Louis Reybaud, « De la force des choses, envisagée comme instrument des réformes économiques », Journal des Économistes, janvier 1855 ; suite et fin, février 1855
Dans deux livraisons successives du Journal des économistes (janvier et février 1855), Louis Reybaud analyse quelques réformes économiques récentes de la France. C’est la nécessité qui les a amenées, dit-il. Ce sont les conséquences directes des privilèges et des monopoles qui ont rendu leur maintien impossible, et donc la réforme inévitable.
DE LA FORCE DES CHOSES
ENVISAGÉE COMME INSTRUMENT DES RÉFORMES ÉCONOMIQUES.
De toutes les lois qui régissent les destinées humaines, il n’en est point de plus impérieuse ni de mieux obéie que la nécessité. Elle triomphe là où ont échoué les prescriptions de la sagesse ; elle clôt des débats qui pourraient se prolonger indéfiniment, et tranche ce qui paraît impossible à dénouer. Seule elle possède un principe d’action supérieur à la puissance des habitudes et à l’influence des intérêts privés. Point de subtilité qui tienne, point de déclamation qui ne tombe devant ces mots si simples et si nets : Il le faut.
C’est là, à ne pouvoir s’y méprendre, le caractère des réformes qui se succèdent depuis deux ans, et ont pour effet de modifier profondément notre régime économique. On aurait tort d’y voir le triomphe d’une opinion ; ce n’est que le produit de la nécessité ; l’honneur, si honneur il y a, en revient aux circonstances ; elles ont parlé de façon à avoir le dernier mot. Voyons, en effet, la marche des choses.
Naguère encore, notre agriculture vivait à l’abri d’une protection puissante. Ses grands produits, les céréales, le bétail, les vins, les graines grasses, les huiles, les sucres indigènes, étaient préservés de la concurrence étrangère par des droits élevés et d’ingénieuses combinaisons de tarif. Hors de là, on ne consentait à voir que ruine pour elle, misère et dépérissement ; le marché français devait lui appartenir à toujours, et d’une manière exclusive. Que de plaidoyers avaient été prononcés dans ce sens, et par des hommes placés en première ligne pour l’autorité du talent et du nom ! Le souvenir en restera comme un nouvel exemple de la fragilité des jugements humains.
Les céréales, par exemple, avec quelle verve en parla M. Thiers, et comme il fit ressortir les dangers d’une libre entrée ! Le tableau était complet ; rien n’y manquait, ni la lumière ni les ombres. D’une part, l’agriculture française devait suffire amplement aux besoins des populations ; douter de ses forces était lui faire injure. D’autre part, il fallait éloigner d’elle jusqu’à la menace d’un approvisionnement étranger. Voilà le thème ; et que de variations brillantes il fournit ! Jamais l’art ne fut poussé plus loin ; railleries, évolutions de chiffres, prédictions alarmantes, appels à l’esprit de nationalité, tout figura dans cette défense éloquente du privilège territorial. On y vit, par un effet de mise en scène, les grains de la Baltique et de la mer Noire s’animer, prendre un corps, marcher vers les nôtres, et user de leurs avantages naturels pour les écraser. Rien ne pouvait, rien ne devait leur résister ; qu’on leur ouvrît la porte, et c’en était fait de nos cultures ; elles succomberaient, à coup sûr, par suite de l’avilissement des prix. D’où cette conclusion naturelle que tout changement apporté à la législation serait un acte insensé, et une sorte d’attentat contre l’intérêt public. Les grands mots réussissent toujours, et M. Thiers sait les manier mieux que personne ; il eut un incontestable succès.
