Gustave de Molinari et la question des chemins de fer au milieu du XIXe siècle
Par Benoît Malbranque
(extrait du premier volume des Œuvres complètes de Gustave de Molinari)
Parce qu’avec le recul elles apparaissent de manière univoque comme des véhicules de progrès, d’émancipation et de croissance, les grandes inventions qui ont marqué l’histoire économique de l’humanité sont propres à être mal jugées.
Avant d’entrer, avec Molinari, dans la question des chemins de fer du début de la décennie 1840, il nous apparaît nécessaire de considérer avec prudence l’état de la technologie et celle des besoins des consommateurs, au risque d’être emportés par la conviction facile mais remarquablement inappropriée de la supériorité naturelle et inéluctable du chemin de fer. Que le chemin de fer ait été le mode de transport du futur, qu’il ait été la clé du développement économique du siècle à venir, ne signifie pas nécessairement qu’il y avait suffisamment de raison, en 1843, pour délier les liens de la bourse et se jeter à corps perdu dans cette colossale entreprise, à grand frais pour le contribuable. De même, cela ne signifie pas que tous les esprits forts devaient naturellement se retrouver dans le camp des défenseurs du chemin de fer.
La question des chemins de fer, en 1843, s’insérait dans un cadre historique où la supériorité du chemin de fer sur les modes de transport concurrents n’était pas bien établie dans les esprits et dans les faits, où la technologie était balbutiante, et où les précédents de la gestion publique des infrastructures laissaient des doutes même aux plus infatigables étatistes. Nous allons détailler ici ces quelques points afin de déterminer si la position adoptée par Molinari — subventionner les chemins de fer pour solutionner la question sociale — était suffisamment solide.
Les prémisses du volontarisme et du centralisme
Sous l’Ancien régime, les économistes physiocrates avaient défendu avec verve et un certain lyrisme l’extension des voies de communication, présentant la France comme singulièrement en retard (notamment sur la Chine) quant aux chemins, péniblement construits par les corvées, et quant aux canaux. Leurs conceptions sur les travaux publics — comme celles, du reste, sur l’éducation nationale, ou, dans une moindre mesure, sur l’amélioration agricole — accordaient une grande place au rôle moteur de la puissance publique et ils servirent ainsi la cause, paradoxalement, des partisans de l’étatisme.
Encouragée par ces curieux soutiens, la politique de l’Ancien régime, en ce qui concerne les voies de communication, fut marquée par un défaut inhérent à bien des projets publics, c’est-à-dire l’inadéquation avec les besoins réels — besoins qu’un homme d’État est condamné à ne juger jamais qu’à tâtons. Les routes, d’une largeur démesurée, étaient sujet de ridicule. On prétextait bien l’avantage de ne pas paralyser le trafic, lorsque des travaux d’entretien étaient nécessaires, mais cela ne justifiait pas la folie des grandeurs qu’on avait manifestée, et qui naturellement avait eu un coût. Un historien actuel, très partisan de l’intervention de l’État dans le transport, note sans ironie que « l’administration des Ponts et Chaussées ne craignait pas de créer des surcapacités passagères… La politique routière de l’Ancien régime fut, par essence, volontariste : la route n’était pas tracée principalement en fonction du trafic existant ; elle devait créer un trafic nouveau et devenir une source de prospérité. » [1]C’est la définition optimiste du volontarisme.
S’y joignait un autre héritage puissant que l’Ancien régime devait nous laisser : la centralisation. Comme le remarqua plus tard Alexis de Tocqueville, pas un chantier de France ne pouvait être entrepris sans que l’intendant n’en informe son supérieur ni que celui-ci ne donne son avis et n’émette ses instructions. [2]
Cette manie de la centralisation se renforça sous l’Empire et aboutit à l’idéologie qu’on trouvera dominante au moment où Molinari émettait ses premières idées. Elle reposait sur plusieurs grands principes, professés comme des axiomes : 1° l’intervention de l’État dans les transports est naturelle, souhaitable et inéluctable ; 2° l’État doit assurer une politique harmonieuse et globale du transport sur tout le territoire ; 3° il doit assumer (nul ne dit comment, ni à quel coût) un rôle volontariste, en anticipant les besoins de la circulation et du commerce. Ces principes offraient de grandes perspectives aux partisans du développement des chemins de fer à marche forcée.
