La force des choses, instrument des réformes économiques, par L. Reybaud (1855) (2/2)

Louis Reybaud, « De la force des choses, envisagée comme instrument des réformes économiques », Journal des Économistes, janvier 1855 ; suite et fin, février 1855

Dans deux livraisons successives du Journal des économistes (janvier et février 1855), Louis Reybaud analyse quelques réformes économiques récentes de la France. C’est la nécessité qui les a amenées, dit-il. Ce sont les conséquences directes des privilèges et des monopoles qui ont rendu leur maintien impossible, et donc la réforme inévitable.


DE LA FORCE DES CHOSES

ENVISAGÉE COMME INSTRUMENT DES RÉFORMES ÉCONOMIQUES.

Pour rendre sensible ce fait que l’abandon du privilège territorial doit nécessairement conduire à l’abandon du privilège manufacturier, il me suffira d’un petit nombre de considérations.

Ce qui constituait la force du privilège, pris dans l’ensemble, en assurait la durée et le rendait pour ainsi dire invulnérable, c’est qu’il embrassait toutes les formes de la production et les couvrait de la même égide. Le travail des champs était défendu contre l’activité étrangère, comme le travail des usines ; il y avait identité de positions et profit égal, ou présumé tel. Non pas que l’industrie agricole n’eût à souffrir des avantages faits à l’industrie des fabriques et réciproquement ; le privilège est une arme à deux tranchants, qui blesse toujours ceux qui s’en servent. Ainsi l’agriculture n’obtenait et n’obtient encore qu’à des prix élevés les objets qu’elle emprunte à la manufacture, vêtements, mobilier, instruments, étoffes, fer, acier, houille, dans quelques cas, tandis que la manufacture payait un tribut équivalent à l’agriculture dans la surcharge dont celle-ci grevait les denrées alimentaires. De l’une à l’autre, les services ne s’échangeaient qu’à titre onéreux et à des conditions moins douces que si la concurrence extérieure eût pesé sur le marché. D’où un sacrifice mutuel, sacrifice de la part de l’agriculture au profit de la manufacture, et de la part de la manufacture au profit de l’agriculture, sacrifice incessant, quotidien, mais compensé, à leurs yeux du moins, par le privilège exclusif et commun de l’approvisionnement du pays.

Voilà le pacte, voilà le contrat, un contrat de dupes, il serait facile de le prouver. En réalité, l’agriculture était dupe de la manufacture, et la manufacture dupe elle-même d’un petit nombre d’industries, payant d’audace, se multipliant par le bruit et entretenant dans les régions administratives une agitation constante et favorable à leurs desseins. Quoi qu’il en soit, et qu’il favorisât ou non l’une des parties au préjudice de l’autre, le pacte n’en existait pas moins, et réunissait sous le même drapeau presque toutes les forces vives du pays et la grande majorité de ses influences. Qu’on juge de la puissance d’une pareille coalition d’intérêts ! Et son habileté était au moins égale à sa puissance. La vérité, la raison même venaient échouer à ses pieds ; elle usait de l’empire sans réserve comme sans pudeur. Point de concessions, point de modifications partielles ; le privilège ne devait être entamé sur aucun point, par aucun détail. Essayait-on d’y toucher ; des réclamations s’élevaient de toute part, et souvent dégénéraient en menaces.

Il y a peu d’années encore, la situation était celle-là. Les régimes politiques avaient pu se succéder sans que la législation des intérêts éprouvât d’altération sérieuse. Les mêmes prétentions restaient debout, défendues par les mêmes voix, et les tarifs survivaient aux révolutions.

Aujourd’hui, il n’en est plus ainsi. Que les coalisés l’aient voulu ou non, le pacte est rompu ; des deux parties contractantes, si l’une reste à couvert et garde ses positions d’autrefois, l’autre a perdu les siennes et se trouve exposée à la concurrence de l’étranger. Au concert des intérêts a succédé une opposition, insensible encore, s’ignorant elle-même, mais qui se dégagera nécessairement du nouvel état des choses. L’heure approche où tous les comptes seront réglés.