Pour le bétail, le champion changea, et le ton aussi ; le langage seul resta le même. Il s’agissait de prouver deux choses, qui, en apparence, semblent s’exclure. La première, c’était que l’éducation du bétail avait atteint, en France, un degré de perfection qui la mettait au moins au niveau des autres États européens ; la seconde, c’était que cette industrie, si florissante et si enorgueillie de ses progrès, ne pouvait, sans danger de périr, soutenir la concurrence de l’étranger. Pour concilier ces deux propositions, l’art du tribun n’eût pas suffi ; il fallait le courage du soldat. Aussi, en chargea-t-on un général, illustre à plus d’un titre, et que les difficultés d’une entreprise n’intimidaient pas. On se souvient de la vigueur qu’il y déploya, et du tour militaire qu’il donna à la discussion. À l’en croire, l’entrée des bœufs allemands sur notre sol devait avoir tous les caractères d’une calamité publique ; aucune invasion ne serait pire que celle-là, aucun fléau plus funeste. La France avait en elle de quoi se relever de bien des maux, des désastres de la guerre, des souffrances de la disette, des vides occasionnés par les épidémies ; jamais elle ne se relèverait de la libre introduction du bétail. D’où encore cette conclusion obligée que les droits prohibitifs, qui lui fermaient l’accès de nos frontières, étaient une mesure de salut, une de ces sauvegardes auxquelles on ne touche pas impunément.
Quant aux sucres indigènes, voici bientôt vingt ans que la question s’agite, et sous des formes peu variées. Le sucre indigène appartient surtout au département du Nord, c’est-à-dire au département de France qui apporte à la défense de ses intérêts l’âpreté la plus grande, la vigilance la plus soutenue, l’activité la plus infatigable. Que d’agitations industrielles y sont nées, et combien y naîtront encore ! Le moindre prétexte suffit pour cela. En fait de législation, le département du Nord ne trouve d’équitable que celle dont il tire profit ; tout ce qui déroge à cette destination est regardé comme hostile, et traité à l’avenant. Il en a été ainsi dans tous les temps, et sous tous les régimes. N’est-ce pas le département du Nord qui vient d’introduire dans l’histoire de la statuaire un genre inconnu jusqu’à ce jour, la statue à titre spécial ? Dans Napoléon Ier, ce qu’il a voulu reconnaître et glorifier, ce n’est ni le vainqueur de Marengo et d’Austerlitz, ni le promoteur du Code civil, ni même l’arbitre, à un moment donné, des destinées de l’Europe, c’est uniquement et exclusivement le protecteur de l’industrie nationale ; en d’autres termes, le complice, à un certain degré, du régime que le département du Nord considère, à tort ou à raison, comme le plus favorable au développement de sa prospérité. Ingénieuse manière de combiner le culte des grands hommes avec le soin des intérêts locaux, et d’honorer les gens par le côté où ils nous servent ! L’idée est digne de notre temps ; elle fructifiera.
Né dans un département aussi avisé, le sucre indigène ne pouvait manquer d’être défendu à outrance et par tous les moyens, licites ou non. Que n’a-t-on pas dit et imprimé en son honneur ! Que de dithyrambes et de panégyriques ! C’était un affranchissement pour l’humanité, une conquête du travail libre sur le travail esclave. À ces titres, on ne pouvait user de trop de ménagements à son égard ni lui faire trop de sacrifices. Dieu sait combien de lois ont été imaginées et modifiées, quittées et reprises, pour établir, entre la betterave et la canne à sucre, une sorte d’équilibre, régler leur part de débouchés sur le marché français et leur assurer des conditions d’existence, justes et compatibles ! Soins infructueux ! méditations perdues ! À peine le fragile édifice était-il élevé que les événements l’ébranlaient ou le renversaient ; il fallait s’y remettre. C’était un procédé nouveau ou un bouleversement colonial qui venaient donner aux prévisions les plus sages, aux calculs les mieux fondés, un démenti brutal et éclatant. Que faire alors ? Recommencer, reprendre cette toile de Pénélope, modifier les termes de ce duel entre les colonies et la métropole, de manière à ce que celle-ci ne l’emportât pas d’une manière trop sensible sur celles-là, et, réciproquement, que les coups échangés des deux parts ne fussent pas trop violents, ni les blessures trop profondes. Voilà le problème réduit à son expression la plus simple, et il était moins facile de le résoudre que de le poser.
