G. F. Coyer, le Ayn Rand du siècle des Lumières

La popularisation des principes économiques est un objectif tout aussi noble que la résolution des problèmes théoriques de la science. Son utilité peut même s’avérer supérieure. Si aux États-Unis le combat pour la non-interférence de l’État dans l’économie fut puissamment aidé par les œuvres de la romancière Ayn Rand, en France aussi nous devons à certains romans la diffusion des leçons de l’économie politique, et leur adoption par les gouvernements. Tel fut le cas du Chinki de l’abbé Coyer, habile roman tournant en ridicule les corporations de métiers, publié vingt ans avant que Turgot, soutenu par le Roi, ne vienne les abolir.


Ayn Rand au XVIIIe siècle : G.-F. Coyer et le roman économique

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°1, juin 2013)

  

Sous les couches de poussière patientent beaucoup de petits trésors. Chaque époque en abandonne derrière son passage, comme un message discret laissé aux prochaines générations. Héritage des temps les plus éclairés de nos nations, ces livres, ces partitions, ces tableaux, tous attendent qu’on les redécouvre. Mais combien sont-ils exactement ? Combien existe-t-il de brochures, d’opuscules, d’ouvrages en tout genre, qui expient silencieusement dans les rayons de nos bibliothèques, attendant qu’on comprenne que les leçons qu’elles nous avaient fournies en leur temps peuvent encore nous être utiles aujourd’hui ? Combien sont-ils à mériter qu’on les présente à nouveau au public, qu’on les vante, et qu’on en fasse la publicité ? Nul ne sait. Et pourtant, en publiant récemment une nouvelle édition du Chinki de l’abbé Coyer, nous avons pensé en avoir trouvé un, et avoir assumé ce modeste rôle.

De nos jours, Gabriel-François Coyer ne jouit plus d’aucun prestige. Nous avons tous été éduqués dans l’admiration d’autres soleils, les Voltaire, Diderot, Montesquieu, et tant d’autres, et pourtant peu d’auteurs ont brillé avec un tel éclat que cet étrange abbé. Il avait un don pour rendre simple et accessible les grands débats de son temps, et avait eu l’intelligence de se nourrir des écrits économiques de son époque. Sa verve critique et son talent littéraire étaient évidents. « On a rarement fait de la satire avec une vigueur plus ingénieusement ménagée, et je doute que Voltaire lui-même eût fait beaucoup mieux » commente-t-on ainsi dans une encyclopédie du dix-neuvième siècle. [1]

L’abbé Coyer n’était pas le plus admiré de ses contemporains, et il n’eut jamais la chance de jouir de l’influence et de l’aura d’un Voltaire. Un jour, il voulut rendre visite à ce dernier, mais sans y avoir été invité. Cela rendit furieux le grand Voltaire, qui lui glissa alors ce bon mot : « M. l’Abbé, savez-vous la différence qu’il y a entre Don Quichotte et vous ? C’est que Don Quichotte prenait toutes les auberges pour des châteaux, et que vous prenez tous les châteaux pour des auberges ». L’abbé Coyer repartit aussitôt.

Il faut dire que Coyer n’avait pas dans la vie courante les qualités du petit écrit que nous présentons ici. Il était lourd et pesant, et Voltaire le décrivait comme « l’homme le plus pédantesque de son siècle ». Il avait un caractère bien trempé, était facilement irritable, et sa conversation était toujours « lente et pénible », ainsi qu’on peut le lire dans la correspondance des grands esprits de l’époque. En outre, on se moquait de lui pour son désir insatiable d’entrer à l’Académie française, et pour son éternelle incapacité à y parvenir.

Gabriel-François Coyer était né le 18 novembre 1707 au sein d’une famille modeste de Franche-Comté. Il était entré chez les jésuites pour y recevoir son éducation, et fut d’abord précepteur avant de se mettre aux lettres. Il publia des Bagatelles morales (1753) qui eurent un petit succès et lui assurèrent une première reconnaissance. Ce début de célébrité s’étendit largement grâce à sa Noblesse commerçante (1756) et à l’intense polémique que ce petit ouvrage parvint à nourrir. Dans ce livre énergique, et fort admiré de ses contemporains, Coyer défendit une réforme audacieuse : il voulait qu’on laisse les nobles embrasser les métiers du commerce et de l’industrie. C’était là sa première charge en faveur de la liberté du travail.

