Traduit par Manon Guillotin, Institut Coppet
Le dernier de la « vieille école » du libéralisme classique
Quand le livre de Gustave de Molinari The Society of Tomorrow: A Forecast of its Political and Economic Organization a été publié dans une traduction anglaise en 1904, Molinari avait 85 ans et il lui restait seulement huit autres années à vivre. Sa longue vie a coïncidé précisément avec la montée, le fleurissement puis ensuite le déclin du mouvement de réforme libéral classique dans la société de l’Europe occidentale au cours du « long dix-neuvième siècle ». Il était l’un des derniers membres de la « vieille école» du libéralisme classique, une école de pensée qui croyait aux droits naturels, à la politique économique du laissez faire, au libre-échange absolu, au gouvernement ultra-minimal et s’est opposé avec énergie à la guerre et à l’empire. Même les libéraux ayant pris des dispositions pour la traduction et la publication de son livre ont trouvé son adhésion à la « vieille école » du libéralisme un peu déconcertante et peut-être même embarrassante, comme certaines des remarques par Hodgson Pratt dans l’introduction le font comprendre. Il semble que le style de libéralisme laissez fairiste de Molinari avait peu à dire « aux travailleurs » de grandes villes industrielles en 1904, tandis que les « Nouveaux Libéraux » comme J. A. Hobson avaient des théories plus appropriées pour résoudre le « problème social ». Pourquoi, alors, publier le livre de Molinari en anglais ? Peut-être est-ce son anti-impérialisme qui a attiré les éditeurs du livre. Les nouveaux libéraux Hobsoniens pourraient ainsi avoir trouvé les opinions de Molinari utiles dans leur combat contre l’impérialisme britannique. Mais la raison n’est pas entièrement claire.
L’édition française originale du livre est apparue en 1899 sous le titre d’Esquisse de l’organisation politique et économique de la Société future. Le titre anglais donne l’impression, peut-être fausse, que Molinari faisait une prédiction de la forme que la société prendrait dans un avenir proche (« tomorrow »). Le titre français est moins spécifique puisqu’il renvoie à une « société future » plus générale et, étant donné le pessimisme croissant à propos du XXe siècle que Molinari exprimait dans plusieurs articles qu’il a publiés au tournant du siècle, il est clair qu’il n’avait pas pensé qu’une société libre apparaîtrait d’ici au moins 50-100 années. La « société du futur » qu’il avait à l’esprit n’était probablement pas la société du XXe siècle mais plutôt celle du XXIe siècle.
L’édition française du livre avait été publiée par la société Guillaumin qui avait publié des livres libéraux classiques (en fait, beaucoup de Molinari lui-même) pendant plus de 50 ans. Comme beaucoup de ses livres, c’était une version approximativement réécrite d’articles qu’il avait écrits pour des quotidiens et des journaux comme le Journal des Économistes. Comme le mouvement libéral classique lui-même, Molinari était au crépuscule de sa vie quand le livre est apparu et il reflétait les préoccupations qu’il avait eu pendant les vingt dernières années de sa vie à se battre contre ce qu’il considérait comme une réapparition du militarisme, du protectionnisme, de l’impérialisme, de l’étatisme et du socialisme. Les livres qu’il a réunis de ses écritures journalistiques au tournant du siècle, comme la Grandeur et décadence de la guerre (1898), Esquisse de l’organisation politique et économique de la Société future (1899), Les Problèmes du XXe siècle (1901), reflètent donc les préoccupations plus contemporaines des batailles politiques qui ont eu lieu dans les sociétés d’Europe occidentale : les conflits entre les pouvoirs coloniaux européens (particulièrement l’Empire allemand en expansion récente et l’Empire britannique plus établi), les guerres tarifaires entre les grandes puissances, l’émergence des partis travaillistes et socialistes et les changements ayant eu lieu au sein des partis libéraux traditionnels pour parvenir à un accord concernant les demandes du nouvel électorat et le défi intellectuel du socialisme. Molinari, en tant que l’un des derniers membres « de la vieille école » du libéralisme classique, a de nouveau pris l’arme qu’était sa plume pour un nouveau combat dans des batailles qu’il aurait espéré voir remportées des décennies auparavant.
Molinari n’était pas le seul membre survivant « de la vieille école » au tournant du siècle. Il y en avait d’autres, mais la plupart sont morts durant la première décennie du nouveau siècle. Seule une infime poignée a vécu dans la deuxième décennie. Ils avaient tous disparus après la Première Guerre mondiale. « La vieille école » du libéralisme classique du XIXe siècle était un groupe d’individus nés dans les années 1820 et les années 1830 (bien qu’il y ait eu quelques membres « plus jeunes » de l’école nés aussi tard que dans les années 1840), qui est devenu politiquement actif à la fin des années 1840 et 1850 et qui s’est éteint dans les premières années du XXe siècle, avant le début de la Première guerre mondiale. Le cœur « de la vieille école » du libéralisme classique inclut (dans l’ordre de leur date de naissance) : Gustave de Molinari (1819-1912), Herbert Spencer (1820-1903), Lord Acton (1834-1902), Eugen Richter (1838-1906), Auberon Herbert (1838-1906), William Graham Sumner (1840-1910), Thomas Mackay (1849-1912).
Les principaux membres de la « vieille école » (particulièrement Gustave de Molinari en France et Herbert Spencer en Grande-Bretagne et leurs adeptes) étaient des journalistes, des auteurs, des universitaires et parfois même des hommes politiques. Ils étaient fervents défenseurs de la liberté individuelle et du libre marché (en général sur les bases des « droits naturels »), défenseurs de politiques économiques de laissez-faire intransigeantes, adversaires de l’esclavage, de la guerre, de l’impérialisme, du socialisme et plus généralement de ce que Molinari appelait l’ « étatisme » (particulièrement les systèmes dynastiques et hiérarchiques basés sur des privilèges politiques qui avaient survécu à la Révolution française). Dans les premières années de leur vie généralement longue (Molinari est mort à 93 ans, Spencer à 83 ans) ils ont contribué à créer le climat intellectuel qui a provoqué quelques réformes libérales classiques prometteuses au milieu du XIXe siècle (comme la déréglementation économique, le libre-échange et le gouvernement constitutionnel), mais ils ont vécu assez longtemps pour voir l’ascension de partis politiques et de mouvements qui ont commencé par sérieusement remettre en cause, puis défaire l’agenda libéral classique. À partir des années 1870 et 1880, les membres de la « vieille école » ont commencé à avertir des dangers pour la liberté individuelle de la reprise du protectionnisme, du militarisme et de l’impérialisme, de l’ascension du socialisme et des nouveaux partis politiques massifs élus démocratiquement et du pouvoir croissant de l’ « État interventionniste ». Ces libéraux classiques de la « vieille école » qui ont vécu assez longtemps pour voir l’arrivée du nouveau XXe siècle ont écrit assez longuement sur les accomplissements du XIXe siècle, les problèmes auxquels leurs sociétés étaient confrontés au tournant du siècle et leurs pronostics pour l’avenir.
