la vie privée des membres. Il a suffi de faire un pas de plus, d’assurer à un groupe le pouvoir décisif, de ne chercher le suffrage du plus grand nombre à l’occasion des élections, mais non plus le soutien sans condition de groupes moins importants, complètement dévoués et supérieurement organisés. Celui qui le premier réunira autour de lui un certain nombre d’hommes décidés à se soumettre volontairement à la discipline totalitaire, aura une chance de l’imposer aux autres et d’instaurer le régime totalitaire.
Les partis socialistes auraient bien eu la possibilité de réaliser n’importe quel projet, si seulement ils avaient voulu recourir à la force. Ils s’étaient placés, sans se rendre compte, devant une tâche que seuls peuvent exécuter des hommes durs, cruels, prêts à bousculer toute barrière morale.
Beaucoup de théoriciens socialistes ont fini par comprendre qu’on ne peut mettre le socialisme en pratique qu’à l’aide de méthode que le socialisme réprouve. Les vieux partis socialistes ont été gênés par leur idéal démocratique, ils n’ont pas eu la force nécessaire à l’exécution de la tâche qu’ils s’étaient assignée. Il est significatif qu’aussi bien en Italie qu’en Allemagne le refus des partis socialistes de participer au gouvernement ait précédé l’avènement du fascisme. Les socialistes n’ont pas osé employer carrément les méthodes qu’ils avaient préconisées. Ils ont toujours attendu le miracle d’une majorité qui se produirait sur un plan particulier permettant l’organisation de la société dans sa totalité. D’autres avaient compris entre temps que dans une société planifiée il ne s’agissait plus du consentement de la majorité, mais de la constitution d’un groupe suffisamment important et parfaitement unifié pouvant imprimer une direction déterminée à toutes les affaires. Si pareil groupe, capable d’imposer ses vues, n’existait pas, il s’agissait de savoir comment le créer et qui pourrait le réunir.
Un groupe suffisamment nombreux et fort, présentant des opinions suffisamment homogènes a plus de chances d’être formé par les pires que par les meilleurs éléments de la société, et ceci pour trois raisons principales. D’une façon générale, les principes de sélection qui détermineront la constitution d’un pareil rassemblement, seront, selon la conception courante, des principes presque entièrement négatifs.
Premièrement, plus on cultive l’intelligence, plus on développé l’instruction, plus les opinions et les goûts des individus se différencient, et plus difficilement ils s’entendent sur une certaine hiérarchie des valeurs. Comme corollaire de cette thèse, nous pouvons affirmer que plus nous recherchons l’uniformité, le parallélisme parfait des vues personnelles, plus il nous faut descendre vers les régions d’un climat moral et intellectuel primitif, où les instincts et les goûts « ordinaires » dominent. Ceci ne signifie pas que la majorité du peuple ait un niveau moral inférieur. Nous voulons dire simplement que le groupe le plus important ayant des conceptions analogues est composé de gens d’un niveau assez bas. En d’autres termes, le plus bas dénominateur commun réunit le plus grand nombre d’individus. S’il faut créer un groupe suffisamment nombreux, capable d’imposer ses vues sur les valeurs essentielles, on ne saurait le recruter parmi des hommes très différenciés, qui ont des goûts personnels. Il sera plutôt composé d’hommes pris dans la « masse » au sens péjoratif du mot, parmi les moins indépendants et les moins formés, tout juste bons à soutenir par leur nombre un idéal déterminé.
Mais le dictateur futur ne peut pas se contenter de l’appui de ces hommes dont les instincts primitifs et les vues sommaires se ressemblent par hasard : leur nombre ne suffirait pas pour l’exécution de ses desseins. Pour grossir le groupe il sera obligé d’en convertir d’autres au même credo.
Nous arrivons là au second principe négatif de sélection : on obtiendra l’adhésion des gens dociles et faciles à duper qui n’ont pas de convictions personnelles bien définies et acceptent tout système de valeurs à condition qu’on leur répète des slogans appropriés assez fort et avec suffisamment d’insistance. Leurs idées vagues et confuses se laissent facilement influencer, leurs passions et leurs émotions s’ébranlent aisément ; ainsi iront-ils les premiers grossir les rangs du parti totalitaire.