C’est alors, et en y regardant de plus près, que l’agriculture verra clair dans ses propres affaires. N’étant plus complice de l’industrie, elle la jugera avec quelque liberté d’esprit, et appréciera mieux les dommages que celle-ci lui cause. Il n’est besoin pour cela ni de recherches laborieuses, ni de longs calculs ; les faits parlent avec une telle éloquence qu’ils dispensent de tout raisonnement.

Dans ce recueil même, un écrivain qui paraît être très compétent nous donnait, il y a quelques mois, les renseignements les plus précis sur l’étendue et la gravité de l’impôt, c’est le mot exact, que l’industrie du fer prélève sur l’agriculture[1]. Justement indigné des évaluations mensongères que des personnes intéressées avaient essayé de mettre en crédit, et qui n’élevaient pas au-dessus de 3 centimes par hectare et par an le coût et la consommation du fer dans une exploitation agricole, M. Jourdier s’est livré à une sorte d’enquête pour rétablir la vérité des faits et le chiffre réel de cette dépense. Cette enquête a porté sur trois grandes exploitations, dont deux privées et la troisième entre les mains de l’État : ce sont les fermes de Trappes (Seine-et-Oise), de Bresles (Oise), et l’école de Grignon. Dans la première, d’une contenance de 205 hectares, la dépense moyenne en fer a été de 16 fr. 56 c. par hectare pour 20 kil. 40 employés. Dans la seconde, d’une contenance de 300 hectares, la même dépense a été de 17 fr. 43 c. par hectare pour 22 kil. de fer, et encore dans ce chiffre ne sont compris ni l’intérêt du capital engagé, ni l’amortissement. Enfin dans le troisième établissement, d’une contenance de 240 hectares labourables, la moyenne de la dépense a été de 9 fr. 76 c. en argent et de 17 fr. 76 c. en poids, proportion différente de celles qui précèdent, mais qui s’explique par cette circonstance que les fers à Grignon sont achetés bruts et sont façonnés dans la ferme même.

Tels sont les éléments du calcul auquel s’est livré M. Jourdier, et pour répondre à cette objection que toutes les fermes ne sont pas conduites avec ce luxe d’instruments, et ne consomment pas le fer dans des proportions si grandes, il a réduit à 15 kilogrammes la quantité employée, ou, ce qui revient au même, la quantité utile à employer.

Partant de cette donnée, il cherche à quelle superficie cette dépense doit être appliquée, déduit des 50 millions environ d’hectares qui figurent sur le cadastre toutes les parties du sol, soit impropres à la culture, soit affectées à des cultures où l’emploi du fer est insignifiant, comme les prairies naturelles, pâturages et marais pacables, et arrive ainsi à un chiffre de 21 123 990 hectares, consacrés aux céréales, aux plantes commerciales et sarclées, aux légumes et aux prairies artificielles, ce qui, à raison de 15 kilogrammes par hectare, fournit un total de 316 889 850 kilogrammes, annuellement consommés par l’agriculture et payés par elle aux prix du marché intérieur.

Or, veut-on savoir jusqu’où va le sacrifice qu’entraîne ce seul objet ? M. Jourdier va nous le dire, et il est bon que l’agriculture sache à quoi s’en tenir là-dessus. De calculs qui semblent inattaquables et qui n’ont point été attaqués, il résulte que cette prime annuelle, prélevée par l’industrie du fer sur l’activité agricole, s’élèverait à 75 millions de francs environ, c’est-à-dire qu’en appliquant les deux tiers seulement de cette somme à nos terres imposables, on trouve qu’elles ont à supporter, pour ce seul fait, une surcharge de 1 fr. 04 c. par hectare, et comme la moyenne des impôts est de 2 fr. 50 c., il ne s’agit pas de moins, en définitive, que d’une augmentation de 41 pour 100 sur le principal de la cote foncière. D’où l’on peut conclure qu’en abolissant complétement les droits qui frappent les fers, les fontes et les aciers, on dégrèverait la propriété rurale dans une proportion équivalente, et d’une manière aussi sûre que si l’on y procédait directement.