Le procès des graines grasses ne donna lieu ni à autant de longueurs ni à d’aussi minutieuses formalités : ce fut une exécution sommaire, brusquement et inopinément accomplie. Vers 1842, les huiles d’olive étaient devenues si chères et si rares qu’il fallut y suppléer par l’emploi d’autres corps gras dans la fabrication du savon. La France n’avait pu, comme l’Angleterre, s’accoutumer aux huiles de palme ni aux produits qui en dérivent ; mais d’autres substances allaient successivement se rencontrer. Ce furent d’abord les graines de lin et de ravison, qui fournirent une huile susceptible de se mélanger avec celle d’olive, dans une proportion, il est vrai, assez restreinte, et non sans préjudice pour la qualité des savons ainsi confectionnés. Dans cette limite et avec ces agents imparfaits, cette petite révolution manufacturière aurait échoué ; heureusement on alla plus loin et l’on trouva mieux : les découvertes s’engendrent toujours. La savonnerie emprunta alors l’arachide aux côtes d’Afrique, le sésame aux plaines de l’Égypte et de l’Asie Mineure, et eut à sa disposition deux éléments nouveaux, excellents à l’usage, pouvant être employés seuls ou en mélange, donnant des produits qui ne laissent rien à désirer ni en beauté, ni en pureté, se mariant à l’huile d’olive et la remplaçant au besoin. Taxées comme substances médicinales, ces deux graines pouvaient entrer de plein pied dans la consommation avec une convenance évidente pour le fabricant et un avantage réel pour le consommateur. Il était donc naturel et en même temps heureux que l’emploi s’en étendît ; tout le monde avait à y gagner. Les départements du Nord ne le permirent pas.
Déjà l’alarme y régnait. Deux plantes oléagineuses, l’œillette et le colza, font partie des cultures de l’ancienne Flandre, et une rivalité, se déclarant au Midi, devait troubler des esprits susceptibles à l’excès. Au fond, ni le sésame ni l’arachide ne sont des concurrents pour le colza ; à peine le sont-ils pour les œillettes de qualité inférieure. Mais la peur ne raisonne pas, l’intérêt encore moins. Une campagne fut dès lors résolue contre toutes les graines oléifères venant de l’étranger. Leur présence sur nos marchés était d’un très mauvais exemple ; à tout prix il fallait les en évincer. Les hostilités s’ouvrirent, et le résultat fut ce que l’on devait prévoir. Rien ne résistait alors à la ligue du travail national ; elle intimidait le gouvernement et disposait d’une formidable majorité dans les deux chambres. Ses conseils étaient des ordres, ses prières des menaces. Une loi fut rendue sous l’empire de ce sentiment. Le droit sur le sésame fut porté de 4 à 9 fr., dans le projet émané de l’administration et élevé au chiffre monstrueux de 14 fr. par la Chambre des députés, à la suite d’un amendement proposé par M. Darblay aîné. Les autres graines oléagineuses durent supporter des aggravations équivalentes, et l’on soumit au même traitement toutes les matières susceptibles de saponification. Ainsi se passèrent les choses, et ce Code industriel, qui rappelle ceux de Dracon, est resté en vigueur jusqu’à ces derniers temps.
Voilà donc les principaux produits de la terre : graines grasses sucres indigènes, bétail, céréales, en possession exclusive de nos marchés et à l’abri des rivalités étrangères. C’était le fruit d’efforts soutenus et d’une défense habile et persévérante.
À ces excès de l’intérêt privé, qu’essayions-nous d’opposer, nous autres économistes ! Quelques principes bien simples, bien élémentaires et qui auraient dû être mieux écoutés. Nous disions que, dans ce choc des industries, dans cette lutte de zones et de producteurs, le gouvernement n’avait pas à se déclarer pour ceux-ci contre ceux-là, ni à jouer le rôle difficile d’arbitre ; mais qu’au-dessus de ces intérêts particuliers, toujours en conflit, il existait un intérêt plus général, dont personne ne semblait avoir souci, et qu’il appartenait à l’État d’invoquer et de faire valoir, celui du consommateur ; que si le producteur représente un groupe d’industrie, le consommateur représente l’ensemble de la population ; que si le producteur vise à de hauts prix et à des profits élevés, le consommateur vise au bon marché et à un surcroît d’aisance ; qu’entre les deux, le choix de l’administration ne saurait être douteux, et que son devoir est de rendre les objets de consommation de plus en plus accessibles à ceux qui en sont privés ; enfin, que ce devoir, universel et absolu, prend un caractère plus impérieux encore quand il s’agit de produits alimentaires et de consommations de première nécessité ; que dans ce cas tout renchérissement devient une spéculation sur la vie humaine, dont l’État assume sur lui, en ne pas la réprimant, les conséquences et la responsabilité. Nous ajoutions, quant à l’agriculture et pour répondre aux terreurs ridicules dont elle paraissait assiégée, qu’elle avait commis une faute en suivant des industries parasites dans les voies où celles-ci se sont engagées ; que son véritable et efficace privilège n’est pas dans les tarifs des douanes, mais dans sa force et dans sa vertu même ; que le marché français appartient à ses produits parce qu’ils y naissent, parce qu’ils y sont, parce qu’ils se trouvent tout portés dans le rayon de leurs débouchés, et qu’à moins de circonstances extraordinaires, ils sont inattaquables sur ce terrain.