L’habile démagogue n’aura qu’à souder tous ces éléments pour créer un corps homogène et cohérent ; et c’est ici qu’apparaît le troisième, le plus important peut-être, des principes négatifs de sélection. Des gens tombent plus facilement d’accord sur un programme négatif — la haine de l’ennemi, l’envie des plus favorisés — que sur des buts positifs ; c’est presque une loi de la nature humaine. L’élément essentiel de tout credo politique, capable de sceller solidement l’union d’un groupe, est l’opposition entre « nous » et « eux », la lutte commune contre les hommes qui se trouvent en dehors du groupe. La formule est toujours employée pour obtenir non seulement le soutien politique, mais simplement l’obéissance totale des grandes masses. Elle a l’avantage de laisser une plus grande liberté d’action que n’importe quel programme positif. L’ennemi, qu’on le choisisse à l’intérieur comme le « Juif » ou le « koulak », ou à l’extérieur, est un accessoire indispensable aux chefs totalitaires.
La tendance anticapitaliste a désigné en Allemagne les Juifs, ensuite les ploutocraties pour ce rôle de l’ennemi, rôle qui fut dévolu en Russie au koulak. En Allemagne et en Autriche on considérait les Juifs comme les représentants caractéristiques du capitalisme. Une grande partie de la population n’ayant jamais eu de goût pour les occupations commerciales, les abandonnait volontiers aux Juifs en leur interdisant des professions plus appréciées. C’est la vieille histoire ; on rend les métiers peu estimés accessibles aux étrangers et on les déteste davantage parce qu’ils se dégradent en les exerçant. Le fait que l’antisémitisme et l’anticapitalisme allemands proviennent de la même source est très important pour la compréhension des événements dans ce pays. C’est un fait qui échappe le plus souvent aux observateurs étrangers.
Dire que la politique collectiviste devient nationaliste uniquement par nécessité de s’assurer des adhésions indéfectibles, serait négliger un autre facteur de non moindre importance. Peut-on d’ailleurs concevoir un programme collectiviste autrement qu’au service d’un groupe limité ; le collectivisme peut-il exister autrement que sous forme d’un particularisme quelconque, appelons-le nationalisme, racisme ou « classe-isme » ? Croire en un but et en un intérêt commun à tous les hommes serait admettre une ressemblance dans la formation et dans la mentalité qui ne saurait exister entre êtres humains. Sans connaître personnellement tous les autres membres de notre propre groupe, nous savons qu’ils sont du même genre que nos proches, qu’ils parlent et pensent de la même façon et traitent à peu près des mêmes sujets : c’est pour cela que nous pouvons nous identifier avec eux. Le collectivisme à l’échelle mondiale est inconcevable — à moins que cela ne soit au service d’une petite élite dirigeante. Il soulèverait des problèmes non seulement d’ordre technique mais surtout d’ordre moral qu’aucun de nos socialistes ne voudrait envisager. Si le prolétaire anglais a droit à une part du revenu des capitaux de l’Angleterre et au contrôle de leur emploi, parce qu’ils sont le produit de l’exploitation, les Hindous pourraient réclamer au même titre une participation dans le rendement des capitaux britanniques. Mais quel socialiste envisage sérieusement une répartition égale des richesses existantes entre tous les peuples du monde ? Tous, ils considèrent le capital comme appartenant non pas à l’humanité mais à la nation – et même à l’intérieur de la nation peu de socialistes voudraient proposer qu’une région riche cède une partie de « son » outillage, de « son » capital à une région plus pauvre. La solidarité que les socialistes proclament à l’égard des concitoyens dans un Etat donné, ne concerne pas, dans leur esprit, l’étranger. La revendication des nations « pauvres » pour un nouveau partage du monde est, du point de vue collectiviste, entièrement justifiée. Mais en y procédant par une application intégrale du principe collectiviste, ceux qui l’exigent de la façon la plus véhémente y perdraient presque autant que les nations les plus riches. Aussi distinguent-ils soigneusement, et loin de demander une répartition égalitaire, ils se vantent de leur capacité supérieure d’organiser les autres peuples.