La question de la réglementation de l’industrie, qui intéressa Coyer à partir des années 1750, était au centre de houleux débats. De tous, le point le plus débattu était les corps de métiers. En 1756, l’Académie d’Amiens proposa un prix pour le meilleur mémoire qui répondrait notamment aux questions de savoir :

Quels sont les obstacles que les corps de métiers apportent au travail et à l’industrie ? Quels sont les avantages qui reviendraient à l’État de leur suppression ?

Simon Cliquot-Blervache, un économiste et haut fonctionnaire brillant, remporta le prix avec son Mémoire sur les corps de métier. Il fut acclamé à l’époque, et mérite encore de l’être. En une centaine de pages, il appliquait les principes les plus justes de l’économie politique à l’une des questions les plus centrales : la liberté du travail. « C’est un ouvrage rempli de vérités utiles et de vues judicieuses » commentera J.-M. Quérard. [2] Il eut une diffusion modéré, mais sa puissance motiva l’abbé Coyer à en populariser les principes. Et en effet, toutes les idées du roman Chinki semblent y être tirées.

Le sujet central de cette étude, et de Chinki, était le système des corps de métier, et sans doute n’est-ce pas inutile d’en dire quelques mots. Au cours du Moyen âge, et jusqu’au début de la Révolution Française, l’industrie et l’artisanat français étaient organisés selon le modèle des corps de métier. Pour pouvoir exercer une profession, il fallait être reçu maître, un titre qui s’obtenait après de longues années d’apprentissage et de compagnonnage, ainsi que la présentation d’un « chef d’œuvre » devant des membres de la profession, afin d’obtenir leur accord. En outre, il était défendu à quiconque d’exercer son métier ailleurs que dans la ville dans laquelle il avait effectué son apprentissage, et les étrangers ne pouvaient pas être reçus maîtres.

Les corporations étaient nées à l’époque des premiers rois. La chute du système féodal avait laissé un vide que les corporations de métiers furent vite chargées de remplir. Les corporations furent d’abord protectrices, mais le système qu’elles impliquaient, sain en apparence, ne tarda pas à se pervertir. Il commença par se transformer en loi. Louis IX fit le premier pas, et fut suivi par Henri III, et surtout Henri IV, avec l’édit de 1597. En 1673, Louis XIV lui en fournit sa forme définitive. Au lieu de réunir les marchands, les boulangers, les tailleurs, etc., on créa des associations fictives, et toujours plus nombreuses, des associations dont le ridicule, aujourd’hui si manifeste, a sans doute dû être déjà perçu à l’époque. Outre les vendeurs de poissons secs et salés et les contrôleurs du plâtre, il y avait aussi des corporations spéciales pour les contrôleurs-visiteurs de beurre frais, les vendeurs de bétail à pied fourchu, les mesureurs et porteurs de blé, les contrôleurs du Roi aux empilements de bois, etc., etc., et trois lignes d’etc.

Les corporations devinrent une manière de réduire la concurrence. On diminua le nombre des pratiquants de chaque métier, on rejeta comme dangereuses les innovations techniques que les plus téméraires tâchaient d’introduire, on combattit les autres corporations pour récupérer des privilèges, et, bien entendu, on fit payer à prix d’or l’entrée dans le métier. Le système des corporations était effectivement très rentable, et les économistes s’en rendirent bien compte. « Les corporations, racontera Joseph Droz, ne furent point établies dans des vues d’intérêt public. Henri III n’avait cherché que des ressources fiscales dans les maîtrises et les communautés dont il couvrit la France. Louis XIV eut recours à des moyens semblables : plus de soixante mille offices, tous onéreux pour l’industrie, furent vendus sous son règne. » [3]

Le système des corporations, anciennement la saine pratique d’artisans en mal de protection, n’avait donc pas tardé à devenir l’exercice de la tyrannie. Irrités par les vexations, freinés par les règles arbitraires, et pillés par les contributions obligatoires, les artisans et les industriels s’y opposaient de plus en plus. Leur critique de ces institutions réglementaires fut reprise et amplifiée par les écrits des grands esprits du siècle — les économistes d’abord, les écrivains ensuite, les hommes politiques enfin.

