« Ces lignes ont été trouvées dans les papiers de Bastiat. Elles paraissent avoir été écrites avant 1830. » (P. Ronce, Frédéric Bastiat : sa vie, son œuvre, 1905, p.302-303) — Nous republions ce morceau car il ne l’a plus été depuis cette insertion dans le livre de Ronce il y a plus d’un siècle. Bastiat y soutient que le développement de la science, même s’il a tari les sources de l’imagination, a tout de même servi la poésie.
… Il y a deux sortes de poésie. L’une est le produit de l’imagination ; l’autre est l’histoire des affections humaines.
Je suis assez disposé à croire que le matérialisme ou, pour mieux dire, le pyrrhonisme nuit à la poésie de l’imagination. Mais on peut en dire autant de toute vérité. Il est bien évident qu’à mesure que le cercle de la science s’étend, celui de l’imagination se resserre, car on n’imagine qu’alors qu’on ne sait pas. Ceci nous explique pourquoi les peuples de l’antiquité avaient plus d’imagination que les peuples modernes. Ignorant toutes les causes, ils en supposaient de leur propre création. Ce n’étaient pas seulement les poètes qui créaient, mais encore les philosophes et le peuple même.
De nos jours encore, les hommes grossiers et ignorants, par cela même qu’ils sont ignorants, se repaissent de chimères, car il n’y a que l’homme qui a beaucoup réfléchi et qui s’est souvent trompé qui dise : j’ignore. Les paysans expliquent tous les phénomènes dont ils sont témoins par l’influence de la lune, des astres, des sorciers, des saints, etc., etc. Eclairez-les, vous tarissez ces sources d’imagination.
Pensez-vous que lorsque le Christianisme succéda au Paganisme, on ne témoigna pas les mêmes craintes sur les plaisirs de l’imagination. Si votre religion subjugue toutes les croyances, disaient les païens, que deviendra la poésie ? L’Olympe ne sera plus qu’un monticule vulgaire, le Parnasse qu’un amas de terre et de granit ; les fleuves seront dépeuplés de naïades, et les bois, de dyrades, de faunes et de sylvains. La Beauté ne sera plus fille du jour et de l’onde ; elle sera dépouillée de sa ceinture et l’Amour n’aura plus ses flèches et son bandeau. Vous n’aurez plus de dieux termes, mais des palissades et des haies ; vous n’aurez plus de pénates, mais un morne coin de feu. La paix, la concorde, la victoire, la piété filiale, la pudeur ne seront plus de douces divinités. L’Aurore, Iris perdront leurs couleurs et leur charme. Le Soleil ne sera plus un char de feu traîné par les coursiers d’Apollon, et la Lune ne sera plus qu’un satellite prosaïque de la terre. Voilà ce qu’on disait sans doute.
Après que cette mythologie a été dissipée, d’autres mythologies l’ont été à leur tour ; mais si la poésie de l’imagination y a perdu, celle du cœur y a gagné ; et je suis vraiment surpris que vous qui, pour me convaincre, invoquez si souvent les merveilles de la nature, vous ne veuillez pas me laisser croire qu’après toute la vérité, la simple vérité, est plus belle que les plus brillantes productions de l’imagination humaine.
Croyez-moi, mon ami, il y a plus de poésie dans la tête d’Arago que dans celle d’Homère.
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