Fragment d’une lettre sur la police des grains

André Morellet, Fragment d’une lettre sur la police des grains, 1764

… Vous demandez quelles sont les lois des royaumes de Naples et de Sicile, relativement au commerce des grains. Vous soupçonnez que la disette actuelle de ces pays pourrait bien venir de quelque vice dans cette partie de l’administration ; et vous croyez qu’en indiquant ces vices, on pourrait répondre à une objection que font quelques personnes, qui disent : Voilà un pays qui produit plus de blés qu’il n’en consomme, qui exporte continuellement, et qui cependant éprouve la disette : la liberté de l’exportation ne procure donc pas l’abondance et le bon marché, comme le prétendent les défenseurs de la liberté du commerce des grains. 

En répondant à cette objection, je satisferai en même tems à vos autres questions ; vous verrez vos soupçons justifiés. Vous verrez qu’à Naples et en Sicile, comme en France, les soins que se donne le gouvernement pour assurer la subsistance de peuples, entraînent après eux les suites les plus funestes. Vous verrez que là, comme ici, le défaut de liberté dans l’exportation amène les disettes et le dépérissement de l’agriculture. Vous y verrez, en un mot, une nouvelle confirmation du principe de la liberté du commerce des grains, démontré si évidemment dans tant d’écrits, et auquel j’ose dire qu’on ne peut se refuser que par défaut d’attention, par faiblesse ou par intérêt.

Il paraît qu’en vous faisant l’objection que vous me présentez, on a supposé que l’exportation du commerce des Grains est libre dans les Deux-Siciles ; et il n’y a rien de plus contraire à la vérité que cette supposition. Vous allez en juger par le précis que je vais mettre sous vos yeux de ce que j’ai recueilli sur cela dans mon voyage d’Italie en 1758. Voyons d’abord ce qui se pratique dans le royaume de Naples.

On ne peut point extraire de grains sans une permission du gouvernement, particulière pour chaque négociant qui la demande, et qui est obligé de payer un droit de traite. On fixe ordinairement la quotité de ce droit dans le mois d’octobre de chaque année. Cette fixation n’est cependant pas légale, c’est-à-dire, qu’elle n’est pas prononcée par le gouvernement en forme de loi. On sait seulement qu’un tel négociant a obtenu la permission d’extraire une certaine quantité de blés, en payant tant par tomolo ; et on dit alors que les droits de traite sont à tant. Par la même raison, cette fixation n’est pas générale pour tous les négociants ; de sorte que le second qui demande la permission d’extraire, peut payer plus que le premier, et le troisième plus que le premier et le second, pour peu que les circonstances soient changées ; que les craintes de manquer de blé dans le pays, ou pour l’approvisionnement de la capitale, soient répandues et adoptées par ceux qui sont à la tête de cette administration.

Cette augmentation des droits de traite a principalement lieu, lorsque les demandes des étrangers deviennent plus considérables, ou que les récoltes sont peu abondantes ; alors le droit est subitement haussé, et quelquefois porté au double, de sorte que des grains annoncés par un négociant à son correspondant, comme devant payer un certain droit, ne peuvent plus être exportés, lorsque la commission s’exécute, qu’en payant un tiers en sus, ou le double des droits qui lui avaient été annoncés. Incertitude qui oblige les négociants à stipuler par qui l’augmentation du droit sera payée, supposé qu’elle ait lieu ; si elle sera supportée par le vendeur ou par l’acheteur, ou également par les deux contractants, etc.

Outre que cette fixation des droits de traite n’est ni certaine, ni générale pour la quotité, elle est encore incertaine pour le temps auquel elle est notifiée, c’est-à-dire que ce n’est pas toujours dans le mois d’octobre qu’on commence à permettre l’extraction, à condition de payer le droit de traite. La récolte est ordinairement achevée dans les premiers jours du mois d’août. Alors on examine l’état des récoltes, on entend les plaintes des provinces qui ont eu une année moins bonne, et qui craignent la disette si les autres provinces exportent. On consulte l’élu du peuple de la capitale, ville peuplée de 450 000 habitants, et dont la consommation est immense. On lui permet de faire les approvisionnements qu’il prétend nécessaires : pendant ce temps la saison s’avance ; et souvent, avant que toutes ces précautions soient prises, on atteint le mois de novembre et de décembre sans qu’il se soit fait encore d’exportations : alors la mer est impraticable, les embarquements difficiles, les étrangers sont quelquefois déjà pourvus, et l’occasion favorable de la vente pour cette année perdue sans retour. De là il arrive, comme en France, que le défaut de vente et d’exportation fait souvent périr les blés dans les magasins. En 1749 on en a jeté beaucoup à la mer.