Concernant l’avenir de la liberté au tournant du siècle, tant Molinari que Spencer ont avec succès prédit deux choses liées : premièrement, que les politiques anti-libérales introduites à la fin du XIXe et au début du XXe siècle mèneraient inévitablement à une longue période de crise économique et d’oppression politique provoquée par la guerre, l’impérialisme, la révolution socialiste et l’intervention de l’État dans l’économie ; et deuxièmement, qu’une fois que cette période sombre d’ « étatisme » aurait suivi son cours, les bienfaits de la liberté individuelle et du marché libre seraient redécouverts et les réformes libérales classiques qu’ils avaient préconisées au cours de leur vie seraient introduites encore une fois. Si Molinari et Spencer étaient vivants aujourd’hui pour voir notre fin de siècle [cet article a été écrit en 2001] ils se sentiraient renforcés dans leurs convictions, je suis sûr, par l’effondrement du communisme en 1989-90, et par la vitesse à laquelle tous les systèmes politiques et économiques ont adopté des réformes de marché comme la privatisation, le libre-échange et la diminution des impôts sur le revenu dans les années 1980 et les années 1990. Leurs prédictions fructueuses doivent être considérées face aux prédictions infructueuses des socialistes de toutes sortes faites durant la même période. Qu’elles soient issues du socialisme démocratique ou du socialisme révolutionnaire (marxisme), les prédictions prévoyant la révolution socialiste comme inévitable et provoquant la paix, la prospérité et la liberté pour le peuple se sont avérées désespérément fausses au regard des événements extraordinaires du XXe siècle.
Est-ce que la « fin de siècle » signifiait la « fin de la liberté » ?
Dans les vingt années environ précédant sa mort (1893-1912) Molinari a publié de nombreux travaux attaquant la résurgence du protectionnisme, de l’impérialisme, du militarisme et du socialisme qui, selon lui, gênerait le développement économique, limiterait sévèrement la liberté individuelle et mènerait en fin de compte à la guerre. Le changement de siècle lui a fourni l’occasion de synthétiser ses opinions et de proposer son pronostic sur l’avenir de liberté dans une série d’articles du Journal des Économistes qu’il a étendu sous forme de livre. Les travaux clés dans sa campagne pour avertir le monde des dangers du militarisme, du protectionnisme et de l’étatisme (le socialisme) étaient les suivants (par ordre d’apparition) et ils sont un accomplissement remarquable pour un homme qui avait plus de 80 ans (son dernier travail, pertinemment intitulé Ultima Verba, a été publié quand il avait 92 ans) :
- Comment se résoudra la question sociale ? (1896).
- Grandeur et décadence de la guerre (1898).
- Esquisse de l’organisation politique et économique de la Société future (1899).
- « 1899 », Journal des Économistes, Janvier 1900, pp. 5-11.
- « La Décadence de l’Angleterre », Journal des Économistes, Mai 1900, pp. 179-83.
- « Le XIXe siècle », Journal des Économistes, Janvier 1901, pp. 5-19.
- Les Problèmes du XXe siècle (1901).
- « Le XXe siècle », Journal des Économistes, Janvier 1902, pp. 5-14.
- Questions économiques à l’ordre du jour (1906).
- Théorie de l’évolution : Économie de l’histoire (1908).
- Ultima Verba : Mon dernier ouvrage (1911).
Avec un auteur aussi prolifique que Molinari, il y a inévitablement un peu de répétitions et de chevauchements, donc je concentrerai ma discussion sur les essais qui ont été publiés dans le Journal des Économistes en janvier 1901 et 1902 et que nous avons conçu pour récapituler ses pensées sur le passé, l’état présent et le futur de la liberté individuelle au tournant du siècle et sur son dernier livre, Ultima Verba (1911), dans lequel il est revenu une dernière fois sur ces questions avant de mourir. Néanmoins, la richesse de détails historiques et les nombreux exemples contemporains que Molinari a donnés pour établir son argumentaire (souvent la statistique économique publiée la plus récente) signifient que ses travaux plus longs récompensent vraiment le temps mis à les lire.
Les accomplissements du XIXe siècle
Molinari a été un auteur prolifique tout au long de sa longue vie, mais sa production a semblé s’accélérer vers la fin du siècle. Sa préoccupation croissante que les deux questions qui l’avaient motivé toute sa vie – à savoir le libre-échange et la paix – soient ébranlées par le militarisme croissant, le protectionnisme et l’étatisme l’a conduit à écrire sept livres sur ces seules questions entre 1896 et 1911. [Molinari, Ultima Verba (1911), « Préface » p. 1]. Dans cet article, je me concentrerai sur les deux essais qu’il a écrits dans le Journal des Économistes au siècle au cours duquel il a récapitulé ses pensées [Molinari, « XIXe Siècle », Janvier 1901 ; Molinari, « XXe Siècle », Janvier 1902] et son dernier livre, pertinemment intitulé Ultima Verba : Mon dernier ouvrage (1911), qui est paru un an avant sa mort et dans lequel il a revisité ces deux essais publiés au tournant du siècle.
Pour Molinari, la caractéristique qui distinguait le XIXe siècle, qui le rendait différent des siècles précédents dans l’histoire de l’Homme, était l’augmentation « prodigieuse » de la puissance productive rendue possible par la liberté économique et la révolution industrielle. [Molinari, « XXe Siècle », 1902, p.5 ; et Molinari, « XIXe Siècle », 1901, p. 5.]. La richesse aux États-Unis avait doublé dans la seconde moitié du XIXe siècle et elle avait augmenté deux fois plus que la croissance démographique en Europe occidentale durant la même période. L’introduction de l’énergie à vapeur avait énormément augmenté la productivité du travail humain tandis qu’au même moment, la qualité de travail changeait en conséquence de la production en usine, de la vie urbaine et du commerce international. « Les liens de solidarité » entre les gens du peuple [Molinari, « XIXe Siècle », 1901, p. 8] s’étaient multipliés parallèlement au développement des débouchés d’activités économique, commerciale et coopérative. Molinari pensait qu’au XIXe siècle, le système des États isolés et hostiles qui était apparu au XVIIIe siècle avait été remplacé par des nations liées les unes aux autres par le commerce international et la dépendance économique mutuelle. La guerre et l’antagonisme économique au XVIIIe siècle avaient été remplacés, pendant une brève période tout du moins, par la paix et la prospérité.