La première charge fut portée par les économistes, le marquis d’Argenson, Cliquot-Blervache, et toute la célèbre « secte des économistes » que l’histoire a rassemblé sous le nom de Physiocrates. Leurs thèses sortirent du relatif silence dans lequel elles étaient restées grâce aux efforts de popularisation des romanciers, philosophes, et poètes. Avant qu’on  ne vienne remporter le combat sous le ministère de Turgot, la lutte fut menée par eux avec une efficacité insoupçonnée. Parmi ceux-ci, Coyer fut l’un des plus brillants, et des plus convaincants.

***

Ce court roman raconte l’histoire d’un certain Chinki, vivant dans les campagnes de la Cochinchine (actuel Vietnam). Suite à l’augmentation de l’imposition touchant les travailleurs des campagnes, Chinki est contraint de retrancher sur son aisance, puis, la voyant complètement disparaître, il décide de rejoindre la ville, accompagné de ses enfants. Souhaitant leur trouver un travail loin de l’agriculture désormais peu profitable, il fait le tour des différents métiers. Chaque fois, des difficultés réglementaires viennent empêcher l’accès aux professions qu’il envisage. Il faut d’abord la maîtrise, et l’accord des membres de la corporation. Il faut encore être fils d’un maître, ce qui n’est pas son cas. Autre difficulté, il faut presque toujours être né dans la ville dans laquelle on veut être établi maître, comme le rappelle ce passage, qui fera bien sentir le style général du livre :

« Le Tailleur ne travaillait pas ce jour-là, parce qu’il devait aller à un repas de Maîtrise. Il était fort bien mis, et sa femme encore mieux, dans un appartement élégamment meublé. Pardon, lui dit Chinki, tenant son fils Naru par la main. Je croyais m’adresser à un Tailleur. Vous êtes peut-être un Seigneur Territorial. … J’en ai habillé plus d’un, répondit le Tailleur, mais que voulez-vous de moi ? Vous faire habiller sans doute ? … Point du tout. Vous donner cet enfant en apprentissage. Est-il Etranger ? … Non assurément. Il y a plus de huit siècles que, de père en fils, nous cultivons les mêmes champs dans le vallon de Kilam, le plus beau de la Cochinchine. … Y en eût-il dix, reprit le Tailleur, il n’en serait pas moins étranger selon nos règlements, puisqu’il n’est pas né dans la Ville ; et je crois devoir vous avertir que, quand il demandera la Maîtrise, il sera sujet à des droits triples. … Comment, dit Chinki, il faut payer pour faire ce que l’on fait, et pour se rendre utile ? Je ne veux point d’un Métier où l’on rançonne le savoir-faire, et où l’on traite d’étranger un Sujet du Roi. Mon fils ne sera pas Tailleur. » (p.18) [4]

Ces règlements ne sont pas de l’invention de l’auteur. Coyer ne souhaitait qu’illustrer leur absurdité par son récit, et ne faisait que reprendre les exemples de règlements fournis par Cliquot-Blervache dans son mémoire sur les corporations de métiers. C’est ainsi que la rencontre avec un fabricant de bonnets, soumis aux règlements des bonnetiers, est l’occasion de critiquer la longueur des formations obligatoires :

« Chinki, par un bonheur singulier, trouvait un Bonnetier bien disposé. On était déjà d’accord sur le prix de l’apprentissage. Dieu soit loué, dit-il, mon fils saura donc faire des bonnets dans un an ou deux, au plus … Non, l’apprentissage est de quatre ans … Eh bien ! Soit, dans quatre ans il sera donc Maître ? … Pas encore, il faut, outre cela, six ans de compagnonnage. Y pensez-vous, dit Chinki ? Dix ans pour être Maître dans l’Art des bonnets ! Celui qui a fait le règlement du bonnet n’avait point de tête. » (p.21)

Comme à chaque fois, ces traits malins sont l’occasion pour Coyer de défendre son projet de réforme : suppression des corporations et de leurs règlements, et rétablissement d’une complète liberté de travail, sans privilèges ni distinctions liées à la naissance ou à la fortune.

***

Le Chinki de l’abbé Coyer fut un vrai succès, et pas uniquement en France. Il y eut une édition allemande dès 1770, intitulée Chinki, eine Cochinchinesische Geschichte, die andern Ländern nützen kann. Un Chinki en italien fut publié en 1772 chez Giuseppe Kurtzboeck. Il fut apporté en Toscane par Niccoli, qui diffusait les travaux des physiocrates sur la liberté du commerce des grains. Il a aussi joui d’une belle diffusion en Russie, et encore davantage en Pologne, après que Coyer eut écrit une histoire de Jean Sobieski, roi de Pologne (Varsovie, 1761).