Enthousiasme saint-simonien contre rigueur financière
Les premiers grands partisans des chemins de fer, parmi les intellectuels, ne furent pas les économistes mais les Saint-Simoniens. Dans leur projet de fondation d’une société industrielle, le chemin de fer occupait une place prépondérante. En 1832, Michel Chevalier, directeur du journal saint-simonien Le Globe, et dont nous aurons à nous occuper plus tard, publia une série d’articles sur la liaison entre l’Orient et l’Occident, dont le ciment devait être un grand système de chemins de fer. [3]C’était joindre aux chemins de fer des ambitions démesurées et un rôle éminemment révolutionnaire.
En cette même année 1832, sous la pression des enthousiastes de la première heure, la question des chemins de fer fut agitée comme étant d’un intérêt immédiat et national. La ligne de démarcation, entre l’initiative privée et la politique publique, fut naturellement au cœur des discussions. Un premier succès fut remporté, sur ce point, par les partisans de l’État organisateur du réseau de transport, qui imposèrent la doctrine selon laquelle les voies de communication sont un patrimoine public répondant à des problématiques d’intérêt général et nécessitant le concours de capitaux au-dessus des forces de la sphère privée. En vérité sonnait la victoire des partisans des chemins de fer à tout prix, sur ceux qui n’auraient voulu les voir s’établir qu’à mesure des besoins.
En 1833, Adolphe Thiers, un autre enthousiaste de la première heure des chemins de fer, engagea la Chambre des députés à accorder un crédit d’un demi-million de francs pour lancer des études sur la faisabilité de lignes de chemin de fer. Le soutien public prenait d’emblée des proportions considérables.
Ces capitaux amassés pour une entreprise unique offusquaient ceux qui, devant l’aspect rétrograde des campagnes françaises, auraient rêvé plutôt la modernisation de l’agriculture au travers du crédit agricole. « Malheur à la nation dont le gouvernement méprise l’agriculture et les petites industries pour ne favoriser que les immenses entreprises et les inventions qui ne sont que la ruine des petites fortunes et l’agrandissement de celles déjà considérables », lisait-on dans une pétition des habitants de Donzère, dans la Drôme, en 1833. [4]Trois ans plus tard, A. R. Darblay, au Conseil d’agriculture, exprimait des plaintes similaires, inaugurant une opposition théorique aux chemins de fer qui avait aussi ses mérites, quoiqu’elle soit tombée dans un oubli complet. Darblay demandait s’il n’y avait pas d’emploi plus urgent à faire des deniers publics. « Ne convient-il pas de tirer de la boue, où ils sont ensevelis pendant plus de la moitié de l’année, les produits de notre sol, avant d’employer les fonds de l’État à des voies de communication que je verrai avec orgueil sillonner mon pays, mais quand je n’aurai plus honte de voir les deux tiers de nos compatriotes ne pouvoir communiquer entre eux à des distances même rapprochées, forcés de suspendre leurs affaires, de renoncer même quelquefois à se rendre où leur devoir de citoyen les appelle, s’ils ne veulent courir de véritables dangers ? Commençons donc par le commencement. » [5]
Le pouvoir politique passa outre, et la grande attention qu’il manifesta à l’égard des chemins de fer provoqua peu à peu l’ire des professionnels du transport par route. Ceux-ci pétitionnèrent le gouvernement avec renfort de plaintes et le pathétique de rigueur. Ils accusèrent le transport sur les chemins de fer d’entraîner des coûts de construction démesurés, pour des économies risibles, tout en mettant en danger la santé et la vie des utilisateurs. Quoique naturellement intéressée, leur agitation faisait aussi écho, semble-t-il, à une conviction : celle que la locomotive à vapeur était une affaire ruineuse. Sûrs de ce fait, les professionnels de la route ne crurent pas la peine de poursuivre bien longtemps leur opposition.