Ce n’est pas tout ; à cette taxe, très lourde et très formelle, l’industrie du fer en ajoute d’autres, par voie d’empêchement, qui ne sont pas moins onéreuses à l’agriculture. Comment envisager, en effet, si ce n’est comme une taxe, ces mesures qui font obstacle à l’introduction, en France, d’instruments perfectionnés, et les assujettissent, soit à des droits excessifs, soit à des formalités décourageantes ? À ce sujet, M. Jourdier cite des exemples qui sont de nature à frapper les esprits, même les plus prévenus. Ainsi, un rouleau belge, du coût de 160 fr., a acquitté 190 fr. de droits d’entrée ; ainsi des instruments rechargés d’acier ont été taxés à raison de 140 fr. les 100 kilogrammes ; un hache-paille, valant 90 fr., n’a franchi la frontière qu’en payant 200 fr. de droit ; un moulin à tourteaux, du prix de 60 fr., a été taxé à 86 fr. 50 ; trois auges à porcs, payées 33 fr. en Angleterre, sont revenues, rendues à Petit-Bourg, à 150 fr. Il faut lire dans le travail de M. Jourdier le détail de ces exactions, accompagnées de toutes les formes légales. Et la dépense d’argent n’est rien auprès des délais, des démarches sans fin, des subtilités fiscales qu’entraîne l’introduction de ces instruments ; si bien qu’après un premier essai, les propriétaires ou fermiers, soumis à tant de déboires, sont complétement guéris du désir de faire des emprunts à l’étranger et de se mettre au niveau des perfectionnements obtenus en Amérique et en Europe.

Voilà des faits sur lesquels il est impossible que, tôt ou tard, l’agriculture n’ouvre pas les yeux. Non seulement l’industrie du fer lui occasionne un préjudice direct, mais elle est, en outre, un obstacle à ses progrès. Et les dommages ne s’arrêtent pas là ; ils s’aggravent encore du renchérissement que l’industrie métallurgique a fait subir au coût des chemins de fer, c’est-à-dire à la circulation des hommes et des denrées.

Il y a douze ans de cela, et quand nos chemins étaient encore à l’état de projet et d’ébauche, un calcul fut fait pour mettre en évidence l’avantage qu’offriraient les usines anglaises pour l’achat des fontes et fers destinés à l’exécution du réseau. Jamais moment ne fut plus propice. Par une de ces fluctuations auxquelles sont sujets les marchés manufacturiers, le prix des fers venait de descendre à 5 livres sterling la tonne, celui des fontes à 3 livres sterling. On eût pu, à ces conditions, assurer la pose entière de la voie, en répartissant les livraisons sur un certain nombre d’années. Au lieu de cela, c’est aux usines françaises que l’on a eu recours, et il a fallu en passer par les prix qu’elles ont pour ainsi dire fixés elles-mêmes, c’est-à-dire 320 fr. pour le fer et 220 fr. pour la fonte. Or, ces données étant admises comme exactes, et elles le sont, il y a un rapprochement instructif et un calcul facile à faire. Chaque mètre courant à double voie exige 140 kilogrammes de fer et 40 kilogrammes de fonte, ce qui équivaut à 140 tonnes de fer et 40 tonnes de fonte pour un kilomètre, à quoi il faut ajouter un dixième et souvent un cinquième pour les gares, voies d’évitement et raccords.

Ceci posé, voici les résultats que l’on trouve :

En fers français, les 4 500 kilomètres du réseau primitif, à raison de 140 tonnes par kilomètres et de 320 fr. la tonne, ont dû coûter ou coûteront 201 600 000 fr.

En fonte française, les mêmes 4 500 kilomètres, à raison de 40 tonnes par kilomètre et de 220 fr. la tonne, ont dû coûter ou coûteront 39 600 000

Total : 241 200 000 fr.