Voilà ce que nous disions et ce que nous essayions de mettre en crédit comme des vérités à peu près démontrées ! À quoi on nous répondait par de nouveaux discours, assaisonnés de chiffres accablants et de calculs formidables. Les plus bourrus d’entre nos adversaires nous adressaient de gros mots, les autres des quolibets ; pour les uns nous étions des brouillons, pour les autres des littérateurs peu divertissants. D’ailleurs, il faut l’avouer, ces coups s’échangeaient dans le vide et n’avançaient les choses en aucune façon. Au milieu de ces disputes, les tarifs restaient les mêmes, les privilèges d’industrie également, et il ne semblait pas qu’aucun mouvement se fît ni vers la liberté des échanges, ni vers l’abaissement du coût des objets de grande consommation.
C’est alors que les événements s’en sont mêlés, et que la force des choses a prévalu. Les taxes qui protégeaient les grands produits du sol ont disparu une à une, et emporté avec elles les derniers arguments de leurs défenseurs. Pour juger à quel point c’est une cause perdue, il suffit d’étudier les faits et d’en pénétrer le sens. Reprenons-les, comme ils se présentent aujourd’hui, détail par détail, article par article.
Les céréales. Dès les derniers mois de 1855, il devint évident que la récolte de l’année ne suffirait pas à l’approvisionnement du marché national, et qu’il faudrait y suppléer par un appel fait aux grains de l’étranger. Contradiction singulière ! Ces mêmes produits alimentaires, que naguère encore on regardait comme une calamité, se transformèrent tout à coup en un bienfait ; la veille, la législation les repoussait ; le lendemain elle s’efforça de les attirer par mille avantages : suppression du droit d’entrée, admission de tous les pavillons aux transports maritimes, application de ces mesures aux provenances de l’Algérie, abaissement des transports sur les canaux et les chemins de fer, surveillance des marchés, direction de l’opinion publique. N’y a-t-il pas, dans ce seul fait, de quoi donner à réfléchir, même aux esprits les plus prévenus ? Deux langages et deux procédés : l’un pour l’abondance, l’autre pour la disette ; tantôt des empêchements et tantôt des faveurs, un régime allant d’un extrême à l’autre, proscrivant ou encourageant sans mesure, et ne pouvant jamais prendre le caractère d’une institution régulière et définitive ! Quel spectacle et quelle leçon !
Ce fut le premier pas de fait dans cette révolution économique, issue de la nécessité. Depuis lors, il a été impossible d’en revenir au point de départ. Une récolte satisfaisante a succédé à une récolte médiocre, sans que l’état des choses ait sensiblement changé. C’est qu’il s’est passé un phénomène facile à prévoir, et que d’avance les économistes avaient signalé comme infaillible. À mesure que nos marchés se sont ouverts aux céréales étrangères, les prix des pays de provenance se sont mis en harmonie avec ceux des pays de destination, comme une eau que l’on laisse libre reprend son niveau. Les réserves se sont épuisées, les prétentions des détenteurs se sont accrues, la concurrence, comme cela arrive toujours, a poussé la hausse au-delà de ses limites légitimes, de sorte qu’aujourd’hui, après dix-huit mois de franchise, loin d’inonder nos ports, comme on semblait le craindre, les grains du dehors n’y arrivent que dans des proportions insuffisantes, et semblent reculer devant les nôtres, qui ont l’inappréciable avantage d’être tout portés. Si, après une expérience aussi prolongée, la lumière ne s’est pas faite à tous les yeux, c’est qu’il en est de frappés du pire des aveuglements, l’aveuglement volontaire.