Pendant toute une décennie, cette opposition aux chemins de fer fut vive, au-delà même des personnes intéressées, qui faisaient valoir la litanie de sophismes habituels[6]. Hommes de lettres, journalistes, poètes, économistes, joignaient leurs forces contre ce qu’ils considéraient comme une entreprise ruineuse et démesurée. Leurs arguments, nombreux, faisaient de leur scepticisme une position solide, que les enthousiastes des chemins de fer comme Molinari ne pouvaient imaginer prendre aisément à revers.
Les sceptiques soulignaient l’importance primordiale d’achever d’abord le perfectionnement des routes et des canaux, qui couvraient déjà l’ensemble du territoire d’un maillage serré, et qui rendaient tous les services qu’on était en droit d’en attendre. Le surinvestissement dans le chemin de fer, dont les avantages n’étaient pas prouvés et la technologie encore dans l’enfance, ne ferait selon eux que ruiner les efforts des siècles passés en laissant tomber les routes et canaux dans un état piteux, faute de travaux d’entretien réguliers.
Leurs plaintes sur la vitesse et sur les défauts de la technologie étaient les plus dignes d’attention.
La vitesse, inutile et dangereuse ?
Dès le début, les discussions parlementaires illustraient une certaine perplexité face aux avantages supposés des progrès de ce que Molinari appellera « l’industrie de la vitesse ». Technologiquement, scientifiquement, la vitesse pouvait séduire, mais répondait-elle aux besoins des consommateurs ? En 1834, Alexis Legrand soutenait que « le public ne veut pas de la vitesse qui lui coûte 75 c. par lieue. Il préfère l’économie ; il préfère ne payer que 35 c. et aller un tiers moins vite. » [7]En 1842, une commission jugeait encore qu’« une plus grande vitesse n’est pas encore un besoin général en France ». [8]
En outre, le chemin de fer faisait naître un grand nombre de peurs qui, toutes irrationnelles qu’elles fussent, limitaient le remplissage des locomotives. Ces craintes causaient aussi des émotions et déclenchèrent des campagnes de vandalisme à l’endroit des installations ferroviaires au cours de la décennie 1840. Les sceptiques reprochaient au chemin de fer d’avoir des effets néfastes sur la santé des voyageurs par la combinaison de la fumée, de la vitesse, du bruit, ou encore du passage prolongé et répété dans des tunnels. Ce dénigrement des chemins de fer était porté par les journaux et relayé par les hommes politiques jusqu’à la tribune de l’Assemblée.
Comparativement aux diligences, voitures, charrettes et chevaux, la locomotive des chemins de fer offrait une relative sûreté. Elle était toutefois desservie sur ce point par le caractère spectaculaire de ses accidents. Ainsi en mai 1842 un déraillement sur la ligne reliant Versailles à Paris provoqua une émotion populaire à cause de l’horreur de ses circonstances. Après que le train ait quitté les voies, les portes des voitures restèrent fermées. Cinquante-cinq personnes trouvèrent la mort, la plupart brûlées vives.
Sans recul historique, le remplacement de la force animale des chevaux par la puissance de la vapeur, véritable bénédiction pour la cause animale, était difficile à juger par les contemporains. Même Victor Hugo, qui laissait en 1843 des remarques désabusées sur le cocher de sa diligence — « ce n’est plus une créature humaine, c’est un manche de fouet vivant »[9]— maintenait de larges doutes sur les chemins de fer.
Les partisans des chemins de fer pouvaient bien penser que cette opposition, plutôt sentimentale, s’effacerait avec le temps. Mais une autre question, bien plus épineuse, subsistait : celle de la technologie.
La technologie est-elle prête ?