La philosophie collectiviste basée sur la morale humanitaire développée par l’individualisme ne s’applique qu’à l’intérieur de groupes relativement petits. Le socialisme, aussi longtemps qu’il reste théorique, est internationaliste, mais sitôt mis en pratique, il devient violemment nationaliste. Nous l’avons vu en Russie et en Allemagne. D’où la conception purement théorique du « socialisme libéral », tel qu’on le connaît dans des pays occidentaux, cependant que le socialisme appliqué est partout totalitaire[1]. Le collectivisme ne tolère pas le large humanitarisme des libéraux, il impose l’étroit particularisme des totalitaires.
Si les droits de la « communauté » ou de l’Etat sont primordiaux, si les fins poursuivies par eux sont indépendantes de celles de l’individu ou leur sont supérieures, seuls les individus travaillant pour ces fins peuvent être considérés comme membres de la communauté. Par voie de conséquence, l’homme n’est respecté qu’en tant que membre du groupe et dans la mesure où il œuvre pour le but commun ; sa dignité lui est conférée par son appartenance au groupe et non pas par sa qualité de personne humaine. Toute la philosophie humanitaire, source de toutes les formes d’internationalisme, dérive en effet directement de la conception individualiste de la personne humaine. C’est une notion que la mentalité du système collectiviste ne tolère pas[2].
La communauté collectiviste peut s’étendre dans la mesure où les efforts individuels ont un but unique. Outre ce fait fondamental, il y a d’autres facteurs qui contribuent à transformer l’orientation collectiviste en orientation particulariste et exclusive. D’abord, c’est souvent un sentiment d’infériorité qui pousse l’individu à s’intégrer dans un groupe, pour pouvoir en tant que membre d’une communauté manifester sa supériorité sur d’autres. Parfois, l’individu cherche à s’identifier avec un groupe pour donner libre cours dans une action collective aux instincts violents qu’il doit refréner à l’intérieur du même groupe. Le titre du livre de R. Niebuhr, Moral Man and Immoral Society exprime une vérité profonde : « L’homme moderne a de plus en plus tendance à se juger moral simplement parce qu’il satisfait ses vices par l’intermédiaire de groupes toujours plus importants[3]. » Le fait d’agir pour le compte d’un groupe semble libérer les hommes de maintes entraves morales qui interviendraient s’ils agissaient d’une façon individuelle, à l’intérieur du groupe.
L’attitude résolument hostile de la plupart des partisans du planisme envers l’internationalisme est motivée par une autre circonstance encore : tout contact avec des éléments extérieurs au groupe ne peut que créer des obstacles à la réussite du plan dans la sphère où il doit se situer. Il n’est pas étonnant que le directeur d’un recueil d’études très complètes sur le planisme ait découvert à son plus grand chagrin que « la plupart des « planistes » sont des nationalistes militants[4]. »
Les penchants nationalistes et impérialistes des théoriciens socialistes du planisme, beaucoup plus répandus qu’on ne le veut admettre, ne sont pas toujours aussi manifestes que dans le cas des Webb ou de certains Fabiens de la première période. L’enthousiasme pour le planisme chez ceux-là se confondait avec une vénération pour les grands groupements politiques et se colorait d’un certain mépris pour les petits états. L’historien Elie Halévy, en évoquant les Webb tels qu’il les avait connus il y a quarante ans, raconte que :
Ils m’expliquaient les principes de leur socialisme, qui était essentiellement anti-libéral. Ils poursuivaient de leur haine non pas le conservatisme, le torysme, pour lequel leur indulgence était extrême, mais le libéralisme gladstonien. On était au temps de la guerre des Boers, et les libéraux avancés, les travaillistes, qui commençaient à s’organiser en parti, prônaient tous par générosité, par amour de la liberté et du genre humain, la défense des Boers contre l’impérialisme britannique. Mais les deux Webb, ainsi que leur ami Bernard Shaw, faisaient bande à part. Ils étaient impérialistes avec ostentation. L’indépendance des petites nations pouvaient bien avoir du prix pour les tenants de l’individualisme libéral, mais non pour eux, précisément parce qu’ils étaient collectivistes. J’entends encore Sydney Webb m’expliquant que l’avenir était aux grandes nations administratives, gouvernées par des bureaux et où l’ordre était maintenu par des gendarmes.