Pour le bétail, l’épreuve n’a été ni moins concluante ni moins significative. Après le maintien, pendant plus de trente années, d’une taxe qui équivalait à une prohibition, force a été de recourir à l’entrée libre, comme à une mesure de salut. Chaque jour, les prix de la viande s’élevaient, sans qu’il fût possible d’assigner une limite à ce renchérissement ni d’y trouver un remède efficace dans des mesures purement réglementaires. Évidemment, c’était une crise qui s’étendait au cercle entier des subsistances, et il fallait faire pour le bétail ce qu’on avait fait pour les grains, demander un approvisionnement à l’étranger. Qu’en est-il résulté ? Avons-nous été envahis par les bœufs allemands, comme on semblait le craindre ? Nos éleveurs ont-ils vu, dans ce contact avec les produits du dehors, leur industrie s’éteindre et leur ruine s’accomplir ? Rien de tout cela. Si l’on peut faire un reproche à la mesure, c’est d’avoir été tardive et, par suite, peu efficace. Les frontières de la France sont ouvertes depuis dix-huit mois, et les bestiaux étrangers ne semblent pas très disposés à les franchir ; à peine arrivent-ils sur les marchés limitrophes, et en quantité si réduite, que la moyenne des prix, sur l’ensemble du territoire, n’en a pas été atteinte ; elle demeure au-dessus de ce qu’exigent les besoins d’une bonne alimentation. Ce résultat s’explique. Comme les céréales, et plus que les céréales, le bétail ne supporte de déplacement qu’avec peine et dans de certaines limites. Toute distance à parcourir diminue la convenance qu’il y a à l’expédier, ajoute au prix qu’il coûte, en altère la qualité et le poids, en accroît les chances de mortalité. Ce sont là des empêchements permanents, et qui fermeront toujours au bétail étranger l’accès de nos provinces de l’intérieur. Puis à ces empêchements se sont jointes des difficultés temporaires. Le commerce a été surpris par le brusque abaissement du droit, et il s’est trouvé au dépourvu ; la spéculation a manqué d’instruments et peut-être d’aiguillon, de sorte qu’à l’apprécier dans ses effets, cette mesure, effroi des uns, espoir des autres, n’a produit ni le bien qu’on en attendait ni le mal qu’on en paraissait craindre. Là, d’ailleurs, comme pour les grains, le niveau s’est établi et tendra de plus en plus à s’établir.
Quant aux oléagineux, la mesure est trop récente pour qu’on puisse en apprécier les suites autrement que par des prévisions. C’est encore la nécessité qui a amené sur cet article un abaissement de droits ; on ne s’y est décidé qu’à la dernière heure, on n’a cédé qu’à la violence des faits. Les huiles à brûler avaient, en moins de deux mois, subi une augmentation de près de 50 pour 100, charge excessive pour le consommateur déjà frappé par le renchérissement des principales denrées alimentaires. Les savons participaient à cette hausse, quoique dans de moindres proportions. Que faire ? Que résoudre ? Fallait-il laisser les citoyens sans défense contre ces prétentions des producteurs et des commerçants, chaque jour accrues et motivées par l’insuffisance de l’approvisionnement ? Fallait-il pousser à outrance ce culte du travail national, mot ridicule en temps ordinaire, mais qui, dans des jours de crise, prend un sens odieux et empiète sur les besoins des populations ? Non, le gouvernement a compris que le temps des privilèges était passé et que celui de la liberté commençait. Le privilège venait de prouver une fois de plus, et par une expérience douloureuse, qu’il avait pris et poursuivi une tâche au-dessus de ses forces, celle de procurer au pays, à des prix discrets, les éléments indispensables de la vie ; par ces renchérissements exagérés, par ce dénuement en toute chose, il avait démérité irrévocablement, il avait signé sa propre déchéance. À la liberté revenait le soin de réparer le mal, de réduire les prix, de contenir les prétentions et de ramener l’abondance. Ainsi a pensé le gouvernement, et il a abaissé de moitié le droit qui frappait les huiles et les graines grasses.
