Dans le deuxième chapitre de son étude sur Yves Guyot, Louis Fiaux rend compte des origines de la morale d’Yves Guyot, fruit de son approche économique et sociologique du monde. Il s’intéresse particulièrement à sa morale économique, dans laquelle le profit et la concurrence sont des vertus, et qui lui a valu de nombreuses critiques de ses contemporains — ainsi que, comme nous avons pu le constater depuis, l’oubli de ses successeurs.
II.
Toutefois, l’autonomie de l’individu, sa libération dans la société et dans la vie d’action privée, si intimement liée à sa vie économique et publique, resteraient en danger constant de restriction, de perdition peut-être, si l’émancipation religieuse n’achevait l’œuvre déjà avancée.
Si en politique M. Yves Guyot procède de Darwin, on peut dire que ses deux autres maîtres en matières sociologique et philosophique sont Auguste Comte et Condillac. De Darwin, il retient les vues de concurrence vitale qui assure la durée et le progrès par les plus forts, les plus résistants, à savoir les plus aptes ; avec Aug. Comte, il professe le passage de l’humanité au stade industriel après un long séjour à travers les stades sacerdotal et guerrier ; avec Condillac enfin il place la connaissance du moi et du monde extérieur dans la sensation et prend ainsi position par des déductions positives contre les philosophies métaphysiques, la dogmatique et les institutions sacerdotales qui ont depuis des milliers d’années gouverné l’humanité, soit directement, soit par leur alliance et confusion avec les pouvoirs politiques.
Ici comme pour toute autre matière, M. Yves Guyot a basé son opinion sur des études personnelles très poussées dans l’ordre biologique, et d’assez nombreuses publications nous font assister au travail scientifique de sa pensée. Son analyse du « moi physiologique » repose sur une connaissance fort étudiée du système nerveux de l’homme et des œuvres des savants qui ont entrepris de saisir la genèse de l’idée, celle de l’état conscient, faut-il ajouter et du subconscient.
Ses goûts pour les diverses sciences naturelles sont d’ailleurs anciens, nous l’avons vu ; ils l’ont conduit à la Société d’Anthropologie dont il a été président et dont il a dirigé les discussions avec une compétence appréciée[1].
Donc notre auteur, — comme l’avait fait le Docteur David Hartley à peu près dans le même temps que Condillac mais avec la compétence que lui donnait en plus la médecine sur le philosophe français[2], comme le faisait de nos jours le savant Dubois-Reymond —, s’attache à montrer que les réflexes expliquent tous les mouvements de notre pensée. La sensation provoquée et involontaire qui agit sur le cerveau et détermine le réflexe sera créatrice des facultés psychiques ; le réflexe lui-même se transforme et devient l’attention, la mémoire, la comparaison, le raisonnement, le désir, la volonté ; le réflexe crée l’idée religieuse sous les coups les plus divers, fureurs et destructions meurtrières de la nature, maladies, souffrances morales et corporelles de l’individu, etc.
Bacon et Locke, avant Hartley, avaient inauguré la méthode sensualiste devenue la méthode expérimentale avec Claude Bernard.
M. Yves Guyot rejette les processus religieux qui créent des images subjectives depuis les fétiches primitifs jusqu’aux dieux qui présentement dominent les peuples les plus avancés en civilisation. Ces créations subjectives substituent des hypothèses à l’étude des lois qui régissent les phénomènes ; elles vont jusqu’à lui paraître trop souvent de véritables symptômes de pathologie psychique, et, avec Helvétius, d’Holbach, Volney, Cabanis et autres disciples de Condillac, il rejette comme « manœuvres frauduleuses » les promesses des catéchistes qui tâchent à persuader les foules d’un pouvoir, d’un crédit imaginaire, dans le but de faire naître l’espérance, la crainte, de provoquer des libéralités…
M. Yves Guyot voit dans le travail, dans l’effort coercitif, dans l’emprise acharnée sur les forces brutes de la nature l’objectif de l’homme sur la terre ; il oppose cette activité intelligente, créatrice de civilisation, conservatrice et amélioratrice de l’espèce à l’idéal religieux qui sacrifie tout à la grâce, la pensée, le corps, l’union des sexes, la famille, la vie terrestre ! Il semble que l’idéal religieux doive aboutir à l’anéantissement de l’être humain ! Cette vertu, qui n’est que contemplative, contrainte et d’immobilité, escompte en échange et comme récompense promise les bonheurs d’une vie éternelle… N’y aurait-il pas ici exploitation de l’homme par l’homme, nommément par le catéchiste ? Et la puissance religieuse actuelle n’est-elle pas la manifestation persistante des civilisations théocratique et sacerdotale du Moyen âge. Même pratiquée par un saint homme comme Vincent de Paul, qu’est l’action charitable d’une église comparée à l’œuvre d’un Watt et d’un Fulton dans ses conséquences mondiales pour une meilleure vie de l’humanité[3] ?