Halévy cite, à un autre endroit, Bernard Shaw expliquant, à peu près à la même époque, que « le monde appartient nécessairement aux grands Etats puissants ; les petits doivent soit s’intégrer dans les grands, soit se voir définitivement écrasés[5]. »
Ces passages un peu longs que nous venons de citer ne surprendraient guère chez un précurseur du nazisme allemand. Ils offrent un exemple significatif du culte du pouvoir qui mène tout droit du socialisme au national-socialisme et affecte profondément les conceptions éthiques de tous les collectivistes, L’opinion de Marx et Engels concernant les petits pays ne fut pas très différente de celle d’autres collectivistes, elles s’accordent bien, formulées par exemple au sujet des Tchèques ou des Polonais, avec les vues des nationaux-socialistes actuels[6].
Tandis que les grands individualistes de la philosophie sociale du XIXe siècle, Lord Acton ou Jacob Burchardt, et même les socialistes contemporains comme Bertrand Russell, héritiers de la tradition libérale, considéraient toujours le pouvoir comme le mal par excellence, le collectiviste pur le prend comme but principal.
Non seulement parce que le désir d’organiser la vie sociale selon un plan unifié – comme le dit bien Bertrand Russell – naît du désir du pouvoir[7]. Ce but est imposé par la condition même de leur réussite : pour aboutir, les collectivistes doivent créer un pouvoir – pouvoir sur les hommes exercé par d’autres hommes – d’une étendue jamais connue auparavant. Leur succès se réalisera en fonction même de l’étendue de ce pouvoir.
Ceci demeure vrai en dépit des illusions tragiques de nombreux socialistes libéraux. Ils s’imaginent qu’en privant les individus du pouvoir qu’ils détiennent dans le système individualiste et en le transférant à la société, ils pourraient supprimer le pouvoir. Mais ils ne voient pas que le pouvoir concentré au service d’un plan unique, n’est pas seulement déplacé mais infiniment accru. En mettant à la disposition de quelques-uns un pouvoir exercé auparavant par beaucoup, on crée un pouvoir infiniment plus grand qu’il en a jamais existé, et d’une efficacité tellement plus élevée qu’elle n’est plus de la même essence. Il est entièrement erroné de prétendre, comme on le fait parfois, que le pouvoir exercé par un conseil central du planisme ne serait pas « plus grand que le pouvoir exercé collectivement par des conseils d’administration privés[8]. » Personne ne peut exercer dans une société de concurrence même une fraction du pouvoir que détiendrait un conseil du planisme socialiste. C’est donc jouer sur les mots que d’affirmer qu’il équivaudrait au total des pouvoirs conférés aux capitalistes[9]. C’est bien jouer sur les mots que de parler « d’un pouvoir exercé collectivement par les directeurs des conseils d’administration privés » aussi longtemps que ceux-ci ne concertent pas, n’accordent pas entre eux leur action – ce qui signifierait la fin de toute concurrence et équivaudrait en fait à la création d’une économie planifiée. Partager ou décentraliser le pouvoir c’est en diminuer la force absolue : seul le système de concurrence est capable de réduire, par le moyen de la décentralisation, le pouvoir exercé par l’homme sur l’homme.
Nous avons vu plus haut que la séparation des buts politiques et économiques est une garantie essentielle de la liberté individuelle. Les collectivistes s’efforcent avec beaucoup d’insistance de la supprimer. Ajoutons que la « substitution du pouvoir politique au pouvoir économique » réclamée avec tant d’insistance signifie la substitution d’un pouvoir limité par un autre auquel personne ne pourrait se soustraire. Le pouvoir économique, même comme instrument de coercition, est toujours détenu par des individus particuliers, il n’est jamais exclusif et total, et n’est jamais un pouvoir sur la vie des hommes. Mais une fois centralisé, ce pouvoir devient un instrument politique qui met les hommes dans une situation qui diffère à peine de l’esclavage.
Les deux qualités essentielles de tout système collectiviste, la nécessité de buts acceptés par l’ensemble du groupe et le désir dominant d’assurer au groupe le pouvoir maximum pour atteindre ces buts, donnent naissance à une morale. Celle-ci coïncide sur certains points avec la nôtre, lui est violemment opposée sur d’autres, mais en diffère sur un point essentiel, qui nous oblige même à poser la question de savoir s’il s’agit bien là d’une morale : elle ne laisse à la conscience de l’individu aucune liberté d’appliquer ses propres règles, ne connaît d’ailleurs aucune règle que l’individu devrait ou pourrait observer en toutes circonstances. Ceci rend la morale collectiviste différente de toute morale connue, au point que nous n’y démêlons plus aucun principe, quoiqu’elle en renferme certainement.