La période clé du XIXe siècle pour Molinari avait été les deux ou trois décennies des années 1840 aux années 1860 quand la Grande-Bretagne a fait un pas en avant en direction du libre-échange, avec l’abolition des Corn Laws [lois sur le blé] en 1846. Cette libéralisation du commerce a permis à la Grande-Bretagne de prendre une longueur d’avance sur les autres nations européennes dans le développement économique et la création de richesse, exerçant sur ces dernières une forte pression compétitive pour en faire de même. Le traité de libre-échange de Cobden-Chevalier entre la France et la Grande-Bretagne a été un élément clé de l’ « internationalisation du progrès » [Molinari, « XIXe Siècle », 1901, p. 10]. Pendant une courte période au milieu du XIXe siècle, il a semblé possible aux libéraux comme Molinari que la paix et le libre-échange puissent « gouverner le monde ». [Molinari, Ultima Verba (1911), « Préface », p. 1].
Mais malheureusement, comme quelqu’un qui vient de gagner une grande quantité d’argent à la loterie, les européens, à la fin du XIXe siècle, n’ont pas été capables d’utiliser sagement cette richesse acquise de fraîche date. [Molinari, Ultima Verba (1911), « Préface », p. 8]. Les élites dirigeantes traditionnelles de l’aristocratie terrienne et de l’armée sont restées puissantes politiquement et ont résisté au processus de libéralisation économique qui avait apporté dans son sillage la paix internationale et la solidarité entre les peuples. Le programme politique des vieilles élites dirigeantes de la deuxième moitié du siècle avait été de forger de nouvelles coalitions avec les deux nouvelles classes qui étaient en train d’émerger de l’industrialisation – les riches industriels et la classe ouvrière urbaine. Les élites militaires traditionnelles ont forgé une alliance avec les nouveaux industriels et les nouveaux partis politiques démocratiques pour canaliser l’industrie technologique et l’argent des impôts dans l’expansion et le renouvellement de l’armée et de la marine, créant ainsi une nouvelle vague de militarisme et d’impérialisme à partir des années 1870. À l’exception notable de la Grande-Bretagne qui a conservé le libre-échange, en Europe et en Amérique les élites terriennes et industrielles ont forgé une alliance pour réintroduire des droits de douane qui ont retardé le développement économique, enflammé la rivalité internationale et ont placé un lourd fardeau sur les consommateurs ordinaires et les contribuables, perturbant ainsi leur extraction de la pauvreté. Il en a résulté un retour au protectionnisme économique et, à la fin, aux guerres tarifaires entre les grandes puissances.
En plus de la hausse du militarisme, de l’impérialisme et du protectionnisme dans la deuxième moitié du siècle, il y a eu en parallèle l’ascension de ce que Molinari appelait l’ « étatisme » (ou « fonctionnairisme » [Molinari, Ultima Verba (1911), « Préface », p. 17]) ou même dans quelques circonstances « la lèpre de l’Étatisme » [Molinari, « XXe Siècle », janvier 1902, p. 6]. Selon lui, l’État est un mécanisme qui permet à un petit groupe de personnes (à peu près 10 % de la population) de gagner des avantages économiques et politiques aux dépends des contribuables ordinaires et des citoyens. Dans les sociétés pré démocratiques et les premières sociétés industrielles primitives, l’État était l’outil des élites traditionnelles terriennes, militaires et commerciales. Avec l’extension du suffrage à la plupart des hommes travailleurs à la fin du XIXe siècle, a surgi un nouveau groupe, plus nombreux, qui souhaitait utiliser l’État pour gagner des avantages pour leur propre compte au détriment des autres. Des partis travaillistes et socialistes ont vu le jour pour couvrir les besoins politiques de la classe ouvrière à laquelle on avait nouvellement accordé le droit de vote. Le parti conservateur traditionnel et même les partis libéraux plus récemment formés ont adopté le programme politique et économique socialiste pour séduire le nouvel électorat. Il en a résulté, selon Molinari, une grande défaite pour les réformes libérales et pour « le parti de gouvernement peu cher » ou « le parti du moindre gouvernement ». [Molinari, « XXe Siècle », janvier 1902, p. 14]. L’État s’est rapidement étendu à tous les niveaux (local, départemental et provincial) pour fournir des emplois aux nouveaux administrés, créant ainsi un puissant mécanisme de patronage et d’achat de vote au moment des élections. Des secteurs entiers de l’économie avaient été nationalisés ou « municipalisés » (comme le gaz, l’eau, l’électricité, la poste, les chemins de fer) dans ce même but. Il en a résulté un fort étatisme, fonctionnairisme, ou « socialisme », qui a fait augmenter le nombre de personnes dépendantes de l’État pour leurs revenus, a augmenté l’imposition pour le contribuable ordinaire, et a causé des pertes économiques en raison du coût plus élevé et de la plus grande inefficacité des services fournis par l’État.
Molinari était très préoccupé par la voie qu’empruntait la société européenne au tournant du siècle. Bien que la technologie, l’industrialisation et le commerce international aient énormément augmenté la richesse (et semblaient prêts à continuer ainsi au nouveau siècle), les effets combinés du protectionnisme, du militarisme, de l’impérialisme et de l’étatisme (particulièrement dans sa nouvelle apparence socialiste) pourraient aboutir à l’effondrement économique, à des guerres destructrices sans précédent, à la tyrannie politique et à la révolution socialiste. Molinari gardait bon espoir que les principes de la paix et du libre-échange seraient redécouverts un jour ou l’autre dans le futur, mais pas avant que la civilisation telle qu’il la connaissait ne soit détruite.
Je discuterai des préoccupations spécifiques qu’avait Molinari à propos de la hausse du militarisme, de l’impérialisme, du protectionnisme, de l’étatisme et du socialisme au tournant du siècle, avant de me tourner vers sa vision pessimiste de l’avenir de la liberté individuelle au XXe siècle.