Les premiers chemins de fer français, comme celui reliant Saint-Étienne à Lyon, avaient un intérêt non seulement privé, mais strictement industriel. Il s’agissait de transporter le charbon d’une ville à une autre. Dans les premières années, les lignes étaient ouvertes, elles fonctionnaient aux yeux de tous, mais la question technologique était loin d’être résolue. La ligne Saint-Étienne–Lyon, ouverte en 1829, utilisait encore en 1843 la traction animale : des chevaux tiraient tout bonnement les locomotives. Les premiers essais, non concluants, de locomotives à vapeur en France, firent en effet préférer pendant une décennie la traction animale, au grand étonnement de nos voisins anglais, dont la technologie était à la fois plus sûre et plus avancée, et qui regardaient « une traction par chevaux sur un chemin de fer comme une anomalie et un véritable contre-sens industriel »[10].
Au-delà de la puissance motrice, la qualité du fer utilisée pour les rails était grandement insuffisante. Aussi, sur cette même ligne de Saint-Étienne à Lyon, les rails devaient-ils être remplacés tous les trois ou quatre ans, car ils avaient tendance à s’aplatir sous la pression des locomotives. L’inadéquation de la production sidérurgique française, qui en était la cause, impliqua nombre de déraillements, soit parce que les fers aplatis ne soutenaient plus les locomotives, soit parce qu’après un trop grand nombre de chocs et les forts poids à soutenir, ils venaient soudainement à se briser.
En France, outre les rails, les locomotives elles-mêmes étaient encore loin d’apporter satisfaction. D’emblée elles empêchèrent les ingénieurs d’espérer les conduire avec une certaine vitesse. Leur forme abusivement rectangulaire ne permettait pas les manœuvres subtiles qu’on aurait souhaité leur faire accomplir, et leur système de freinage, emprunté aux voitures routières, était insuffisant voire défaillant. Dans l’ensemble, la locomotive de chemin de fer n’était pas aboutie. Visuellement, il était difficile de distinguer les premiers véhicules de chemin de fer des diligences, et plantée là sur ses rails, la locomotive paraissait paradoxalement une technologie du passé.
Le développement soudain des chemins de fer en France ouvrit également la problématique du recrutement et de la formation, car le personnel qui construirait ou opérerait pour les nouveaux chemins de fer devait aussi être créé de toute pièce. Un grand nombre de défis annexes devaient encore être relevés et des circonstances diverses promettaient dès le départ de freiner le développement des chemins de fer. Le prix élevé de la houille dans de nombreux départements en était un exemple.
La mainmise de l’État
Cela n’arrêta pas les partisans des chemins de fer de suggérer à l’État de prendre les devants, et celui-ci de s’engager résolument, quoique aveuglément.
De grands débats s’entamèrent dans le but de fixer la délimitation exacte de l’intervention de l’État et la forme qu’il lui fallait prendre — concession, construction, exploitation, etc. Ces discussions fixeraient aussi par ricochet les limites du concours des compagnies privées.
Pour les plus libéraux, accepter la mainmise de l’État c’était courir les risques bien connus de la bureaucratie, de la sur-réglementation et du gaspillage ; miser sur les compagnies privées, c’était, répondaient les sceptiques, le risque d’un développement incontrôlé des puissances d’argent, celui de l’agiotage, de la spéculation. Compte tenu des préjugés du temps, le débat était déséquilibré. Malgré les récriminations de quelques rares esprits libéraux, l’autorité s’attribua les chemins de fer comme une prérogative essentiellement publique.
Entre 1830 et 1843, cette prérogative se renforça, au fil des années et des textes législatifs nouveaux. La loi du 11 juin 1842, qui occasionna l’article de Molinari, fut d’inspiration toute étatique et entérina la domination publique sur la question des chemins de fer en France. Le camp libéral enregistrait une défaite cuisante. Selon un historien, la loi de 1842 « engagea de manière irréversible le processus de construction par l’État »[11]. Mais ceci ne dérangeait pas encore le jeune Molinari : la question de la mainmise de l’État ne serait pas son sujet, et, à tout prendre, quand il fallait prendre position, on le trouvait plutôt d’avis de pousser la puissance publique à en faire encore davantage.