En fers anglais, la même voie de fer, à raison de 125 fr. la tonne, aurait coûté fr. 78 750 000 l.

En fonte anglaise, à raison de 75 fr. la tonne, 13 500 000 l.

Total : 92 250 000

Différence : 148 950 000 fr.

D’où il suit qu’entre les deux fournitures, il existait, à l’origine, une différence de 150 millions environ, dont l’exécution de nos chemins aura été, en définitive, grevée. Lourde charge, qui pèse et pèsera longtemps sur la circulation, et qu’on ne peut pas évaluer à moins de 10 à 12 millions par an, soit pour l’amortissement, soit pour les intérêts ; 12 millions perçus, tant sur les marchandises que sur les voyageurs, au profit d’une seule industrie, l’industrie du fer, et de sept établissements tout au plus, investis par leur position du privilège de cette fabrication spéciale.

Ce n’est pas tout ; et un tort plus grave pèse encore sur eux. Ces établissements privilégiés ne s’attaquent pas seulement à la bourse des citoyens, ils s’en prennent à leur vie. Qu’on ne crie pas à l’exagération ; rien n’est plus réel. Tandis qu’en s’adressant aux forges anglaises, nos Compagnies auraient réglé à leur convenance les époques des livraisons, et obtenu à jour fixe les fers nécessaires pour la pose des voies, il a fallu, avec les forges françaises, accorder des délais onéreux, mesurer les livraisons des produits à la force des ateliers, fermer les yeux sur des retards imprévus, subir des conditions au lieu de les imposer, subordonner enfin des services publics de l’ordre le plus élevé aux exigences et aux impuissances de l’intérêt particulier. À l’appui de ces griefs les faits ne manquent pas, et des faits de la nature la plus douloureuse. Que de fois déjà, et notamment pour le chemin de fer de Bordeaux, n’a-t-il pas fallu ouvrir la ligne sur une seule voie, les rails manquant pour la seconde, et s’exposer ainsi à ces chocs meurtriers, à ces catastrophes qui laissent une date sinistre dans l’histoire des transports à vapeur ! En se reportant à ces souvenirs, n’est-on pas fondé à dire que le privilège, ainsi exercé, devient un danger pour la communauté, en même temps qu’un sacrifice, et à se demander quels spécieux arguments pourraient encore prévaloir sur des considérations de cette gravité ? Il semble d’ailleurs que le gouvernement ait enfin ouvert les yeux ; il a vu ce que coûte à la nation ce travail qui se prétend national, et, malgré les doléances des parties intéressées, il vient d’autoriser l’introduction, à droits réduits, d’une certaine quantité de rails dont nos chemins de fer avaient le plus urgent besoin, et que nos établissements métallurgiques n’étaient pas en mesure de leur fournir.

Voilà les faits, et, à la longue, ils deviendront évidents. À mesure qu’elle se dégagera mieux des étreintes de l’industrie, l’agriculture retrouvera le sentiment de ses intérêts réels, qui sont ceux de la masse des consommateurs ; elle fera d’elle-même, et sans qu’il soit besoin d’insister, les calculs que nous venons de faire ; et, se voyant hors du giron du privilège, ne souffrira pas que d’autres y restent à ses dépens. Je viens de citer les fers ; combien d’autres articles pourraient être cités encore, qui prélèvent sur le marché intérieur une part plus grande que ne le voudraient une bonne justice distributive et une saine appréciation des besoins de la communauté ! L’industrie des tissus en serait un second exemple.

Un homme dont on ne saurait contester ni le talent, ni les connaissances spéciales, M. Jean Dollfus, de Mulhouse, nous a fourni récemment, au sujet des tissus de coton, des renseignements dont la précision ne laisse rien à désirer, et qui prouvent que les privilèges ne profitent à personne, pas même à ceux en faveur de qui ils sont institués. Dans un travail étendu et fortifié de pièces à l’appui, de tableaux et de chiffres officiels, M. Jean Dollfus a établi jusqu’à l’évidence une suite de propositions, d’où se dégage la condamnation la plus formelle du régime auquel est soumise l’industrie du coton.