Militarisme et impérialisme
La promesse des réformes libérales du milieu du siècle, à savoir l’idée que le libre-échange et la libéralisation économique conduiraient à une période de paix sans précédent et à la création de richesses, avait seulement été accomplie partiellement. Peut-être les intérêts étroits qui avaient profité de la guerre et de l’empire étaient-ils simplement trop importants pour être écrasés rapidement. Peut-être les libéraux classiques n’avaient-ils pas travaillé assez dur pour convaincre un plus large public des avantages des réformes qu’ils présentaient. Quoi qu’il en soit, Molinari a conclu que la nature fondamentale de l’État était restée la même, malgré les révolutions, les unifications politiques et les constitutions qui étaient destinées à libérer les gens ordinaires de l’exploitation d’une « caste » dirigeante au pouvoir. Seule la forme extérieure de l’État avait changé – passant de monarchique constitutionnelle dans quelques cas, à républicaine dans d’autres, et monarchique autocratique traditionnelle dans une poignée d’autres cas. [Molinari, «XIXe Siècle », 1901, p. 12]. Molinari constatait avec force et regrets évidents les occasions manquées du passé et les dangers qui menaçaient les sociétés européennes contemporaines :
Mais, en dépit des révolutions, des unifications et des constitutions politiques qui ont eu pour objet d’affranchir les nations de l’exploitation d’une caste nationale ou étrangère, la forme de leurs gouvernements seule a changé, le fond est demeuré le même. Les intérêts particuliers n’ont pas cessé de se coaliser pour faire la loi à l’intérêt général. Et dans toute l’Europe les intérêts engagés dans la conservation de l’état de guerre, intérêts militaires et politiques, sont demeurés prépondérants. Les armées et les fonctions publiques qui étaient sous l’ancien régime l’unique débouché de la classe gouvernante, n’ont pas cessé d’être considérées comme supérieures aux autres emplois de l’activité humaine. Elles attirent encore de préférence les rejetons de l’ancienne classe dominante avec les parvenus de la nouvelle, et constituent un puissant faisceau d’intérêts, aussi bien dans la plupart des républiques que dans les monarchies. Or, la guerre étant aujourd’hui comme l’était jadis une source de profits et d’honneurs pour les militaires professionnels, il est naturel qu’ils y poussent. « Connaissez-vous bien mon armée, disait Napoléon ? C’est un chancre qui me dévorerait, si je ne lui donnais de la pâture ! » [Molinari, «XIXe Siècle », 1901, p. 13].
Étant donné les honneurs et les profits que les États modernes confèrent à leurs dirigeants militaires supérieurs et à leurs industriels qui construisent de nouvelles armes de guerre (que Molinari appelle « l’industrie de destruction » [Molinari, «XIXe Siècle », 1901, p. 12] ; et étant donné la puissance politique prépondérante que ces groupes ont sur ce qu’il appelle l’ « industrie de production » (composée de leaders industriels, de capitalistes et d’ouvriers dans des industries qui fournissent le marché de la grande consommation), la guerre persistera dans un futur proche.
Au moment de l’écriture (1901-1902) il semblait que les pouvoirs européens s’étaient rendus compte qu’il était trop coûteux de se combattre les uns les autres et avaient donc redirigé leur militarisme à l’extérieur vers les endroits les moins développés du monde. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, les grandes puissances avaient étendu leurs empires au moyen de guerres de conquête en Afrique, en Asie et, plus récemment, en Chine et étaient occupées à apporter la « civilisation » européenne aux « barbares » en exploitant, en pillant et en massacrant les peuples indigènes. [Molinari, «XIXe Siècle », 1901, p. 14]. Ces actions avaient été justifiées par le prétexte de l’ouverture des marchés étrangers au profit de l’industrie nationale et du commerce, mais les bénéfices réels de la guerre et de l’empire étaient allés entre les mains de la « caste » restreinte des militaires privilégiés et des intérêts commerciaux. Pour la nation dans son ensemble, les coûts de la guerre, des conquêtes, de la direction des colonies et de la protection des zones d’influence spéciales, étaient considérables et avaient agi comme un frein sur le développement économique intérieur. Molinari a observé avec un peu d’amertume que :
Les gouvernements européens se sont partagé l’Afrique et ils mettent aujourd’hui la Chine au pillage, sous prétexte d’ouvrir de nouveaux débouchés à l’industrie et de faire participer les nègres, sans oublier les Chinois, aux bienfaits de notre civilisation. Mais il suffit d’additionner et de comparer les frais de conquête et de conservations des colonies, des protectorats et des zones d’influence avec les profits qu’en tirent l’industrie et le commerce, pour être édifié sur la valeur de ce prétexte. La conquête, l’assujettissement, l’exploitation fiscale et protectionniste n’ont pas la vertu d’étendre les débouchés de l’industrie et du commerce. Ils contribuent plutôt à les resserrer en augmentant les charges que les budgets de la guerre, de la marine et des colonies font peser sur toutes les branches de la production. Quant à la civilisation, est-ce bien par le massacre et le pillage qu’on peut en faire apprécier les bienfaits aux « Barbares »? [Molinari, «XIXe Siècle », 1901, p. 14]
La « recrudescence du militarisme » avait commencé avec la victoire de l’Allemagne dans la Guerre franco-prussienne de 1870 et avait continué avec l’expansion sanglante de l’empire européen dans les années 1880 et les années 1890. [Molinari, Ultima Verba (1911), « Préface », p. 3]. Mais à partir du milieu du siècle, les puissances européennes majeures avaient enchaîné les guerres les unes après les autres, en commençant par la Guerre d’Italie, la Guerre de Crimée, la Guerre Austro-prussienne, la Révolte de Cipaye, la Guerre franco-prussienne, la guerre Russo-turque, la Guerre Italo-abyssine, la guerre Turco-grecque, la Guerre américaine espagnole, la Guerre des Boers et la Guerre Russo-japonaise. Avec cette incessante course navale aux armements des années 1890 et des années 1900, Molinari était extrêmement pessimiste concernant les perspectives de paix à court et moyen terme. L’échec des supers puissances à tenir compte des avertissements des pacifistes et du Tsar russe en 1899 étaient, selon lui, une grave erreur que les grandes puissances regretteraient un jour. [Molinari, Ultima Verba (1911), « Préface », p. 3]. Dans un de ses derniers livres, Théorie de l’évolution (1908) il a écrit qu’il avait renoncé à un quelconque espoir, qu’il serait dans l’intérêt matériel des élites militaires et politiques qui dirigeaient les plus grands États européens d’abandonner la course aux armements et la rivalité impériale et d’adopter une politique que Richard Cobden avait nommé dans les années 1840, « la paix, le retranchement et la réforme ». Ce serait aux « amis de la paix » [Molinari, Théorie de l’évolution (1908), p. 242] de gagner assez de soutien de la part des électeurs pour faire pression sur l’armée d’une part et aussi sur les intérêts industriels et commerciaux qui ont profité du commerce international (ce qu’il a appelé les « intérêts pacifiques ») pour faire pression sur l’État d’autre part, prendre des mesures pour rendre la guerre de moins en moins attractive comme manière de résoudre les conflits. Le plan favori de Molinari consistait à ce que les nations européennes forment « une ligue des pays neutres » qui mettrait en place un organisme juridique international pour résoudre les conflits entre les nations et qui, dans certains cas extrêmes, pourrait imposer des sanctions à l’encontre d’un État agressif ou s’unir même pour défendre un État membre d’une invasion. [Molinari, Théorie de l’évolution (1908), pp. 244-45]. Les détails du plan sont clairement expliqués dans une série de courts articles réimprimés dans les annexes d’un livre qu’il a publié juste avant le tournant du siècle, Grandeur et décadence de la guerre (1898), Appendix P, pp. 258-301.