Pour des raisons d’organisation et d’opportunité, l’État avait laissé aux entreprises privées une plus grande marge de manœuvre sur les lignes dites courtes, qu’on leur réservait soi-disant. Sur ces lignes, toutefois, l’étreinte réglementaire ne cessait pas de se faire sentir. Des entrepreneurs comme Émile Pereire en firent l’amère expérience : ce dernier eut besoin de trois ans pour terminer le dossier administratif qu’il fit ensuite parvenir au ministre. Trois années passèrent encore avant que la ligne fut ouverte. Elle le fut sous des conditions d’exploitation nombreuses, comme celles de respecter des tarifs minimums et une distance d’écartement des rails fixée à 1,44 mètres.
Sur l’ensemble des lignes, courtes ou longues, la gestion par l’État des chemins de fer impliqua la participation de fonctionnaires et de corps de l’État, au lieu d’entrepreneurs et d’ingénieurs privés. Peu à peu le corps des Ponts et Chaussées s’imposa comme l’acteur dominant de la politique d’infrastructures, non sans une certaine arrogance et sans ce qu’un autre historien, toujours sans ironie, a appelé « la calme certitude d’incarner un progrès inéluctable de la civilisation » [12]Après être apparu d’abord hésitant face à l’émergence des chemins de fer, ce corps voua très vite son énergie pour tâcher d’en assurer la direction et d’en réglementer sévèrement les pratiques.
Jugés à l’aune des idéaux qui avaient été affirmés lors des premières discussions, et que les ingénieurs des Ponts et Chaussées maintenaient avec confiance, les résultats de la mainmise publique sur les chemins de fer étaient déjà médiocres en 1843.
Seul l’État, avaient affirmé les partisans du monopole, était capable de conduire une politique globale et cohérente de construction et d’exploitation des chemins de fer, qui permettrait une desserte optimale du territoire. Cependant, les localités furent considérées différemment selon la pression de leurs revendications et en fonction de l’équilibre des forces électorales. L’axe est-ouest fut aussi littéralement sacrifié, la priorité étant toujours donnée aux lignes reliant Paris, pour des raisons de trafic, de tarif, mais aussi d’impact que le chemin de fer aurait sur la facilité de transmission des ordres et décrets du pouvoir central au reste du pays. La loi de 1842 amplifia d’ailleurs le mouvement centralisateur et les nouvelles lignes s’établirent en majorité à partir de Paris.
Comme pour les routes majestueuses de l’Ancien régime, on n’empêcha pas les ingénieurs de l’État de concevoir les lignes de chemins de fer avec un excès de finesse artistique, préoccupation qui semblait l’emporter sur la question du coût. « On s’est appliqué, regrettera Auguste Perdonnet en 1856, à atteindre une perfection artistique excessivement coûteuse, sans songer que la question n’était pas purement technique, mais qu’elle était aussi commerciale, politique et même militaire. » [13]La solution que trouvèrent les concessionnaires de la ligne Paris-Rouen fut de sous-traiter leur opération à un entrepreneur anglais. Triste échappatoire, à laquelle on s’était trop tôt résigné, et qui devait peser lourd dans les débats sur l’intervention de l’État. Car on oubliait un peu vite que l’État n’était pas aussi désintéressé qu’il pouvait sembler à ce que les travaux impliquent des montants pharamineux, car ne s’agissait-il pas d’abord de convaincre le public et les économistes encore sceptiques du fait que seul l’État avait les capitaux suffisants pour mener des travaux d’une telle ampleur ?
On ne saurait dire, d’ailleurs, que le perfectionnement écartait du moins le risque des accidents, car la solidité des rails dépendait des matériaux utilisés, et ils n’étaient pas toujours de qualité suffisante. La sûreté du tracé dépendait également d’autres facteurs que la finesse artistique et la longueur des courbes : on peut citer la qualité des aménagements permettant d’éviter les glissements de terrain, point où des lacunes importantes entraînèrent nombre de catastrophes. L’État n’aurait pas dû avoir honte de ne pas être infaillible, car rien qui est humain n’est infaillible : mais ayant posé son idéal si haut, dans le but de rabaisser les mérites de l’entreprise privée, il était forcé d’accepter d’être jugé selon des critères élevés.