Pour les vins et les eaux-de-vie, il a fait plus encore ; les barrières ont été levées d’une manière absolue. En ceci la nécessité parlait également et d’une manière si impérieuse, qu’il était impossible de ne pas déférer à ses conseils. Depuis quelques années, la maladie dont nos vignobles sont atteints, avait amené une décroissance rapide dans le chiffre des récoltes. Le vin, naguère si avili, devenait peu à peu un article de luxe, accessible seulement aux consommateurs opulents. Pour lui, comme pour les autres produits du sol, le privilège ne pouvait pas être maintenu ; le voici détruit. Il est juste de dire qu’en aucun temps, et aujourd’hui moins que jamais, on n’a fait d’effort pour le défendre. Nos vignobles sentaient leur force et l’étranger ne leur faisait pas peur ; ils auraient rougi d’être confondus avec ces industries timides qui fuient le combat et s’alarment dès qu’elles ne sont pas bien à couvert. Quelle que soit la situation que la maladie leur ait faite, nos pays à vins ne changeront ni de système, ni d’opinion ; ils resteront partisans sincères de la liberté des échanges. Ils ne demanderont qu’une chose, l’égalité de traitement : que le tarif ne favorise ni n’exclue aucun produit du sol ; qu’il ne soit pas pour le midi autre chose que ce qu’il est pour le nord, et nos vignobles n’élèveront point de plainte.
Reste maintenant le sucre indigène, dont l’histoire est plus curieuse encore, et qui joue un singulier rôle au milieu de cette révolution des tarifs. On sait quelle importance il s’attribuait et quel bruit il a mené dans nos querelles économiques. Sa prétention était de se substituer peu à peu aux colonies françaises et étrangères dans l’approvisionnement du pays. On pouvait se fier à lui ; il ne manquerait ni à sa mission, ni aux souvenirs de son origine ; il rendrait à la France en avantages ce qu’il en avait reçu en faveurs ; il ne se montrerait ni ingrat ni impuissant. Par les efforts qu’il avait faits il demandait qu’on jugeât ceux qu’il allait faire ; en aucun temps ni en aucune circonstance il ne resterait en dessous des besoins et, sous le rapport des prix, des quantités et des qualités, donnerait ample satisfaction aux gouvernements qui l’avaient encouragé et aux populations qui avaient eu confiance dans ses forces. Tel était le langage du sucre indigène et de ceux qui se sont constitués ses avocats. Aujourd’hui, où en est-il ? Que l’on compare les effets aux promesses. Par suite du renchérissement des produits de la vigne, il s’est trouvé que les alcools ont atteint, à un jour donné, des prix qui n’ont point d’analogue et dépassent toute croyance. Pour la betterave, c’était une perspective séduisante ; elle pouvait changer d’objet et tirer plus de parti de son principe spiritueux que de ses propriétés saccharines ; elle l’a fait. Elle s’est tournée du côté de l’alcool et a faussé compagnie au sucre. Voilà comment elle est restée fidèle à sa mission et aux souvenirs de son origine, comment elle a reconnu les encouragements qui lui ont été prodigués. Que s’en est-il suivi ? Un vide dans l’approvisionnement de nos entrepôts, et l’obligation pour le gouvernement de recourir au sucre étranger, que le sucre indigène avait fait mettre à l’index de notre législation.
Telle est la série des réformes économiques issues de la nécessité et qui sont le produit de la force des choses. Si l’histoire en est peu édifiante, en revanche elle renferme plus d’une leçon. La première, c’est que l’agriculture française ne suffit pas aujourd’hui, d’une manière régulière et à des conditions modérées, à l’approvisionnement du pays pour les principaux articles de consommation, et qu’elle a besoin de sentir l’aiguillon de la concurrence étrangère, soit pour perfectionner ses procédés, soit pour contenir ses prétentions. La seconde, c’est qu’il est temps de renoncer à ces misérables équivoques de travail national, d’industrie nationale, à l’aide desquelles on a fait tant de dupes, et qui sont empruntées à un vocabulaire désormais condamné. Il n’y a plus de place pour des systèmes, là où les faits ont parlé avec tant de force et d’autorité. La réforme anglaise n’a pas eu d’autres origines ; c’est au renchérissement des objets de première nécessité qu’elle dut son influence sur les esprits et l’irrésistible élan qui la caractérise. La révolution fut agricole avant d’être manufacturière. En France, les choses prennent la même marche et n’aboutiront pas autrement. Lorsque l’agriculture se sera résignée à la nouvelle situation qui lui est faite, le reste ira de soi, et il ne sera plus donné à quelques industries bruyantes d’empêcher le renouvellement complet des tarifs et la retraite du privilège devant la liberté.