Dans un commerce dépendant ainsi de la volonté des magistrats, il est impossible que le monopole, enfant des lois vicieuses (et non de la liberté), n’exerce pas tous ses ravages, et c’est ce qui arrive dans le royaume de Naples comme en France. On prétend au moins que les élus du peuple abusent souvent du pouvoir que leur donne cette magistrature pour favoriser quelques négociants, en partageant avec eux les profits d’une exportation qui leur est permise avant qu’elle le soit aux autres, ou qui leur est permise sous des droits de traite moins considérables.

Outre ces contraintes, qui sont générales pour tout le royaume de Naples, il y en a encore de particulières relativement à la capitale et à tout le pays qui l’entoure. Il est défendu en tout temps d’extraire les blés d’un certain espace de pays destiné à fournir à l’approvisionnement de la capitale, et qui comprend 40 milles à la ronde de terres de la plus grande fertilité c’est-à-dire, la terre de labour, la campagna felice.

Cette défende doit nécessairement causer, comme en France, une obstruction, et apporter des obstacles à la circulation des grains dans l’intérieur. Il est vrai qu’elle est bien inutile ; car on n’est pas tenté d’exporter aux étrangers avec des frais de transport, et les risques de la mer et du commerce, une denrée qui se vend au marché voisin, c’est-à-dire, dans la ville de Naples, à un prix plus haut que celui que les étrangers en peuvent donner. D’ailleurs les grains de cette partie du royaume, qui est infiniment peuplée, sont employés en grande quantité à ces pâtes dont il se fait une consommation immense, et il est plus avantageux de les employer ainsi que de les vendre en nature en concurrence avec les blés de la Pouille : mais l’esprit de prohibition montre encore son despotisme en ce qu’il défend souvent ce que personne n’a envie de faire, et qu’il porte des lois sans objet.

Voilà assez de faits sans doute pour faire voir que le commerce des grains n’est pas libre dans le royaume de Naples : mais que sera-ce si le droit de traite, dont nous n’avons parlé jusqu’ici qu’en général, est assez considérable pour équivaloir à une prohibition, s’il est excessif, s’il est de 20, de 25, de 30, et quelquefois de 40 et 50% de la valeur de la denrée ? Dira-t-on que le commerce des blés est libre ? Or voici sur cela des détails sur l’exactitude desquels on peut compter.

Ce droit était à l’avènement du roi d’Espagne à la couronne de Naples (en 1734) de deux carlins (environ 16 sols de France) le tomolo, (c’est-à-dire 82 livres, environ le tiers du septier de Paris) : il était en 1758, de deux carlins et demi : et c’est là le prix ordinaire.

On voit d’abord qu’à supposer le prix du blé à 10 carlins le tomolo, ce qui est son prix commun dans la Pouille, deux carlins et demi sont un impôt de 25% sur la valeur de la denrée ; et peut-on regarder comme libre un commerce chargé d’un droit de 25% ? Ce droit même dans le cours ordinaire des choses, c’est-à-dire, lorsque les demandes ne sont pas considérables de la part des étrangers, et que la récolte est abondante dans toutes les provinces, est un obstacle puissant à la sortie et à la vente des grains, et par conséquent à leur reproduction.

Mais c’est bien pis encore lorsque la récolte n’est pas abondante ; car, comme je l’ai remarqué plus haut, le ministère alors hausse ordinairement le droit jusqu’à 3 et 4 carlins : il n’y a point de commerce qui puisse supporter des droits aussi excessifs : il n’y a point de commerce qu’on puisse regarder comme libre lorsqu’il est chargé de pareilles entraves. Enfin, et pour achever de vous donner une idée du peu de liberté qu’on accorde à Naples au commerce des Grains, je ne ferai que vous transcrire un article de la Gazette de France.

« De Naples le 31 Mars 1764.

Avant hier, il est sorti de ce port une frégate, deux chebecs et deux galliotes, qui passent dans le golfe de Venise, tant pour intercepter que pour escorter les bâtiments qu’ils rencontreront chargés de grains. Les désordres que la disette occasionne dans cette capitale, augmentent chaque jour. Il est d’autant plus difficile de remédier à la famine, que d’un côté le corps de ville chargé de l’approvisionnement, ne permet pas aux particuliers d’acheter le grain que les étrangers apportent, et que de l’autre la ville ne veut le payer que ce qui lui plaît ; cette police décourage et éloigne les vendeurs, dont l’affluence ferait naturellement et dans peu de temps tomber le prix de cette denrée. La désolation publique est encore augmentée par l’excessive cherté du riz, des légumes, des fruits, des herbages et autres comestibles, dans lesquels chacun cherche des ressources contre la disette du pain. » Gazette de France, n°. 34, avril 1764. 