Dans des éditions ultérieures, Coyer réunira De la Prédication, la Lettre sur les Patagons, et notre Chinki : histoire cochinchinoise dans un seul volume. « Toute la France du dix-huitième siècle est là, écrira un commentateur. C’est en riant, en se jouant, qu’on signalait la prochaine éruption du volcan ; la lave souterraine grondait, la flamme sinistre brillait déjà, et pour l’éteindre on lui jetait des flots de salpêtre. » [5]

En effet, l’utilisation de fables, de contes, et du théâtre à des fins critiques fut un large stimulant qui prépara la Révolution française. Mais avant d’avoir une influence sur la Révolution française, l’abbé Coyer eut une grande influence sur Turgot. En 1776, ce dernier fit accepter un édit qui supprima les corporations, jurandes et maîtrises. Six mois plus tard, il était démis de ses fonctions et ces privilèges furent rétablis. Mais leur condamnation avait été prononcée, et, selon les mots de Dupont de Nemours, « les jurandes ne reprirent qu’une existence passagère, vain simulacre de ce qu’elles avaient été autrefois ». [6] Les racines de ce grand arbre réglementaire étaient mortes depuis bien des années, et il fut soufflé sans aucune difficulté par le vent révolutionnaire : le 14 juin 1791, la célèbre loi Le Chapelier apposa les derniers clous au cercueil des corporations.

Et pourtant, malgré ce souffle incroyable, certains privilèges ont subsisté, et, en réalité, quelques années après leur suppression, on en recréa. À la toute fin du XIXe siècle, E. Martin Saint-Léon écrivit une Histoire des corporations de métiers depuis leurs origines jusqu’à leur suppression en 1791, qu’il accompagna d’une Étude sur l’évolution de l’idée corporative depuis 1791 jusqu’à nos jours. Ce brillant compte-rendu historique eut trois éditions en moins de vingt-cinq ans. L’auteur voyait le mouvement syndical comme une dangereuse menace à la liberté du travail, et un sous-produit contemporain de « l’idée corporative ». Il s’inquiétait du retour des corporations sous une nouvelle forme.

Dès le début du XIXe siècle, les économistes s’étaient élevés contre cette tendance. Écrivant en 1825, Antoine de Carrion-Nisas notait déjà que « les bouchers et les boulangers, dans beaucoup de villes, ont été constitués en corporations véritables, dans l’idée, inspirée au gouvernement, que leur service, intéressant les subsistances publiques, avait besoin d’une police toute spéciale. L’intérêt de quelques individus à restreindre la concurrence et à se faire privilégier soutient puissamment les principes d’exception que l’administration s’est fait à cet égard. » [7]

Et cette tendance s’est poursuivie. De nos jours, il faudrait bien de la place pour lister toutes les professions réglementées ou organisées, tant elles sont nombreuses. Avocat, Médecin, Agent immobilier, Chauffeur de taxi, Restaurateur, Coiffeur, Boulanger, Chirurgien-dentiste, Charcutier, Expert-comptable, etc., on en trouve presque dans tous les secteurs. Comme au milieu du XVIIIe siècle, peu sont ceux qui osent les dénoncer, et pourtant rien n’est plus nécessaire. S’il est besoin des fanfaronnades d’écrivains obscurs pour soulever les esprits, alors appelons leur venue et récompensons leur mérites. Peut-être qu’après le retour de la liberté absolue du travail, nous pourrons sans soucis voir la poussière s’accumuler sur les fruits de débats désormais révolus.

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[1] Bibliothèque Universelle de Genève, Quatrième série, 1ère année, III,  Paris, 1846, p.206

[2] J.-M. Quérard, La France Littéraire, Dictionnaire Bibliographique, II, Paris, 1828, p.229

[3] Joseph Droz, Economie Politique, ou Principes de la science des richesses, Paris, 1841, p.62

[4] L’édition utilisée ici est : Gabriel-François Coyer, Chinki : Histoire cochinchinoise, qui peut servir à d’autres pays, 1768

[5] Bibliothèque Universelle de Genève, Quatrième série, 1ère année, III, Paris, 1846, p.202

[6] Pierre Samuel Dupont De Nemours, Mémoires sur la vie de Turgot, in Œuvres de Turgot, I, p.361

[7] Antoine de Carrion-Nisas, Principes d’économie politique, Paris, 1825, p.51

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