La morale que M. Yves Guyot ne va point chercher pour fonder l’ordre dans les concepts religieux qu’il rejette, il ne va point la quêter davantage chez les philosophes. Platon fait surgir la vertu de la faveur divine… qui n’est qu’une variété de la grâce ; Aristote la met dans l’habitude ; les stoïques dans le mépris de la mort — ce qui enseigne peu à vivre ; la morale que Kant place dans les fins absolues de la raison pure, l’impératif catégorique, n’a, sous ce jour, pas d’autre valeur que celle d’une simple entité, tout à fait en dehors de l’expérience intérieure et extérieure ; la morale du sentiment est la tyrannie de l’instinct sur l’intelligence ; la morale du sacrifice conduit à l’immolation aveugle au bénéfice de l’égoïsme d’autrui… Toutes procèdent de la subjectivité. La morale métaphysique a fait, dit Yves Guyot, faillite comme la morale religieuse.
La méthode objective développe seule un altruisme scientifique qui ne se confond pas avec l’altruisme obligatoire ; elle substitue la volonté individuelle à l’obéissance passive, la civilisation laborieuse et productive aux batailles primitives de l’instinct, le choix aux impulsions semi-animales.
La philosophie sociale d’Yves Guyot reconnaît que pendant telle période de la vie de l’homme, chaque individu doit recevoir du secours en proportion de son incapacité ; après cette période, il ne doit plus percevoir de profits qu’en raison de sa capacité. À l’âge adulte, l’individu est soumis à la loi essentiellement morale : « À chacun selon ses œuvres ». Cette philosophie sociale de l’avenir dans la pensée d’Yves Guyot restreindra la place des soldats, des magistrats, des fonctionnaires, des prêtres et tantôt l’expropriera. Dans cette société future où l’État sera diminué, la réciprocité des services, la reconnaissance du droit de chacun sur les utilités qu’il produit, la conciliation des intérêts opposés, conséquemment la disparition des haines, l’hygiène enfin sous toutes ses formes (y compris la puériculture) créeront une morale, la morale dite économique. C’est cette morale que veut Yves Guyot et il n’en veut point d’autre.
La morale économique n’a rien de commun avec la morale sentimentale et larmoyante, philanthropique et mondaine, qui verse dans l’émotion à fleur de peau, dans le caprice irrégulier de l’aumône d’église, du coin de rues, ici sociétaire, là bureaucratique, et engendre les industries parasitaires des diverses mendicités. La morale économique joue scientifiquement ; elle conjure les crises industrielles et agricoles, sources de ces gigantesques vagues de misères qui balayent les hommes en tempêtes de mort ; elle s’appuie sur une médecine publique d’observation vraiment scientifique. Une médecine publique — absente ou fautive — permet des épidémies qui ravagent les villes, sèment au centuple, au mille, les douleurs et les vides des foyers domestiques.
M. Yves Guyot observe qu’une famine, une épidémie dans l’Inde ferment les débouchés des cotonnades de Manchester et frappent de leur répercussion une grande industrie qui occupe des milliers d’ouvriers dans la métropole. Le chômage et la misère suivent. L’intérêt humain ne se cantonne ni dans une région, ni dans un pays, ni dans une classe : sa formule est la solidarité générale. Les faibles y trouveront une place, si elle est bien entendue ; un emploi, si elle est appropriée utilement.