Protectionnisme
Le cas du protectionnisme fut assez semblable. Après un début prometteur vers le libre-échange dans les années 1840 et les années 1850, les grands États européens et les États-Unis en étaient revenus à l’utilisation de tarifs douaniers protectionnistes pour se procurer de l’argent et « protéger » ou favoriser une industrie domestique donnée. Le but des révolutions du XVIIIe siècle avait été d’enlever les lourdes taxes et les droits féodaux qui avaient été imposés par l’Ancien Régime. Ils avaient été réduits ou enlevés pendant seulement une courte période avant qu’ils ne réapparaissent sous un nouvel aspect, celui d’impôts indirects, de monopoles d’État et de droits de douane – ou ce que Molinari appelait « les vieux droits féodaux transformés et modernisés ». [Molinari, « XIXe Siècle », 1901, p. 17]. Les diminutions tarifaires provoquées par le Traité Commercial anglo-français de 1786, par l’Abolition des Corn Laws en Grande-Bretagne en 1846 et par le Traité de Cobden-Chevalier de 1860 auraient dû ouvrir « une nouvelle ère de liberté et de paix » [Molinari, « XIXe Siècle », 1901, p. 16] mais le succès des libre-échangistes était limité. Le « militarisme et les intérêts protectionnistes » ont vite repris le dessus dans la politique économique de l’État après la victoire de la Guerre civile américaine du Nord protectionniste et la Guerre franco-prussienne de 1870. Le coût considérable de la dernière guerre était l’excuse pour que les protectionnistes lèvent des barrières tarifaires pour des raisons « fiscales ». Une fois de retour sur les rails, il n’a pas fallu longtemps avant que l’État soit dominé par une coalition militaire, des intérêts industriels et agricoles qui voulaient faire augmenter les droits de douane dans leur propre intérêt personnel. L’Allemagne, l’Italie et la France ont tous adopté des droits de douane dans les années 1870 et les guerres tarifaires chroniques sont devenues partie prenante de la rivalité entre les États européens à la fin du XIXe siècle.
Étatisme et socialisme
Molinari avait très peu de choses positives à dire à propos de l’État. Un des accomplissements du XIXe siècle avait été de montrer comment l’initiative privée et le marché pouvaient de plus en plus remplacer l’État en tant que fournisseur de prétendus « biens publics » – allant même jusqu’à suggérer, dans certaines de ses écrits, que la police et la défense pouvaient être fournies de manière privée et coopérative via le marché libre. Son désamour de l’État et son « esprit de monopole » était tel qu’il avait étiqueté l’ « étatisme » comme une sorte « de lèpre » qui érodait la richesse créée par l’activité économique privée :
De même, tandis que le développement de l’esprit d’entreprise et d’association permettait d’abandonner désormais à l’initiative libre des individus les travaux et les services d’intérêt public, on a vu l’État empiéter chaque jour davantage sur le domaine de l’activité privée, et remplacer l’émulation féconde des industries de concurrence par l’onéreuse routine de ses monopoles. Moins l’intervention de l’État est devenue utile, plus s’est étendue la lèpre de l’Étatisme ! Enfin, tandis que la multiplication et le perfectionnement merveilleux des moyens de transport, à l’usage des agents et des matériaux de la production, égalisaient partout les conditions d’existence de l’industrie, et, en mettant en communication constante les marchés de consommation auparavant isolés, enlevaient sa raison d’être originaire au régime de la protection, l’esprit de monopole des classes gouvernantes et légiférantes exhaussait et multipliait les barrières du protectionnisme. [emphase ajoutée, Molinari, « XXe Siècle », Janvier 1902, p. 6].
Dans des États autocratiques comme la Russie, avec une majorité de la population interdite d’avoir le moindre mot à dire sur la façon dont elle est dirigée, il n’était pas surprenant que les membres les plus puissants de la bureaucratie, de la noblesse terrienne et des propriétaires de grandes industries se joignent ensemble pour exploiter les impôts et les droits de douane imposés par l’État sur le peuple. Ce qui était surprenant, c’était que ce même processus ait eu lieu chez de prétendus « États constitutionnels » comme la France, où un pourcentage croissant de la population pouvait participer aux élections. Dans les deux types d’États la même structure de classe est apparue – une classe de « mangeurs budgétaires » (« cette classe budgétivore » [Molinari, « XXe Siècle », Janvier 1902, p. 8]) vivant aux frais de l’activité productive de la masse de contribuables et de consommateurs.
L’État qui était apparu à la fin du XIXe siècle avait aussi la méchante habitude d’essayer d’utiliser son pouvoir accru pour supprimer les minorités des territoires qu’il avait conquis. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, des conquérants comme Louis XIV étaient heureux de permettre à leurs peuples soumis, comme les Alsaciens, de garder leurs coutumes et leurs langues tant qu’ils payaient leurs impôts promptement. Au XIXe siècle, l’État conquérant a voulu contrôler tous les aspects de la vie. En utilisant l’Allemagne nouvellement unifiée comme un exemple de ce que l’avenir pouvait donner, Molinari a objecté au désir de l’État de voir des langues locales comme le danois et le polonais supprimées et remplacées par une utilisation obligatoire de la langue allemande du pays conquérant, qu’il a, en colère, décrite comme « cette prohibition aussi inepte qu’odieuse par l’abus le plus insolent et le plus brutal de la force » [Molinari, « XXe Siècle », Janvier 1902, p. 8].