Voilà ce que j’avais à vous dire, relativement au royaume de Naples. La liberté du commerce des grains n’est pas plus grande en Sicile.

Je vois dans un mémoire que j’ai entre les mains, et qui est un de ceux que vous avez eu la bonté de me communiquer, qu’on ne peut faire sortir des blés pour l’étranger sans un ordre du vice-roi, par la voie du tribunal qu’on appelle du patrimoine. Suivant les demandes ou le besoin qu’on a d’argent, la permission pour cette extraction coûte jusqu’à 30 et 40 tarins par salme. (Le tarin vaut environ huit sols de France, et le salme pèse un peu plus que cinq septiers de Paris.) L’auteur remarque que ces droits excessifs ont diminué beaucoup les achats des blés que les Génois et les Français faisaient en Sicile ; que les Français en particulier en vont charger au Levant, où les droits n’étant pas si considérables, les blés leur reviennent à meilleur marché. On voit par là que dès 1728, temps auquel le mémoire que je cite est écrit, le commerce des grains n’était pas libre en Sicile. Depuis cette époque, l’administration est devenue plus gênante : car sur toute la surface de la terre, les lois se multiplient sans besoin.

En général le droit de traite et les autres contraintes qu’éprouve ce commerce, sont en Sicile à peu près les mêmes que dans le royaume de Naples, avec les mêmes abus et de plus grands encore, qui sont la suite de l’état politique de cette île.

Le gouvernement féodal subsiste en Sicile avec toute sa barbarie. Le peuple est opprimé par les grands, l’agriculteur est esclave, et les barons autant de petits tyrans. Un des droits que les barons s’arrogent, est de pouvoir seuls vendre les blés ; ils forcent l’agriculteur à leur céder ses grains au prix courant du marché, et font exclusivement ce commerce. Ainsi ce n’est pas aux agriculteurs qu’un négociant peut s’adresser pour avoir des blés, il faut qu’il traite avec un baron, qui lui dit qu’il peut fournir 40 000, 50 000 tomoli, suivant les facultés de ses vassaux ; alors il s’empare des grains de ses vassaux, les leur paye au prix de la voix (della voce), c’est le prix du marché ; obtient du gouverneur la traite, et profite seul du bénéfice que l’agriculteur aurait pu faire. D’un autre côté, le vice-roi et le Tribunal du patrimoine, lui font payer la traite, le plus cher qu’ils peuvent ; les blés de Sicile chargés de tant de droits, ne peuvent plus soutenir la concurrence des blés de Barbarie, et l’agriculture souffre et déchoit.

On voit bien que dans cet état des choses, le commerce des blés n’étant pas entre les mains de l’agriculteur, les profits qu’il apporte ne sont pas reversés assez promptement à la terre pour aider à la production. La culture n’est pas excitée par les profits de la culture, qui continuent d’être très modiques pour le cultivateur, tandis, qu’ils passent presqu’entièrement entre les mains des barons. [1]

C’est donc cette police des grains, ce prix excessif de la traite, ces lois prohibitives, ce défaut de liberté, qui amènent les disettes et les famines dans les royaumes de Naples et de Sicile. Ainsi il ne faut pas dire, le commerce des grains est libre dans deux royaumes fertiles, et cependant on y est exposé à manquer de grains. Il faut dire : on manque de grains dans les royaumes de Sicile et de Naples malgré leur fertilité, parce que le commerce des grains ny est pas libre ; et il faut voir dans ce fait une confirmation nouvelle du principe incontestable de la liberté du commerce des grains, et non pas une exception qu’on puisse lui opposer.

On ne se trompe pas à Naples même sur les causes des disettes et du dépérissement de l’agriculture ; et tandis qu’on prétend s’appuyer à Paris de l’exemple de ces pays pour justifier les vices de notre administration, j’entends des Napolitains désirer que le commerce des grains ne fût pas plus gêné chez eux que chez nous : souhait qui peut faire comprendre jusqu’à quels excès en a porté la contrainte dans ces pays prétendus libre, et qu’elle est la liberté dont on y jouit. C’est à ces lois que les personnes éclairées de cette nation attribuent le transport du commerce des blés de la Sicile, à l’Afrique et au Levant, où l’on s’est mis à cultiver une grande quantité de blé au lieu de riz ; la diminution des exportations des deux Siciles ; le dépérissement de l’agriculture, la disette, et enfin la nécessité où se voient souvent ces pays fertiles d’acheter des blés étrangers. Il faut en convenir, il n’y a que les lois que quelques personnes appellent de bonnes lois, qui puissent rendre ainsi un pays d’abondance et de fertilité, esclave et tributaire de ses voisins pour sa propre subsistance ; mais la nature a beau être féconde, une fausse politique trouve encore l’art de l’épuiser, ou au moins de rendre inutile aux hommes toute la profusion de ses bienfaits.