Ainsi, pendant que dans les États voisins, en Angleterre, en Suisse, en Belgique et dans le Zollverein, la consommation du coton a pris un accroissement considérable, celle de la France est demeurée presque stationnaire. L’Angleterre a vu, de 1841 à 1852, son importation passer du chiffre de 230 millions de kilogrammes à celui de 421 millions ; le Zollverein, dans la même période, a élevé ses entrées de 14 millions de kilogrammes à 33 millions ; la Belgique de 7 millions à 10 millions, tandis que la France n’a porté les siennes, au milieu de beaucoup d’intermittences, que de 56 millions de kilogrammes à 72 millions. C’est à peine 10 pour 100 d’augmentation dans un calcul de moyennes, tandis que l’Angleterre, le Zollverein, la Belgique et la Suisse, ont monté de 40, 76, 50 et 60 pour 100. N’est-ce pas déjà une preuve suffisante que l’industrie du coton ne marche pas en France d’un pas aussi ferme qu’à l’étranger, que la jouissance du marché intérieur l’énerve et l’engourdit, et qu’au lieu de faire des conquêtes au dehors, elle se replie de plus en plus sur les débouchés que la loi lui réserve d’une manière exclusive ?

En effet, c’est là un des griefs principaux qui ressortent du mémoire de M. Jean Dollfus. Filateur lui-même, il ne craint pas d’accuser la filature française de se tenir fort en arrière des perfectionnements mécaniques dont l’Angleterre et la Belgique sont depuis longtemps nanties, et il fait un appel à la concurrence étrangère, comme au seul aiguillon capable d’agir sur une industrie timide et indolente. Tous les arguments qu’on lui oppose, il les détruit et d’une manière victorieuse. Il nie que le retard des filateurs français vienne d’une absence de sécurité, ou d’un défaut de capitaux, ou de l’ignorance des méthodes nouvelles ; il établit, au contraire, qu’ils ont la conscience de leur situation, savent en quoi ils sont inférieurs aux filateurs anglais et belges, et comment ils pourraient se mettre à leur niveau ; il ajoute que, pour le faire, ni les moyens, ni l’argent ne leur manquent, mais seulement la volonté, et qu’il leur semble plus doux de jouir sans bourse délier, et à l’aide de procédés imparfaits, des bénéfices inhérents à leur privilège, que de suivre, au prix de quelques débours, leurs concurrents du dehors dans la voie des découvertes et des améliorations.

Ce grief n’est pas le seul que M. Jean Dollfus élève contre le régime en vigueur. Tout s’enchaîne dans le monde manufacturier, et les défaillances de la filature réagissent sur les industries qu’elle alimente, c’est-à-dire le tissage et l’impression des toiles de coton. Par suite du haut prix et de la qualité inférieure des filés, ces deux industries n’occupent pas, dans les débouchés extérieurs, le rang que devraient leur assurer une incontestable supériorité de goût et ce choix heureux de dessins qui distingue la fabrique française. Si à l’élégance nos toiles peintes pouvaient unir le bon marché, elles seraient sans rivales dans le monde et mettraient les toiles anglaises au défi. D’où il suit que la protection qui couvre la filature énerve les deux industries annexes, retarde leur marche et paralyse leurs progrès.

Et qu’on ne dise pas que la levée des prohibitions et leur remplacement par un droit modéré seraient la ruine de la filature française. M. Jean Dollfus répond à cette objection par des arguments qui ne laissent aucun doute dans l’esprit. Il prouve que s’il existe en Angleterre des conditions de bon marché, il en existe d’autres en France, qui sont de nature à y faire équilibre : il discute les chiffres qui ont été produits, de part et d’autre, dans la comparaison des deux fabrications, analyse avec une grande sagacité les éléments des prix de revient, en dégage ce qui y avait été indûment introduit, déchire les voiles, écarte les équivoques, et finit par établir, de la manière la plus péremptoire, que la différence qui sépare nos filatures des filatures anglaises n’est pas, comme le prétendaient les parties intéressées ou les hommes d’État qui s’étaient constitués leurs défenseurs, de 40, ni de 50 pour 100, mais de 6 pour 100 seulement, différence bien minime, et qui serait franchie à l’aide du moindre effort.