Vainement dira-t-on que tout ce qui s’est fait, en matière d’abaissement de droits, n’est que provisoire, et que ce régime cessera avec les circonstances qui l’ont amené. C’est là une dernière illusion ; on peut s’en remettre aux événements du soin de la détruire. En Angleterre aussi, les grands propriétaires du sol, frappés dans leurs privilèges séculaires, ne se tinrent pas pour battus définitivement, ni condamnés d’une manière irrévocable. Vingt fois ils rengagèrent la lutte, tantôt dans le Parlement, tantôt dans des réunions libres, ou bien dans cette arène des élections générales, d’où sortent la véritable pensée et le dernier mot du pays. Efforts impuissants ! entreprises désespérées ! Et lorsque enfin ce parti, si considérable par ses influences, parvint à renverser sir Robert Peel, qui lui était devenu suspect, et à porter au pouvoir des hommes plus obscurs, mais plus dévoués, ce furent ces mêmes hommes qui mirent le sceau à la réforme, et lui donnèrent pour dernière consécration la soumission et le concours de ses ennemis. Ce qui s’est passé de l’autre côté de la Manche se passera également de ce côté ; les mêmes débuts conduiront au même dénouement.
C’est qu’il est impossible à un gouvernement, en de semblables matières, de se méprendre sur la nature et l’étendue de ses devoirs. Pour d’autres objets, pour d’autres produits, on peut élever cette prétention, qu’il se doit, avant tout, aux industries, et que l’une de ses sollicitudes les plus naturelles est de leur procurer une existence commode, et des éléments certains de profit. Pour les denrées alimentaires, l’État n’a pas à choisir, ni à agiter ces thèses subtiles ; il se doit d’abord, et tout entier, aux consommateurs ; entre des besoins et des intérêts, son choix ne saurait être douteux. Il faut que, dans le cercle de ses appréciations et les limites de sa puissance, il s’efforce de mettre à la portée de tous, et aux meilleures conditions possibles, ces objets de première nécessité, qui touchent à l’existence même des populations. C’est la vie du pays qui est en jeu, sa santé, sa vigueur, le premier bien et le premier souci de l’homme. Y songer est l’obligation et l’honneur de l’État. Et quand même les mesures prises dans ce but n’atteindraient pas leur entier effet, quand elles n’amèneraient, d’une manière immédiate, ni l’abondance ni le bon marché, l’État n’en devrait pas moins les multiplier et les maintenir, ne fût-ce qu’à titre comminatoire, et comme un témoignage de ses efforts et de ses préoccupations. Inertes aujourd’hui, ces mesures auront leur action demain, comme ces remèdes insensibles dans leur efficacité, et qui, à la longue, modifient toute l’économie humaine.
Quant à revenir sur des actes pareils, marqués à un si haut point du sceau de l’utilité commune, personne n’y songe sérieusement ; ceux qui en parlent avec le plus d’affectation n’y croient pas eux-mêmes. Chaque jour qui s’écoule consacre le régime nouveau et ajoute à sa vertu l’autorité de l’expérience. Si tous les biens que promettait cette réforme économique n’ont point encore été réalisés, elle n’a amené aucun des maux que l’on semblait redouter. Tous les marchés du monde se sont mis en équilibre, sans dommage pour aucun et au grand avantage de tous ; au lieu d’être ennemies, les agricultures sont désormais solidaires ; elles s’appuient et se suppléent au besoin. Voilà des résultats qu’on ne saurait ni abolir ni amoindrir. Les populations peuvent se résigner aux privations que leur inflige la nature ; elles se résigneraient plus difficilement à celles que leur infligerait la loi. Le privilège territorial et agricole n’a donc plus de raison d’être.
Avant peu, il en sera ainsi du privilège manufacturier ; c’est la conséquence logique et irrésistible des faits accomplis. Les réformes s’engendrent et ne sauraient se diviser. Un régime, mauvais ou bon, tend à se conformer à lui-même et devient homogène presqu’à son insu. Il me reste à examiner de quelle façon ce mouvement se produira, quels en sont les symptômes apparents et comment nous y serons également conduits par la force des choses.
LOUIS REYBAUD,
de l’Institut.
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