La différence de principe est du même ordre que celle que nous avons déjà pu observer au sujet de la règle de la loi. Les règles de l’éthique individuelle, quoique peu précises sous certains rapports, sont générales et absolues comme la loi formelle : elles prescrivent ou défendent certains genres d’action, indépendamment de la question de savoir si leur but lointain est un bien ou un mal. Escroquer ou voler, torturer quelqu’un ou trahir sa confiance sont considérés comme de mauvaises actions, qu’elles fassent ou non tort à quelqu’un. Même en les commettant au nom d’un but élevé, on n’altère pas le caractère du fait ; elles demeurent de mauvaises actions. Il arrive qu’on soit obligé de choisir entre deux mauvaises actions qui sont néanmoins, toutes deux, de mauvaises actions. Le principe selon lequel la fin justifie les moyens est considéré dans l’éthique individualiste comme la négation de toute morale. Dans l’éthique collectiviste, il devient la règle suprême ; là, il n’existe littéralement rien que le collectiviste conséquent n’accepterait de faire « pour le bien de la communauté », ce « bien de la communauté » étant le seul critère valable pour décider ce qu’on doit faire. La raison d’état, la formule la plus réussie de l’éthique collectiviste, ne connaît d’autres limites que l’opportunité, la mesure dans laquelle un acte particulier sert la fin envisagée. Ce que la raison d’état admet dans les relations entre différents pays s’applique, dans l’Etat collectiviste, aux relations entre individus. Le citoyen peut faire n’importe quoi, si c’est nécessaire en vue d’une fin assignée par la communauté. Il n’y a pas d’acte que sa conscience pourrait l’empêcher de faire si ses supérieurs le lui ordonnent.
Si l’éthique collectiviste ne contient pas de règles formelles absolues, elle encourage néanmoins dans la communauté collectiviste certaines habitudes utiles de l’individu et en condamne d’autres. Les habitudes de vie de tout individu seront surveillées avec plus d’attention qu’elles ne le furent dans la communauté individualiste. Etre un membre utile de la société collectiviste, exige des qualités bien déterminées qui doivent être renforcées par une pratique constante. Nous appelons ces qualités « habitudes utiles », ne pouvant les appeler vertus morales puisque l’individu doit les subordonner aux ordres qu’il reçoit et aux fins de la communauté. Elles servent seulement à combler le vide laissé par les ordres directs ou par les devoirs imposés pour la réalisation des buts particuliers de la communauté, mais elles ne peuvent, en aucune façon, justifier un conflit avec la volonté de l’autorité.
La différence entre les qualités appréciées en système collectiviste et celles qui n’y seront pas tolérées ressortira d’une comparaison entre les qualités de l’Allemand ou plutôt du « type prussien », reconnues même par son pire ennemi, et celles de l’Anglais. Celui-ci s’enorgueillit, avec quelque justification d’ailleurs, de posséder des qualités qui font défaut à l’Allemand. Tout le monde admettra qu’en général les Allemands sont laborieux et disciplinés, énergiques et tenaces, consciencieux et sincères dans tout ce qu’ils entreprennent ; qu’ils possèdent un sens de l’ordre et du devoir solide, une disposition innée à l’obéissance et se montrent souvent courageux et prêts au sacrifice personnel. Tout ceci fait des Allemands des instruments dociles pour l’exécution de tâches déterminées. Tous ces traits de leur caractère furent soigneusement développés dans l’ancienne Prusse et le sont dans le nouveau Reich dominé par la Prusse. Le « type de l’Allemand » manque, à l’avis général, de maintes qualités individualistes, notamment : de tolérance et de respect envers d’autres individus, d’une certaine indépendance d’esprit et de la droiture du caractère, de la disposition à défendre ses convictions contre un supérieur, une chose que les Allemands, conscients de leurs défauts, désignent du terme de Zivilcourage ; ils n’ont pas d’égards pour les faibles et les infirmes et ne possèdent pas ce robuste dédain, cette aversion du pouvoir que seule une vieille tradition de liberté personnelle peut donner. Ils sont privés aussi de ces qualités en apparence insignifiantes mais importantes en réalité qui facilitent les rapports entre les gens dans une société libre : une certaine gentillesse, le sens de l’humour, la modestie, le respect pour la vie privée et la bonne foi.
