Présentant, à travers la personnalité de l’économiste Frédéric Bastiat, l’opposition intellectuelle formidable entre libéraux et socialistes, dans cette période si révolutionnaire et si féconde que fut la moitié du XIXème siècle en France, le livre d’Adolphe Imbert, Frédéric Bastiat et le socialisme de son temps, est une œuvre rare et utile. Utile, peut-être d’abord, parce qu’il met en rapport l’un avec l’autre, et l’un contre l’autre, les deux philosophies politiques qui n’ont jamais cessé de s’affronter, sans toujours s’être bien comprises : le libéralisme ou individualisme d’un côté, le socialisme ou collectivisme de l’autre. Un livre rare, aussi, parce que Bastiat ne jouit plus, dans son propre pays, d’une quelconque renommée, malgré la gloire si palpable qui fut la sienne à son époque, et celle dont il jouit encore aujourd’hui aux États-Unis.
Dans ce passage, Imbert étudie la question de l’intérêt personnel et de l’harmonie des intérêts, où Frédéric Bastiat a soutenu une position en tout point opposée à celle des socialistes de son époque.
Les lois. — Leur caractère providentiel. — L’intérêt personnel, mobile des actions humaines et générateur de progrès individuel et social. — L’harmonie des intérêts.
Ainsi donc, il y a des lois naturelles de l’économie. Jugeant la méthode des socialistes, Bastiat affirme que la sienne est différente et que, de l’observation des faits et du travail de classement et de rapprochement scientifique, découle la certitude de lois dans l’ordre économique.
Nous n’avons jamais observé ces idées chez ses adversaires. Ils ont nié la juste distribution naturelle des plaisirs et des peines, ils ont nié que la société soit un corps vivant qui a une réalité profonde et que l’on ne peut arranger à son gré, ils ont nié les lois ; Bastiat affirme le contraire et nous allons voir quelles sont ces lois.
Elles sont générales et son esprit de croyant les qualifie de providentielles. Point n’est besoin de citer de nombreux passages de son œuvre, les termes pris au hasard sont suffisamment précis et significatifs. Tout son ouvrage Les Harmonies, est pénétré de cette idée qu’il y a des lois, et que, parmi ces lois, les plus fondamentales sont celles de l’harmonie des intérêts et de l’intérêt personnel.
Harmonies économiques. Contradictions économiques ! Les titres seuls suffiraient à opposer les deux plus qualifiés représentants des deux écoles. Les socialistes n’ont pas vu ou plutôt n’ont pas cru en le libre jeu des forces naturelles, ils ont vu la lutte partout et dans tout ; la contradiction leur a paru générale, et c’est alors qu’ils ont nié les lois naturelles, pour inventer une discipline toute faite qui doit régenter aussi bien les choses que les hommes. Ils ont inventé aussi un mobile tout neuf.
Bastiat conserve la foi en des forces naturelles qu’il est puéril de nier, et il proclame le mobile éternel, indéniable de l’intérêt personnel. Les forces de la nature, elles s’exercent suivant les visées de la Providence, elles sont, nous n’y pouvons rien, et il nous est réservé seulement de découvrir les mécanismes providentiels qui les dirigent, dans le but d’adapter nos actes à leur jeu, occupation autrement facile et raisonnable que celle qui consiste à vouloir les réformer et les entraver.
Il soutient avoir la logique pour lui, et c’est à la jeunesse française éprise de cette logique qu’il dédie son livre, comme un monument construit sur ces bases : les forces de la nature, dans leur jeu libre, sont bonnes. Il y a un mobile, celui de l’intérêt personnel. Ce mobile est bon, pourvu que l’intérêt soit légitime. Tous les intérêts légitimes sont harmonieux.
L’homme obéit à son intérêt propre et ce principe d’action est éternel. Bien plus, il est le meilleur qu’il soit, car, principe de progrès individuel, il est aussi principe de progrès social. Les intérêts de chacun sont harmoniques et concourent au bien-être de tous. C’est ainsi que Bastiat écrit au Journal des Économistes :
« À travers bien des tâtonnements, la grande idée de l’harmonie des intérêts a toujours brillé sur l’école économiste, comme son étoile polaire. Je n’en veux pour preuve que cette devise qu’on lui a reprochée “Laissez faire, laissez passer”. » [20]
On a parlé d’antagonisme, de lutte des intérêts, on a vu la contradiction entre les profils de chacun, et l’on a voulu soumettre l’humanité à une règle rigide pour atténuer la contradiction et la lutte. Rien n’est plus faux, chacun obéissant à son propre intérêt, améliore le sort de la masse.