La manifestation la plus moderne d’étatisme à la fin du XIXe siècle était le socialisme. Comme n’importe quelle forme d’étatisme, Molinari s’y est opposé parce qu’il violait des droits de propriété privés, la liberté individuelle et les lois naturelles de l’activité économique. Molinari prédisait que dans sa forme démocratique, parlementaire ou sociale, le socialisme finirait comme n’importe quel autre régime étatiste – un petit groupe de personnes contrôlerait les mécanismes de pouvoir et les exploiterait au profit d’une minorité et au détriment de la majorité. Une des innovations que le socialisme promettait était d’ouvrir des emplois gouvernementaux et des industries gérées par l’État à un groupe de personnes plus large qui avait été exclu de l’exercice du pouvoir dans les régimes précédents. La conséquence de cette démocratisation de l’État serait une augmentation importante des impôts pour payer pour la nouvelle « classe bureaucratique » qui vivait aux frais de l’État [Molinari, Ultima Verba (1911), « Préface », p. 11] et un endommagement de la productivité économique puisque des secteurs entiers de l’économie ont été nationalisés ou lourdement régulés par « les planificateurs » économiques. [Molinari, Ultima Verba (1911), « Préface » p. 17]. Selon Molinari, un type encore plus dangereux de socialisme était le socialisme révolutionnaire qui est arrivé au pouvoir en renversant la vieille classe dirigeante au moyen d’une révolution violente et sanglante. Cependant, les socialistes sont arrivés au pouvoir, et le résultat final fut une nouvelle forme d’autorité de classe et de diffusion du « fonctionnarisme » :
L’avènement du socialisme a sensiblement augmenté le nombre des lois car les socialistes ignorent en quoi consistent les lois naturelles; ils sont convaincus que celles qu’ils fabriquent sont supérieurement faites et ils en exigent l’application rigoureuse. Dans ce but leurs ministres multiplient les fonctionnaires. Mais à peu près toutes les lois inspirées par le socialisme sont faites pour une certaine classe d’homme à laquelle elles semblent profiter bien qu’elles leur soient nuisibles. Car tout ce qui change la destination de la fortune de l’ensemble des contribuables est loin d’être toujours favorable à la richesse publique. En faisant passer les ressources des classes favorisées de la fortune en des mains moins capables ou plus dispendieuses et en augmentant les dépenses militaires, le protectionnisme et le fonctionnarisme, la richesse diminuera et les dettes s’accroîtront jusqu’à ce que le pays ne puisse plus en supporter le fardeau. [emphase ajoutée, Molinari, Ultima Verba (1911), «Préface,» p. 16-17].
De nouvelles pensées sur l’ « impossibilité » du socialisme peuvent être trouvées dans l’essai « Impossibilités du socialisme : Nuisances de l’Étatisme et du syndicalisme » dans Molinari, Ultima Verba (1911), p. 49-74.
Le pronostic pour la liberté individuelle
Molinari était pessimiste à propos de l’avenir pour beaucoup de raisons. Peut-être à très long terme (un siècle ou plus longtemps) il était optimiste sur le fait que le peuple en arriverait à se rendre compte que le libre-échange et la paix étaient la seule façon d’assurer la création de richesse stable pour toutes les classes de la société et qu’ils éviteraient donc la guerre, le protectionnisme et le socialisme. Dans le même temps, il était très pessimiste au moyen et long terme (dans les 50, 100 années à venir) parce que les forces qu’il pouvait voir à l’œuvre étaient, au tournant du siècle, très puissantes et seraient amenées à se frayer un chemin dans la société avant que tous ne voient leurs effets nuisibles. Si les premières années du nouveau siècle devaient aller nulle part, il a prédit que le nouveau siècle ressemblerait beaucoup à l’ancien. Tous les États continueraient à suivre « une politique de perte et de privilège » avec accroissement de la dette de l’État, augmentation des niveaux de protection tarifaire, des impôts plus hauts et des risques de guerre plus grands. [Molinari, « XXe Siècle », janvier 1902, p. 7]. La classe « des mangeurs budgétaires » qui en arriverait à dominer chaque État européen continuerait à étendre le pouvoir de l’État et augmenterait les impôts et les privilèges dont ils ont profités. Molinari a exprimé ses regrets sur le fait que cette classe dirigeante pouvait agir d’une telle façon avec une apparente impunité et il a semblé n’y avoir aucune limite à leur rapacité :
Dans les pays dits constitutionnels où les gouvernées sont en nombre plus ou moins considérable pourvus du droit électoral, la grande majorité use de ce droit pour en tirer un profit quelconque ou s’abstient d’en user. A la condition de favoriser les intérêts les plus influents, le gouvernement peut impunément sacrifier ou négliger les autres. Or les intérêts les plus influents sont précisément ceux de la classe dans laquelle se recrutent les hauts fonctionnaires civils et militaires qui demandent leurs moyens d’existence au budget de l’État, les propriétaires fonciers et les industriels qui se partagent le budget de la protection. Comment donc cette classe budgétivore ne pousserait-elle pas à l’augmentation continue des dépenses dont elle profite, et n’emploierait-elle pas à les multiplier la puissance de l’État dont elle dispose? [emphase ajoutée, Molinari, « XXe Siècle », Janvier 1902, p. 8].
Son explication pour éclairer ce qui s’est mal passé avec la réforme libérale au XIXe siècle annonçait une tonalité très sinistre pour le siècle prochain. Le problème se trouve en partie dans la nature même de l’État moderne en tant que mécanisme de « redistribution », ou comme Molinari a préféré l’exprimer, l’exploitation de la richesse par un petit groupe privilégié au dépend de la majorité du peuple. Tout comme la révolution industrielle et le libre-échange ont augmenté la richesse, ils ont aussi fait augmenter la tentation des groupes privilégiés de se battre pour un contrôle de l’État afin de servir leurs propres intérêts. La solution de Molinari à ce problème de l’État était de limiter le pouvoir de l’État à un minimum absolu – « le moindre gouvernement » [Molinari, « XXe Siècle », 1902, p. 14] – à savoir la mise en œuvre de services de défense de base et de services de police. Si l’État avait le moindre pouvoir au-dessus de ce minimum absolu, alors des intérêts puissants chercheraient à l’utiliser pour leurs propres comptes. Plus de cinquante ans auparavant, Molinari avait envisagé l’idée de supprimer l’État entièrement en « contractant » ou « privatisant » même les fonctions minimales de défense et de police de l’État. Il a progressivement modifié cette opinion extrême face à l’opposition de ses collègues libéraux, mais même après les années 1900, il envisageait toujours l’idée de transformer l’État en une sorte de « société » privée d’« actions » appartenant aux citoyens et « la direction » de l’État modelé sur celle des sociétés privées (avec un conseil d’administration responsable devant les actionnaires et le marché boursier). [Molinari, Ultima Verba (1911), « Préface », pp. 16-17]. Puisque les chances que les Grandes Puissances de l’Europe privatisent l’État de cette façon étaient très peu probables au tournant du siècle, Molinari en est venu à la morne conclusion que « l’incapacité et les vices du gouvernement » (à savoir, le militarisme, l’étatisme et le protectionnisme) demeureraient longtemps. [Molinari, « XIXe Siècle », 1901, p. 17].