L’uniformité, imposée d’en haut pour toutes les lignes, et maintenue coûte que coûte, eut des répercussions fâcheuses. Ainsi le choix de voitures de petite taille, que l’état de la technologie rendait sans doute souhaitable dans les années 1830, perdura pendant des décennies, malgré l’évidence contraire et les expériences étrangères. Les décisions prises autour des années 1830-1840 et gravées dans le marbre réglementaire reposaient sur des technologies instables et la simple prudence aurait commandé de reporter l’ère des grands règlements. Sans expérience, et les yeux encore dans le noir, on rendit définitif des arrangements expérimentaux qui retardèrent les perfectionnements sur lesquels on aurait dû pouvoir compter.
Quoiqu’il fut affirmé que seul l’État était capable de prendre l’initiative, l’histoire de la délivrance des concessions nous raconte une toute autre histoire. Au milieu des années 1830, une fois que les lignes politiquement désirables furent en cours de réalisation ou en opération, la frilosité légendaire des pouvoirs publics impliqua un gel complet des concessions pendant plusieurs années. En 1838, quand l’État consentit à accorder à nouveau des concessions, il le fit en ajoutant encore des contraintes réglementaires. Loin de propulser le développement des chemins de fer, l’État le retardait volontairement. Les raisons invoquées — sécurité des capitaux, sûreté des infrastructures — avaient leur mérite, mais ils étaient difficiles à raccommoder avec l’ambition initiale d’être un déclencheur.
Des voix dans le désert : la défense libérale de l’entreprise privée
Devant les lacunes du système monopolistique et étatiste, quelques libéraux accordèrent leur préférence au modèle anglais, dans lequel les chemins de fers étaient construits et exploités sur fonds privés. Dans ce modèle on ne risquerait plus, soutenaient-ils, de brusquer le développement technologique et de livrer une industrie porteuse d’avenir aux mains maladroites de la puissance publique.
Des auteurs très en vue, comme Charles Dunoyer[14]ou Louis Reybaud[15]défendirent la supériorité de l’industrie privée et de la libre concurrence. Ces positions de bon sens ne furent pourtant jamais majoritaires, ni dans les colonnes du Journal des économistes, ni à la tribune des différentes institutions d’enseignement de l’économie politique — fait qui en dit beaucoup sur les mentalités de l’époque, ainsi que sur le caractère même du réseau Guillaumin, comme nous le verrons plus tard.
Les efforts de ces économistes furent secondés par une poignée d’ingénieurs que les défauts de la gestion publique effrayaient. L’un d’eux, Adrien Féline, livra au public une brochure au titre peu consensuel, Le ministère devenu communiste sur la question des chemins de fer(1842), dans lequel il arguait que l’expérience des chemins de fer, faite sur fonds publics, n’aboutirait jamais qu’à des déceptions, car « il faudra encore payer les bévues de l’administration, sa négligence, ses lenteurs, enfin tout ce que coûte l’insouciance des hommes, qui n’ont de responsabilité ni pécuniaire ni morale. » [16]Ainsi que nous l’avons souligné, cette tendance ne paraissait pas inquiéter Molinari. Subventions, règlements, tarifs : tout se justifiait, selon lui, par cette fin plus grande de la résolution de la question sociale.
Chemins de fer et question sociale
Le jeune Gustave Molinari ne faisait pas partie, en 1842, du petit groupe des critiques libéraux, lesquels, il est vrai, n’étaient pas même dominants au sein du réseau Guillaumin. Notre auteur était encore trop peu familier des raisonnements purement économiques, et il s’enthousiasmait trop pour cette nouvelle technologie et pour les effets qu’elle pourrait avoir sur la question sociale, pour laisser des doutes s’établir fermement dans son esprit.