Les qualités individuelles sont, évidemment, en même temps, des vertus sociales, rendant les contacts sociaux plus agréables et le contrôle par l’autorité à la fois moins nécessaire et plus difficile. Ces qualités se développent partout où le type de société individualiste ou commerciale domine et s’effacent, dans la même proportion, là où le type de société militariste ou commerciale s’installe. Cette différence est, ou a été, manifeste entre les régions de l’Allemagne qui étaient plus particulièrement en contact avec les courants de la civilisation occidentale, par exemple les villes hanséatiques, le Sud et l’Ouest, et les autres régions.
Il serait pourtant entièrement faux de croire que tous les hommes vivant sous un régime totalitaire soient dépourvus d’une certaine ferveur morale, simplement parce qu’ils soutiennent sans conditions un système qui est la négation même de la plupart des valeurs morales. Pour la grande majorité c’est probablement le contraire qui est vrai : l’intensité de l’émotion morale suscitée par des mouvements comme le national-socialisme ou le communisme ne peut se comparer qu’aux grands mouvements religieux de l’histoire. Si l’on admet le principe selon lequel l’individu n’est qu’un moyen au service des entités supérieures, nommées société ou nation, toutes les caractéristiques du régime totalitaire, qui nous effrayent, en découlent automatiquement. Du point de vue collectiviste, l’intolérance, la suppression brutale de toutes les divergences d’opinion, le manque d’égards complet pour la vie et le bonheur de l’individu sont des conséquences essentielles et inévitables de ces prémisses. Le collectiviste les admet allègrement et affirme que ce système est supérieur à l’autre dans lequel les intérêts « égoïstes » des individus peuvent contrecarrer la réalisation des buts de la communauté. Les philosophes allemands, en déclarant avec insistance que l’aspiration au bonheur personnel est en elle-même immorale et que seul l’accomplissement des devoirs imposés est méritoire, sont parfaitement sincères, chose difficile à comprendre pour des hommes d’une formation différente.
Lorsqu’un but commun domine toutes les préoccupations, on ne peut pas parler de morale ni de règles générales. Nous l’avons éprouvé nous-mêmes, dans une certaine mesure, par notre expérience pendant la guerre. Mais même la guerre et la menafce d’un grand danger ne nous ont rapproché que très faiblement du totalitarisme. Le but unique n’a diminué que très modérément l’importance de toutes les autres valeurs. Par contre, là où quelques buts spécifiques dominent la société dans son ensemble, la cruauté peut parfois devenir un devoir, des actes qui révoltent notre conscience – exécution d’otages, extermination de vieux et de malades – affaires d’opportunité politique ; le déracinement et le transfert forcé de centaines de milliers d’hommes y sont considérés comme des opérations politiques que tous, sauf les victimes bien entendu, approuvent ; et l’on peut y entreprendre sans rire « la conscription obligatoire des femmes en vue de l’amélioration de la race. » Le collectiviste a toujours les yeux fixés sur les buts élevés que servent ces mesures pour les justifier. Aucun droit et aucune valeur chers à l’individu ne peuvent entraver la réalisation des fins assignées par la communauté.
Si les citoyens approuvent et exécutent ces actes avec un dévouement désintéressé, au nom d’un idéal qui peut nous déplaire, on n’en peut pas dire autant au sujet des dirigeants. Pour collaborer d’une façon efficace à l’administration de l’Etat totalitaire, il ne suffit pas d’accepter les justifications spécieuses des actes criminels, mais il faut être prêt soi-même à violer toutes les règles morales chaque fois que les fins poursuivies l’exigent. Comme c’est le chef suprême qui détermine les fins, ses instruments ne peuvent pas avoir de convictions morales personnelles. Ils doivent être attachés sans réserve à la personne du chef et être complètement dégagés de tout principe, capables littéralement de tout. Les leviers de commande ont, dans ces conditions, peu d’attrait pour ceux qui tiennent à une conception morale répandue chez les peuples européens dans le passé. Ils trouveraient dans l’exercice du pouvoir peu de compensations aux besognes répugnantes qu’ils devraient faire, au risque indéniable et au sacrifice de la plupart des plaisirs de la vie, de l’indépendance personnelle, que leur imposerait un poste de grande responsabilité. Seul le goût du pouvoir y trouvera son compte, le plaisir d’être obéi et de faire partie d’une immense machine, puissante et fonctionnant parfaitement, devant laquelle tout le monde baisse le front.