La morale économique, fidèle à son principe de liberté utilitaire, condamne, comme immoraux, les préjugés qui, figés dans notre code civil, étriquent et faussent l’organisation de la famille française. Ces préjugés qui reposent sur le prétendu respect de l’autorité paternelle prolongée au-delà des limites de la protection nécessaire, sur des arrangements égoïstes de convenances et des calculs de fortune, font contribuer le mariage dans notre pays à cette sélection par les moins aptes qui, appliquée ici dans les classes riches et aisées, ne laissent comme têtes à prétentions dirigeantes que des individus et des groupes médiocres en soi, stériles ou à natalité infime. Tout ce titre de notre Code civil, si bien dénommé Code Napoléon du nom du grand homme qui a fait avorter, avec beaucoup d’autres, les réformes juridiques de la Révolution, devrait être remanié si l’on veut permettre aux forces reproductives du pays de donner un peu plus qu’un minimum de rendement.
La morale économique a ses sanctions : elle est défavorable aux insociaux, soit les criminels, les délinquants, les violents, les intraitables, les paresseux, les vicieux, les mauvais… Même dans notre Société présente, dotée de sélection à rebours, tous ces déchets humains s’éliminent eux-mêmes ; ils constituent difficilement une famille ; les femmes honnêtes s’écartent d’eux, ou s’étant trompées, les abandonnent, s’enfuient ; leurs unions sont sèches ou peu fécondes ; la joie du foyer conjugal, familial leur manque ; ils meurent jeunes.
La morale économique, qui rejette l’altruisme moralement et positivement obligatoire[4], ferait volontiers exception pour le mariage que sans doute elle ne veut pas forcé ; mais elle y voit une des plus belles manifestations de l’altruisme scientifique qu’elle préconise.
Le mariage exalte les plus généreuses facultés de l’homme, redouble son ingéniosité et ses forces, et, loin de le mettre au combat en état de faiblesse, le préserve de la morbidité, de la mortalité précoces qui frappent de plus du double les hommes célibataires (Dr Jacques Bertillon). « Vœ soli ! » dit M. Yves Guyot. Le mariage est fonction de dévouement.
Ce n’est point par la multiplication et l’exagération des pénalités, les surcharges au Code pénal que seront réduites la délinquance et la criminalité. C’est précisément dans la constitution de la famille que M. Yves Guyot place l’obstacle à ces délinquances et ces criminalités dont l’adolescence et la jeunesse adulte sont trop souvent gâtées. M. Yves Guyot résume ici ses vues sous une belle formule : « Il faut, dit-il, faire l’éducation de la paternité. » Le père et la mère remplaceront l’injonction, la menace, le dogme, la passion, le châtiment, par l’exemple des actes. Travaillez : l’enfant travaillera ; soyez sobre, il sera sobre ; raisonnez vos actions devant lui, il apprendra à raisonner les siennes ; que votre langage soit honnête, l’enfant évitera la grossièreté des mots, préface de la vilenie des pensées et de la nocivité des actes.