Voilà, je crois des preuves suffisantes de cette assertion, que le commerce des blés n’est pas libre, à Naples et en Sicile, et des observations qui renversent l’objection qu’on vous a proposée, fondée sur cette prétendue liberté. Mais je vous avoue que c’est à regret que je me suis occupé de cette question de fait, qui me paraît, comme toutes les questions pareilles, en matière d’administration, absolument oiseuse et inutile à traiter et à décider.

Quand la liberté la plus grande serait établie dans les deux Siciles, et qu’avec la liberté ces pays éprouveraient des disettes, je ne me croirais pas obligé d’abandonner pour cela les principes de la liberté du commerce. Il pourrait y avoir des causes de dépérissement de l’agriculture et du commerce des grains, que je ne connaîtrais pas, et qui pourraient être inconnues même à ceux qui gouvernent. Je ne pourrais pas expliquer pourquoi la liberté n’empêche pas les disettes en Sicile, et je n’en verrais pas moins évidemment qu’elle est absolument nécessaire en France. Il y a beaucoup de causes qui peuvent faire dépérir l’agriculture, et ruiner un pays indépendamment de la défense d’exporter les productions de la terre ; on peut s’en reposer sur l’ignorance presque générale des vrais principes du gouvernement, sur les erreurs des hommes, sur leur fausse science, et quelquefois sur leur méchanceté, pour s’assurer que les causes de malheur et de destruction ne manqueront jamais à l’humanité.

De même quand tous les États de l’Europe auraient des lois prohibitives, et avec ces lois n’éprouveraient  jamais de disettes, je ne m’en croirais pas moins en droit de regarder les prohibitions comme vicieuses. Je dirais encore que ces prohibitions sont un obstacle à une abondance plus grande, parce qu’il est impossible qu’une loi prohibitive en ce genre, quelle qu’elle soit, de quelque manière qu’elle soit conçue, quelque léger que soit son joug, ne nuise pas à la production.

Après cela, et quand on connaît le prix des principes, qu’a-t-on besoin de savoir ce qui se fait en Angleterre ou à Naples sur le commerce des grains ? Avec l’amour des hommes et de la vérité, la simple théorie en cette matière peut conduire plus sûrement à une sage administration, que l’exemple de toutes les nations de la Terre.

Il n’y a point de principe si détestable en politique et en administration, que je ne me fasse fort d’appuyer de quelques faits qu’on ne pourra ni nier ni expliquer : il n’y a point de vérité reconnue que je ne puisse ébranler en citant quelques faits, qui feront la plus grande impression sur les esprits faibles et timides. Je prouverai qu’il est meilleur que le peuple soit malheureux par l’exemple des nations riches et puissantes qui ont été en proie aux guerres civiles. Je prouverai qu’il faut que le paysan soit serf, et que quelques milliers d’hommes, sous le nom de seigneurs se partagent la terre, par l’exemple de pays où le paysan est heureux, quoiqu’il soit esclave. Je prouverai que le despotisme est le meilleur de tous les gouvernements, en citant l’exemple des Turcs et des Chinois, et je ne manquerai pas d’autorités de voyageurs irréprochables, qui nous les représentent comme très heureux. Je prouverai qu’il faut étouffer les lumières et la raison dans l’esprit humain, et ramener l’ancienne barbarie, par l’énumération des maux qui ont affligé les hommes depuis les progrès de la philosophie. Il n’y a point de paradoxe que je n’établisse, si on veut attacher de l’importance à tous les faits que je citerai, ou au moins il n’y a point de certitude que je n’ébranle dans l’esprit de celui qui ne tiendra pas fermement aux principes une fois prouvés, et qui voudra toujours qu’on lui explique tous les faits.