Un poste dirigeant de l’appareil totalitaire aura donc peu d’attraits pour un homme consciencieux, à notre sens, mais il offrira des possibilités extraordinaires pour les hommes dépourvus de scrupules et peu délicats. Il y devra faire nombre de besognes dont la bassesse n’échappe à personne mais que l’on doit faire dans l’intérêt de quelque but élevé, et faire avec application et efficacité comme toute autre tâche. Et comme les hommes encore influencés par la morale traditionnelle hésitent à commettre ces actes criminels, bien que le but en soit élevé, la disposition à prêter la main à n’importe quelle besogne devient un titre à l’avancement, un moyen d’accès au pouvoir. En société totalitaire, nombreux sont les postes où l’on pratique d’office la cruauté, l’intimidation et la délation. La Gestapo, l’administration des camps de concentration, le ministère de propagande, la S. S. et S. A. (ou leurs équivalents italiens ou russes) ne sont pas précisément des emplois où l’on peut cultiver des sentiments humanitaires. Ce sont pourtant des situations d’où l’on a l’accès le plus direct aux avenues du pouvoir dans l’Etat totalitaire. La conclusion que tire un économiste américain de cette énumération des devoirs incombant à l’autorité dans l’Etat collectiviste, n’est que trop vraie.
Ils doivent remplir ces devoirs qu’ils le veuillent ou non : et le pouvoir a aussi peu de chances de tomber entre les mains de gens qui ne l’aiment pas que le poste de garde-chiourme dans une plantation d’esclaves d’échoir à une personne douée d’une vive sensibilité[10].
Nous ne pouvons pas, hélas, épuiser le sujet ici. Le problème de la sélection des chefs est étroitement lié à celui, beaucoup plus vaste, de la sélection d’après les opinions ou plutôt d’après les dispositions de l’individu à s’adapter à un jeu variable de doctrines. Ceci nous conduit à l’un des traits les plus caractéristiques du totalitarisme, à savoir ses relations avec la vérité. C’est un sujet suffisamment vaste pour exiger un chapitre spécial.
[1] Voir l’explication fort instructive de F. Borkenau, Socialism, National or International ? 1942.
2. C’est tout à fait dans un esprit de collectivisme que Nietzsche fait parler son Zarathustra quand celui-ci dit : « Il y a eu mille fins, car il y a eu mille peuples. Mais il n’y a pas encore de carcan pour mille cous, il n’y a pas encore de tout unique. L’humanité n’a pas encore de tout. Mais dites-moi, mes frères : si l’humanité n’a point de tout, y a-t-il une humanité ? »
[3] Cité par E. H. Carr d’un article de Dr. Niebuhr : Twenty Y ears’ Crisis, 1941, p. 203.
[4] Findlay MacKenzie, Planned Society, Yesterday, Today, Tomorrow : A Symposium, 1937, p. XX.
[5] E. Halévy, L’Ère des Tyrannies, Paris, 1938, p. 217 et Histoire du Peuple Anglais, épilogue, vol. I, p. 105-106.
[6] Voir K. Marx, Révolution et Contre-Révolution, et la lettre d’Engels à Marx du 23 mai 1831.
[7] Bertrand Russell, The Scientific Outlook, 1931, p. 211.
[8] B. E. Lippincott, dans son introduction à l’ouvrage de O. Lange and F. M. Taylor, On the Economic Theory of Socialism, Minneapolis, 1938, p. 35.
[9] Le mot « pouvoir » est employé non seulement par rapport aux êtres humains, mais aussi — et cela peut créer une confusion — d’une façon impersonnelle (ou plutôt anthropomorphe) pour signifier toute cause déterminante. Il y a, évidemment, à l’origine de chaque événement quelque chose qui le détermine ; dans ce sens la quantité du pouvoir existant demeure toujours la même. Mais ceci n’est plus vrai lorsqu’il s’agit du, pouvoir exercé consciemment sur des êtres humains.
[10] Prof. F. H. Knight dans The Journal of Political Economy, déc. 1938, p. 869.