Ainsi M. Yves Guyot fait de la morale privée et de la morale publique un devoir d’origine, de portée, d’intention, de fin exclusivement humaines. Il a tracé dans un de ses livres le tableau d’une société où l’idéal purement humain serait le régulateur des actions des individus, avec ce même esprit suggéré, il y a deux siècles à Pierre Bayle, par le tableau des malheurs publics que déchaînèrent en France et en Europe les ambitions du fanatisme. Ce qu’il souhaite, « c’est l’homme dont l’imagination ne s’envole pas sur des bruits qui circulent ; qui n’a pas une prédisposition à tomber dans le délire de la persécution et par conséquent dont on n’a pas à craindre des attaques de délire persécuteur ; qui, grâce à l’équilibre établi par la méthode entre ses facultés, examine les rapports multiples et complexes des situations, ne se laisse point entraîner par des antipathies ou des sympathies sans cause ; qui comprend la nécessité de la discrétion pour les autres du moment qu’il la veut pour lui ; qui par induction sait se rendre compte qu’il n’est point seul au monde, que les vanités d’apparence sont peu de chose, qu’il n’y a point de supériorité qui place un homme au-dessus des autres ; qui ayant appris par expérience que les phénomènes sont complexes, que les vérités sont relatives, ne lance point d’anathème contre ceux qui ne partagent point ses opinions et ne les considère pas comme des ennemis personnels, qui mesure ses paroles, ses gestes, ses actions parce qu’il veut éviter tout contre-coup. Voilà mon idéal, conclut M. Yves Guyot. » Et rassemblant la foule des hommes de ce type, il en compose un corps social où il n’y a plus ni crimes, ni délits ; où les tribunaux désertés ne sont plus nécessaires ; où des accords scientifiques résolvent les différends civils, commerciaux et industriels ; où le gouvernement s’efface à son minimum ; où il n’y a plus de tyrannie des uns sur les autres ; où les rapports ne sont plus ni brutaux, ni cruels d’hommes à femmes ; où les femmes ne s’abandonnent plus sans garanties, où les séducteurs ne prennent plus les femmes avec l’intention formée de les abandonner… Dira-t-on qu’une telle société n’est composée que d’égoïstes ? M. Yves Guyot place des égoïstes…. de cet esprit et de cette action bien au-dessus des prosélytes combatifs, des altruistes contemporains d’où que viennent leur prosélytisme, leur altruisme, de la métaphysique ou d’une religion constituée[5].
La séparation de la conscience de l’individu et de la subjectivité religieuse a sa conclusion logique dans la libération mentale plénière du groupement humain par la séparation de l’Église et de l’État. Plus de Dieu-État est la dernière formule libératrice de M. Yves Guyot. Le Dieu-État quel qu’il soit, où qu’il règne, à La Mecque, à Rome, à Moscou, à Genève, n’a pas d’autre culte que l’intolérance, et finalement la contrainte la violence : il ne se manifeste que par l’interdiction de penser puis de se conduire autrement que ne prescrivent la règle sacerdotale et ses ministres. Son histoire est sanglante, atroce : c’est celle des guerres de religion entre peuples et individus. Le fanatisme est d’ailleurs l’allié de toutes les tyrannies soldatesques et politiques ; il leur est indispensable. Le général Bonaparte, par la grâce de Brumaire, premier magistrat civil de la France de la Révolution, la replace aussitôt sous le joug sacerdotal pour mieux asseoir sa dictature consulaire et impériale.
Le premier acte organique de la Troisième République eut du être la séparation de l’Église et de l’État. L’école politique dont Gambetta était le chef à cette date la repoussa. C’était ratifier la politique constitutive de 1802. M. Yves Guyot, dont l’indépendance avait déjà censuré en plus d’une occasion l’homme public (dont il avait été l’ami) devenu le grand prêtre du radicalisme opportuniste, voulut, à peine entré à la Chambre des députés, indiquer les voies de la République libérale. Le 27 mai 1886, il déposait un projet de loi (cosigné de trente-sept de ses collègues) sur la Séparation des cultes et de l’État. Ce projet se distinguait des propositions qui se répétaient depuis 1868 dans tous les programmes de candidats législatifs républicains, par son esprit de liberté. Peut-être son application aurait-elle conjuré les troubles que la Séparation, autre ment tranchée, a depuis fâcheusement provoqués.
Cette Séparation des Cultes et de l’État était en effet facultative, en ce sens que l’État remettait aux Communes les crédits affectés annuellement aux cultes au prorata de la part attribuée pour l’exercice spécial à chacune d’elle. La répartition entre les contribuables était faite elle-même au prorata des contributions directes payées par chacun d’eux. Dans les trois mois de la publication des rôles, chaque contribuable déclarait s’il entendait être dégrevé de la part des centimes communaux équivalant à sa part contributive pour le service des cultes ; la demande de dégrèvement équivalait à un refus de contribuer ; après quelque écriture sommaire, le contribuable était exempté et le demeurait jusqu’à manifestation d’intention contraire. Lorsque la moitié plus un des contribuables avait refusé de contribuer aux frais des cultes, la totalité de la subvention de l’État servait de plein droit au dégrèvement des centimes additionnels communaux[6].