L’autre partie du problème expliquant l’échec des réformes libérales au XIXe siècle, selon Molinari, réside dans les classes disposant depuis peu du droit de vote, la bourgeoisie et la classe ouvrière, parmi lesquelles les neuf dixièmes, à cause de leur ignorance et de leurs insuffisances morales, étaient incapables de supporter le poids de la responsabilité qu’ exige la liberté. [Molinari, « XXe Siècle », janvier 1902, p. 7; et Molinari, « XXe Siècle », janvier 1902, p. 11]. Dans ce qui est devenu une série de plus en plus amère de réflexions dans ses derniers travaux, Molinari a soutenu que la liberté pourrait survivre seulement si les individus renonçaient à utiliser le pouvoir de l’État pour obtenir des avantages étroits, égoïstes, à court terme et aux dépends des autres. Cependant, ils sont devenus une proie facile pour les socialistes qui, en violant « les lois naturelles de l’économie », ont promis une solution apparemment facile au problème de pauvreté en prenant à ceux qui avaient et en « donnant » à ceux qui n’avaient pas. Ils n’ont pas voulu entendre le message des économistes comme Molinari qui répondaient que des mesures socialistes finiraient par tuer la poule qui avait pondu l’œuf d’or économique – des restrictions socialistes sur l’industrie et de lourdes taxations gêneraient et détruiraient la croissance économique, étendraient énormément la taille et le coût du gouvernement et sa bureaucratie qui deviendrait progressivement un lourd fardeau de plus pour ce même peuple qu’il était censé aider et cela ne ferait rien pour apprendre les habitudes d’esprit et de comportement dont le peuple avait besoin pour devenir indépendant, prospère et libre. [Molinari, « XIXe Siècle », 1901, p. 17; et Molinari, « XXe Siècle », Janvier 1902, p. 12]. Molinari conclut plutôt tristement que cela exigerait un long et difficile « apprentissage de liberté » avant qu’une société libre puisse fonctionner.
L’incapacité et les vices des gouvernements, le militarisme, l’étatisme, le protectionnisme ont dévoré une forte part de cette plus-value de l’industrie. L’ignorance et l’insuffisance morale des individus émancipés de l’onéreuse tutelle de la servitude, mais encore incapables de supporter tout le poids de la responsabilité attachée à la liberté, en ont détruit ou stérilisé une autre part. Il faut bien le dire. [Molinari, « XIXe Siècle », 1901, p. 17].
Molinari a conclu son article de 1901 sur le « XIXe siècle » avec l’observation que des scientifiques, des technologues, des industriels, des capitalistes et des travailleurs continueraient de pousser la création de richesses à de nouveaux sommets au XXe siècle, mais en même temps, leurs efforts seraient bafoués par la destruction de richesse causée par le militarisme, l’étatisme, le protectionnisme et le socialisme. Il a brièvement réfléchi sur la possibilité future d’un fardeau économique de l’État devenant trop grand pour que les créateurs de richesse puissent le supporter. Il a prédit qu’aux taux actuels de croissance, la dette publique totale des nations européennes atteindrait les 400 milliards en 2000. [Molinari, « XIXe Siècle », 1901, p. 19]. Il s’est détourné de cette pensée très déprimante et a offert le pieux espoir que ses descendants apprendraient à utiliser la richesse créée par le marché mieux que leurs ancêtres l’avaient fait au XIXe siècle.
Pendant que la science et l’industrie multiplient la richesse, le militarisme, l’étatisme et le protectionnisme, en attendant le socialisme, s’associent pour le détruire, et en épuiser la source. Les recettes que le travail annuel des nations fournit au budget des gouvernements ne suffisent plus à leurs dépenses. C’est en grévant le travail des générations futures qu’ils rétablissent l’équilibre. Les dettes publiques de l’Europe ont doublé dans la seconde moitié du siècle. En suivant la même progression, elles atteindront pour le moins 400 milliards en l’an 2000. Quels que soient les progrès de la production, ce fardeau ne dépassera-t-il pas les forces des producteurs? Souhaitons donc – et c’est le vœu le plus utile que nous puissions adresser à notre descendance -, que le XXe siècle n’excelle pas seulement, comme son devancier, à produire de la richesse, mais qu’il a apprenne à la mieux employer. [Molinari, «XIXe Siècle, 1901, p. 19]
Il ne serait pas si optimiste dans le livre publié un an avant sa mort.
Molinari a conclu son article sur le XXe siècle en 1902 avec une analyse plus pessimiste de la direction possible que le conflit politique prendrait. Il a soutenu que le XIXe siècle avait été marqué par une lutte entre deux partis pour le contrôle de l’État et le droit de faire les lois. « Le parti conservateur », qui tirait son support principalement de la classe gouvernante de l’Ancien Régime, avait été défié par un nouveau « parti libéral » qui tirait son support de la bourgeoisie. Le heurt entre les deux groupes avait abouti à un certain nombre de révolution et de coups d’État, le parti libéral étant capable de remporter un certain nombre de victoires signifiantes, comme des traités de libre-échange, de protection, de propriété et une déréglementation importante de l’activité industrielle. [Molinari, « XXe Siècle », Janvier 1902, p. 13]. À la fin du XIXe siècle, Molinari a soutenu qu’un tiers parti était apparu pour défier les deux groupes – un « parti socialiste» qui représentait la classe ouvrière. Sous la menace de ce nouveau parti, le parti libéral s’est fracturé en deux groupes, l’un d’entre eux rejoignant le parti conservateur et l’autre les socialistes, laissant le parti libéral mortellement affaibli. Le pronostic de Molinari pour le XXe siècle était que la lutte pour contrôler l’État serait de nouveau une affaire bilatérale entre le parti conservateur et le parti socialiste. Le parti libéral disparaîtrait et le conflit entre le parti conservateur et le parti socialiste au XXe siècle serait encore plus sanglant et destructeur que la lutte entre les conservateurs et les libéraux l’avait été au XIXe siècle. Molinari a prédit qu’une série de guerres sanglantes, de révolutions et de conquêtes coloniales éclateraient sur le moyen terme, avec un impact délétère sur la liberté individuelle et sur la création de richesse. C’est seulement après que les guerres et les révolutions aient dévasté la société du XXe siècle qu’un nouveau parti libéral apparaîtrait.
On peut donc prévoir que la lutte pour la possession de l’État et la confection des lois, qui s’est poursuivie dans le cours du 19e siècle entre le parti conservateur et le parti libéral se poursuivra au XXe entre le parti conservateur et le parti socialiste. On peut prévoir aussi que cette lutte ne sera pas moins ardente, et selon toute apparence moins stérile que ne l’a été sa devancière, et qu’elle engendrera la même série de révolutions, de coups d’États, avec le dérivatif sanglant des guerres étrangères et des expéditions coloniales, qui ont constitué ce qu’on pourrait appeler le passif de la civilisation du XIXe siècle. [Molinari, « XXe Siècle », Janvier 1902, p. 13].