Sa position n’avait pourtant pas une parfaite solidité. Au-delà des défauts intrinsèques à la gestion par l’État et des incitations perverses que produisaient les subventions, quelle que soit leur forme (garantie d’intérêt, prêt, participation, etc.), l’idée selon laquelle le développement des chemins de fer solutionnerait la question sociale méritait encore d’être prouvée.
Avant 1840, plusieurs auteurs avaient présenté le développement des chemins de fer comme une solution au paupérisme. [17]Toutefois ils mettaient surtout en avant l’abaissement des prix, grâce à des frais de transport réduits, et on pouvait bien arguer que des résultats similaires auraient pu être atteints par un perfectionnement des canaux et des routes.
Au surplus, il était faux d’avancer que le bas peuple n’avait pas accès, en 1843, au transport à faible coût. Dès la fin de la décennie précédente, et malgré les rigidités nombreuses du cadre politique et légal, la baisse des prix qu’amena la concurrence des divers modes de transport, sur route et sur voies d’eau, augurait une démocratisation des voyages. Selon l’historien François Caron, le prix du roulage connut une baisse d’au moins 50% entre la fin du XVIIIe siècle et les années 1840. [18]Cette baisse découlait d’une situation concurrentielle très étendue, rendue possible par la multiplication des petits entrepreneurs : outre les compagnies privées de transport, l’ouvrier pouvait compter sur des milliers de petits entrepreneurs de roulage, dont la plupart étaient des cultivateurs cherchant à tirer profit des mortes saisons.
En outre, sur la question précise qui intéressera Molinari, celle de la « mobilisation du travail », des avancées substantielles pouvaient déjà être enregistrées. Aux alentours de 1830, l’ouvrier se servait déjà des diligences pour traverser le territoire en direction des lieux qui lui offraient de meilleures opportunités. Dans un livre intitulé Économie politique des postes, des diligences, des voitures publiques, etc.,le baron de Lacuée l’exprime tout à fait clairement : « Qui est-ce qui voyage en diligence ? En général ce sont les agents du commerce, les étudiants, les militaires qui vont rejoindre leurs corps, quelquefois aussi l’ouvrier, le pauvre ouvrier qui, les bras encore suants et manquant d’ouvrage, va chercher une terre plus propice… » [19]Aussi se pose pour nous la question de savoir si, quels que soient les mérites des recommandations de Molinari, la « mobilisation du travail » ne pouvait s’opérer qu’avec des chemins de fer subventionnés.
L’étude des considérations techniques et historiques nous a déjà donné des éléments de réponse. Compte tenu de l’état des technologies et des mentalités, l’enthousiasme excessif était une maladresse ; il poussait au volontarisme, qui était véritablement une faute.
Naturellement, la solution appropriée aurait été de laisser le marché décider, c’est-à-dire de permettre aux entrepreneurs d’avancer, expérimentant jour après jour, à la découverte des meilleures pratiques, en suivant le goût changeant des consommateurs.
La voie choisie en France, en dehors du marché, fut riche en secousses et en dilapidations. En 1843 commença un véritable boom ferroviaire[20]. Il s’acheva en 1847 par une crise économique que plusieurs économistes libéraux sauraient anticiper et analyser. Avec des accents « autrichiens », Léon Faucher mit en cause en 1846 un développement artificiel des chemins de fer, affirmant que « tout développement extraordinaire et soudain du travail en change les conditions normales. » [21]
Deux décennies de développement forcé des chemins de fer aboutissaient à une impasse économique que le développement technologique subséquent, et une nouvelle vague massive d’argent public, allait masquer aux yeux de la postérité.