Le système de ce projet brisait sans nul doute l’organisation de l’Église concordataire car en même temps qu’il donnait une prime collective à chaque Commune et une prime individuelle à chaque contribuable, il octroyait aux Conseils municipaux le don de choisir les ministres préposés au service de leur culte local. Ce pouvoir aboutissait à une concurrence religieuse, inévitable dans la nature des choses, qui mettait barre désormais dans le pays devant la puissance absolutiste du Vatican.
La question financière avait, on le voit de suite, une importance capitale pour les communes dans le temps où elles grevaient leur budget pour instaurer l’enseignement primaire. La liberté de conscience était ainsi constitutionnellement instaurée puisque le libre penseur voyait son droit de refus de contribution sauvegardé et ne contribuait pas pour un culte qu’il ne pratiquait point. La réforme séparative se faisait sans esprit dogmatique, sans violence morale, sans coercition ; elle constituait un acte de gouvernant scientifique, de politique pacifique et de liberté morale.
Enfin, et ici le philosophe individualiste qu’est Yves Guyot, s’affirmait avec précision une fois de plus en concluant : « Les cultes en France avaient été placés sous le régime collectiviste représenté par l’oppression concordataire ; le projet de loi de la liberté communale des cultes les plaçait sous le régime individualiste, où chacun est libre de choisir son opinion, sa manière de voir, les groupes auxquels il veut s’adjoindre et d’essayer de faire prévaloir ses opinions, ses idées, son parti par la discussion »[7].
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[1] Entré à la Société d’Anthropologie en 1874, M. Yves Guyot en a été Vice-président en 1899 et Président en 1900. Avec Broca, le fondateur de la science anthropologique en France et le groupe des disciples de ce maitre illustre, montés aux chaires de l’École, il contribua à créer l’Association pour l’enseignement des sciences anthropologiques qui, sur sa proposition de député, obtenait en 1888 la reconnaissance d’utilité publique. Depuis plusieurs années, M. Yves Guyot est délégué de la Société d’Anthropologie au Comité de l’École d’Anthropologie ; en 1914, il a été nommé Directeur de l’École. M. Yves Guyot a fait à la Société des communications intéressantes notamment sur les Vaalpens, populations indigènes de l’Afrique du Sud, sur celles de la Côte-d’Ivoire, leur ethnologie et leur sociologie ; dernièrement (le 5 juin 1913) il étudiait, à l’occasion du voyage du capitaine Cecil G. Rawling dans les Nouvelles-Guinées hollandaises, une curieuse population aborigène, les Tapiro, vrais pygmées que l’exiguïté moyenne de leur stature (1 m. 25 cent.) classe même au-dessous des pygmées du Congo. On sait que cette race d’hommes se rencontre également dans les îles Andaman (Golfe du Bengale), la péninsule Malaise et les Philippines. M. Yves Guyot a écrit plusieurs importants travaux pour la Société, La Population et les subsistances, sujet traité en 1896 et 1905 ; il a été chargé en 1901 (honneur envié des plus éminents) de la Conférence Broca, solennité scientifique annuelle où est lu par le membre désigné un mémoire sur un sujet capital, soit cette année-là, Des Caractères de l’Évolution et de la Régression des Sociétés.
Depuis 1918, M. Yves Guyot, avec l’autorité que lui donne la qualité de directeur de l’École d’anthropologie, poursuit la fondation d’un institut International d’Anthropologie qui organiserait des sessions périodiques, faciliterait les relations des travailleurs et explorateurs, étudierait l’évolution religieuse contemporaine, les lois de la démographie selon les races, les questions sociales et économiques et veillerait à ce que la recherche et l’enseignement scientifiques, chez quelque nation que ce fût, ne subissent pas de perversion analogue à celle dont le personnel des Universités allemandes a donné au début de la guerre un aberrant et détestable exemple.