Telles sont les révélations d’un homme qui se juge et juge les siens. C’est une sorte d’examen de conscience, une confession générale de l’industrie du coton. Il serait à désirer que du sein des autres industries il s’en élevât de pareilles ; que l’industrie des tissus de laine, par exemple, fît également ses confidences au public. On saurait alors que ce n’est ni la vigueur, ni les capitaux, ni l’intelligence qui lui manquent pour affronter la concurrence étrangère, et que cet appareil de protection dont elle est entourée est moins pour elle une arme de défense qu’un obstacle à ses progrès. Prises une à une, toutes les industries dignes d’intérêt, les industries viables, qui tiennent au sol et au génie de la nation, seraient amenées, si elles étaient sincères, à faire les mêmes aveux et à reconnaître que ces craintes de l’étranger, des produits étrangers, n’ont pas de fondement bien sérieux et ne veulent, au fond, exprimer qu’une chose, le désir de conserver les positions commodes auxquelles on les a accoutumées.

Mais que les industries le veuillent ou non, qu’elles se prêtent ou ne se prêtent pas à une réforme devenue nécessaire, les temps prévus n’en sont pas moins arrivés : cette réforme aura lieu ; avec elles, si elles y consentent, malgré elles, si elles s’obstinent. Tant que l’agriculture et la manufacture n’ont eu qu’une même visée et un même but ; tant qu’elles ont tenu sur pied, pour une cause commune, les masses dont elles disposent, et maîtrisé l’opinion et le pouvoir par la plus formidable ligue dont on ait jamais eu le spectacle, rien n’était possible en matière d’innovation ; le régime en vigueur semblait mettre au défi les mains les plus hardies comme les plus prudentes. Ce n’était pas une question de justice, mais de nombre. Au sein des Chambres, quelques voix à peine osaient protester ; le gouvernement lui-même était frappé d’inertie ; ses intentions les plus sages, ses projets les plus modestes venaient échouer devant l’audace et la turbulence des intérêts coalisés. Aujourd’hui nous n’en sommes plus là ; les événements ont été plus forts que les hommes. De cette armée, naguère si compacte, la meilleure partie est dissoute ; l’agriculture a quitté le terrain avec ses vingt-quatre millions de ressortissants, elle n’a plus à combattre pour des privilèges qui lui échappent bon gré mal gré, et cela sans dommage pour elle et au très grand avantage de la communauté. L’industrie reste donc seule, avec des soldats dévoués, il est vrai, et des chefs qui connaissent toutes les ressources de la petite guerre ; mais si elle reste, ce n’est ni avec les mêmes forces, ni dans les mêmes conditions. Elle ne peut plus garder l’attitude menaçante et impérieuse que nous lui avons connue ; il faut qu’elle rende des comptes, elle qui, naguère, avait coutume d’en demander. Déjà ce privilège dont elle était si fière a été entamé sur quelques points : les droits sur les fers et les fontes ont été réduits ; des rails étrangers ont été admis avec un notable adoucissement de taxe ; si la prohibition sur les cotons filés existe encore, c’est par une sorte de malentendu. Et ce ne sont là que les préludes d’une réforme plus ample. Il en est des tarifs comme de ces édifices auxquels on n’ose pas toucher, de peur que des réparations de détail n’entraînent la démolition de l’ensemble. Voici le premier pas qui est franchi : les réparations de détail ont commencé ; le reste suivra.

LOUIS REYBAUD

(de l’Institut).

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[1] Numéro de juin 1851. Article intitulé : Recherches sur la consommation du fer par l’agriculture.

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