L’avenir donnerait ce jugement, mais pour Molinari, dès 1843, les résultats étaient déjà piteux. Pendant toute la décennie 1830, les travaux furent systématiquement achevés avec des délais et des budgets dépassés. Le taux de remplissage des locomotives était très insuffisant, de l’ordre d’un quart des places. Des faillites à répétition se produisirent, menant à des renflouements en chaîne. En 1839, les difficultés financières rencontrées sur divers projets de chemins de fer provoquèrent une première panique boursière. Elle fit dire à un rapporteur à la Chambre : « Nous persistons à croire qu’on n’établira pas prochainement en France un grand nombre de chemins de fer. » [22]Et en effet les spéculateurs les plus prudents se tenaient en dehors, comme le banquier James de Rothschild, qui comptait au rang des plus grands sceptiques.
Bien enraciné dans le camp des enthousiastes des chemins de fer, Gustave de Molinari n’admettait pas de telles hésitations. Son projet, un peu téméraire vu les circonstances, mais solidement argumenté, est une pièce curieuse, qu’on pourra désormais lire avec la connaissance du contexte dans lequel il s’insérait.
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[1]François Caron, Histoire des chemins de fer en France, vol. I, Paris, Fayard, 1997, p. 20
[2]Tocqueville a donné de nombreux exemples marquants de cette manie administrative que Vincent de Gournay, au milieu du XVIIIe siècle, qualifiait proprement de « bureaumanie ». Voir par exemple la note sur « une administration de village au dix-huitième siècle », dans L’Ancien régime et la Révolution, Paris, 1856, p. 380.
[3]Ces articles furent publiés en brochure sur le titre de Système de la Méditerranée, Paris, 1832.
[4]« Les réactions au premier projet de chemin de fer de 1833 », Revue dromoise, juin 1994, p. 82
[5]Archives nationales. F101574. Séances des Conseils d’agriculture.
[6]Les rapports présentés à la Chambre des députés sont remplis de plaintes telles que celles-ci : mais que deviendront les aubergistes s’ils perdent la clientèle des diligences ?
[7]Cité par Christophe Studeny, Le vertige de la vitesse (1830-1940), thèse EHESS, Paris, 1990, p. 644. Je dirais au passage que ce « vertige de la vitesse » était peut-être davantage une nostalgie de la lenteur.
[9]Victor Hugo, Œuvres complètes. Voyages, éd. Robert Laffont, Paris, 1987, p. 728-729
[10]J. E. V. Smith, Lois européennes et américaines sur les chemins de fer, Saint-Étienne, 1837, p. 12.
[11]François Caron, Histoire des chemins de fer en France, vol. I, Paris, Fayard, 1997, p. 150
[12]Antoine Picon, L’Invention de l’ingénieur moderne. L’École des Ponts et Chaussées, 1747-1851, Paris, Presses de l’ENPC, 1992, p. 450
[13]Auguste Perdonnet, Traité élémentaire des chemins de fer(1856), que nous citons depuis sa deuxième édition, Paris, 1858, tome Ier, p. 78.
[14]Cf. particulièrement son petit livre, Esprit et méthode comparés de la France et de l’Angleterre dans les entreprises de travaux publics et en particulier des chemins de fer. Conséquences pratiques tirées pour notre pays de ce rapprochement, Paris, 1840.
[15]Voir par exemple son article « Des largesses de l’État envers les industries privées », Journal des économistes, mai 1842.
[16]Adrien Féline, Le ministère devenu communiste sur la question des chemins de fer, Paris, 1842.
[17]Voir par exemple Joseph Cordier, Considérations sur les chemins de fer, Paris, 1830, spécialement p. lxxiii.
[18]François Caron, Histoire des chemins de fer en France, op. cit., I, p. 72
[19]Jean-Girard Lacuée, Économie politique des postes, des diligences, des voitures publiques, etc., Paris, 1830, p. 13
[20]Nous devons remarquer que, comme plus tard lors de la famine irlandaise (voir ces pièces au volume IV), Molinari analysait le problème au moment exact où il prenait une ampleur historique. Ceci est très certainement à mettre à son crédit.
[21]Léon Faucher, « Chemin de fer et crédit public », Journal des économistes, avril 1846.
[22]Cité par François Caron, Histoire des chemins de fer en France, op. cit., I, p. 105
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