[2] David Hartley (d’Illingworth), 1705-1757. Son livre Observations sur l’homme, ses facultés, ses devoirs, ses espérances, a paru en 1748. L’Essai de Condillac sur l’origine des connaissances humaines est de 1746, son Traité des sensations de 1754. Albert de Haller, qui était profondément religieux comme l’attestent ses écrits polémiques contre Voltaire à propos de la Révélation avait entrepris une réfutation physiologique des vues de Hartley.
[3] Ici prendra place la curieuse polémique qu’Yves Guyot soutint avec Brunetière dont l’arrogante éloquence de rhéteur converti provoqua ses ironies et un peu sa colère. L’auteur de la Faillite de la science, assez malmené, prit fort mal une série de cinglants articles où son contradicteur qualifiait sa méthode historique et le mode de son argumentation. Yves Guyot lui proposa de réunir dans un livre commun leurs documents contradictoires, afin de mettre sous les yeux du public le double plaidoyer. Brunetière ayant refusé, Yves Guyot passa outre… Procès… Aux termes de la loi, la brochure intitulée Les Raisons de Basile n’était pas régulière puisque Brunetière avait refusé son autorisation. Yves Guyot plaida qu’il avait voulu faire constater juridiquement la prétendue science du maître rhéteur, à qui le Collège de France refusait peu après une chaire (1899). — Pour le détail de cette biographie faisons aussi allusion à quelques duels, d’Yves Guyot, inséparables du curriculum vitæ de tout bon journaliste français, l’un entre autres avec M. Andrieux, dans lequel l’ex-préfet de police était mis hors combat par une blessure heureusement sans gravité ultérieure (nov. 1888).
[4] M. Yves Guyot (V. Morale de la Concurrence), nous l’avons remarqué un peu plus haut dans le texte, trouve que s’il y a obligation d’altruisme social, il est inexact de soutenir que la concurrence en soit dépourvue : l’altruisme professionnel est au fond de tout producteur d’abord, puis de toute production concurrencée par la liberté même. Sa sanction est non pas rejetée dans un au-delà inconnu encore, dans l’altruisme religieux ou métaphysique, mais elle est immédiate, positive, elle gît dans la nécessité de surpasser ce qui est offert sur les marchés, par des produits meilleurs et plus accessibles, et cela sans oublier ce qui est le progrès dans l’avenir et l’avantage des foules dans le présent. M. Yves Guyot le demande : « N’est-ce pas là le ressort moral de nos civilisations modernes ? » (p. 11-12, 14-16, 33, 57-59).
[5] Cf. La Morale (1883) p. 231. — Pierre Bayle, en 1680, déjà obligé de prendre ses sûretés devant les prodromes de la persécution qui précéda la Révocation de l’Édit de Nantes, réfugié dans une chaire de philosophie à Rotterdam, rêvait, au spectacle de l’intolérance religieuse, d’une Société athéiste et il ne trouvait pas qu’elle fût plus mal disposée qu’une autre pour l’accomplissement régulier des actions civiles et morales. L’Europe chrétienne lut beaucoup ce petit traité philosophique Pensées sur les Comètes (1er édition 1682, puis 1683, 1703) si rapidement célèbre où l’on trouvait des jugements de cet ordre. Après avoir prouvé que l’idolâtrie corrompt les hommes, P. Bayle demandait et concluait : « L’expérience prouve-t-elle que la connaissance d’un Dieu corrige les inclinations vicieuses de l’homme ? Les gens d’un autre monde qui, sur la description qu’on leur ferait de la foi chrétienne, s’imagineraient sur ce modèle la vie des chrétiens, tomberaient dans une grande erreur, et ils n’auraient pas vécu quinze jours parmi nous, qu’ils prononceraient que dans ce monde on ne se conduit pas selon les lumières de sa conscience. La conscience connaît en général la beauté de la vertu et nous force de tomber d’accord qu’il n’y a rien de plus louable que les bonnes mœurs. » Cf. id. de Bayle, Ce que c’est que la France TOUTE catholique sous Louis-le-Grand (1685) et Commentaires philosophiques sur les paroles « CONTRAINS-LES D’ENTRER » (Compelle intrare) (1686).