Les faits sont utiles sans doute, et la connaissance en est nécessaire. Mais voici en quel sens ils sont utiles pour conduire l’esprit, et pour réveiller l’attention dans la recherche des principes : mais ils ne forment point les principes. Jamais d’un fait, ni même de plusieurs faits en politique et en administration, on ne peut légitimement conclure un principe général ; il faut toujours que la maxime d’administration ou de politique, soit appuyée sur le fondement de la nature des choses. En métaphysique et en physique, on va d’un fait connu à un fait caché, qu’il s’agit de deviner. En morale et en politique, il s’agit de découvrir, non ce qui est fait, mais ce qu’il faut faire : c’est une machine à construire ; et pour y parvenir, il faut partir de la nature des choses. Qu’une paille ait arrêté la meilleure des montres, on n’en peut jamais rien conclure contre les principes de sa construction. Ce n’est pas parce que la fureur des conquêtes a perdu de grands États, qu’il est absurde à un souverain d’avoir la fureur des conquêtes ; c’est parce que la fureur des conquêtes dans le souverain entraîne nécessairement les États et le souverain dans tous les maux politiques, et cela par la nature même des sociétés politiques. Abandonnés une fois ce guide, la nature et la connoissance la plus profonde et la plus détaillée des faits, ne vous tirera jamais du labyrinthe où vous vous trouverez perdu.

Tous les problèmes de politique et d’administration, peuvent toujours se réduire à cette question générale : Comment se conduiront les hommes dans une telle circonstance donnée ? Par exemple, dans la question de la liberté du commerce des grains, il s’agit de savoir comment se conduiront les agriculteurs et les marchands de blés nationaux et étrangers, si le commerce de cette denrée est libre en France. Nous voyons dans la nature de l’homme un principe d’action toujours soutenu, toujours vigilant, toujours énergique : l’intérêt. N’en pouvons-nous pas conclure, 1°. que si l’agriculteur vend son blé à un meilleur prix, il sera encouragé par son propre intérêt à travailler la terre avec plus de soin, et à augmenter la reproduction ? 2°. Que si dans un pays, où l’entrée et la sortie des grains sont libres on manque de blés, le blé y étant dès lors plus cher, on y en portera de tous les endroits où il est à meilleur marché, parce que ce sera l’intérêt du marchand étranger, que l’espoir du gain attirera sûrement, si des lois gênantes ne le repoussent pas. 3°. Que le marchand national, toujours guidé par son intérêt, ne s’avisera pas d’extraire une denrée d’un pays où elle est chère, pour la porter à ceux qui la payeront moins bien. Faudra-t-il donc consulter l’histoire ancienne et moderne, et savoir comment se conduisaient les Grecs et les Romains, et comment se conduisent aujourd’hui les Anglais et les Napolitains pour prévoir ce qui arrivera ?

Voilà, me direz-vous, une satire bien amère des faits. Je vous l’avoue, c’est que je ne puis entendre tranquillement opposer de prétendus faits à des raisons décisives, à des démonstrations rigoureuses. D’après les détails dans lesquels je suis entré sur le fait sur lequel vous m’avez demandé un éclaircissement, vous serez convaincu que ce n’est ni la paresse ni l’esprit de système, au sens défavorable qu’on donne souvent à ce mot, qui m’ont dicté les réflexions que vous venez de lire. Il n’y a point de fait opposé à un principe démontré, qui ne soit faux ou explicable : mais les moyens d’expliquer ne sont pas toujours présents, et on n’a pas toujours sous la main les preuves de la fausseté du fait allégué. Alors les esprits faibles et timides qui attachent trop d’importance aux faits, et trop peu aux principes, doutent, balancent, et finissent souvent par suivre la plus funeste de toutes les maximes en matière d’administration, qui est de laisser les choses comme elles sont. Je vous avoue que je crains bien qu’on ne décide encore en France de cette manière la question du commerce des grains : j’en suis bien véritablement affligé ; parce que je suis bien persuadé que nos lois sur cette partie de l’administration sont essentiellement destructives de la richesse et de la grandeur de l’État, de son agriculture et de sa population. Je ne pense pas non plus qu’il faille adopter la police anglaise dont un homme éclairé vient de nous développer les défauts avec tant de force et de netteté[2]. Je suis convaincu qu’il n’y a qu’une liberté entière et illimitée, qui puisse ranimer chez nous l’agriculture languissante, et que cette partie essentielle de l’économie politique, ne parviendra jamais à l’état florissant auquel elle peut arriver, que lorsque le gouvernement oubliera qu’il croît du blé en France, et que le blé est nécessaire pour vivre.

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[1] Une grande partie des barons vit à Naples, et dans les grandes villes des deux Siciles.

[2] Voyez la brochure intitulée, Réflexions sur la Police des Grains en France et en Angleterre. [Par Louis-Paul Abeille, 1764. — B.M.]

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