Le pessimisme de Molinari s’est intensifié pendant qu’il réfléchissait à la manière dont les socialistes allaient conduire leur lutte contre le parti conservateur au XXe siècle. Comme le montant des richesses pour lesquelles se battre avait dramatiquement augmenté au cours du XXe siècle, et comme les moyens d’exercer le pouvoir avaient été améliorés par la technologie et comme les valeurs libérales respectant la vie et la propriété qui seraient de nature à restreindre l’usage de la violence étaient sérieusement en déclin, Molinari prédisait que la violence qui serait déclenchée dans la lutte des classes du XXe siècle entre le parti conservateur et le parti socialiste serait sans précédent dans l’histoire de l’Homme. [Molinari, « XXe Siècle », Janvier 1902, p. 13]. Pourtant, il continuait d’avoir espoir qu’un nouveau parti anti-socialiste et anti-protectionniste – ce qu’il appelé « le parti du moindre gouvernement » [Molinari, « XXe Siècle », Janvier 1902, p. 14] – finirait par émerger des décombres économiques. Il s’inquiétait de la manière dont un tel nouveau parti libéral attirerait des partisans puisqu’il n’avait aucun privilège politique ou économique à offrir à des chefs d’entreprises privilégiés, aucune promotion ou sinécure à offrir aux soldats et aux ambitieux politiques, aucune bénéfice de places à distribuer. Son seul espoir était que les principes libéraux finissent par attirer suffisamment de personnes pour rendre un tel parti viable, à un moment du XXe siècle.
Il est en effet trop évident que la lutte pour la possession du gouvernement ne pourra que croitre en violence et que le jour où le parti socialiste aura le pouvoir de faire la loi, il en usera avec moins de discrétion que le parti soi-disant libéral et réformateur dont il est en train de recueillir l’héritage. Il taillera dans le vif de la propriété et de la liberté individuelles. Il brisera ou faussera les ressorts du mécanisme délicat de la production des matériaux de la vie… Mais n’est-il pas permis d’espérer que l’échec inévitable des tentatives de réorganisation artificielle de la société, et le surcroit de misère et de souffrances dont elles seront suivies, feront naître une conception plus saine du rôle de la loi et détermineront la créations d’un parti anti-socialiste aussi bien qu’anti-protectionniste. Nous n’ignorons pas que la constitution d’un parti qui n’aurait à offrir à ses officiers et à ses soldats ni « places », ni protections ou subventions, ni bureaux de tabac, pourrait, au premier abord, sembler une entreprise chimérique. On connait le mot du président Jackson: aux vainqueurs les dépouilles ! Pourquoi lutterait-on s’il n’y avait pas de dépouilles, se disent les politiciens de l’école de Jackson; mais, ne leur en déplaise, il y a encore, il y aura toujours des hommes disposés à servir gratis une bonne cause, et c’est pourquoi nous ne désespérons pas de voir se fonder, au XXe siècle, un parti qui a manqué au XIXe: le parti du moindre gouvernement. [Molinari, « XXe Siècle », Janvier 1902, pp. 13-14].
Dans l’un de ses derniers travaux, Théorie de l’évolution (1908), Molinari décrivait la situation politique et économique dans les nations européennes comme une « crise » qui à la fin mènerait à une période de « décadence » et finalement à la « ruine » économique. [Molinari, Théorie de l’évolution (1908), p. 235]. Si l’État restait entre les mains des traditionnelles élites dirigeantes et de leurs alliés bourgeois, Molinari prédisait que le déclin économique actuel durerait encore des siècles avant d’atteindre un point d’effondrement engendré par une dette élevée, une taxation lourde et une régulation excessive de l’économie. D’un autre côté, si les socialistes arrivaient au pouvoir (que ce soit au moyen de révolutions violentes ou démocratiquement), Molinari prédisait un déclin bien plus rapide qui serait une affaire de seulement quelques années et non pas de siècles. [Molinari, Théorie de l’évolution (1908), p. 237]. Sa conclusion était presque apocalyptique tellement elle était pessimiste en ce qui concerne la fin proche de la civilisation, si jamais les socialistes arrivaient au pouvoir :
D’où nous pouvons conclure qu’aussi longtemps que l’État demeurera entre les mains des classes supérieure et moyenne la décadence des nations civilisées pourra se prolonger pendant les siècles avant d’aboutir à la ruine tandis qu’il suffira de quelques années à la démocratie socialiste pour mettre fin à leur existence et à celle de la civilisation. [Molinari, Théorie de l’évolution (1908), p. 237].
Seulement quelques années auparavant, il avait été toujours aussi optimiste à propos des perspectives pour la liberté individuelle au nouveau siècle. Sa dernière présentation de ce qu’une société entièrement libre, industrielle, de laissez-faire pourrait ressembler est donnée dans son Esquisse de l’organisation politique et économique de la Société future (1899). Neuf ans plus tard, il n’en était plus si sûr. Dans la dernière note de bas de page de son second dernier livre, il faisait l’observation suivante qui était plutôt pessimiste :
Nous avons supposé que la crise suscitée par la persistance artificielle du régime adapté à l’état de guerre et de monopole se terminerait par la victoire, malheureusement encore douteuse, de l’intérêt général, et nous avons esquissé dans un précédent ouvrage, en nous fondant sur l’application pacifique des lois naturelles de l’économie des forces et de la concurrence, l’organisation de la société future. [emphase ajoutée, Molinari, Théorie de l’évolution (1908), p. 257].
Dans le dernier livre que Molinari a publié, un an avant sa mort, il est retourné au thème de la fin de la civilisation. Si la révolution socialiste avait lieu, ou si les militaristes entamaient une nouvelle guerre européenne, alors la civilisation moderne serait annihilée aussi efficacement que la civilisation Romaine l’avait été par les barbares. Selon lui, la destruction des richesses au moyen d’une mauvaise gestion, du gaspillage, d’une lourde taxation pourrait être aussi efficace que la violence d’une guerre. La pire situation surviendrait si ces deux forces destructrices étaient combinées – socialisme et militarisme. Heureusement, il est mort en 1912 et n’a pas vécu assez longtemps pour être témoin de la Révolution Bolchévique et la montée du Nazisme qui ont toutes les deux donné raison à ses prédictions.
Peut-être est-ce ainsi que, selon toute apparence et malgré le développement progressif de la civilisation, se perdront les États les plus florissants. C’est de cette sorte qu’a péri le monde romain, bien autrement civilisé que la nuée des barbares qui l’entourait. Les vices intérieurs et les dépenses excessives écraseront la civilisation actuelle comme les Barbares l’ont écrasée dans l’antiquité. Ce sera un nouveau mode de destruction non moins certain et aussi complet que le précédent. [Molinari, Ultima Verba (1911), «Préface», p. xvii].
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