Dans le même sens Locke conclura en 1689 avec sa Lettre sur la tolérance que l’État n’a droit d’aucune immixtion dans les matières de foi.
[6] L’intérêt de ce projet mérite la mention des articles complémentaires qui suivent :
Les crédits budgétaires désormais constituaient une dotation pour les Communes ; ceux qui étaient affectés aux Églises classées comme monuments historiques, passaient aux Beaux-Arts. Les crédits affectés aux traitements des évêques, chanoines, etc., aux loyers pour séminaires, étaient répartis entre les Communes de chaque circonscription diocésaine.
La somme, représentant le total des crédits remis aux communes, était prélevée sur le produit des contributions directes.
Sur l’Avertissement pour paiement des contributions directes remis à chaque contribuable, outre les indications actuelles détaillant, sur le montant des cotes, la part revenant aux trois unités connues, État, département et Commune, il était ajouté l’indication de la part revenant « Aux cultes ».
La déclaration négative de contribution était exempte de timbre ; le maire était chargé des diverses transmissions.
Le Conseil municipal avait tout pouvoir pour fixer le quantum de la subvention accordée aux cultes (traitement des ministres, entretien de l’Église, etc.).
La cessation de la subvention communale pouvait entrainer dans les communes ordinaires comme dans les Églises métropolitaines la désaffectation des édifices consacrés aux cultes.
Les ministres des diverses religions (catholique, protestante, israélite) qui renonçaient à l’exercice du culte dans un délai de trois ans, recevaient de l’État une allocation temporaire, s’ils n’avaient point encore soixante ans, une rente viagère s’ils avaient dépassé cet âge.
Les associations religieuses étaient soumises aux dispositions de la loi du 21 mars 1884 (c’est-à-dire assimilées aux syndicats professionnels). Le Concordat du 15 juillet 1801 (convention du 26 messidor an IX) était dénoncé et la loi du 8 avril 1802 (18 germinal an X ; articles organiques) était abrogée.
Ce projet constituait une prime de 43 millions pour les communes, représenté par 163 500 francs à cette date affectés au culte israélite ; 1 539 000 francs aux Églises protestantes, 41 millions à l’Église catholique. V. le texte même des articles organiques de la loi dans le Bilan social et politique de l’Église, p. 364-367. Un vol. in-18. Bibliothèque Charpentier-Fasquelle, 1902.
En 1858, dans son livre la Liberté religieuse, un écrivain du parti libéral, Édouard Laboulaye, faisait également jouer aux Communes un rôle pour la législation du Budget des cultes ; il écrivait p. 58 : « Si l’on voulait modifier la nature du traitement du clergé, rien ne serait plus aisé que d’en faire une dépense communale et obligatoire. L’État s’effacerait devant le fidèle, en même temps qu’il lui rendrait le sentiment de ses devoirs et de ses droits religieux. » Cette réforme, que Laboulaye exalte à tel point qu’il n’en voit pas « de plus utile et de plus chrétienne » n’a comme on voit, aucun rapport avec celle de M. Yves Guyot, puisqu’au lieu de laisser à la pensée religieuse son caractère individuel, elle l’impose comme manifestation sociale extérieure à la communauté municipale où elle force tout le monde à contribuer.
[7] Cf. La Morale (1883), La Séparation de l’Église et de l’État (1886 ; 2e édition 1905), La Concurrence religieuse (1899) ; Le Bilan politique et social de l’Église (1902) ce dernier volume fait partie de la seconde série des Études de physiologie sociale.
- Yves Guyot a annoncé, dans cette seconde série, deux volumes, sur Le Mariage et Le Crime qui n’ont pas encore paru.
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