« Le profit de l’un est le profit de l’autre. Le bien de chacun favorise le bien de tous, comme le bien de tous favorise le bien de chacun. »
Il est inexact de comparer le monde à une vaste arène où la guerre sévit à l’état endémique. Il y a au contraire concordance et union dans l’ensemble, et l’humanité progresse de tous les progrès que chacun réalise. Évidemment, ce progrès est parfois inconscient chez ceux qui en sont les auteurs, ceux-ci ne pratiquent pas le renoncement et n’agissent pas précisément dans ce but, mais il est bon qu’il en soit ainsi parce que le renoncement, s’il était général, tendrait vers la destruction de la société.
De cette loi des intérêts, il se sentait conduit fatalement à préconiser la politique économique de la liberté. M. G. de Nouvion écrit :
« Il montrait à son ami Félix Coudroy comment les manifestations libres des intérêts individuels se limitent réciproquement par leur opposition même et se ramènent à une résultante commune d’ordre et d’intérêt général, comment le mal, loin d’être une tendance positive de l’esprit humain, n’est qu’un accident de la recherche du bien, une erreur que redressent l’intérêt général qui le surveille, et l’expérience qui le poursuit dans les faits, comment la liberté est, non pas un résultat et un but, mais le moyen et l’instrument nécessaire, sans lequel rien n’est réalisable. » [21]
Bastiat a donc la foi en l’homme, non pas parce qu’il le croit radieusement bon, mais parce que le dire méchant ne signifie rien, et qu’il faut voir à quel mobile il agit, et non pas tenter le travail immense de lui inculquer d’autres mobiles chimériques. C’est ainsi qu’il écrit à M. Calmette de Bayonne et, dans sa lettre, il y a en germe ce qui, vingt ans plus tard, sera l’Harmonie des Intérêts.
« Le dévouement, le renoncement de soi-même : vertus antiques que l’on voudrait voir renaître parmi nous ! Puérile illusion…. »
« Qu’est-ce qu’une politique fondée sur un principe qui répugne à l’organisation humaine ? Dans aucun temps, les hommes n’ont eu du renoncement à eux-mêmes, et selon moi, ce serait un grand malheur que cette vertu prit la place de l’intérêt personnel. Généralise par la pensée le renoncement à soi-même et tu verras que c’est la destruction de la société. L’intérêt personnel, au contraire, tend à la perfectibilité des individus et par conséquent des masses qui ne se composent que d’individus. Vainement dira-t-on que l’intérêt d’un homme est en opposition avec celui d’un autre. Selon moi, c’est une erreur grave et antisociale. » [22]
Voilà donc les socialistes taxés d’erreur grave et antisociale parce qu’ils ont cru à l’antagonisme des intérêts et parce qu’ils ont alors tenté de trouver l’harmonie dans des combinaisons diverses que, par la contrainte légale, ils tentent d’imposer aux hommes. Bastiat trouve l’harmonie dans la nature des hommes et des choses.
Évidemment, les socialistes ont dit le remède, ils ont dit que ces antagonismes, lutte de classe, lutte entre le capital et le travail, disparaîtront le jour où l’humanité adoptera leurs systèmes.
Mais ce jour est loin car, dit Bastiat, pour qu’il luise, il faudra que toutes les libertés soient détruites, parce que très fortement sont attachés les hommes aux idées d’individualisme et de propriété. En définitive, il convient d’envisager l’humanité telle qu’elle est et non telle qu’elle devrait être.
L’homme isolé est une monstruosité ; dans l’isolement, ses besoins sont immenses tandis que ses ressources sont modestes, tandis que dans le stade social, le phénomène inverse se produit. À quoi cela tient-il ? À ce que l’échange supprimé par les socialistes, existe réellement, cet échange qui, perfectionné par la monnaie, s’élargira (car de l’harmonie des intérêts découle la liberté), accroissant par son élargissement le bien-être de chacun et par là même celui de tous. Pour arriver à cette constatation, point n’est besoin de faire de l’humanité une masse malléable que l’on fond et refond à sa guise ; il suffit d’observer les faits, de découvrir les conséquences de ces faits, et de dégager les lois qui les régissent. Alors, on sera forcément amené à reconnaître que chaque individu, chaque groupe, chaque nation, prend pour règle son intérêt.
Notre but étant bien plus de signaler une attitude constante de Bastiat vis-à-vis du socialisme que d’approfondir son raisonnement, car la tâche serait lourde ; contentons-nous donc de dire que, avec son bon sens aigu de savant et d’économiste, il dit, en gros, ceci :
Rien ne sert de nier la réalité.
Rien ne sert de construire sans se soucier de ce qui est.
Il y a des lois.
Il y a un mobile au cœur de l’homme.
Ce mobile, c’est l’intérêt personnel.
Les intérêts sont harmoniques.
Voilà un point établi, un point par lequel Bastiat se différencie très fort des socialistes qui nous ont occupés. De cette harmonie des intérêts, son système de la liberté découle mathématiquement.
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